Histoire de la littérature française (Lanson)/Quatrième partie/Livre 4/Chapitre 1

Librairie Hachette (p. 595-601).

CHAPITRE I

QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES

Cause profonde du débat. — 1. Vue sommaire des faits. Perrault et ses Parallèles. Fontenelle et sa Digression. Boileau et ses Réflexions sur Longin. — 2. Sens et conséquences de cette querelle.

Nous avons vu que le naturalisme classique est le produit d’une combinaison d’éléments dissemblables : le rationalisme et le goût esthétique. Issus tous les deux de la Renaissance, le rationalisme et le goût esthétique étaient pourtant deux courants qui portaient en sens contraire. Le premier éloignait de l’antiquité, et poussait la raison moderne à ne compter que sur soi : le second ramenait à l’antiquité, et invitait le génie moderne à s’appuyer toujours sur les exemples des Grecs et des Romains. Le culte de l’antiquité avait barré, contenu l’influence du rationalisme sur la littérature ; et c’est par là que la notion de l’art y avait été maintenue. Presque tous les chefs-d’œuvre oratoires et poétiques du temps sont sortis de la petite école des adorateurs de l’antiquité.

Mais le progrès du rationalisme ne pouvait être longtemps enrayé, et nous assistons à la fin du siècle à la destruction de l’idéal classique : c’est à cette crise que l’on donne le nom de querelle des anciens et des modernes[1].

1. PERRAULT ET BOILEAU AUX PRISES.


Il faut d’abord rappeler les faits sommairement. Nous avons parlé plus haut de ces épopées prosaïquement emphatiques, auxquelles le goût précieux avait donné naissance. Les sujets de ces « romans » en vers étaient presque tous tirés de l’histoire moderne, et ornés d’un « merveilleux » emprunté à la religion chrétienne. Un de ces auteurs, Desmarets de Saint-Sorlin, ayant donné son Clovis en 1657, crut nécessaire, lorsqu’il vit s’élever une école dont les maximes essentielles allaient, dans tous les genres, à suivre les anciens et à reprendre les sujets déjà traités par eux, de justifier le choix qu’il avait fait dans son poème d’un héros moderne et chrétien. Il multiplia Préfaces et Traités [2], et ne se défendit pas sans donner plus d’une atteinte aux poètes anciens. Il tendit ainsi à généraliser la question, et à faire le procès à toute l’antiquité. C’est contre Desmarets que Boileau, par une malheureuse application de sa doctrine, prohiba au troisième chant de son Art Poétique l’emploi de la religion chrétienne en poésie, et, juste au moment où Milton venait d’écrire son Paradis perdu (ce que, du reste, il ignorait), nia assurément la valeur poétique de Satan. Le vieux Desmarets, avant de mourir, légua sa querelle à Charles Perrault.

Vers le même temps, la lutte s’engagea sur un autre point : il s’agissait de savoir si l’inscription d’un arc de triomphe dirait la gloire du roi en latin ou en français. Il se fit de gros volumes pour et contre l’emploi des deux langues, et là encore la question tendit à se généraliser : on se mit à comparer le latin et le français, à en débattre les mérites respectifs, la capacité et l’illustration [3].

Cependant le moment de la grande bataille n’était pas venu. On s’en tenait aux escarmouches, aux actions de détail. C’était la Préface d’Iphigénie, où Racine s’égayait aux dépens de Pierre Perrault, qui avait critiqué Euripide sans l’entendre (1671). C’était la Préface d’une traduction du Seau enlevé de Tassoni, où Pierre Perrault attaquait les anciens et malmenait Boileau à mots couverts (1678). C’était une fable satirique où Claude Perrault désignait Boileau comme l’ « Envieux Parfait ». C’était la Préface du Saint-Paulin (1680), où Charles Perrault saisissait l’Art poétique par son point faible, par l’étroite théorie du merveilleux païen. La force du parti des modernes était dans les Perrault : ils étaient trois frères [4], amateurs de lettres et de sciences, intelligents, présomptueux, actifs, remuants, mondains, pourvus de bonnes places et de la confiance de Colbert. Le plus jeune, qui entra le dernier en ligne, fut l’adversaire de Despréaux.

