Histoire de la littérature française (Lanson)/Première partie/Livre 1/Chapitre 4

Librairie Hachette (p. 82-92).


CHAPITRE IV

POÉSIE LYRIQUE

Médiocre aptitude de l’esprit français au lyrisme. — 1. Ancien lyrisme français. Chansons de femmes ; romances, pastourelles. — 2. Influence du lyrisme provençal au xiie siècle. La théorie de l’amour courtois. La cour de Champagne et ses poètes. Médiocrité de l’inspiration.

Le Français n’est pas lyrique. Trois ou quatre fois dans les dix siècles que compte son histoire littéraire, il a fait effort pour se créer une poésie lyrique : ce n’est que de nos jours qu’il a vraiment réussi. Cette impuissance prolongée était le revers et la rançon de nos qualités.

Cet homme de Schopenhauer, « qui n’aurait été conduit ni par son expérience personnelle, ni par des réflexions suffisamment profondes, jusqu’à reconnaître que la perpétuité des souffrances est l’essence même de la vie ; qui au contraire se plairait à vivre, qui dans la vie trouverait tout à souhait ; qui de sens rassis consentirait à voir durer sa vie telle qu’il l’a vue se dérouler, sans terme, ou à la voir se répéter toujours ; un homme chez qui le goût de la vie serait assez fort pour lui faire trouver le marché bon, d’en payer les jouissances au prix de tant de fatigues et de peines dont elle est inséparable », cet homme-là ne se répandrait guère en chants lyriques ; et cet homme-là, c’est nous. Ce fut nous du moins pendant des siècles ; nous avions arrangé nos affaires pour ne regarder que la terre et l’existence présente, et pour être débarrassés de tout ce qui gênerait l’action : nous avions donné procuration à l’Église de régler pour nous la question de la destinée, de la mort et de l’éternité, de façon à n’y plus penser que dans les courts moments où elle nous établit notre compte. Nous avions soigneusement enclos dans un coin de notre âme les inquiétudes métaphysiques et les tristesses religieuses, de peur de les mêler à notre vie et qu’elle n’en fût troublée : nous les avions, pour plus de sûreté, résolues en idées et eu actes d’accord avec l’Église. Le monde extérieur n’était pour nous qu’un objet intelligible : et quand notre intelligence trop faible encore ne s’y appliquait pas pour en tirer des concepts, notre volonté en faisait le champ de son action : nous ne voyions dans la nature que nous-mêmes, l’objet qu’elle présentait et l’obstacle qu’elle opposait à nos ambitions. Tant qu’il en a été ainsi, une grande poésie lyrique ne pouvait sortir chez nous des éléments ni des circonstances qui ailleurs la produisaient.


1. ANCIEN LYRISME FRANÇAIS.


Il était naturel que la femme, à qui, surtout en ce temps-là, l’action était interdite, vécût un peu plus de rêves et d’émotions et les épanchât en poésie. À la femme en effet se rapportent les origines de notre littérature lyrique : pour elle, et peut-être par elle, aux temps de la création vraiment spontanée et populaire, furent composées les chansons à danser et les chansons de toile [1].

Les chansons dont, aux xe ou xie siècle, les femmes et les jeunes filles de nos villages accompagnaient leurs « caroles », l’une d’elles chantant le thème fondamental en solo et les autres reprenant en chœur les refrains à intervalles plus ou moins rapprochés, ne nous sont point parvenues. Mais par quelques refrains d’un caractère ancien et populaire, qui leur ont sans doute appartenu, par les traces qu’elles ont laissées dans les refrains, les motets, les ballettes du xiiie et du xive siècle, par les poésies déjà littéraires qu’elles ont suscitées en Sicile, en Allemagne, en Portugal, l’érudition contemporaine a pu nous en donner une idée.

      Aalis tôt se leva
Bonjour ait qui mon cœur a
      Beau se vêtit et para,
      Dessous l’aulnoie.
Bonjour ait qui mon cœur a,
      N’est avec moi.

