Histoire de la littérature française (Lanson)/Première partie/Introduction

Librairie Hachette (p. 1-17).


INTRODUCTION
ORIGINES DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE


Le xe siècle. Premiers textes littéraires[1]. — 1. Celtes, Romains, Germains : éléments et formation de la langue et de la race. Caractère de l’ancien français : dialectes. Vue générale du développement de la langue. — 2. Caractère de la race. — 3. Causes générales qui diversifient les œuvres littéraires. Séparation de la société laïque et de la société cléricale au moyen âge. Différences provinciales. Inégalités sociales. Enrichissements successifs de l’esprit français. — 4. La France du xe siècle. Physionomie générale du moyen âge.

L’humble Séquence de sainte Eulalie, décalque d’un chant d’église latin, n’offre, malgré l’emploi du vers assonancé, guère plus de valeur ni d’intention littéraires que les fameux Serments de Strasbourg, et n’intéresse aussi que l’histoire de la langue française (fin du ixe siècle). Mais dans la seconde moitié du xe siècle, en même temps que s’établit la dynastie capétienne à qui il appartiendra de faire l’unité française, au moment où la terre féodale commence à se hérisser de châteaux forts, où les architectes romans vont dresser au milieu des villes les masses des grandes églises voûtées, avec la vie nationale s’éveille la littérature nationale : un court poème sur la Passion, une Vie de saint Léger, un peu plus de trois cents vers, voilà les plus anciens monuments de notre poésie, qui, chez nous comme partout, a précédé la prose. Ce n’est rien ou c’est peu de chose, que cette Vie de saint Léger [2] : un mince filet de narration, naïve, limpide, presque plate et presque gracieuse en sa précision sèche. Mais c’est le premier essai de cette intense invention littéraire que dix siècles n’ont pas sans doute encore épuisée : et surtout, il n’y a pas à s’y tromper, c’est quelque chose déjà de bien français.


1. ELEMENTS ET DÉVELOPPEMENT DE LA LANGUE.


Qu’est-ce donc que cette âme française, cette chose nouvelle qui se révèle dans cette littérature naissante ? c’est l’affaire des historiens de nous l’expliquer en détail : deux mots suffisent ici. Il a fallu, pour produire cette pauvre forme d’embryon, il a fallu que la population gallo-celtique de la Gaule fût réduite sous la loi de Rome, qu’elle prit les mœurs, la culture, la langue de ses vainqueurs, que l’empire romain et la culture latine, formes vénérables et vermoulues, tombassent eu poussière au contact, non hostile, mais brutal, des barbares, et que les Francs, fondus dans la masse gallo-romaine, y determinasent cet obscur travail, d’où sortirent ces deux choses, une race, une langue française.

La langue, on la connait. Nous n’avons ici qu’a nous représenter les principaux moments d’une évolution qui dura neuf siècles. Les trois facteurs de notre race ont mis leur empreinte, bien inégalement, sur la langue. Rome, après la conquête, importe chez nous ses lois, sa langue, ou plutôt ses langues : elle installe dans les prospères écoles, elle déploie dans l’abondante littérature de la Gaule romaine sa sévère langue classique, ennoblie d’hellénisme, solidement liée par les rigoureuses lois de sa syntaxe et de sa prosodie ; elle livre à la masse populaire le rude, instable, usuel parler de ses soldats, de ses marchands et de ses esclaves, ce latin que, dès le temps d’Ennius, la force de l’accent et de vagues tendances analytiques commençaient à décomposer. Le celtique est supplanté, repoussé au fond des campagnes, où il végète de plus en plus obscurément, perdant du terrain chaque jour, jusqu’à ce qu’il disparaisse enfin sans bruit aux environs du vie siècle. On n’aperçoit pas où en était le latin populaire quand la Gaule le reçut, ni ce qu’en firent ces bouches et ces esprits de Celtes pendant les siècles de la domination romaine : on ne peut mesurer à quel point les habitudes intimes et comme l’âme de la langue celtique s’insinuèrent dans le latin gallo-romain.

Viennent les barbares, et cette brillante façade de la civilisation impériale est jetée à bas : tout ce qui fermentait et évoluait sous l’immobilité stagnante de la langue artificielle des lettrés est mis à découvert. Dès lors le travail de la formation du français se fait au grand jour. Un jour vient où dans le latin décomposé, désorganisé, se dessine un commencement d’organisation sur un nouveau plan ; un jour vient où les hommes qui le parlent s’aperçoivent qu’ils ne parlent plus latin : le roman est né ; c’est-à-dire en France, le français. Les terminaisons latines sont tombées ; les mots se sont ramassés autour de la syllabe accentuée ; le sens des flexions s’est oblitéré, réduisant la déclinaison à deux cas. Dans sa forme indigente de langue synthétique dégénérée, l’ancien français enveloppe et manifeste déjà un génie analytique : organisme mixte qui relie les formes extrêmes, et nous aide à passer du latin, si riche des six cas de sa déclinaison, au français moderne qui n’en a pas.

L’apport des Francs est représenté par quelques centaines de mots, qu’ils ont jetés dans la langue gallo-romaine. Car, à peine maîtres du pays, ils se sont mis à parler le latin, comme l’Église, qui les baptisait. S’ils en ont précipité la décomposition, ils ne l’ont sensiblement modifiée ni dans sa marche, ni dans ses résultats.

