Histoire de la littérature française (Lanson)/Sixième partie/Livre 3/Chapitre 2

Librairie Hachette (p. 1039-1049).


CHAPITRE II

LA CRITIQUE


Vinet, Schérer. — 1. Sainte-Beuve ; la critique biographique. L’histoire naturelle des esprits. Réalisme psychologique des Lundis et de l’Histoire de Port-Royal. — 2. Taine ; la psychologie scientifique. Influence de sa doctrine. Déterminisme littéraire : la race, le milieu, le moment. Principes de l’imitation artistique de la nature ; principes de la classification des œuvres. Caractères généraux de l’œuvre de Taine. — 3. Fromentin : la critique d’art fondée sur le métier ; définition mais non détermination de l’individualité.

La critique, dans la seconde moitié du xixe siècle, a exercé une très forte action sur la création littéraire. C’est qu’elle n’offrait plus aux écrivains un idéal absolu, un « canon » de beauté, sur lequel ils devaient « patronner » leurs œuvres : elle était comme le canal qui amenait en leur conscience les résultats, les hypothèses ou les méthodes de l’histoire, de la philosophie, de la science. La direction de l’esprit public n’appartenait plus à la littérature, qui demandait à la critique les moyens de se mettre en harmonie avec les besoins nouveaux des intelligences.

La première partie du siècle appartient à Villemain[1], qui met à l’épreuve les idées de Mme de Staël, et aux théoriciens du romantisme, qui, plus ou moins confusément, expliquent ou justifient la révolution accomplie dans les œuvres. Le plus avisé, le plus fin de ces apologistes fut Sainte-Beuve, qui, comme je l’ai dit plus haut, joua aux classiques le bon tour de leur escamoter la poésie du xvie siècle qu’ils avaient eu le tort d’oublier, pour la donner aux romantiques désireux de se créer une tradition et des ancêtres. C’est Sainte-Beuve que nous retrouvons, d’abord, dans la période qui nous occupe : de 1840 à 1865 environ, il est le maître incontesté de la critique.

Mais je dois, avant de me tourner vers lui, nommer deux hommes de grand talent, qui sont en dehors du courant principal des idées littéraires, et que pourtant l’on ne saurait oublier. A. Vinet[2], un Suisse, un protestant, a mêlé de fortes préoccupations morales à l’étude des œuvres littéraires : esprit grave, solide, ingénieux, fécond en idées et en vues sur toutes les parties de notre littérature qui posent le problème moral ou religieux. E. Schérer[3], enfin, d’origine suisse aussi, protestant aussi, mais protestant libéré, critique subtil et hardi, théologien devenu philosophe, très au courant des choses d’Angleterre et d’Allemagne, a ainsi exercé une réelle, bien que restreinte, influence[4].


1. SAINTE-BEUVE.


Une puissance de création médiocre ; un peu de jalousie, de malignité à l’égard des grands contemporains, où l’on sent un dépit de n’avoir pas percé soi-même au premier rang ; un excès de sévérité pour les vaincus du combat politique qui ne sont pas satisfaits de leur défaite, une insistance à les convertir, où le journaliste officiel, payé, protégé, se découvre trop, et qui fait que des Lundis, à les lire tout d’une suite, émane un déplaisant parfum de servilité ; certain goût de commérages et d’investigations scabreuses, où l’on devine que, sous prétexte d’exactitude historique, se satisfait une imagination inapaisée de vieux libertin : voilà le mal qu’on peut dire de Sainte-Beuve[5]. C’est, au reste, l’intelligence la plus fine, la plus souple, la plus curieuse, la plus « soupçonneuse » de problèmes et de difficultés, qui ait jamais été appliquée à la critique.

Très agile et très mobile, Sainte-Beuve a traversé tous les milieux, romantisme chrétien, xviiie siècle sceptique, sciences médicales, saint-simonisme : rien ne l’arrête ; dès qu’il a compris, il échappe. Les impuissances de fauteur servent au développement du critique : il essaie le roman et la poésie, de façon à connaître le métier. Il n’est d’aucune spécialité, d’aucune école, d’aucune église. Ce voluptueux matérialiste parle gravement, dévotement du jansénisme. Son esprit est plus compréhensif que toute doctrine : il ne veut que comprendre et expliquer ; et comprendre, pour lui, c’est aimer ; expliquer, c’est justifier. Il n’est guère capable de tenir rigueur à ce qui exerce son intelligence.