Toutes ces chansons ne parlent que d’amour ; c’est la jeune fille, joyeuse de sa jeunesse et d’être jolie, qui se vante d’avoir un ami, ou se plaint de ne pas en avoir ; qui veut épouser celui que ses parents lui refusent, ou refuse celui qu’ils lui donnent, et nous dit leur dureté. C’est la mal mariée, se lamentant de son vilain jaloux et brutal. Les rencontres, les rendez-vous, les départs, les absences, les abandons, les dangers, les surprises, les craintes et les ruses font la matière des émotions et des chansons. Mais la chanson n’est pas devenue une ode : ni le sentiment de la nature et la communication sympathique avec la vie universelle, ni la profonde et frémissante intuition des conditions éternelles de l’humaine souffrance, ni enfin l’intime intensité de la passion, et l’absorption de tout l’être en une affection, ne venaient élargir le couplet de danse en strophe lyrique. Cela restait grêle, léger et joli : un rythme vif, sautillant, aimable, merveilleusement apte à recevoir cette mousse de sentiments, qui débordent de l’âme sans l’emplir. Rien ici de fougueux, rien de l’ardente aliénation de tout le moi : c’est d’« amourettes » qu’il s’agit. L’amour contrarié souffre : c’est la révolte de la volonté, qui s’irrite de l’obstacle, plutôt que le cri de l’âme possédée et privée de son bien. La tendance positive et pratique de la race s’affirme ; la grande affaire est le plaisir. Les chanteurs nous font surtout l’histoire extérieure de leur amour : la situation prime tout, et ainsi la chanson prend un caractère dramatique et narratif. Il y en avait qui mettaient en scène les deux amants, ou bien la fille avec sa mère, la femme avec son mari : d’autres, comme celles d’Aalis ou de Robin, qui furent très populaires, étaient des histoires en couplets, des contes chantés, des romances.

C’étaient des romances aussi qui consolaient les femmes assises à filer dans l’écrasant ennui des jours monotones : belle Églantine « devant sa mère cousait une chemise » ; belle Amelot « seule en chambre filait ». Belle Amelot en chantant nomme son ami, et sa mère l’entend : belle Églantine ne nomme pas le sien ; mais à voir son « gent corps », sa mère ne peut douter qu’elle en ait un. Après plus ou moins de paroles, belle Églantine a son Henri, et belle Amelot son Garin. Belle Erembour à sa fenêtre voit passer le comte Renaud, qui l’a abandonnée. Elle l’appelle, se justifie de l’infidélité dont le soupçon l’avait éloigné. Voilà de quoi les chansons de toile entretenaient nos rudes aïeules : voilà ce qui enfiévrait leurs imaginations oublieuses de la pauvre et froide réalité. Ces vieilles romances anonymes [2], contemporaines des anciennes chansons de geste, nous offrent le même sentiment violent, grossier, sans nuances ni raffinement.

La chanson à danser, comme aussi la chanson de toile, se composait essentiellement de couplets et de refrains : selon l’agencement de ces deux parties, la reprise plus ou moins fréquente du refrain, et la distribution des vers qu’il enferme, il se forma différents genres, rondets, ballettes, virelis [3], d’où sortiront à la fin les poèmes à forme fixe du xive siècle, rondeaux, ballades et virelais. Il se forma d’autres genres selon la forme choisie, et selon la nature des accessoires employés pour particulariser le thème général : la séparation des amants, avertis du lever du jour par l’alouette, et plus tard par le veilleur, constitua l’aube, la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, qui souvent le refuse et parfois l’accepte, forma la pastourelle, dont les rythmes furent particulièrement vifs et gracieux. Il n’est pas sûr que ces deux derniers genres n’aient pas été importés du Midi au Nord : cependant la réalité a pu en fournir les thèmes, comme ceux des chansons à danser et des romances.

Il y eut aussi des chansons qui s’adressaient aux hommes et en traduisaient les sentiments : une chanson de croisade présente le plus ancien exemple qu’on ait des rimes enlacées [4]. Elle fut composée avant 1147, pour la seconde croisade. La pièce est curieuse, plus oratoire que lyrique, avec plus de raisonnement que de passion, et un emploi significatif du lieu commun moral :

    Comtes ni ducs ni les rois couronnés
    Ne se pourront à la mort dérober :
    Car, quand ils ont grands trésors amassés,
    Plus il leur faut partir à grand regret.
    Mieux leur valut les employer à bien :
    Car quand ils sont en terre ensevelis,
    Ne leur sert plus ni château ni cité.

Avec cette strophe et la pièce qui la contient ce sont les idées générales qui font leur entrée dans notre littérature : nous mettons le pied dans la voie qui mène à Malherbe.