La querelle des anciens et des modernes éclata par son poème du Siècle de Louis le Grand, qu’il lut à l’Académie le 26 janvier 1687,

Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans,…
Les galants Sarrazins et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans,

étaient mis au-dessus des poètes grecs et romains. Après cette éclatante affirmation de sa thèse, Perrault en entreprit la démonstration : de 1688 à 1607 il fit paraître ses Parallèles des anciens et des modernes, dialogues ingénieux et superficiels, d’un tour léger et mondain et dans lesquels s’étalaient à la fois beaucoup d’assurance et beaucoup d’ignorance. Un abbé, à qui Perrault attribue du génie, et qui le représente lui-même, défend les modernes contre un Président qu’il donne pour savant et idolâtre des anciens, et qu’il fait imbécile : l’abbé est soutenu d’un chevalier, sot à boutades, à qui l’auteur confie le soin de lancer les énormités paradoxales qu’il veut insinuer, et n’ose pourtant avancer sérieusement. À travers les détours du dialogue, et les défaillances ou les lacunes de l’exécution, voici l’argumentation qui se reconnaît : la loi de l’esprit humain, c’est le progrès ; dans les arts, dans les sciences, nous faisons mieux, nous savons plus que les anciens ; donc dans l’éloquence aussi, et dans la poésie, nous devons leur être supérieurs. Les anciens étaient des enfants en tout : en tout, les modernes représentent la maturité de l’esprit humain. L’étude des ouvrages littéraires vérifie cette généralisation. M. Le Maistre est plus magnifique que Demosthène ; Pascal est au-dessus de Platon ; Despréaux vaut Horace et Juvénal, et « il y a dix fois plus d’invention dans Cyrus que dans l’Iliade. » Il y a six causes qui font les modernes supérieurs aux anciens dans la littérature : le seul fait d’être venus les derniers, la plus grande exactitude de leur psychologie, leur méthode plus parfaite de raisonnement, l’imprimerie, le christianisme, et enfin la protection du roi.

Aux côtés de Perrault s’était rangé dès le premier jour Fontenelle, qui avait lancé son exquise et suggestive Digression sur les anciens et les modernes [5], où la question était traitée et résolue a priori. La nature est toujours la même, inépuisable en sa force, constante en ses effets : donc il naît autant de bons esprits aujourd’hui que jadis. Chaque âge de l’humanité lègue aux suivants ses découvertes : donc les bons esprits d’aujourd’hui possèdent toutes les pensées des bons esprits de l’antiquité, et de plus celles qu’ils peuvent former eux-mêmes. À vrai dire, certains climats sont meilleurs que d’autres pour certaines productions, soit physiques, soit intellectuelles ; à vrai dire aussi, il y a des époques de recul, où les circonstances (guerres, etc.) étouffent les semences naturelles du génie : il naît une foule de Cicérons qui ne viennent pas à maturité. Somme toute, et en tenant compte de toutes les conditions, il se peut qu’en fait les poètes anciens n’aient pas été dépassés ; s’ils ne l’ont pas été, ils peuvent l’être, ils doivent l’être. Voilà la conclusion qu’avec toutes sortes de précautions insinuait Fontenelle : et les modernes le poussaient à l’Académie, où sa réception était la confusion des anciens.

Ceux-ci pourtant avaient leur revanche : après avoir entendu le Siècle de Louis le Grand, La Fontaine rimait sa charmante Épître à Huet, où il faisait hommage de la perfection de son œuvre aux anciens, où il les proclamait ses maîtres, où il disait nettement leur mérite essentiel, le naturel, et le péché mignon des modernes, l’esprit. La Bruyère, dans ses Caractères, soutenait la même cause, et forçait les portes de l’Académie, où son discours de réception était un éclatant hommage aux modernes qui s’étaient mis à l’école de l’antiquité.