Malgré ses allures de dilettante, il a couvert sa curiosité d’une intention de philosophie et de science. Il semble, d’abord, qu’il continue l’œuvre de Villemain, qui avait été de réduire la critique littéraire à l’histoire. Villemain, largement, un peu lâchement, en orateur, avait établi les relations de quelques grands mouvements littéraires aux faits sociaux correspondants : Sainte-Beuve pousse plus loin, cherche des correspondances plus fines, des déterminations plus rigoureuses. Villemain traçait les lignes générales, les grandes directions d’une vaste période : il laissait flotter dans ces larges cadres les individus, de qui émanent immédiatement les œuvres. Sainte-Beuve s’attache aux individus : et par là il introduit d’abord une relativité plus grande dans la critique. Il cherche, dans l’œuvre littéraire, l’expression, non plus d’une société, mais d’un tempérament : tous ses jugements sur les livres sont des jugements sur les hommes. Il remet cet homme sur pied, en pleine réalité, il le rattache par tous les côtés à la terre, selon son expression ; il suit dans son origine, dans son éducation, dans ses fréquentations, dans toute sa vie intime et domestique, la formation, les agrandissements, les abaissements du caractère et de l’esprit. À la fin de ces minutieuses enquêtes, l’homme, et par l’homme le livre, se trouve relié à quelque courant connu et défini de la civilisation générale.

Mais l’histoire n’est pas, pour Sainte-Beuve, le terme ou le but de la critique : il a la prétention d’être un philosophe, un savant ; il cherche des lois générales. Il donne ses études sur les individus pour une « série d’expériences » qui forment « un long cours de physiologie morale ». Il se piquait de faire « l’histoire naturelle des esprits ». Il pensait qu’il y a des familles d’esprits, comme en histoire naturelle il y a les races et des variétés. Mais on ne voit pas que Sainte-Beuve ait constitué ces familles d’esprits : il a poursuivi partout l’individualité, en ce qu’elle a de plus distinct. Je ne lui en ferai pas un reproche ; mais cette méthode est juste le contraire de la science.

En réalité, Sainte-Beuve, se couvrant de quelque dessein scientifique, a poursuivi son plaisir. Et ce plaisir, c’était le spectacle de l’individu vivant. Il n’y a pas tant à raffiner sur son cas : c’est un homme que le jeu des réalités morales a prodigieusement intéressé. Regardez les deux grandes masses qui constituent son œuvre : les Lundis et l’Histoire de Port-Royal. Ces Lundis sont une incohérente collection d’âmes individuelles : Sainte-Beuve ne s’emprisonne pas dans la littérature ; il suffit qu’un homme ou une femme ait écrit quelques lettres, quelques lignes, pour lui appartenir : le général Joubert aussi bien que Gœthe, et Marie Stuart avec Mlle  de Scudéry ; généraux, ministres, gens de lettres et gens du monde, français, anglais, allemands, toutes sortes d’individus l’arrêtent ; il extrait de leurs accidents biographiques toutes les particularités psychologiques et physiologiques qui les définissent en leur unique caractère. L’admirable Port-Royal, où revit toute une partie de la société française du xviie siècle, où se dessine une des grandes forces qui aient agi sur la littérature de ce temps, ce Port-Royal est surtout un chef-d’œuvre de restitution psychologique. Dans l’identité de la doctrine janséniste, Sainte-Beuve suit l’irréductible distinction des tempéraments, marque les formes et les valeurs très diverses qu’ils ont imprimées aux communes idées : au bout du livre, on a moins retenu l’évolution du jansénisme que des physionomies de jansénistes. L’auteur nous a présenté un groupe historique, nullement une espèce morale : il y a là autant d’espèces que d’individus.

Sainte-Beuve a donné — rien de plus, rien de moins — d’étonnantes biographies d’âmes. Sa critique est purement réaliste, d’une grande valeur artistique, par l’expression des caractères individuels, d’une insignifiante portée scientifique, parce qu’il n’y a pas de science de l’individu.


2. TAINE.


Hippolyte Taine[6] a été le théoricien du naturalisme, et en général de la littérature à intentions ou prétentions scientifiques. Son influence, depuis 1865 environ, a été immense. Son œuvre se distribue en trois masses principales : philosophie, critique, histoire.