Que serait-il sorti de ces premiers essais de notre poésie lyrique ?

Peu de chose peut-être, car il ne parait pas qu’on les ait fort estimés : on ne songea même pas à les recueillir. L’influence provençale vint, aux environs de 1150, interrompre le courant du lyrisme original de la France, et susciter chez nous une poésie artificielle et savante : mais en même temps, mettant les vers lyriques en honneur, elle contribua à sauver quelques débris de la production populaire des siècles antérieurs ; elle éveilla sur eux la curiosité qui les fit écrire et nous les a transmis.


2. INFLUENCE DU LYRISME PROVENÇAL.


Les femmes ont eu aussi une part considérable dans la création de la poésie provençale : bien plus encore que dans le Nord, elle fut leur œuvre, et reçut d’elles sa matière et son objet. Elle y eut cet avantage de rencontrer un état social qui leur donnait plus d’empire, et fit une loi de leur goût. Toutes les circonstances, au reste, en préparaient la riche et facile floraison : tandis que le baron du Nord, entre les murs épais de sa maussade forteresse, menacé et menaçant, ne rêvait que la guerre, les nobles du Midi, en paix et pacifiques sous deux ou trois grands comtes, riches, hantant les villes, épris de fêtes, la joie dans l’âme et dans les yeux, l’esprit déjà sensible au jeu des idées, et l’oreille éprise de la grâce des rythmes se faisaient une littérature en harmonie avec les conditions physiques et sociales de leur vie. Dans leur loisir, l’amour devenait une grande affaire, et pour plaire aux femmes, ils se polissaient, s’humanisaient, dépouillaient l’ignorance et la brutalité féodales. Ayant à compter plus d’émotions que d’actions dans leur vie, ils n’avaient pas tant besoin d’une épopée, mais ils créèrent naturellement une poésie lyrique.

À la fin du xie siècle se forma l’art des troubadours [5] : art subtil et savant, plus charmant que fort, plus personnel et plus passionné au début, plus large aussi et embrassant dans la variété de ses genres la diversité des objets de l’activité et des passions humaines, puis de plus en plus restreint au culte de la femme, à l’expression de l’amour, et dans l’amour de plus en plus affranchi des particularités du tempérament individuel, soustrait aux violences de la passion, aux inégalités du cœur, de plus en plus soumis à l’intelligence fine et raisonneuse, et encadrant dans des rythmes toujours divers des lieux communs toujours les mêmes. Telle qu’elle devint trop vile, avec sa technique compliquée et sa froide insincérité, avec l’insuffisance esthétique de son élégance abstraite et de sa banale distinction, que réparait la nature d’une langue chaude et sonore, la poésie provençale n’en avait pas moins un grand prix : c’était la première fois, depuis les Romains, que la poésie était un art, que le poète concevait un idéal de perfection formelle, et se faisait une loi de la réaliser en son œuvre.

Une autre nouveauté, et non moins considérable, c’était l’amour courtois. Don libre et gratuit, irréductible comme tel à la forme d’un devoir, l’amour est le bien souverain, principe, effet et signe de toute noblesse et de toute valeur. Il ne veut se donner qu’à la perfection, et il donne la perfection. Il ne peut naître que pour un objet excellent et dans un sujet excellent. Toute vertu y est enclose. L’amant à genoux, humble, dévot, ardent, reçoit la vie ou la mort de sa dame : il désire l’honneur et le bien de sa dame plus que sa vie propre : il a assez de bonheur, s’il aime : il est joyeux de souffrir, et accroît son mérite en souffrant. Il espère et désire, mais comme le chrétien espère ou désire le ciel, sans en faire le motif de sa dévotion.

Si on analyse le contenu de cette forme originale de l’amour dont les Provençaux ont enrichi la littérature, elle repose sur l’idée de la perfection conçue comme s’imposant à la fois à l’intelligence et à la volonté, devenant fin en même temps que connaissance, et sur la préférence désintéressée qui fait que le moi subordonne son bien au bien de l’objet aimé, selon l’ordre des degrés de perfection qu’il découvre en soi et dans l’objet. Ainsi les éléments intellectuels et moraux dominent dans l’amour courtois. Il n’est pas difficile de supposer que, l’identité des mots aidant, l’amour chrétien, aspiration éperdue vers le Dieu infini et parfait, désir affiné et subtilisé par le sentiment du néant de l’âme amoureuse devant l’incompréhensible objet de l’amour, ce sentiment de tendresse mystique a fourni le type de la dévotion galante de l’amant à sa dame.