Dans la barbarie croissante des chroniques et des chartes mérovingiennes, on voit le latin se défaire. Au viiie siècle le roman apparait : trois mots répétés par le peuple du diocèse de Soissons pendant que les clercs prient en latin pour le pape et l’empereur. Puis c’est la liste de mots du glossaire de Reichenau, ce sont les Sermenis de Strasboury (842), la Séquence de sainte Eulalie (vers 880). La langue est faite, et apte à porter la littérature. Création spontanée du peuple, elle est à son image et pour son besoin : langue de la vie quotidienne, de l’usage pratique et de la sensation physique, langue de rudes soldats, de forts paysans, qui ont peu d’idées et ne raisonnent guère. À mesure que la pensée et la science élargissent ces étroits cerveaux et en éveillent l’activité, à mesure aussi que les lettrés prennent l’habitude d’user de la langue vulgaire, la première provision de mots préparée par le peuple ne suffira plus. On ira reprendre dans le riche fond de la latinité ce que l’on y avait d’abord laissé ; et les mots savants viendront presque dès le premier jour s’ajouter aux mots populaires : de ces deux classes de mots, formés ceux-ci sous l’influence et ceux-là hors de l’influence de l’accent latin, ceux-ci par la bouche et l’oreille du peuple, et ceux-là par l’œil des scribes, de ces deux classes se fera une langue plus riche, plus souple, plus fine, plus intellectuelle. Mais celle qui vient de naître au xe siècle, rude et raide, toute concrète, impuissante à abstraire, a déjà la netteté, la clarté, la rapidité, et cette singulière transparence qui, la condamnant à tirer toute sa beauté des choses qu’elle exprime, lui confère le mérite de l’absolue probité.

Dans l’âge moderne, les frontières de l’État sont à peu près les limites de la langue, et l’instrument littéraire est le même pour les Français du Nord et du Midi. Cette langue nationale unique se superpose aux patois locaux, plus ou moins distincts, dégradés, ou vivaces, auxquels parfois le caprice individuel ou le patriotisme provincial rendent artificiellement une existence littéraire. Il n’en était pas ainsi au moyen âge.

Comme à travers les diverses régions de l’empire romain, le latin, dans la bouche de populations très diverses, se corrompit diversement, et comme il se ramifia en tout un groupe de langues de plus en plus divergentes, en France aussi ce ne fut pas une langue qui sortit du latin : mais, des Pyrénées à l’Escaut et des Alpes à l’Océan, s’échelonna une incroyable variété de dialectes, qui s’entretenaient et se dégradaient insensiblement, chacun d’eux ayant quelques particularités communes avec ses voisins et les reliant.

Ces dialectes se groupent en deux langues, langue d’oc et langue d’oïl, provençal et français, dont les domaines seraient séparés à peu près par une ligne qu’on tirerait de l’embouchure de la Gironde aux Alpes en la faisant passer par Limoges, Clermont-Ferrand et Grenoble. Donc la primitive province romaine et tout ce vaste bassin de la Garonne où le premier élément de la race est fourni par un fond indigène de population non celtique mais ibère, d’autres régions encore, comme l’Auvergne et le Limousin, presque la moitié de la France ne parlait pas français, et ne produisit pas au moyen âge une littérature française. Nous n’aurons pas à étudier la littérature de langue d’oc, bien qu’elle ait vécu surtout sur le territoire français : non plus que nous n’étudions la littérature gallo-romaine ou les écrits latins de notre moyen âge. La poésie provençale ne devra nous arrêter, comme toutes les littératures de langue étrangère, qu’autant qu’elle aura exercé quelque influence capable de modifier le cours de la véritable littérature française.

Au nord de la ligne idéale dont on vient de parler, toute la Gaule romaine à peu près appartient au français, un peu diminuée pourtant au Nord-Est, où les invasions barbares ont fait avancer le tudesque au delà du Rhin jusque vers la Meuse et les Vosges, et à l’Ouest, où les Bretons chassés de Grande-Bretagne par la conquête anglo-saxonne ont rendu au celtique une partie de l’Armorique. Les nombreux dialectes étroitement apparentés qui se distribuent sur ce territoire constituent ce qu’on appelle le français : ils se répartissent en cinq groupes, dont les frontières ne sont pas nettement marquées : le dialecte du Nord-Est, ou picard ; celui de l’Ouest, ou normand, celui du Centre-Nord, ou poitevin, celui de l’Est, ou bourguignon, enfin, au milieu, le dialecte du duché de France, le français proprement dit. Tous ces dialectes sont d’abord égaux, et souverains chacun en son domaine : ils s’équivalent comme instruments littéraires, et l’emploi de l’un par préférence aux autres dans un ouvrage révèle seulement l’origine de l’écrivain. Mais ils eurent des fortunes inégales et diverses selon la grandeur du rôle politique qui échut aux pays où ils étaient parlés. Le français, langue du domaine royal, s’étendit avec lui, et suivit le progrès de la monarchie capétienne ; dès la fin du xiie siècle, les beaux seigneurs de France se moquaient de l’accent picard de Conon de Béthune. Insensiblement l’unité politique devenant plus étroite et plus réelle, la littérature d’autre part se faisant de moins en moins populaire, Paris dut à ses rois et à son université d’être le centre intellectuel du royaume. Les dialectes frères du français furent peu à peu délaissés, et, ne servant plus à la littérature, descendirent au rang de patois, tellement avilis et dégradés, que souvent on les a pris pour du français corrompu : leur déchéance fut très insuffisamment compensée par la cession qu’ils firent au français d’un certain nombre de formes qui leur étaient propres.