Le livre de l’Intelligence parut en 1870 : il y avait vingt ans que Taine l’avait dans la pensée. C’est un puissant effort pour faire de la psychologie une science, dans toute la rigueur du mot. Je n’ai pas à discuter ni même à exposer la valeur philosophique de ce système original, où Taine, utilisant et dépassant certaines théories de Condillac et des philosophes anglais contemporains, Stuart Mill, Bain, Spencer, réduisait l’esprit à être « un flux et un faisceau de sensations et d’impulsions, qui, vus par une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations nerveuses[7] », faisait de la faculté d’abstraction l’unique faculté qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence des animaux, et engendrait toutes les idées, l’idée même du moi, par une série d’opérations d’abstraction. Je ne veux ici qu’indiquer les points saillants ou simplement apparents qui saisirent l’attention des littérateurs, des artistes, du public cultivé, et par lesquels, à l’exclusion du reste ou à peu près, s’exerça l’influence du système hors de la philosophie.

La méthode d’abord, sévèrement expérimentale : « de tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la matière de toute science[8] ». Et voilà l’origine du document humain : de là les carnets de notes que remplissent fiévreusement nos romanciers, et qui se déversent dans leurs œuvres ; de là l’usage du fait divers, judiciaire ou médical, et ce reportage acharné qui est la forme vulgaire de la chasse aux petits faits. D’autant que par Taine s’est vulgarisée une notion qui a donné aux romanciers une haute idée de leur fonction : la base de l’histoire doit être la psychologie scientifique, et « ce que les historiens font sur le passé, les grands romanciers et dramatistes le font sur le présent[9] ». Quel est le romancier qui refuserait d’être un grand romancier, en s’abstenant de faire de la science ?

Taine liait tous les faits psychologiques à des faits physiologiques : toutes nos idées et sensations sont conditionnées par des mouvements moléculaires des centres nerveux. Il ramenait l’idée à l’image et l’image à la sensation. Ces fines observations, ces exactes analyses se traduisent grossièrement en littérature par cette notion : il n’y a dans l’homme que des sensations et des instincts : tout le reste est mensonge, sottise, spiritualisme, indigne de l’attention d’un savant. Puis — comme, pour obtenir le grossissement des faits sans lequels l’observation, partant l’explication auraient été impossibles, Taine recueillait les cas anormaux, singuliers, extrêmes, somnambulisme, hypnotisme, hallucination, aliénation mentale, — nos littérateurs ont estimé que le propre objet du roman sérieux était le moi détraqué, jamais le moi normal, et qu’il n’y avait point de psychologie sans névrose. Enfin, en regrettant de n’avoir pas de mémoires où Poe, Dickens, Balzac, Hugo, « bien interrogés », auraient livré le secret de leur mécanisme mental, Taine a indiqué aux psychologues un curieux sujet d’études que quelques-uns ont récemment abordé[10] mais il a donné à nos romanciers une fâcheuse idée de leur importance, il les a provoqués à des examens, des étalages de leur moi, qui n’apportent guère de lumières à la science, sinon peut-être sur la vanité du type « littérateur ».

Taine, à l’analyse, n’aperçoit plus, dans l’univers moral et physique, que des sensations et des mouvements : chaque être est « une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme » ; selon notre perception des choses, « un écoulement universel, une succession intarissable de météores qui ne flamboient que pour s’éteindre et se rallumer et s’éteindre encore sans trêve ni fin, tels sont les caractères du monde », et la nature est « comme une grande aurore boréale[11] ». Par ces mots et par sa théorie de l’hallucination vraie. M. Taine définit la presque constante position de la poésie en face de la réalité, depuis trente ou quarante ans : l’universel écoulement, l’universelle illusion, n’est-ce pas là le thème commun ?

L’Essai sur La Fontaine et ses fables (1853)[12]. l’Essai sur Tite-Live (1856), mais surtout l’Histoire de la littérature anglaise (1863) et les études sur la Philosophie de l’art (1865-1860), voilà les maîtresses pièces de la critique de Taine. Cette critique procède de sa philosophie : elle en fait même partie intégrante ; toutes les études littéraires de Taine sont des « observations » de psychologie scientifique. « L’homme, dit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l’automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. » Voilà le principe, formulé dans la Préface de l’Essai sur Tite-Live. Déterministe, puisqu’il veut faire de la science, Taine professe que les œuvres littéraires sont des produits nécessaires dont une bonne méthode peut expliquer les éléments et la formation. Sainte-Beuve a fait des « cahiers de remarques[13] » ; on doit aller plus loin que lui, pour avoir une connaissance complète. La littérature est déterminée par trois causes générales, la race, le milieu (physique ou historique), le moment (poids du développement antérieur, pression de ce qui est sur ce qui veut être). « Il n’y a ici comme partout qu’un problème de mécanique : l’effet total est un composé déterminé tout entier par la grandeur et la direction des forces qui le produisent[14]. »