« L’amour est une grande chose, un grand bien, qui rend tout fardeau léger… L’amour pousse aux grandes actions, et excite à désirer toujours une perfection plus haute… Rien n’est plus doux que l’amour, rien n’est plus fort, ni plus liant, ni plus large, ni plus doux, ni plus plein, ni meilleur an ciel ni sur la terre… L’amour vole, court, il a la joie. Il est libre et ne peut être retenu… L’amour surtout n’a pas de mesure, et s’exalte dans une ardeur sans mesure… L’amour ne sent point le poids ni la peine, il veut plus que sa force, et n’allègue jamais l’impossibilité, et se croit tout possible et tout permis… L’amour veille ; en dormant même il veille… Celui qui aime, sait la force de ce mot… On ne vit point sans douleur dans l’amour. Celui qui n’est pas fait à tout souffrir, et à faire la volonté de l’objet aimé, n’est pas digne du nom d’amant. »

Il n’y a pas un de ces mots par où l’imitation peint l’amour de Dieu, qui ne réponde à une des lois de l’amour courtois : tant les deux amours ne sont qu’une même essence ! Tandis que la poésie antique ne connaissait que la passion physique, et, pour rendre raison de la force de l’amour, regardait le désir allumé par Vénus dans la nature entière à la saison nouvelle, la poésie moderne, par une orientation toute contraire, assimilera l’amour humain à l’amour divin et en fondera la puissance sur l’infinie disproportion du mérite au désir. Même quand le terme réel de l’amour appartiendra à l’ordre le plus matériel et terrestre, la pensée et la parole s’en détourneront, et c’est à peine si, comme indice de ses antiques et traditionnelles attaches au monde de la sensation physique, il gardera ces descriptions du printemps, saison du réveil de la vie universelle ; encore ces descriptions seront-elles de moins en moins sincères et vivantes, et ne subsisteront-elles chez la plupart des poètes que comme une forme vide de sens, un organe inutile et atrophié. Quel rapport en effet ont-elles avec la qualité du sentiment dont elles introduisent l’expression ?

Mais il est à noter que si l’Infini, réalisé en l’image d’un Dieu personnel, et pourtant conçu en son incompréhensible et inimaginable essence, peut contenter l’âme qui s’y élance et s’y absorbe, il n’en va pas tout à fait de même de l’amour humain. Comme l’amour parfait des mystiques ne saurait être l’état du commun des fidèles, et les dégraderait plus qu’il ne les élèverait, s’ils essayaient d’y atteindre, ainsi le pur amour des Provençaux ne saurait être à la portée que d’une rare élite. Quel est l’objet qui paraîtra digne, le sujet qui sera capable d’une telle dévotion ? Aussi, à l’ordinaire, nos amants resteront bien loin des ardeurs qui échauffent chaque ligne de l’Imitation : leur dame ne sera que l’idée de la dame, leur passion ne sera que l’idée de la passion ; tout se passera dans leur tête, en constructions abstraites, non dans leurs cœurs en vivantes émotions. Et tout sera dans leurs vers artificieuse rhétorique et invention verbale.

Néanmoins il fallait insister sur cette création de poètes provençaux. Car leur amour courtois, c’est l’amour romanesque, et l’amour romanesque, c’est ce qui a rempli notre littérature pendant quatre ou cinq siècles : hors de là, il n’y a que l’amour gaulois, positif, vaniteux et jovial. À travers les romans chevaleresques et pastoraux, les élégies et les tragédies, la conception des troubadours s’étalera, s’épanouira, jusqu’à ce qu’elle rencontre ses formules définitives, philosophique dans Descartes et poétique dans Corneille, qui en feront saillir un élément de vérité. Elle ne sera délogée et reléguée entre les conventions surannées que par Racine, qui retrouvera l’amour douloureux, l’antique désir, enveloppé et compliqué de tout ce que quinze ou vingt siècles ont ajouté au fond naturel de l’homme.