La terrible croisade des Albigeois fut un grand événement littéraire autant que politique et religieux : elle porta d’un coup la langue française jusqu’aux Pyrénées et jusqu’à la Méditerranée. Le provençal resta le parler du peuple : mais la littérature provençale périt, pour ne ressusciter qu’après plusieurs siècles, et sans jamais reprendre son ancienne vigueur. Puis de tous les côtés, sur toutes les frontières, à mesure que les rois rattachaient de nouveaux territoires à leur couronne, la langue française faisait, elle aussi, des conquêtes, disputant leur domaine avec plus ou moins de succès tantôt au celtique, tantôt à l’allemand, tantôt à l’italien, et tantôt au basque : de langue officielle et administrative, tendant partout à être langue de la littérature et des classes cultivées.

Il faut noter aussi son expansion hors des limites de l’ancienne Gaule, et ses conquêtes, parfois temporaires, en lointain pays. Pendant un temps, l’Angleterre, l’Italie méridionale et la Sicile appartiennent à la langue d’oïl : une riche littérature de langue française s’épanouit des deux côtés de la Manche dans les possessions des successeurs de Guillaume le Conquérant, et le Jeu de Robin et Marion fut écrit au xiiie siècle pour divertir la cour française de Naples. Même en Terre-Sainte, à Chypre, en Grèce, le français eut un règne éphémère : et notre langue s’enrichissait en terre byzantine ou sarrasine de monuments tels que la Chronique de Villehardouin et les Assises de Jérusalem.

Encore aujourd’hui, la langue française déborde les frontières françaises. Elle occupe, depuis les origines, certaines régions de la Belgique et de la Suisse : et ces deux états ont développé, à côté de notre littérature nationale, des littératures de langue française aussi, robustes et modestes, qui, dans leur longue durée, ont eu parfois des heures brillantes [3].

Dans l’époque moderne, la Révocation de l’Édit de Nantes a jeté en Hollande un petit monde de théologiens érudits et militants, qui firent pour un temps de ce pays étranger un grand producteur de livres et de journaux français. Les entreprises coloniales portèrent notre langue plus loin encore. Elle s’établit au Canada et poussa de si profondes racines, qu’après un siècle et plus de domination anglaise, elle s’est maintenue dans sa pureté et dans sa dignité, apte même à la production littéraire. Elle s’est implantée dans nos colonies d’Afrique et d’Amérique, dont la contribution à la littérature n’est pas insignifiante, si, de là, sont venus Parny et M. Leconte de Lisle, sans compter Alexandre Dumas, fils d’un mulâtre de Saint-Domingue.

Je ne parle point d’une expansion d’un autre genre : celle où la littérature porte la langue avec elle au lieu de la suivre, celle qui résulte de l’éclat de la civilisation française et de l’influence intellectuelle exercée à l’étranger par nos écrivains. Dès le moyen âge, la séduction de nos idées et de nos écrits fait délaisser à des étrangers leur langue nationale pour la nôtre ; le Florentin Brunetto Latino, au xiiie siècle, se fera une place parmi les prosateurs français comme au xviiie le Napolitain Galiani et le Prussien Frédéric.

Enfin, pour achever de caractériser le développement de la langue française, elle fera incessamment, en France même, une lente conquête, celle des provinces, non plus du territoire mais de la pensée, conquête intérieure, et non la moindre, car c’est celle-là surtout qui l’enrichira et l’élèvera. Elle disputera au latin les matières de science haute et ardue ; elle prétendra au privilège de traduire les plus graves et les plus nobles idées : histoire, morale, philosophie, théologie, science, tous les genres lui appartiendront un jour, et son extension coïncidera avec l’étendue de l’esprit français. Mais il faudra des siècles pour mener à bien cette conquête qui ne sera vraiment achevée qu’au siècle de Louis XIV.


2. CARACTÈRE DE LA RACE.


Il ne nous appartient pas — et il serait sans doute infructueux — de rechercher ce qui nous est parvenu du sang ou de l’humeur de nos aïeux celtes et gaulois, dans quelle mesure précise, de quelle façon la conquête romaine et l’immigration franque ont modifié le tempérament de la race, où s’étaient déjà mêlés plusieurs éléments. César et Strabon nous font un portrait des Gaulois de leur temps, où certains traits nous permettent de nous reconnaître : le courage bouillant et inconsidéré, le manque de patience et de ténacité, la soudaineté et la mobilité des résolutions, l’amour de la nouveauté, un certain sens pratique, et la pente à se mêler des affaires d’autrui pour la justice, le goût de la parure et de l’ostentation, celui de la parole et de l’éloquence, tout cela est français, si l’on veut, autant que gaulois. Mais au delà des ressemblances d’humeur, si l’on veut saisir la filiation intellectuelle, on se trouve singulièrement embarrassé. Ou les Gallo-Celtes qui habitaient notre pays ne ressemblaient guère aux Celtes de Grande-Bretagne et d’Irlande, ou leurs descendants de France ne leur ressemblent guère. Car un abime sépare aujourd’hui le génie celtique[4] de l’esprit français.

Il serait aussi téméraire de rechercher dans l’éloquence et dans la poésie gallo-romaines une première ébauche du goût français. Car il s’en faut que, dans la latinité de l’époque impériale, les écrivains gaulois fassent un groupe aussi tranché, aussi caractérisé que les Espagnols et surtout les Africains, et l’on ne trouverait rien chez eux qui ne se rencontre fréquemment chez des Italiens ou chez des Grecs : tout ce qu’il est permis d’inférer de la littérature gallo-romaine, c’est l’aptitude et le goût de la race pour l’exercice littéraire.