Ainsi, la littérature anglaise est le produit de la race anglaise, sous tel climat, dans telles circonstances historiques, telles croyances religieuses : Shakespeare, Milton, Tennyson, sont des « résultantes », qui représentent diverses forces appliquées en divers points. Les Fables de La Fontaine s’expliquent par le caractère de la Champagne, patrie de l’auteur, par la vie qu’il a menée, et par les habitudes intellectuelles et morales de la société du xviie siècle. La tragédie française est ce que, dans notre race, devait donner la tradition antique à la cour de Louis XIV.

Cette forte doctrine a le défaut de tout expliquer : elle ne fait pas apparaître les éléments encore inexplicables de l’œuvre littéraire. Elle ne tient pas compte de la nature individuelle : non pas du caractère, qui est résolu en influences composées de la race, du milieu et du moment ; mais du génie, de la précision de la vocation, et de l’intensité de la création. Je comprends bien pourquoi il y a eu une tragédie française : mais pourquoi l’individu Corneille, pourquoi l’individu Racine ont-ils fait des tragédies ? La Fontaine, écrivant, devait manifester l’originalité analysée par Taine : devait-il la manifester par des Fables ? Je ne le vois pas clairement. Sans faire intervenir la liberté, il y a là un effet dont les trois causes de Taine ne rendent pas compte. Puis, la théorie explique Pradon et Racine : elle explique même, je le veux bien, pourquoi Racine, helléniste, janséniste, a mis dans son œuvre ce que Pradon, ignorant et galant, ne mettait pas dans la sienne ; mais la différence d’intensité, d’énergie dans les esprits, de beauté dans les ouvrages, d’où vient-elle ? Pourquoi le niveau de Pradon et de Racine n’est-il pas le même ? Voilà ce que la théorie ne fait pas voir. Tout ce qui fait Shakespeare pouvait faire un Shakespeare médiocre aussi bien qu’un Shakespeare puissant : l’écrivain est déterminé, la grandeur de l’écrivain ne l’est pas. Il y a là un résidu inexplicable, qu’il faut, en bonne critique, soigneusement dégager.

Dans ses belles études sur la Philosophie de l’art, Taine, procédant toujours, comme il a dit, en naturaliste, suit dans la sculpture grecque, dans la peinture et la sculpture italiennes, dans la peinture des Pays-Bas, l’action déterminante de la race, du milieu et du moment. Il donne les formules d’un art objectif, impersonnel, classique, sinon de méthode, du moins d’effet : l’imitation de la nature est posée comme l’objet de l’art, mais non pas l’imitation exacte ; ce que l’art imite, « ce sont les rapports et les dépendances des parties » ; encore les altère-t-il souvent. Il a pour objet les caractères essentiels, dominateurs ; il les dégage, suppléant à la nature partout où elle les fait insuffisamment saillir. Ainsi l’œuvre d’art vaut plus ou moins, selon qu’elle exprime des traits superficiels ou profonds, passagers ou permanents, du modèle naturel : ce qui revient à dire, en fin de compte, selon sa plus ou moins grande généralité. Au principe de classification des œuvres d’art, Taine en ajoute deux autres. Elles se hiérarchisent selon que le caractère exprimé est plus ou moins bienfaisant : principe dangereux, qui ferait Aricie supérieure à Phèdre, Eugénie Grandet au père Grandet. En second lieu, elles se hiérarchisent selon « le degré de convergence des effets », entendez : selon leur puissance d’expression, c’est-à-dire selon la puissance d’invention et d’exécution de l’auteur. Par cette dernière considération, Taine arrive à faire enfin une place dans sa critique au jugement du « style », de la « forme », de la « technique ».

En histoire, Taine a repris le sujet qui avait tenté Tocqueville faire comprendre, par la description de l’ancien régime, de la Révolution, du régime nouveau, ce qu’est la France contemporaine. Il s’est placé devant ce vaste sujet « comme un naturaliste devant la métamorphose d’un insecte ». M. Monod dit plus justement comme un médecin devant un malade intéressant. Étalant à nos yeux son ample collection de petits faits significatifs, il a encore ici fait jouer ses trois forces, race, milieu, moment, avec une étonnante vigueur d’imagination philosophique : quelques erreurs dans l’estimation des sources, de violents partis pris dans l’interprétation de l’enchaînement des faits, ne diminuent pas la solidité de l’œuvre, ni surtout sa richesse suggestive[15].