Nos hommes du Nord, quand ils connurent la poésie provençale, furent étonnés, éblouis, charmés : fond et forme, tout était pour eux une révélation. La communication ne se fit pas d’abord, comme on pouvait s’y attendre, par les provinces du centre. Elle se fit par l’Orient ; ce fut en Terre Sainte à la croisade, que la Flandre et la Provence, la Lorraine et le Languedoc se rencontrèrent. Ainsi s’explique que les premiers protecteurs et les premiers imitateurs que la poésie méridionale obtint en deçà de la Loire, soient du Nord et de l’Est. Avec Aliénor d’Aquitaine, qui fut mariée successivement aux rois de France et d’Angleterre, les troubadours et leur art envahirent les provinces de langue française : quand les deux filles d’Aliénor et de Louis VII eurent épousé les comtes de Champagne et de Blois, Reims et Blois, avec Paris, devinrent des centres de poésie courtoise. Dans les dernières années du xiie siècle, et le commencement du xiiie, l’imitation des Provençaux fleurit : c’est le temps de Conon de Béthune, de Blondel de Nesles, de Gace Brûlé, du Châtelain de Coucy, de Thibaut de Navarre [6]. Cependant, après un siècle de vogue à peu près, le lyrisme savant décline ; nos barons se refroidissent et le délaissent ; mais, comme il était arrivé pour l’épopée, les bourgeois avaient recueilli l’art qui perdait la faveur des nobles, et lui assurent une prolongation de vie : dans les communes picardes, à Arras, Bodel, Moniot, Adam de la Halle l’ont durer la poésie courtoise jusqu’aux dernières années du xiiie siècle.

Elle n’avait guère vécu que d’une vie factice, n’ayant pas eu la bonne fortune de rencontrer un de ces esprits en qui elle se fût transformée, de façon à devenir une forme nécessaire du génie national. Elle ne fut chez nos trouvères qu’une doctrine apprise, science, comme dit Montaigne, logée au bout de leurs lèvres, vaine et froide idéalité, aristocratique dessin d’une vie élégante, dont l’élégance consiste à exclure les sentiments naturels et à s’abstraire des conditions réelles de la vie. Car, dans le riche et délicat Midi, cette doctrine répondait encore à quelque réalité, à un certain ordre de relations établi entre les hommes et les femmes : mais, dans notre Nord, si rude et si brutal, loin d’avoir son fondement dans la vie, elle restait absolument irréelle, idéale et didactique. Si l’on pouvait faire ici un examen détaillé des œuvres, on aurait à signaler quelque sincérité chez nos plus anciens poètes, et l’on distinguerait, avec M. Jeanroy, dans les vers d’Hugues de Berzé ou de Conon de Béthune quelques nuances de leur tempérament. Mais ces empreintes de la personnalité sont bien légères, et cessent vite : et, au contraire, le trait le plus sensible de notre lyrisme savant, c’est combien du premier au dernier jour il n’a été que fade convention, monotone recommencement et méthodique exploitation de thèmes communs. Il semble reposer tout entier sur cette gageure, de ne donner à la poésie aucun point d’appui ni dans la réalité extérieure ni dans la conscience intime. On fit d’abord quelques chansons de croisade, ou des chansons politiques : mais bientôt nos trouvères se réduisirent à l’amour, entendons à l’idée de l’amour et aux délicates déductions de cette idée. Toutes leurs dames sont pareilles : ou plutôt c’est la même dame qu’ils célèbrent, « la bien faite au vis clair », la définition de la dame parfaite en beauté, sens et vertu. Toutes leurs passions sont pareilles : ou plutôt ils se servent tous sans passion de la même formule de la passion.

Ils ont beaucoup d’art, et n’ont même que de l’art : on n’oserait dire que ce sont vraiment, des artistes. Ils ont une notion insuffisante, erronée même, de l’art et de la beauté. Ils font consister l’art et la beauté dans la difficulté et dans la rareté : ils font de la poésie un exercice intellectuel. Leurs chansons, saluts d’amour, tensons et jeux-partis [7] qui sont les genres qu’ils empruntent aux Provençaux, sont des formes compliquées qu’il faut analyser pour les admirer : leurs rythmes subtils, toujours différents, laborieusement renouvelés dans chaque pièce [8], sont parfois expressifs, mais le plus souvent ils sollicitent la réflexion à les décomposer ; plus intelligibles que sensibles, ils appellent le jugement de l’homme de métier, échappant au sens populaire ou le déconcertant. On ne saurait faire abstraction de l’opération intellectuelle, qui les a formés : c’est à elle que va l’estime ou l’admiration.

