Histoire de la littérature française (Lanson)/Troisième partie/Livre 3/Chapitre 1

Librairie Hachette (p. 275-284).

CHAPITRE I

LES THÉORIES DE LA PLÉIADE

Poètes mystiques et subtils : les Lyonnais. — 1. Ronsard et la Pléiade. Poésie aristocratique, érudite, grave, laborieuse. La Défense et Illustration de la langue française. — 2. Introduction des genres anciens. Restauration de l’alexandrin. — 3. Élargissement de la langue : procédés de Ronsard. — 4. Aspiration à la beauté. Manque une idée directrice : la connaissance nette du mérite essentiel par où valent les œuvres antiques.

Marot est plus exquis que large : il est loin de remplir notre idée de la poésie. Il ne remplissait pas même celle des hommes de son temps. Beaucoup cherchèrent alors à traduire dans des vers les hautes conceptions de leurs intelligences, les inquiétudes profondes de leurs âmes : à leur raffinement, à leur obscurité, à leur laborieuse aversion du vulgaire naturel, on serait tenté de ne voir en eux que la « queue » des grands rhétoriqueurs. Ils sont autre chose pourtant, car ils ont le sérieux et la sincérité. C’était le cas déjà de Marguerite : c’est celui d’Heroet, le subtil, mystique et platonicien poète de la Parfaite Amye, c’est celui de Pelletier, le chercheur de voies ignorées, le curieux ouvrier de formes et de rimes.

Mais la transition de Marot à Ronsard se fait surtout par l’école lyonnaise : Despériers s’y rattache, et par ses longs séjours à Lyon, et par ses vers dont la médiocre qualité laisse pourtant apercevoir quelque profondeur sérieuse de sentiment et certain effort d’invention rythmique. Lyon, dans notre histoire littéraire, a eu des destinées particulières : l’Allemagne, l’Italie, la France y mêlent leurs génies ; l’activité pratique, l’industrie, le commerce, les intérêts et les richesses qu’ils créent n’y étouffent pas les ardeurs mystiques, les exaltations âpres ou tendres, les vibrations profondes ou sonores de la sensibilité tumultueuse : c’est la ville de Valdo et de Ballanche, de Laprade et de Jules Favre. Au xvie siècle, Lyon avait de plus des imprimeries florissantes : des souffles y parvenaient qui mettaient bien du temps à atteindre Paris, et la pensée s’y exprimait plus librement, loin des théologiens sorboniques et des inquisiteurs toulousains. La vie de l’esprit y était intense : dans ce monde inquiet et ardent, les poètes étaient nombreux, et les poétesses presque autant. Deux noms résument les tendances du groupe : Maurice Scève, compliqué, savant, singulier, obscur, avec une sorte d’ardeur intime qui soulève parfois le lourd appareil des allusions érudites et de la forme laborieuse ; Louise Labé, la fameuse cordière, qui fit le sonnet mignard aussi brûlant qu’une ode de Sapho [1]. Dans l’école lyonnaise apparaît comme une première ébauche de l’esprit de la Pléiade.


1. LA DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA LANGUE FRANÇAISE.


Un jeune gentilhomme vendomois, Pierre de Ronsard [2], obligé, dit-on, par une surdité précoce, de renoncer à la cour, se remet à l’étude : pendant sept ans, avec un de ses amis, Antoine de Baïf, il travaille le grec et pratique les écrivains anciens sous la direction de l’hélléniste Daurat ; il rêve de fabriquer à sa patrie une littérature égale aux chefs-d’œuvre qu’il admire : il rencontre dans une hôtellerie Joachim du Bellay, le doux Angevin, plein des mêmes ambitions et des mêmes espérances. D’autres se groupent autour de ces trois, et Ronsard forme la Brigade, qui bientôt et plus superbement devint la Pléiade : champions d’abord, astres ensuite de la nouvelle poésie française. Avec Ronsard, Baïf et Du Bellay, Belleau, Pontus de Thyard, Jodelle et Daurat complétèrent la constellation.