Taine est un des grands esprits de ce siècle : il a eu au suprême degré l’intelligence et la volonté. La faculté d’abstraction était sa faculté maîtresse ; c’est peut-être en lui-même qu’il a trouvé qu’elle était toute l’intelligence. Appliquant à la science des facultés de métaphysicien et de logicien, il a enfermé l’univers, extérieur et intérieur, dans des formules abstraites. De bonne heure, sans doute, il a passé de la déduction à l’induction ; et il s’est imposé de procéder toujours par la méthode expérimentale, la seule scientifique, à son gré, hors des mathématiques.

Mais il a changé ses procédés, non son esprit. Il a retenu ses idées a priori à titre d’hypothèses directrices ; et, à son insu, elles ont déterminé ses observations. Il avait plus de volonté que de spontanéité : il a regardé la réalité le jour où il s’est fait un principe de la regarder ; mais elle ne le sollicitait pas d’elle-même, elle n’avait pas de séduction puissante sur son être intime. Or le sens exquis de la vie ne va pas sans l’amour de la vie, sans la capacité de jouir des formes particulières de la vie. L’intuition, chez Taine, est insuffisante. Il ne voit que ce qu’il veut voir ; s’il va en Angleterre, ses impressions seront celles que comportent ses idées : Michelet est bien autrement capable d’être assailli par des sensations étrangères ou hostiles à son système intellectuel. Ces petits faits significatifs dont Taine compose ses œuvres m’apparaissent comme des échantillons soigneusement recueillis pour une démonstration voulue ; ces fragments de réalité font l’effet d’une collection de minéralogie. Il y a des morceaux de toute la nature, et je ne sens pas la nature, la vie de la nature, comme les apportent parfois les impressions irraisonnées d’une âme. Sous son style de grand artiste, sous ce style nerveux, coloré, intense, Taine ne fait circuler que des abstractions.

Il a été toute sa vie ce qu’il était à ses débuts : il s’est épanoui, développé, élevé ; il n’a pas changé. Immuable ainsi et identique à lui-même, il n’a pas eu le sens du changement. Les forces qu’il manie s’appliquent diversement, tantôt ensemble, et tantôt séparées : elles restent toujours distinctes et inaltérables. Dans Tennyson entre en composition l’Anglo-Saxon, dont la formule a été fixée au début de l’ouvrage ; et cette formule s’est retrouvée à chaque siècle comme élément de tous les écrivains. Le fond de l’homme, c’est, pour Taine, aujourd’hui comme aux temps préhistoriques, « le gorille féroce et lubrique » : des éléments multiples se sont superposés à celui-là, mais ne s’y sont pas mêlés, ne l’ont pas altéré. Dans un de nos contemporains, on détache une enveloppe, puis une autre, et l’on rencontre enfin le noyau, le gorille. Dans son effort pour constituer la psychologie scientifique, Taine s’est comparé souvent au naturaliste, botaniste ou anatomiste ; d’autres fois, au chimiste ; parfois il a donné ses recherches comme des problèmes de mécanique : ces comparaisons ne laissent pas de révéler quelque incertitude sur le caractère de l’objet étudié. Ce qu’il y a de sûr, c’est que sa science suppose l’immutabilité des substances, l’identité des forces, que son analyse distingue : pour mieux dire, sa synthèse n’est qu’une analyse retournée. Cela vient encore de ce qu’il opère en réalité sur des abstractions, et, dans la synthèse comme dans l’analyse, les facteurs, les signes qui représentent les choses, restent les mêmes, gardent une valeur constante.

Nous touchons ici à un dernier caractère par où l’œuvre de Taine entre en étroite relation avec le mouvement de la pensée contemporaine : ce grand esprit, qui, par sa théorie des signes, n’estime avoir prise que sur un monde abstrait et irréel, équivalent intelligible des réalités insaisissables, ce grand esprit a voulu se faire un style sensible et coloré. Qu’on y réfléchisse un peu, et l’on verra que son procédé d’expression est essentiellement symbolique, lorsqu’il adapte si artistement à ses concepts un vêtement de sensations choisies.