Nul sentiment aussi et nul amour de la nature : point de vision ni d’expression pittoresque des formes sensibles. Au début, des variations souvent banales, parfois gracieuses sur le joli mois de mai et les oisillons qui s’égaient au renouveau : quelques métaphores ou comparaisons peu neuves, point personnelles, et qui servent à tout le monde. C’est tout, et ce tout ne dure guère. À partir de Gace Brûlé, l’image est comme pourchassée, exclue, excommuniée : le concept, intellectuel, abstrait, règne seul et souverain. L’invention subtile, l’agencement ingénieux, le raisonnement serré, l’esprit fin ou piquant, voilà ce qu’on estime et ce dont se piquent nos trouvères. Dès Conon de Béthune, le tour dialectique et oratoire est sensible [9]. Gace Brûlé, le Châtelain de Coucy, Thibaut de Navarre, dissertent, analysent ; ils font des discours ou des causeries. Ils sont remarquables de netteté sèche et spirituelle. Évidemment, ils ne sont pas poètes, ils n’ont pas l’âme lyrique, et les facultés discursives prédominent en eux. Leur affaire est de jouer avec des idées : jeu bien français.

Aussi trouvent-ils sans peine — à la suite, du reste, de leurs maîtres — ce qu’on appellera par la suite pétrarquisme ou préciosité. Cela résulte naturellement de l’application de leur réflexion à leur conception de l’amour. De là aussi l’emploi qu’ils font de l’allégorie : ayant éliminé toutes les réalités de leur poésie, ils font de leurs concepts des réalités, et leur attribuent toutes les formes, qualités et propriétés des choses concrètes. Ils résolvent ainsi à leur façon, par leur rhétorique, le grand problème que la philosophie scolastique avait posé : entre les réalistes et les nominalistes, dont ils ignoraient sans doute les débats, ils se déclaraient spontanément réalistes. La nécessité à laquelle la poésie ne peut se soustraire d’être forme et mouvement, projette dans le désert de cette poésie où ni la nature ni la vie ne pénètrent, tout un peuple d’abstractions qui ont charge d’imiter les formes de la nature et le mouvement de la vie : Prix, Soulas, Franchise, Merci, Doux-Semblant, Orgueil viennent s’ébattre et combattre sur le terrain où jadis les Catulle et les Properce se montraient eux-mêmes, jetant les cris de leurs âmes blessées et montraient leurs Lesbia et leurs Cintia, non des idées de femmes, mais de vrais cœurs et de vrais tempéraments de femmes.

Dans le lyrisme savant, en résumé, rien n’est populaire, ni fond, ni forme ; par le raffinement des pensées, par l’artifice des vers, ces œuvres procèdent d’une essentielle aversion pour le vulgaire naturel : au bon sens, elles substituent l’esprit, et se proposent le plaisir d’une élite d’initiés, non l’universelle intelligibilité.