La Pléiade est aristocratique et érudite : elle a pour chef un courtisan, elle compte un helléniste, qui n’a pour ainsi dire rien écrit en français. Odi profanum vulgus est sa devise et son principe : dans l’école de Marot, c’est la toute populaire facilité, le terre-à-terre familier de la poésie frivole qu’elle poursuit. Elle méprise ces poètes de cour, guidés, comme dit Du Bellay,

Par le seul naturel, sans art et sans doctrine.

Elle apporte, elle, un art savant, une exquise doctrine : Part et la doctrine des Grecs et des Romains, des Italiens aussi, qui sont à l’égard de nos Français, comme on l’a déjà vu, la troisième littérature classique. Elle apporte une haute et fière idée de la poésie, qu’elle tire de la domesticité des grands, qu’elle interdit à la servilité intéressée des beaux esprits : la poésie devient une religion ; le poète, un prêtre. On connaît les vers fameux de Charles IX à Ronsard :

Tous deux également nous portons des couronnes :
Mais, roi, je la reçus : poète, tu la donnes…

Ces vers apocryphes ont leur vérité. Le poète donne l’immortalité. Dispensateur de la gloire, il ne doit chercher d’autre salaire pour lui que la gloire. Il respectera son œuvre : il n’aura souci que de la faire belle ; de cette beauté la gloire sera le prix. Donc il ne la formera pas sur le goût d’un public ignorant et léger : il bravera, s’il le faut, le ridicule ; mais il écrira ce qu’il doit écrire, conformément aux grands modèles et au sentiment de son âme. Il sera grave, comme qui fait œuvre éternelle et divine ; plus enthousiaste que plaisant, et dédaigneux des saillies qui font rire. Voilà comment, dans quel esprit, sur les traces des anciens et des Italiens, la Pléiade a jeté brusquement la poésie hors des voies anciennes et populaires ; avec un mélange unique de noblesse aristocratique et de superbe érudition, elle a tenté de prodigieuses nouveautés : elle a voulu tout d’un coup renouveler les thèmes poétiques, changer les genres, refaire la langue.

Nous apercevons déjà un caractère de cette révolution littéraire : la volonté y a autant de part que la spontanéité. Nous avons affaire à des hommes qui de parti pris ne veulent pas faire comme Marot et Saint-Gelais, de parti pris veulent faire comme Pindare, Horace ou Sannazar : hommes à principes, qui vont s’appliquer à n’être point vulgaires, à être bien savants. Dès le premier moment donc, quelque chose d’artificiel s’insinue dans l’excellente entreprise des novateurs : un vice primordial, tout au fond de leur esprit, menace la vitalité et, si je puis dire, la santé de leur œuvre. Il leur faudra bien de l’originalité, bien du bon sens, dans leur création de la beauté, pour ne pas se méprendre et poursuivre, au lieu du beau, le rare ou l’érudit.

Il est toujours fâcheux pour des poètes de travailler sur des théories arrêtées à l’avance, et de réduire leur génie à l’application méthodique d’un système : mieux vaut que les œuvres fassent naître les théories. Dans la réforme de Ronsard, la critique accompagna et même précéda l’inspiration : Du Bellay lança en 1549 sa Défense et Illustration de la langue française, qui est tout à la fois un pamphlet, un plaidoyer et un art poétique, œuvre brillante et facile, parfois même éloquente et chaleureuse, le premier ouvrage enfin de critique littéraire qui compte dans notre littérature, et le plus considérable jusqu’à Boileau. Ronsard, moins impatient que son ami, et plus artiste en ce sens qu’il s’efforça de réaliser, non de définir son idéal, a semé pourtant ses théories dans ses Préfaces des Odes et de la Franciade, ainsi que dans un Abrégé d’art poétique qu’il donna en 1565. En elles-mêmes ces théories n’ont rien d’aussi extravagant qu’on a dit quelquefois : dans l’ensemble, et pour l’essentiel, elles représentent assez bien ce qui s’est fait, même après Ronsard, ce qui lui a survécu pour être la substance et la forme de notre poésie moderne.