Toutes les générations arrivées à maturité depuis 1865 lui doivent plus qu’à personne, sauf (pour une minorité) à Renan : c’est dire assez que toutes les réserves que je puis faire ici ont pour objet de le définir, et point de l’amoindrir.


3. FROMENTIN.


Je crois être strictement juste en faisant ici une place à Fromentin[16], ce peintre exquis de l’Algérie et de l’Orient, cet esprit inquiet, intelligent, qui comprit, sentit, conçut plus qu’il ne sut exécuter, et qui par là fut éminemment un critique. Il a fait la critique de lui-même, dans ce roman de Dominique (1863) qui est, en dehors de toutes les écoles, une des œuvres excellentes du roman contemporain : dans une forme impersonnelle, avec une délicate psychologie, il a mis les doutes, les amertumes, le renoncement final de l’homme qui a essayé de créer et qui a jugé sa création médiocre. Les deux volumes où il a consigné ses impressions du Sahara et du Sahel contiennent des tableaux étonnants, dont la couleur intense fait pâlir les finesses charmantes de sa peinture : ces descriptions sont en un sens de la critique, la critique des sujets, si je puis dire ; car on y voit la réflexion de l’artiste analyser à l’aide des mots des sensations pittoresques dont sa main ne saurait rendre la puissance.

Fromentin, enfin, a laissé, dans ses Maîtres d’autrefois (1876), un remarquable essai de critique d’art. Ce sont les notes d’un voyage en Belgique et en Hollande : le livre n’a rien de systématique. L’auteur dit ses surprises, ses découvertes, ses dépits, ses ravissements devant des tableaux : c’est un peintre qui saisit la facture, les procédés, et qui, dans la technique, atteint le génie des maîtres. Il n’a pas de prétentions d’historien ni de penseur : mais il utilise l’histoire et il est philosophe, toutes les fois qu’il le faut pour comprendre.

Il note très finement les caractères généraux que la race, le milieu, le moment déterminent ; il explique la nette opposition de l’art flamand et de l’art hollandais ; il voit dans chaque groupe les éléments communs, ce qui rapproche, par exemple, Paul Potter, Ruysdael et Rembrandt. Mais il aperçoit surtout ce qui les distingue, la singularité personnelle de leur œuvre. Par l’étude du métier et de la technique, il réintègre dans la critique ce que Taine en éliminait trop, l’originalité de l’individu. Comme Sainte-Beuve dans un livre, Fromentin, dans un tableau, retrouve l’auteur, son développement personnel, ses hésitations, ses recherches, ses acquisitions, toutes les influences qui l’ont modifié, mais aussi et d’abord l’irréductible fond de l’individualité. Devant une Adoration des mages, c’est Rubens ; devant la Leçon d’anatomie, c’est Rembrandt que ce délicat critique découvre : eux-mêmes en ce qui les fait être eux et non autres, eux-mêmes, et non seulement la définition de l’art flamand ou de l’art hollandais