Quant aux Francs, ce n’est pas par ce qu’ils ont mis en nous de l’esprit germanique que leur action se marque. Ils ont moins déformé qu’excité le tempérament gallo-romain. Ils agirent comme un puissant réactif, ajoutant sans doute aux éléments celtique et latin, mais surtout les forçant à se combiner, à s’organiser en une forme nouvelle : en leur présence, et à leur contact, se forma, se fixa ce composé qui sera la nation française, composé merveilleux, où l’on ne distingue plus rien de gaulois, de romain ni de tudesque, et dont on affirmerait l’absolue simplicité, si l’histoire ne nous faisait assister à l’opération qui l’a produit.

Notre nation, ce me semble [5], est moins sensible que sensuelle et moins sensuelle qu’intellectuelle : plus capable d’enthousiasme que de passion, peu rêveuse, peu poétique, médiocrement artiste, et, selon le degré d’abstraction et de précision que comportent les arts, plus douée pour l’architecture que pour la musique [6], curieuse surtout de notions intelligibles, logicienne, constructive et généralisatrice, peu métaphysicienne ni mystique, mais positive et réaliste jusque dans les plus vifs élans de la foi et dans les plus aventureuses courses de la pensée. Elle poursuit la précision jusqu’à la sécheresse, et préfère la clarté à la profondeur. Parce que le moi est la réalité la plus immédiatement saisissable, la plus nettement déterminée (en apparence du moins), non par vanité seulement, elle s’y attache, elle s’y replie, et dans ce qui frappe ses sens, comme dans ce qu’atteint sa pensée, elle tend naturellement à chercher surtout les relations et les manifestations du moi : n’excédant guère la portée des sens ou du raisonnement, cherchant une évidence pour avoir une certitude absolue, dogmatique et pratique à la fois, objectivant ses conceptions, et les érigeant en lois pour les traduire en faits : sans imagination que celle qui convient à ce caractère, celle qui forme des enchaînements possibles ou nécessaires, l’imagination du dessin abstrait de la vie, et des vérités universelles de la science. Race de bon sens, parce que l’intelligence, les idées la mènent, elle est inconstante et légère, parce qu’elle n’a guère de passions dont le hasard de ses raisonnements ne change l’orientation, elle paraît aventureuse et folle, quand ses déductions et ses généralisations la heurtent à l’implacable réalité des intérêts et des circonstances. Race plus raisonnable que morale, parce qu’elle est gouvernée par la notion du vrai plutôt que du bien, plus facile à persuader par la justice que par la charité ; indocile, même quand elle est gouvernable, tenant plus à la liberté de parler qu’au droit d’agir, et encline à railler toujours l’autorité pour manifester l’indépendance de son esprit : elle a le plus vif sentiment de l’unité, d’où vient que la tolérance intellectuelle lui est peu familière, et qu’elle est moutonnière, esclave de la mode et de l’opinion, mais tyrannique aussi, pour imposer à autrui la mode et l’opinion, chacun voulant ou penser avec tout le monde ou faire penser tout le monde avec soi. Race enfin discoureuse, conteuse, sociable, tempérant par la vanité le goût des idées générales et par le désir de plaire l’âpreté du dogmatisme.

La forme dégradée du type français, c’est l’esprit gaulois, fait de basse jalousie, d’insouciante polissonnerie et d’une inintelligence absolue de tous les intérêts supérieurs de la vie ; ou le bon sens bourgeois, terre à terre, indifférent à tout, hors les intérêts matériels, plus jouisseur que sensuel, et plus attaché au gain qu’au plaisir. Sa forme frivole, c’est l’esprit mondain, creux et brillant, mousse légère d’idées qui ne nourrit ni ne grise. Sa forme exquise, c’est cet esprit sans épithète, fine expression de rapports difficiles à démêler, qui surprend, charme, et parfois confond par l’absolue justesse, où l’expression d’abord fait goûter l’idée, où l’idée ensuite entretient la fraîcheur de l’expression. Enfin, la forme grave et supérieure de notre intelligence, c’est l’esprit d’analyse, subtil et fort, et la logique, aiguë et serrée : le don de représenter par une simplification lumineuse les éléments essentiels de la réalité, et celui de suivre à l’infini sans l’embrouiller ni le rompre jamais le fil des raisonnements abstraits ; c’est le génie de l’invention psychologique et de la construction mathématique. Voilà les ressources et les dispositions principales que l’esprit français apporte pour faire sa littérature, sans parler des autres caractères qui se rapportent moins directement à cet objet : voilà les traits principaux et permanents qu’il a dégagés pendant dix siècles d’intense production littéraire. Nous les verrons apparaître successivement, groupés de diverses façons, plus ou moins distincts ou engagés dans la complexité des formes individuelles.


3. CAUSES GENERALES DE DIVERSITE LITTÉRAIRE.


Négligeons la variété des tempéraments personnels : nous aurons à définir les principaux dans le cours de cette étude. Trois principales influences diversifient le fond commun de l’esprit français dans les œuvres de notre littérature : la classe sociale, l’origine provinciale, le moment historique.

Quand nait la littérature française, la société déjà n’est plus homogène : une première séparation y a créé deux mondes distincts, celui des clercs et celui des laïcs. L’importance du premier dans la vie nationale est mal représentée par la place qu’il occupe dans la littérature française, quoiqu’il lui ait fourni plusieurs de ses chefs-d’œuvre les plus considérables, et certains genres même, qui n’ont pas d’analogie dans les littératures anciennes, comme l’éloquence religieuse. Mais on conçoit sans peine que la société cléricale, en vertu du principe qui régit son activité et lui fixe son objet, ne fasse œuvre de littérature que par exception, ou par accident ; elle a autre chose à faire en général, que de réaliser la beauté pour le plaisir de l’esprit.