2. LES GENRES ET LES VERS.


Du Bellay et Ronsard ont à conquérir le terrain sur deux sortes d’ennemis : les ignorants et les humanistes. Contre ceux-ci, ils soutiennent qu’on ne peut égaler les anciens en leurs langues : il faut voir de quelle verve ils invectivent ces « reblanchisseurs de murailles », ces « latineurs » et « grécaniseurs » qui ont appris « en l’école à coups de verges » les langues anciennes, et croient avoir fait merveille d’« avoir recousu et rabobiné je ne sais quelles vieilles rapetasseries de Virgile et de Cicéron » : comme s’ils pouvaient faire autre chose que des « bouquets fanés ». Avec des accents tout nouveaux, ils font des lettres une partie de l’honneur national et comme une province de la patrie.

Contre les ignorants, ils maintiennent la nécessité de l’étude, de l’art, du travail ; que la nature toute seule ne fait pas des chefs-d’œuvre, et que les anciens seuls nous enseignent la façon des chefs-d’œuvre. Mais, non plus que Boileau, ils ne donnent pas tout à la science et au travail : ils exigeaient le don, le génie. « Tous ceux, disait Ronsard, tous ceux qui écrivent en carmes, tant doctes puissent-ils être, ne sont pas poètes », et il n’admettait à l’œuvre divine de la poésie que les hommes « sacrés dès leur naissance et dédiés à ce ministère ». À eux seulement s’adressent les leçons, dont voici la substance.

« Laisse, dit Du Bellay, toutes ces vieilles poésies françoises aux Jeux Floraux de Toulouse et au puy de Rouen, comme Rondeaux, Ballades, Virelais, Chants royaux, Chansons, et autres telles épiceries… — Jette-toi à ces plaisants épigrammes,… à l’imitation d’un Martial… Distille… ces pitoyables élégies, à l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce… — Chante-moi ces odes inconnues encore de la muse françoise, d’un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine. » On pourra faire des épitres, élégiaques comme Ovide, ou morales comme Horace ; des satires, à la façon d’Horace. On fera des sonnets, selon « Pétrarque et quelques modernes Italiens » ; de « plaisantes églogues, rustiques à l’exemple de Théocrite et de Virgile, marines à l’exemple de Sannazar, gentilhomme napolitain » ; de coulants et mignards hendécasyllabes, à l’exemple d’un Catulle, d’un Pontan et d’un Second ; des comédies et tragédies, dont on sait bien où sont les « archétypes ». A Ronsard, orné de toutes « grâces et perfections », appartiendra d’imiter Homère, Virgile, Arioste, et de donner à la France une épopée. Partout, on le voit, les Italiens sont mis sur le même pied que les anciens : tant il est vrai, comme on ne le redira jamais trop, que l’Italianisme a été le principe et la condition de notre Renaissance. Au reste, c’est une substitution générale des genres anciens et italiens aux genres du xve siècle que la Pléiade a tentée et opérée en effet. Mais cela, en soi, était excellent : à la place de formes étroites, maigres et compliquées, telles que la Ballade et le Chant royal, les formes antiques, larges, simples, réceptives, si je puis dire, mettaient l’inspiration à l’aise, et se prêtaient à revêtir une beauté bien supérieure. Même le sonnet était infiniment au-dessus du rondeau, dépouillé de la gentillesse puérile du refrain, tour à tour ample, ou mâle, ou tendre, ou passionné, et selon le mot de Burckhardt, précieux condensateur de l’émotion lyrique.

Les anciens ne pouvaient donner à Ronsard les modèles de sa versification : ici, bon gré mal gré, il devait suivre et continuer ses devanciers, Clément Marot, Jean Le Maire, Villon. Il le fit sans hésiter. Il n’essaya jamais la chimère des vers métriques : une seule fois, il tenta de faire des vers sans rime. Du Bellay, comme lui, reconnut la rime comme un élément essentiel de la versification française : « fâcheux et rude geôlier, et inconnu des autres vulgaires ». Mais les anciens leur apprirent du moins la valeur de la technique, et leur inspirèrent la passion de perfectionner l’instrument que la langue et l’usage mettaient à leur disposition.