  1. Cf. p.926.
  2. Alexandre Vinet (1797-1847) professa à Bâle, puis à Lausanne. — Éditions : Histoire de la litt. fr. au xviiie s., 2 vol. in-8, 1853 ; Études sur B. Pascal, 1848, in-8 ; Moralistes des xvie et xviie s., 1849, in-8.
  3. Edmond Schérer (1815-1889), né à Paris, étudia en Angleterre et à Strasbourg, professa l’exégèse religieuse à Genève, et donna sa démission en 1850. — Éditions : Mélanges d’histoire religieuse, in-18 ; Études sur la litt. contemporaine, 9 vol. in-18 ; Diderot, 1881 ; Melchior Grimm, Calmann Lévy. in-8, 1887.
  4. Edmond Schérer (1815-1889), né à Paris, étudia en Angleterre et à Strasbourg, professa l’exégèse religieuse à Genève, et donna sa démission en 1850. — Éditions : Mélanges d’histoire religieuse, in-18 ; Études sur la litt. contemporaine, 9 vol. in-18 ; Diderot, 1881 ; Melchior Grimm, Calmann-Lévy, in-8, 1887.
  5. Biographie : Aug. Sainte-Beuve (1804-1869), né à Boulogne-sur-Mer, étudia la médecine, puis se lia avec les romantiques, et fit paraître, en 1828, son Tableau de la poésie au xvie s. (éd. nouvelle, 1843). Il donna ses Poésies de Joseph Delorme (1829), et ses Consolations (1830), fut un moment saint-simonien sous l’influence de Pierre Leroux, puis, après avoir défendu l’irréligion du xviiie s., subit l’influence de Lamennais et de l’abbé Gerbet. En 1834 parut le roman de Volupté. D’un cours fait en 1837 à Lausanne sortit l’Histoire de Port-Royal (1840-1860) ; d’un cours professé à Liège en 1848, l’ouvrage intitulé Chateaubriand et son groupe littéraire (1860). Professeur au Collège de France, puis à l’École Normale, il fut nommé sénateur en 1865. Il avait dès 1829 commencé à faire des Portraits littéraires : en 1850, il entreprit dans le Constitutionnel la série des Causeries du lundi : il passa ensuite au Moniteur et au Temps. — Éditions : Port-Royal (3e éd., 1866), 5e éd., Hachette. 1888-91. 7 vol. in-18 ; Poésie au xvie s., 1 vol. in-18. Charpentier ; Portraits contemporains, 1846, nouv. éd., Calmann Lévy, 5 vol. in-12, 1870-71 ; Causeries du lundi, Garnier, 15 vol. in-18. 1857-62. Table, 1881, in-8. ; Premiers Lundis, 1875, 3 col. in-18, Calmann Lévy ; Nouveaux Lundis, 10 vol. in-18, C. Lévy, 1863-72 ; Correspondance, C. Lévy, 2 vol. in-12, 1877-78 ; Nouv. Corr. 1880, in-12 ; Lettres à la princesse, 1873, in-18. Sainte-Beuve inconnu, par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul, 1901. — À consulter : Levallois, Sainte-Beuve, 1872. Nicolardot, Confession de Sainte-Beuve, 1882. Brunetière, Évolution de la critique, 8e leçon ; E. Faguet, Politiques et Moralistes, 3e série.
  6. Biographie : H. Taine (1828-1893), né à Vouziers, entre à l’École Normale en 1848, professe peu de temps, étant très suspect pour ses opinions philosophiques. Outre les ouvrages que je nomme ci-dessous, il a écrit son Voyage aux Pyrénées (1855), ses études sur les Philosophes français du xixe siècle (1855-56), sa Vie et opinions de Thomas Graindorge (1863-65), ses Notes sur l’Angleterre (1872).

    Éditions : Hachette, in-18 : De l’Intelligence, 2 vol ; Histoire de la Littérature anglaise, 5 vol. ; Philosophie de l’art, 2 vol. ; Essais de critique et d’histoire, 1 vol. ; Nouveaux Essais, 1 vol. ; Origines de la France contemporaine, 7 vol. in-8 (Ancien Régime, 1 vol ; Révolution, 3 vol. ; Empire, 2 vol.) ; Derniers Essais, 1894 ; Carnets de voyage, 1896.

    À consulter : F. Brunetière, Évolution de la critique, 9e leçon ; G. Monod, Renan, Taine, Michelet, 1894, in-18 ; Am. De Margerie, H. Taine, Paris, 1984, in-8 ; E. Giraud, Essai sur Taine, son œuvre et non influence, 1901 ; E. Faguet, Politiques et Moraliste, 3e série ; Aulard, Taine historien de la Révolution française, 1907.

  7. Préface de l’Intelligence.
  8. Ibid.
  9. Préface de l’Intelligence.
  10. M. Binet.
  11. Préf. de l’Intelligence.
  12. Refait en 1860.
  13. Préface de la Littérature anglaise.
  14. Ibid.
  15. Le premier volume des Origines de la France contemporaine parut en 1875. — Il est difficile aujourd’hui de soutenir, après la démonstration de M. Aulard, que la solidité de l’ouvrage de Taine ne soit pas diminuée par ses erreurs de méthode et ses partis pris. Il reste suggestif : mais il faut prendre toutes ses vues pour des hypothèses ou des affirmations sentimentales. Taine, par peur et haine de la Commune, a établi la philosophie de l’Histoire de la Révolution dont le centre droit avait besoin en 1874 (11e éd.).
  16. Eugène Fromentin (1820-1876). — Éditions : Un été dans le Sahara, 1 vol. in-18, 1857 ; Une année dans le Sahel, in-18, 1850 ; Dominique, in-18. 1863 ; les Maîtres d’autrefois, in-18, 1876. Lettres de jeunesse, p. p. G. Blanchon, 1909, in-16.