Cependant Boileau, qui ne se tenait pas de rage pendant la lecture de Perrault, Boileau n’éclatait pas. Il grognait, lâchait des épigrammes contre l’Académie des Topinamboux, contre Perrault et ses admirateurs, prenait encore Perrault à partie dans un discours sur l’Ode dont il faisait précéder sa misérable Ode sur la prise de Namur, entreprise pour justifier Pindare et en faire sentir la manière. Tout cela ne réfutait ni le Siècle ni les Parallèles. Boileau le sentit et donna en 1694 ses neuf premières Réflexions sur Longin, œuvre de mauvaise humeur, d’ironie lourde et brutale, de critique mesquine et puérile. Comme Perrault avait dénigré violemment Homère et Pindare, Boileau, laissant la question générale, se rabattait à défendre Homère et Pindare, en démontrant que leur censeur ne les avait pas entendus. Il y a pourtant d’excellentes choses dans ces Réflexions, des vues générales et profondes : mais elles sont enveloppées ; jamais elles ne se présentent franchement, en pleine lumière ; et ce n’est pas une petite affaire de les extraire.

Au fond, Boileau était dans une fausse position : il était très « moderne » lui-même, et la façon dont il a habillé son Longin à la française montre la puissance qu’a sur lui le moyen goût de son siècle. Et puis surtout les œuvres de ses amis lui rendaient la tâche difficile : après Racine et La Bruyère, après Bossuet, après La Fontaine et Molière, après Pascal et Corneille, comment soutenir l’infériorité des modernes ? Le xviie siècle qui finissait n’avait-il pas raison de s’admirer dans son œuvre ? Boileau le sentait : car lorsqu’on l’eut réconcilié avec Perrault, il lui écrivit en 1700 une lettre excellente, où, reprenant à son compte la thèse de son adversaire en la limitant, il égalait le xviie siècle non pas à toute l’antiquité, mais à n’importe quel siècle de l’antiquité. Il évitait de mettre les modernes au-dessus des anciens dans tous les genres ; mais il montrait qu’il y avait des compensations, et que, plus faibles ici, les modernes, là, étaient supérieurs. Enfin, avec une étonnante sûreté de goût, il faisait le départ des œuvres immortelles du xviie siècle ; il séparait les Molières des Sarrasins : il disait, pour faire valoir son temps, précisément les noms que nous disons encore. Mais Boileau ne battait Perrault qu’avec les propres armes de Perrault.


2. PORTÉE ET CONSÉQUENCES DU DÉBAT.


Ainsi se termina la première phase de la querelle des anciens et des modernes. Il est facile de voir, dans ce simple exposé, le sens et la portée du débat. Les adversaires des anciens, Perrault, Fontenelle, sont des cartésiens : ils appliquent à la littérature l’idée cartésienne du progrès, et, au nom de cette idée, ne voyant dans toute la poésie et dans toute l’éloquence que des œuvres de la raison essentiellement et nécessairement perfectible, ils déclarent les écrivains modernes supérieurs aux anciens. Il suffit de lire dans Malebranche [6] les mordants chapitres où il malmène les adorateurs de l’antiquité, pour comprendre ce que pouvait donner l’esprit cartésien quand on l’appliquait aux lettres et aux arts [7].

Au rationalisme cartésien s’allia ce que nous avons appelé le rationalisme mondain. Ce rationalisme mondain tire ses principes de la mode, des convenances, de l’opinion ; il n’admet point de vérité, de beauté hors des choses qui ont cours dans la société polie ; et, comme le mouvement général des idées, en France, à cette date, porte vers l’esprit et vers la science, vers l’exercice exclusif des facultés intellectuelles et discursives, l’idéal mondain est forcément l’exagération de cette tendance. De plus, la notion de l’honnête homme, que la société demandait à chacun de réaliser en soi, a rendu dans le cours du siècle l’instruction plus légère, plus superficielle : on a imposé à l’homme du monde de n’afficher aucune compétence spéciale, et on a fini par l’amener à n’avoir en effet aucune sorte de compétence. Ainsi l’antiquité, superficiellement effleurée dans les collèges des jésuites, l’antiquité que les femmes ne peuvent connaître, et qui n’est guère objet de conversation dans un salon, est renvoyée aux pédants des Académies et aux cuistres de l’Université. Perrault comme Fontenelle, comme plus tard Lamotte, unit la légèreté décisive de l’homme du monde à l’indépendance cartésienne. Et les gens du monde n’hésiteront pas : ils reconnaîtront dans ces modernes leurs préjugés, leur esprit, leur confiance dans la raison de leur temps et de leur classe, leur penchant à ridiculiser tout ce qui n’est pas conforme à leurs manières et accessible à leur intelligence, leur incapacité artistique, leur impuissance à goûter d’autres beautés que celles de l’esprit de conversation et de la vie élégante. De là le succès de Perrault. Il eut les salons pour lui. Saint-Evremond, Bussy-Rabutin, les deux représentants les plus distingués de la société polie, sont discrètement, mais essentiellement modernes.