Du Bellay veut la rime volontaire, propre, naturelle, juste enfin « comme une harmonieuse musique tombante en bon et parfait accord ». Il la veut riche, exacte pour l’oreille, point curieuse, et point facile : qu’on ne fasse pas rimer le simple avec le composé. Malherbe ne parlera pas autrement. Et ne croit-on pas entendre encore Malherbe, et même Boileau, quand Ronsard défend de sacrifier « la belle invention » et la justesse de l’expression, c’est-à-dire la raison, à la rime ? Il proscrit l’inversion, l’hiatus, exige le repos à l’hémistiche, et ne pardonne à l’enjambement qu’en faveur des anciens qui usaient des rejets. Sur l’élision de l’e muet dans l’intérieur du vers, sur l’alternance des rimes féminines et masculines, rien de plus classique que les enseignements de Ronsard.

Mais on le sent artiste dans l’attention qu’il donne à la sonorité des vers, dans cette curieuse prière qu’il adresse à son lecteur de ne point lire sa poésie « à la façon d’une missive ou de quelques lettres royaux », dans des remarques telles que celle-ci sur la valeur sensible des sons : « A, O, U, et les consonnes M, B, et les SS finissant les mots, et, sur toutes, les RR qui sont les vraies lettres héroïques, sont une grande sonnerie et batterie aux vers ».

« Les alexandrins tiennent la place en notre langue, telle que les vers héroïques entre les Grecs et les Latins. » Voilà la vraie trouvaille de Ronsard en fait de rythme, et le grand service rendu par la Pléiade à la poésie : sous l’influence de l’hexamètre latin, l’alexandrin, création du moyen âge, et dont Rutebeuf avait montré la force et la souplesse, l’alexandrin, délaissé au xive et au xve siècle, ignoré ou à peu près de Marot, est retrouvé, relevé, remis à sa vraie place, qui est la première : ce n’est pas tant le vers noble de notre poésie, que le vers ample ; et c’est par là qu’il vaut. Ronsard a pu se repentir, et revenir dans sa triste Franciade au grêle décasyllabe : son œuvre était faite et a prévalu contre lui-même. Il avait pour trois siècles au moins donné la haute poésie à l’alexandrin.


1. LA LANGUE.


Pour la langue, les Romains se faisant d’après les Grecs un vocabulaire philosophique, scientifique et même poétique, indiquaient à la nouvelle école la méthode à suivre : et l’on voit tout de suite le danger. Car la langue littéraire de Rome est une création artificielle, et peut-être aurait-il été mieux ici d’essayer de ne point répéter les procédés un peu factices des écrivains latins. Mais ce précédent, autorisé par tant de chefs-d’œuvre, a fasciné nos poètes ; d’autant qu’une idée erronée les poussait encore dans le même sens : c’est qu’une langue est d’autant plus parfaite qu’elle a plus de mots. Tout le xviie siècle devait réagir, et même parfois avec un peu d’excès, contre cette doctrine ; mais vers 1550, dans l’état de la langue, l’erreur était et nécessaire et bienfaisante.

Bien des mots manquaient encore à la langue ; quand l’esprit se gonflait de tant d’idées, il fallait bien que le vocabulaire se remplît : il était impossible de ne pas innover beaucoup dans l’expression. Il fallait jeter bien des mots dans la langue ; les meilleurs resteraient, élus par l’usage ; une sorte de concurrence et de sélection naturelle déblaierait le vocabulaire peu à peu. Ce qu’on peut demander alors, c’est que celui qui fait des mots nouveaux les fasse par bon jugement. Je trouve, tout compte fait, six procédés indiqués par Du Bellay et par Ronsard pour l’enrichissement de la langue :

1o  On peut emprunter aux Latins ou aux Grecs leurs termes. Mais Ronsard s’élève contre les Français qui « écorchent le latin » : il serait le premier à se rire de l’écolier limousin. Et dans son œuvre il est bien loin d’avoir pris la même licence que Rabelais, Calvin ou Amyot : Du Bellay fut prudent aussi, et heureux dans ses essais, puisqu’il lança le mot de patrie.