Mais de plus, au moyen âge, l’Église à sa langue qui n’est pas la langue française : elle parle, elle écrit le latin ; du moins ne confie-t-elle au français que les moindres manifestations de sa pensée, les plus vulgaires ou qui avaient le plus besoin d’être vulgarisées. Souvent aussi, elle écrit en latin ce qu’elle a dit en français : aussi notre littérature ne porte-t-elle qu’un témoignage indirect de la puissance de l’Église et de la direction qu’elle imprime à la pensée humaine. La philosophie et la théologie restent ainsi hors de notre prise ; et pendant trois siècles, les plus féconds du moyen âge, l’histoire de la littérature française ne représente que très insuffisamment le mouvement des idées. Elle ne nous fait connaître véritablement que leur diffusion dans les esprits du vulgaire ignorant, leur dégradation pour ainsi dire, et la force d’impulsion qu’elles ont manifestée : mais la genèse et l’évolution de ces idées mêmes dans l’élite qui pense, les formes supérieures de la vie intellectuelle, ne se sont pas déposées alors, sinon par hasard, dans les œuvres de langue française.

La société laïque elle-même se distribue en étages divers. Il se fait d’abord une division des seigneurs et des vilains : l’aristocratie féodale, guerrière et brutale d’abord, se raffinant peu à peu, et se faisant un idéal plus délicat, sinon plus moral, à sa littérature qui l’exprime fidèlement. Les vilains ont une pauvre existence et des joies vulgaires comme leurs misères. Mais, au-dessus du peuple innombrable des vilains qui cultivent la terre féodale, apparaît de bonne heure, entre les murs de sa bonne ville, le bourgeois, laborieux et économe, gobeur et gausseur. Le vilain n’écrit guère, et l’on n’écrit guère pour lui : deux voix en somme font à travers les siècles le grand concert de la littérature française, celle de la bourgeoisie et celle de l’aristocratie, se répondant, se mêlant, se recouvrant en mille façons, toujours distinctes et reconnaissables à leur timbre singulier, qui ne s’efface même pas dans l’uniformité ecclésiastique.

Comme d’un étage à l’autre de la société se perçoivent certaines différences d’esprit, il en éclate d’autres, et les mêmes dans tous les étages, quand on passe d’une région à l’autre. De long en large comme de haut en bas, la variété apparaît. Cet esprit français dont j’ai essayé de marquer les principaux traits, est né comme la patrie, comme la langue, entre Loire et Meuse, dans ce que Michelet appelle les « plaines décolorées du centre [7] » : presque aucune particularité n’en modifie la définition générale dans cet ancien duché de France, qui en donne comme l’exacte moyenne, dans ce Paris surtout, qui, comme la première des bonnes villes, doit à ses marchands, ses étudiants, et bientôt ses gens de palais, de paraître la propre et naturelle patrie de l’esprit bourgeois. La maligne, fine et conteuse Champagne, l’Orléanais avec le rire âpre de ses « guêpins », et le simple, un peu pesant mais solide Berry se caractérisent davantage. Le long de ces provinces s’échelonnent, apportant une note plus originale, à mesure qu’elles sont plus excentriques, la Picardie ardente et subtile, l’ambitieuse et positive Normandie, hardie du bras et de la langue, le Poitou tenace, précis et délié, pays de gens qui voient et qui veulent, la molle et rieuse Touraine, enfin la terre des orateurs et des poètes, des imaginations fortes ou séductrices, l’ « aimable et vineuse Bourgogne », d’où sont parties, à diverses époques, « les voix les plus retentissantes » de la France.

Chacune de ces régions fournit sa part dans la littérature du moyen âge. La Normandie et la France propre s’appliquent à la rédaction des chansons de geste, comme la Bourgogne, qui vit longtemps à part, et se fait une épopée à elle. En Champagne fleurissent l’idéalisme romanesque et lyrique, et les mémoires personnels. Les bruyantes communes picardes se donnent la joie de la poésie dramatique. Paris fait tout, produit tout, profite de tout ; bientôt tout y afflue. Rutebeuf, Jean de Meung quittent l’un sa Champagne et l’autre son Orléanais, et écrivent à Paris. Puis pendant des siècles, une à une, les provinces qui entreront dans l’unité nationale recevront la langue de France, et mêleront à son esprit leur génie original : ce sera la rude et rêveuse Bretagne, réinfusant dans notre littérature la mélancolie celtique, ce sera l’inflexible et raisonneuse Auvergne, Lyon, la cité mystique et passionnée sous la superficielle agitation des intérêts positifs ; ce sera tout ce Midi, si varié et si riche, ici plus romain, là marqué encore du passage des Arabes ou des Maures, là conservant, sous toutes les alluvions dont l’histoire l’a successivement recouvert, sa couche primitive de population ibérique, la Provence chaude et vibrante, toute grâce ou toute flamme, la Gascogne pétillante de vivacité, légère et fine, et, moins séducteur entre ces deux terres aimables, le Languedoc violent et fort, le pays de France pourtant où peut-être les sons et les formes sont le mieux sentis en leur spéciale beauté.