Or le succès de Perrault, qui affranchit la littérature moderne de l’imitation et du respect de l’antiquité, ce n’est rien moins que l’élimination de l’art, qui va être rejeté hors de la littérature moderne. Mais avec l’art s’en iront la poésie et l’éloquence. Cette exclusion de l’art est, littérairement, la grande différence qui sépare la littérature du xviiie siècle de celle du xviie. Et l’idée qui a exclu l’art, cette idée de progrès qui fournit aux modernes leur principal argument, c’est l’idée maîtresse de la philosophie du xviiie siècle. Ainsi, dans le débat sur les anciens et les modernes, j’aperçois le xviiie siècle qui apparaît et qui détruit le xviie siècle en s’en dégageant.

  1. À consulter : H. Rigault, Histoire de la querelle des anciens et des modernes, Paris, 1859, in-8. F. Brunetière, Évolution de la critique, 4e leçon.
  2. Discours imprimé dans l’édit. in-8 du Clovis de 1673 ; Comparaison de la langue et de la poésie française, in-12, 1670 ; la Défense du poème héroïque, in-4, 1674 ; la Défense de la poésie et de la langue française, in-8, 1675.
  3. À consulter : F. Charpentier, Défense de la langue française, pour l’inscription d’un arc de triomphe, in-12, 1676 ; le P. Lucas, jésuite, De monumentis publicis latins inscribendis ; F. Charpentier, De l’excellence de la langue française, 1683, 2 vol. in-12. Ce dernier ouvrage pose très nettement la question des anciens et des modernes.
  4. Le quatrième frère, Nicolas Perrault, théologien janséniste, était mort depuis 1661. Pierre, le receveur général, mourut en 1680 ; Claude, le médecin, l’architecte, le traducteur de Vitruve, mourut en 1688. Charles, premier commis de la surintendance des bâtiments du roi, de l’Académie française depuis 1670, de l’Académie des belles-lettres depuis la fondation, eut une grande part dans les mesures de protection et d’encouragement que prit Colbert en faveur des sciences et des savants. Il était en disgrâce, et vivait dans la retraite quand il fit le Saint Paulin et ses ouvrages postérieurs. Il mourut en 1703.

    Éditions : Parallèles des anciens et des modernes, 4 vol. in-12, 1688-1697 ; les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le xviie siècle, 2 vol. in-fol. ; 3e édit. 2 vol in-12, 1701 ; Mémoires, p. p. P. Bonnefon. 1909 ; Contes de ma mère l’Oye, petit in-12, 1697.

  5. Elle parut en janvier 1688, avant les Parallèles de Perrault, dont le 1er vol. est de la fin de l’année. La digression faisait comme suite à un Discours sur la nature de l’Églogue, où Fontenelle discutait très librement sur le mérite de Virgile et de Théocrite. Cf. aussi les Dialogues des morts (1683) : Socrate et Montaigne, Érasistrate et Hervé, Apicius et Galilée, etc.
  6. Biographie. Malebranche, né à Paris en 1638, entre à l’Oratoire en 1660. Ses doctrines, suspectes à Bossuet, furent combattues par Arnauld. Fénelon en avait entrepris aussi une réfutation. Il mourut en 1715.

    Éditions : De la recherche de la vérité, Paris, 1674-1675, 2 vol. in-12. Œuvres, édit. J. Simon. Paris, Charpentier, 4 vol. in-12.

  7. Rech. de la vérité, l. II, 2e partie, ch. iii à vi.