2o  « Tu composeras hardiment des mots à l’imitation des Grecs et des Latins. » Ce conseil de Ronsard contient une demi-vérité : le mode de composition qu’il indique est bien français ; mais s’il n’eût subi la fascination des langues anciennes, il se fût aperçu que notre langue ne compose ainsi que des substantifs : pourquoi un gosier mâche-laurier est-il ridicule ? et pourquoi un presse-papiers, un essuie-main ne le sont-ils pas ? Au moins Ronsard ne veut-il pas que ces composés soient « prodigieux », mais, comme tous « vocables » nouveaux, « moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple ».

3o  « Use de mots purement français », disait Du Bellay, et il ne permettait qu’un usage très modéré et habilement exceptionnel de « vocables non vulgaires ». Ronsard, plus hardi, plus novateur, compte surtout, lui aussi, sur les ressources propres du français : c’est de lui-même qu’il tirera les richesses qu’il lui apportera. D’abord il conseille de « remettre en usage les antiques vocables ». Qui ferait « un lexicon des vieux mots d’Artus, Lancelot et Gauvain », ferait œuvre de « bon bourgeois », œuvre patriotique et utile. On choisirait de ces vieux mots les plus « prégnants et significatifs » pour servir à la poésie.

4° On ne craindrait pas de mêler au langage courtisan les meilleurs mots de tous dialectes et patois français, « principalement ceux du langage wallon et picard, lequel nous reste par tant de siècles l’exemple naïf de la langue française ». Cela ne vaut-il pas le gascon de Montaigne ? Et l’histoire de la langue ne nous fait-elle pas voir dans de nombreux cas cette pénétration de notre pur français par les dialectes de langue d’oïl qu’il a supplantés et relégués au fond des champs ?

5° Légitime aussi est l’emploi des termes techniques et de métiers : et de hanter « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques », c’est pour le poète un excellent moyen d’élargir le vocabulaire littéraire.

6° Plus originale, plus audacieuse est la méthode si fort préconisée par Ronsard : le provignement des mots : « Si les vieux mots abolis par l’usage ont laissé quelque rejeton, tu le pourras provigner, amender et cultiver, afin qu’il se repeuple de nouveau. » Ainsi de lobbe, on tirera lobber, de verve, verver, d’essoine, essoiner. On voit que le provignement de Ronsard n’est que l’imitation réfléchie de révolution spontanée du langage ; si d’impression sont sortis impressionner, impressionnable, impressionnabilité, n’est-ce pas un provignement opéré par l’instinct naturel du peuple ? Et c’est là, avec nos procédés de composition, le principal moyen de développement du français moderne.

On le voit, le système de Ronsard n’a rien en soi de très déraisonnable, ni de très contraire au génie de la langue. Son grand tort est d’être un système : mais, je le répète, ne le fallait-il pas alors ? Ronsard a très bien reconnu deux choses : 1° qu’il fallait innover avec prudence et choix ; 2° qu’à l’usage seul appartiendrait d’autoriser les innovations, et d’en faire des acquisitions définitives de la langue. Il ne donne en somme au poète qu’un droit de proposition. Ce n’est pas un brouillon, c’est un poète qui a l’idée, le sens de la forme : il a travaillé la langue, comme il a travaillé le vers, et il travaillera la phrase. C’est qu’alors il n’y a pas seulement faute de façon en notre langue : quand il commence d’écrire, dix ans avant les Vies d’Amyot, il y a vraiment encore un peu faute d’étoffe.