Au moyen âge l’inégalité sociale prime la diversité géographique. La civilisation est internationale ; la division des populations verticalement, selon les classes, et non selon les nationalités. Un même esprit règne, par-dessus les frontières, chez les hommes de même condition, et la même littérature les enchante. Puis les littératures occidentales se feront plus nationales, en même temps que les œuvres deviendront plus individuelles, et bourgeois, nobles et clercs seront avant tout éminemment Français en France, Anglais en Angleterre et Allemands en Allemagne : souvent même la marque provinciale sera plus forte que l’empreinte de la condition sociale, et elle sera visible surtout chez les écrivains qui n’appartiennent pas aux pays de l’ancienne France et de langue d’oïl.

Enfin l’esprit français, de siècle en siècle, revêt des formes ou reçoit des éléments nouveaux. Tout ce qu’il a été lui est, à chaque moment, attaché comme un poids qui l’entraîne : mais, à chaque moment aussi, des forces nouvelles surgissent qui accélèrent ou dévient son mouvement en mille façons. Le mouvement des idées, révolution de l’organisme social, le contact des races étrangères, et le spectacle de leurs idées, de leur organisation, de leurs arts aussi et de leur littérature, modifient sans cesse le génie national, et l’expression qu’il donne de lui-même dans les œuvres de ses écrivains. La littérature reflète, sinon toujours complètement, du moins assez fidèlement, la marche de la civilisation, et en dessine la courbe par son histoire. Ses formes même apparaissent, se développent, se dessèchent, et se dissolvent, selon leur rapport à l’état intime de la société ou du groupe de la société qu’il s’agit de manifester : en sorte que, par les genres mêmes qui prévalent, la littérature exprime toutes les modifications de l’esprit français.

Aux primitives et brutales ardeurs de la société féodale correspond l’épopée guerrière et chrétienne, à la délicatesse de ses mœurs adoucies une poésie romanesque ou lyrique. La décadence des principes qui avaient fait la force et la grandeur de rame féodale, les victoires de l’intérêt sur l’honneur, de la ruse sur la force, de la sagesse pratique sur la folie idéaliste, l’infiltration de la science cléricale dans le monde laïque, moins sévèrement enfermé dans l’abstraction, moins étroitement contenu par l’orthodoxie théologique, l’essor du bon sens bourgeois et de la logique disputeuse, l’éveil de la curiosité, de la critique, du doute, et la diffusion d’un esprit grossièrement négatif et matérialiste, tout cela, dans ce xive et ce xve siècle qui sont moins le moyen âge que la décomposition du moyen âge, fait naître et fleurir toute sorte de genres, narratifs, didactiques, satiriques, prose ou vers, contes, farces, allégories.

Le grand lien qui unit, le fort principe qui soutient malgré tout la société, jusqu’à l’âge moderne, la foi religieuse, provoque du xiie au xvie siècle le riche épanouissement des compositions dramatiques. Au xvie siècle, affranchi par l’antiquité retrouvée sinon matériellement dans ses œuvres, du moins dans son véritable esprit, éveillé au sens de l’art par la vision radieuse que lui offre l’Italie, le génie français crée ou emprunte les formes littéraires capables de satisfaire ses besoins nouveaux de science et de beauté. Il se fait au xviie siècle comme une conciliation ou plutôt un juste équilibre de la science et de la loi d’un côté, de l’autre de la science et de l’art : révélation et rationalisme, vérité et beauté, l’un ou l’autre de ces deux couples est la formule de presque tous les chefs-d’œuvre. Le rationalisme triomphe pendant le xviiie siècle aux dépens de la foi et de l’art, et, de la substance ou de la forme des œuvres littéraires, élimine tout ce qui n’est pas nécessairement facteur ou signe de la vérité dont il analyse les éléments ou poursuit la démonstration. Enfin au xixe siècle, après la reprise du sentiment religieux et du sens artistique qui produit l’explosion romantique, voici que jusqu’à une date très rapprochée de nous, l’esprit critique et expérimental devient le principal ressort de l’âme française, et se traduit littérairement par l’abondante floraison du roman et du théâtre réalistes, par l’étonnant développement de l’histoire et de la critique, par un effort enfin universel et sensible pour soumettre l’inspiration de l’écrivain aux lois de la méthode scientifique.

Je n’ai marqué que les grands traits : mais comme le passage est continu de l’âme française du xe siècle à celle du xixe, il l’est aussi de la Chanson de Roland à Francillon ou Bel Ami, et les deux mouvements inséparablement liés se poursuivent avec pareille vitesse, dans des directions parallèles.


4. PHYSIONOMIE GÉNÉRALE DU MOYEN ÂGE.


Mais il nous faut maintenant revenir au point de départ, à la première époque de la littérature française, et embrasser d’un regard les principaux caractères du monde qui s’y exprime et s’y réjouit.

Pauvre et triste temps que cette fin du xe siècle où se fait entendre à nous la voix grêle qui dit la vie et la mort de saint Léger. Si la dramatique angoisse de la chrétienté aux approches de l’an 1000 a été reléguée par la critique contemporaine au nombre des légendes, la réalité n’est guère moins sombre. En France comme ailleurs, il semble que l’esprit humain subisse une éclipse. Ne nous attachons pas à la société cléricale, qui d’abord fournit si peu à la littérature française. Elle n’a pas encore ses grands docteurs qui combattent l’hérésie, définissent le dogme et scrutent les grands problèmes de la philosophie. Elle est envahie par les misères du siècle, par la brutalité, l’ignorance, la superstition, et son peuple de moines appelle sans cesse la colère et le zèle des réformateurs. Elle a pourtant de florissantes écoles, qui depuis Charlemagne ont vaincu la difficulté des temps. Elle a cette école de Reims, que dirigea Gerbert ; elle a l’école de Paris où commenceront à retentir au siècle suivant les grandes disputes.