  1. Textes : K. Bartsch, Romanzen und Pastourellen (1870, in-8) – À consulter : A. Jeanroy, les Origines de la poésie lyrique en France au moyen âge, Paris, Hachette, 1889, in-8. G. Paris, les Origines de la poésie lyrique en France au moyen âge. Paris, Hachette, 1889, in-8. G. Paris, les Origines de la poésie lyrique en France, Journal des Savants, nov., déc. 1891, mars et juillet 1892.
  2. Je ne m’occupe pas des imitations plus que médiocres qui furent composées au xiiie siècle par Audufroi le Bâtard.
  3. Voici les formules principales de tous ces genres : les majuscules désignent les refrains ; les minuscules correspondantes aux majuscules indiquent des vers construits par les mêmes rimes que les refrains. Chansons de toile : aaaB, aaaBB ; moins anciennement, aaabB, aaabAB ; etc. – Chansons à danser : aaabCB, aaabAB, etc. « La forme la plus habituelle était un couplet monorime suivi d’un refrain qui y était rattaché d’une façon quelconque : le nombre des couplets était indéterminé. » — Rondets : aAabAB (cf. la chanson citée p.79). Le refrain était chanté au début de la pièce ; le nombre des couplets est indéterminé. – Ballettes : 3 couplets, suivis de refrains : refrains chantés au début de la pièce : ababbcCC ; abababaACA ; etc. L’entrelacement des rimes est emprunté aux chansons savantes. – Virelis : tient du rondet et de la ballette : ABccabAB.
  4. On la trouvera dans Crépet, t. I, p. 38.
  5. Éditions : Raynouard, Choix des poésies originales des Troubadours, Paris, 1818 et suiv., 6 vol. in-8 ; K. Bartsch, Chrestomathie provençale, 4e édit., Elberfeld, 1880, in-8. – À consulter : Fr. Diez, la Poésie des Troubadours, trad. p. le baron F. de Roisin, Paris et Lille, 1845, in-8 ; A. Thomas, Francesco da Berberino, in-8, 1883.
  6. Biographie : Conon de Béthune prit part à deux croisades, en 1189 et en 1199. Dans cette dernière, il fut un des diplomates et des orateurs de l’armée, avec Villehardouin, qui en parle avec estime. Il mourut en 1224. – Blondel de Nesles vécut dans la fin du xiie siècle : on ne sait rien de sa vie. – Gace Brûlé, chevalier champenois, commença à écrire dans les vingt dernières du xiie siècle. Il alla dans sa jeunesse (avant 1186) en Bretagne : c’est là qu’il fit la jolie chanson : les Oisillons de mon pays – ai ois en Bretagne. Il mourut après 1220. – Le Châtelain de Coucy paraît avoir été Gui II, mort en 1201, qui prit part aussi à la quatrième croisade. L’histoire de ses amours avec la dame de Fayel est toute romanesque. – Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre (1201-1253), prit part à la croisade contre les Albigeois et à la révolte des grands vassaux contre la régente Blanche de Castille. La tradition qui le fait amoureux de cette reine ne repose sur aucune donnée sérieuse. – Éditions : Dinaux, Trouvères, jongleurs et ménestrels du nord de la France et du midi de la Belgique, Valenciennes et Paris, 1837 – 63, 4 vol. in-8, Scheler, Trouvères belges, Bruxelles, 1876-1879, 2 vol. in-8 ; Tarbé, les Chansonniers de Champagne, Reims, 1850, in-8. Chansons de Thibaut IV, Reims, 1851, in-8 ; les Œuvres de Blondel de Nesles, Reims, 1862, in-8 ; Fath, Die lieder des Castellan von Coucy, Heidelberg, 1883, in-8 ; A. Wallenskold, éd. De Conon de Béthune, Helsingfors, 1891, J. Brakelmann, Les plus anciens chansonniers français, Paris, 1891. – À consulter : Hist. Litt. De la Fr., t. XXIII. A. Jeanroy, De nostratibus medii ævi poetis qui primum lyrica Aquitaniæ carmina imitati sint., Hachette, 1890.
  7. Les chansons sont composées de 5, 6 ou 7 strophes triparties (2 + 2 + 1, 2 + 2 + 2, 2 + 2 + 3) ; cette tripartition était marquée souvent par la répétition des rimes dans deux ou trois strophes successives. La tripartition existe aussi dans la strophe : les vers se répartissent en trois groupes dont les deux premiers se font pendants. – Le Salut d’amour est « une épitre dont la forme est variable et qui se présente même souvent en vers octosyllabiques rimant deux à deux. » (G. Paris). – La tenson, peu employée par les trouvères, est un débat où deux poètes composent alternativement chacun une strophe. Parfois le poète se donne pour adversaire un personnage fictif et allégorique. Le jeu-parti est un débat aussi, où le premier poète offre à son confrère deux opinions contradictoires à choisir, et soutient celle dont l’autre n’a pas voulu : la décision est laissée à un ou deux arbitres nommés dans l’envoi.
  8. Ils ne doivent même pas se répéter eux-mêmes. Au reste, la plus mince et imperceptible différence suffit.
  9. Je n’en veux pour preuve que la fameuse Chanson de croisade : « Ah ! amour, bien dure départie — Me conviendra faire de la meilleure — Qui onques fut aimée ni servie ! » M. Jeanroy trouve la pièce brûlante. Le début a du sentiment, j’en conviens : mais la suite est un discours moral, à la mode de nos odes classiques. Qu’on en juge :

            Pour lui m’en vais soupirant en Syrie,
            Car je ne dois trahir mon Créateur :
            Qui lui faudra en si pressant besoin,
            Sachez que Dieu lui faudra en plus grand
            Et sachent bien les grands et les petits,
            Que là doit-on faire chevalerie.
            Où l’on conquiert honneur et paradis,
            Et prix et los, et l’amour de s’amie.