1. L’ERREUR DE LA PLÉIADE.


Son but, c’est par les rythmes, par le choix et l’ordre des mots, de créer une forme belle. « Tu te dois travailler, dit-il, d’être copieux en vocables, et tirer les plus nobles et signifiants pour servir de nerfs et de force à tes carmes, qui reluiront d’autant plus que les mots seront significatifs, propres et choisis. » Voilà qui est excellent. Mais, dans sa fuite de la platitude, Ronsard force la construction française : il dira « l’enflure des ballons », à la mode des vers latins, pour les ballons enflés. Le tort qu’il a eu, c’est d’essayer cela deux siècles et demi trop tôt : nos romantiques ont légué à nos naturalistes le goût des substantifs abstraits mis à la place des adjectifs classiques. Une erreur plus grave de Ronsard, c’est d’avoir méconnu la valeur poétique de ce que M. Taine appelle si bien les mots de tous les jours. Entraîné par son préjugé aristocratique, ce gentilhomme poète trouve plus de beauté, de grandeur dans les termes de guerre, et dans tous ceux qui désignent les occupations de la vie noble. C’est confondre fâcheusement la qualité sociale avec la dignité esthétique.

D’autre part, si curieux qu’ait été Ronsard de s’éloigner du vulgaire, il n’a jamais hésité à condamner les auteurs turbulents qui, « voulant éviter le langage commun, s’embarrassent de mots et manières de parler dures, fantastiques et insolentes ». Il veut que l’on soit clair, en n’étant pas commun ; et, qu’il s’agisse de l’élocution ou de la conception, il hait l’extravagant et l’inintelligible.

On a tort de lui jeter toujours à la tête le quatrain qui précède la Franciade : car il a posé nettement pour règle que les inventions du poète devront être « bien ordonnées et disposées, et bien qu’elles semblent passer celles du vulgaire, elles seront toutefois telles qu’elles pourront être facilement conçues et entendues d’un chacun ». Tout au moins d’un chacun qui soit honnête homme, de bon esprit et suffisamment cultivé.

On oppose généralement Ronsard aux classiques : il serait plus juste de noter combien déjà le jugement de Ronsard est classique. Ce qui lui échappe, et à tous encore, c’est le trait d’union de l’antiquité et de la vérité, le principe qui concilie, réunit l’imitation et l’originalité : ce sera la grande trouvaille du xviie siècle, et de Boileau, de fonder en raison le culte des anciens. Ronsard n’a pas vu nettement que les anciens sont les modèles, parce que la nature est fidèlement exprimée en leurs œuvres, et qu’ainsi de s’adresser à eux, ou à la nature, c’est la même chose : que du moins ils nous guident dans le choix des objets et des moyens d’imitation.

Faute de cette idée directrice, il hésite, il s’embrouille, il patauge, il s’égare. Il n’arrive pas plus que Du Bellay à définir nettement ce qu’est le renouvellement des thèmes d’inspiration qu’il tente : la Pléiade n’a fait rien moins que de placer dans le sentiment la source de la poésie, qui jusque-là était placée dans l’esprit. Ce que Villon seul avait fait en deux ou trois endroits, d’exprimer les plus intimes réactions de l’individualité au contact de la vie, de mettre par conséquent une sincérité sérieuse au fond de l’œuvre poétique, Ronsard et son école en firent la loi et comme l’essence de la poésie moderne. Par eux elle fut apte à devenir, selon la belle formule que M. Brunetière a donnée du lyrisme, la réfraction de l’univers à travers un tempérament.

Mais ici Ronsard n’a pas eu une nette conscience de l’œuvre à laquelle il travaillait. Toutes ses formules sont vagues ou fausses. Il demande « une naïve et naturelle poésie ». En bon classique, il préfère la vraisemblance à la vérité, c’est-à-dire la vérité générale à la vérité particulière, les êtres normaux aux monstres accidentels. Mais quand il veut s’expliquer, il ordonne au poète « d’imiter, inventer ou représenter les choses qui sont ou qui peuvent être » : voilà qui va bien, mais il ajoute : « ou que les anciens ont estimées comme véritables ». Et cela gâte tout. Car bien qu’il n’ajoute cela que pour justifier l’emploi de la mythologie, je sens là une erreur générale : Ronsard pose les anciens à côté de la nature, non comme offrant déjà la nature, mais comme égaux à la nature dans les choses même où nous n’y trouvons ni raison ni vérité, où leur nature enfin n’est pas la nôtre. Et du coup la sincérité de la poésie reçoit une grave atteinte.