Hors d’elle, il n’y a qu’ignorance et faiblesse d’esprit. Nobles, bourgeois, ou vilains, il n’y a guère de différence entre les classes ; l’égalité intellectuelle est aussi réelle que l’inégalité sociale ; savoir le latin, savoir écrire, savoir lire, sont choses rares, et qui trahissent quelque relation ou caractère clérical. La vision du monde matériel ou moral est la même dans les châteaux, les villes et le plat pays [8]. Sous la voûte tournante et constellée du ciel, par delà laquelle résident la Trinité, la Vierge, les anges et les saints, au-dessus de l’horrible et ténébreux enfer d’où sortent incessamment les diables tentateurs, au centre du monde est la terre immobile, « où se livre le combat de la vie, où l’homme déchu mais racheté, libre de choisir entre le bien et le mal, est perpétuellement en butte aux pièges du diable, mais est soutenu, s’il sait les obtenir, par la grâce de Dieu, la protection de la Vierge et des saints [9] » : lutte tragique, où la victoire assure a l’homme une éternité de joie, la défaite une éternité de supplices. « Le grand événement de la vie, dans cette conception, c’est le péché, il s’agit de l’éviter ou de l’expier. » La religion l’enseigne : mais de son enseignement, trop haut, trop spirituel pour ces rudes âmes, on ne saisit que l’extérieur, les pratiques, tout ce qui est observance matérielle, acte physique. Jeûner, aller en pèlerinage ou à la croisade, donner de l’argent ou frapper de l’épée pour le service de Dieu, fonder des messes ou des couvents, tout ce que le corps peut souffrir ou la main faire, on le souffre ou on le fait : mais la profonde philosophie, la pure moralité du christianisme, ne sont pas à la portée de ces natures ignorantes et brutales. Cependant, si elle ne peut encore éveiller les âmes à la vie spirituelle, à la pacifique poursuite de la perfection intérieure, la religion agit puissamment, salutairement, comme un frein. La peur du diable qui guette, la crainte de Dieu qui punit, la vision hallucinante de l’enfer qui s’ouvre, il ne fallait pas moins que cela pour brider la violence des passions, et mettre un peu de bonté dans les actes, sinon encore dans les cœurs. D’autant que le régime social, par l’indépendance, par le droit souverain qu’il reconnaît à l’individu, exalte les énergies, et rend plus nécessaire l’action d’un irrésistible frein. Sans l’Église, la seule mesure du droit risquait d’être la force.

« Le monde d’alors est étroit, factice, conventionnel », la vie est triste, mesquine, limitée et comme emmurée de tous côtés. Si grandes que soient les misères dans les provinces ravagées par la peste, désolées par la guerre, l’âme reste engourdie, repliée sur elle-même. L’éternelle explication satisfait sa curiosité, si elle ne console pas sa souffrance : c’est la vengeance de Dieu pour les péchés des hommes. Et si dure que soit aux hommes l’organisation sociale, ils n’en rêvent pas d’autre. Le monde qu’ils voient est, a été, sera toujours ainsi : ceux qu’il écrase le plus dans son état présent ne travaillent pas à le changer : ils n’en rêvent pas un autre qui serait mieux construit ; ils se persuadent que tout sera bien, s’ils l’amènent à réaliser plus complètement ce qui est contenu dans son principe. Une lourde conviction de l’immutabilité des choses opprime la pensée, coupe les ailes à l’espérance, et la sensation du mal présent mène à la torpeur stupide, non au désir actif du progrès. « Ces convictions, dit M. G. Paris [10], enlèvent à la poésie du moyen âge beaucoup de ce qui fait le charme et la profondeur de celle d’autres époques ; l’inquiétude de l’homme sur sa destinée, le sentiment douloureux de grands problèmes moraux, le doute sur les bases mêmes du bonheur et de la vertu, les conflits tragiques entre l’aspiration individuelle et la règle sociale. » Elles tarissent en un mot les profondes sources du lyrisme. Elles rendent impossible la saine conception de l’histoire : et il est notable que dans l’âge moderne l’esprit français, substituant une conception philosophique à la conception théologique de l’univers, n’arrivera pas encore sans grande peine à l’intelligence historique, comme si sa nature répugnait secrètement à la considération du contingent, du relatif, de ce qui passe dans les choses qui passent.

Telle est la physionomie caractéristique des trois siècles du moyen âge (environ 1000-1327). Sans doute ce monde n’est pas immobile, ni inerte, puisqu’il vit : les historiens ont de grandes entreprises politiques et religieuses a raconter, une évolution des formes sociales et des institutions à représenter. La pensée n’est pas inerte non plus, mais elle se meut dans l’abstrait, et comme elle ne sort guère des écoles, elle ne pense guère non plus à régler la pratique ni à imposer aux faits sa forme. Quand les laïcs diront en français ce que disputent les clercs en latin, et quand ils commenceront à se demander pourquoi le réel n’est pas conforme à l’idée, c’en sera fait du moyen âge.

Avec toutes ses misères en somme, sa dureté, sa pauvreté intellectuelle, le moyen âge est grand, surtout il est fécond. Il portait et préparait l’avenir : quoi que l’esprit français ait reçu plus tard du dehors, il fallait qu’il pût le recevoir sans se dissoudre et périr, et ce qu’il fut alors détermine plus qu’on ne pense ce qu’il a été depuis. La grandeur du moyen âge est dans son double principe : par ce libre contrat féodal qui assure les relations en maintenant l’indépendance des individus, il crée un sentiment nouveau, celui de l’honneur, et en fait la base même de l’organisation sociale. La foi « complète, absolue, sans restriction et sans doute » lui donne son autre caractère. Ainsi les ressorts qui meuvent tout, c’est l’honneur et la foi, deux principes de désintéressement et de dévouement, qui imposent à la volonté l’effort infatigable contre les intérêts et contre les appétits, au nom d’un bien idéal. Si grossières et pauvres que soient les formes où se réalise actuellement cette conception morale, il suffit qu’elle existe pour en faire émaner une noblesse et une beauté.