De là vient cette stupéfiante Préface de la Franciade, où, précisant le retentissant appel de Du Bellay, il enseigne à faire le pillage méthodique des trésors de l’antiquité, à mettre les Grecs et les Romains en coupe réglée ; où l’imitation se fait un décalque servile, matériel, irraisonné ; où sans plus regarder la nature, sans entrer non plus en contact avec l’âme des anciens, on leur arrache ce qu’ils ont d’extérieur, de relatif, de local. La poésie devient comme un magasin de bric-à-brac gréco-romain, où sont entassés pêle-mêle toute sorte d’oripeaux et d’accessoires : et il est étrange que Ronsard, qui avait le bon goût d’aimer « la naïve facilité d’Homère », n’ait pas vu que le meilleur moyen de ne pas ressembler à Homère était précisément, pour un homme du xvie siècle… de s’habiller, de parler, de marcher comme le lointain aède des temps héroïques. Cependant, ici encore, il n’y a que demi-mal, si la force du tempérament est capable de soulever ou d’écarter la masse énorme des réminiscences. C’est ce qu’il nous faut maintenant demander aux œuvres de la Pléiade.

  1. M. Scève, Délie objet de plus haute vertu, Lyon, 1544 ; Lyon, Scheuring, 1862. L. Labé, Œuvres, Lyon, 1555 ; Paris, 1557, Lemerre.
  2. Biographie : Ronsard, né le 11 septembre 1524, fils d’un maître d’hôtel de François Ier, fut page du dauphin, puis du duc d’Orléans : il suivit Madeleine de France en Écosse, puis Lazare de Baïf à la diète de Spire, enfin Guillaume du Bellay à Turin. En 1541, il rencontra en Touraine celle qui fut sa Cassandre. Devenu sourd, il étudie avec Baïf, et s’enferme quelque temps au collège de Coqueret, dont Daurat était devenu le principal. Du Bellay se joignit plus tard à eux. La publication du Recueil de Du Bellay faillit le brouiller avec Ronsard, qui se voyait devancé : il n’avait encore publié en 1548 qu’une ode dans le recueil de Pelletier. Les Odes et les Amours de Ronsard excitèrent un enthousiasme universel. La sœur du roi, Marguerite, duchesse de Savoir, se déclara sa protectrice. Marie Stuart aussi le goûtait fort. Mais ce fut sous Charles IX surtout qu’il fut en faveur : ce roi visita le poète dans son prieuré de Saint-Cosme, lui donna plusieurs abbayes et bénéfices. Sa ferveur catholique le fit fort attaquer par les calvinistes, qu’il ne ménagea pas dans ses divers Discours et Remontrances. Sous Henri III, il fut de cette Académie du Palais que le roi tenta d’établir : mais le poète de la cour est Desportes ; la gloire de Ronsard ne pâlit pas cependant, et reste entière dans les provinces et à l’étranger. Le Tasse, en 1575, lui lisait les premiers chants de sa Jérusalem. Marie Stuart, de sa prison, lui envoyait un cadeau en 1583. Après Cassandre et Marie, Hélène (H. de Surgères) était l’objet des amours du poète : ces derniers sonnets sont d’un platonisme ingénieux et mélancolique. Dans ses dernières années, Ronsard habitait son prieuré de Saint-Cosme ou son abbaye de Croixval ; souvent il venait à Paris, soit chez son ami Galland, principal du collège de Boncourt, soit dans une maison qu’il avait à l’entrée du faubourg Saint-Marcel (rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont). Il mourut à Saint-Cosme, le 27 décembre 1585. Du Perron fit son oraison funèbre.