Même tout l’art dont est capable ce moyen âge qui lut les chefs d’œuvre de la poésie antique sans y remarquer la fine splendeur des formes, cet art sortira de là : il manifestera l’énergie de son individualisme par ses châteaux, et la vivacité de sa foi par ses églises. Dès le xe siècle, les masses formidables des châteaux, leurs doubles ou triples enceintes au-dessus desquelles se profile l’imprenable donjon, hérissent toutes les hauteurs, commandent les plaines et les rivières, menaçants symboles d’indépendance et d’énergie individuelles, qui donnent avec la conscience de la force la tentation de prendre l’égoïsme pour loi. Plus pur est le sentiment qui dresse les églises, et plus belle la forme par où il se réalise en elles. Selon le mot tant de fois cité d’un des plus ignorants moines qui aient fait le métier de chroniqueur, « le monde se pare d’une blanche robe d’églises neuves ». Saint-Front de Périgueux, l’abbaye du Mont-Saint-Michel, les églises d’Auvergne, tout cet art roman qui s’épanouit au xie siècle, l’art gothique qui le continue, voilà par où le moyen âge participa au désir de créer, à la faculté de sentir le beau. Il était nécessaire de le dire, car la littérature ici ne reflète pas avec le même éclat le génie national : si le Parthénon et une tragédie de Sophocle, une oraison funèbre de Bossuet et les jardins de Versailles sont des manifestations également et diversement belles du même génie, les créations littéraires du moyen âge français ne se sont pas réalisées dans une forme esthétique qui les rende comparables aux grands monuments de l’art roman ou gothique [11].

  1. À consulter : G. Paris, la Litt. fr. au moyen âge, 2e édit., in-16. Hachette, 1890, Aubertin, Hist. de la langue et de la litt. fr. au moyen âge, 2 vol., in-16, Hachette, 1887 ; G. Paris, la Poésie au moyen âge, 2 vol. in-16, Hachette, 1887-95. Je cite une fois pour toutes ces trois ouvrages, dont le premier embrasse tout le moyen âge (jusque vers 1327) et le second nous conduit jusqu’au xvie siècle. J’indiquerai une fois pour toutes aussi la Romania ; il n’est presque pas une œuvre importante dans la littérature du moyen âge, qui n’y soit l’objet d’un ou de plusieurs articles. De même l’Histoire littéraire de la France, commencée par les Bénédictins, et continuée par l’Académie des Inscriptions (t. XXXII, 1895) : chaque auteur y a sa notice particulière ; certains genres ou groupes y sont l’objet de notices générales. — Brunot, Grammaire historique de la langue fr., Masson, 1889. — Burguy, Grammaire de la langue d’oil, 3e édit.. Paris. 1882. 3 vol. in-8o.
  2. E. Koschwitz, les Plus Anciens Monuments de la langue française. 4e édit., Heilbronn, 1886 ; Cf. K. Bartsch et Horning, la Langue et litt. fr. depuis le ixe s. jusqu’au ixe s., Maisonneuve, 1887.
  3. Ph. Godet, Histoire littéraire de la Suisse romande ; V. Rossel, Histoire de la littérature française, hors de France, 2e édit., 1894, in-8.
  4. Renan, Essai sur la Poésie des races celtiques. — Cf. aussi Bertrand, Nos origenes, 4 vol. in-8, Leroux.
  5. Il entre naturellement de la conjecture et de l’impression incontrôlable dans ce portrait, quoique j’aie essayé de le tirer des faits. J’y modifierais volontiers aujourd’hui quelques nuances. Notre nation, comme sa littérature, n’est-elle pas plus sensible encore que sensuelle ? Mais surtout je retirerais l’expression « médiocrement artiste ». Nos peintres et nos sculpteurs la démentent ; le génie artistique de la France apparaît encore mieux peut-être dans nos arts industriels, dans la grâce, l’élégance et les fini délicats des produits qui sortent de nos ateliers. Aptitude de la race, ou culture séculaire, je l’ignore : mais l’ouvrier et l’ouvrière sont très souvent en France des artistes (11e éd.).
  6. Selon M. Romain Rolland, la médiocrité musicale du Français ne daterait que de l’époque classique, et n’aurait tenu qu’à l’abandon de la culture musicale (11e éd.).
  7. Michelet, Histoire de France, t. II.
  8. Cf. Gebbart, l’État d’âme d’un moine de l’an 1000 : le Chroniqueur R. Glaber R. des Deux Mondes. 1er oct. 1891).
  9. G. Paris, la Litt. fr. au moyen âge. p. 15.
  10. G. Paris, la Litt. fr. au moyen âge, p. 31.
  11. Les études de M. Bédier, dont je parlerai au chapitre suivant, invitent à atténuer cette conclusion. Ses fines analyses font apparaître chez nos trouvères plus de génie épique et de grand goût qu’on n’était disposé à leur en accorder. Sa séduisante hypothèse fait du xie siècle une époque d’activité créatrice et de magnifique épanouissement comparable aux plus fécondes périodes de notre histoire littéraire (12e éd.).