Histoire de la littérature française (Lanson)/Cinquième partie/Livre 5/Chapitre 3

Librairie Hachette (p. 844-852).


CHAPITRE III

RETOUR À L’ART ANTIQUE


1. L’Académie des Inscriptions ; le comte de Caylus. Barthélémy et l’Anacharsis. Réveil du goût de la beauté antique. — 2. André Chénier : par où il est du xviiie siècle. Les Églogues, les Iambes : art classique, inspiration antique.

Il se produit vers la fin de l’Ancien Régime un fait assez considérable, qui modifie la littérature : on voit l’antiquité gréco-romaine reparaître, et ramener, comme il était naturel, un idéal de beauté formelle et plastique. Cela est sensible, quand on passe de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre : Julie et Saint-Preux n’ont que la grâce française, l’expression des physionomies ; Paul et Virginie ont la noblesse antique, la pureté des lignes ; les premiers font un couple qui intéresse nos âmes, les autres un groupe qui séduit nos yeux. Que s’est-il donc passé ?

1. RÉVEIL DU GOÛT DE LA BEAUTÉ ANTIQUE.

En dehors du mouvement philosophique s’est formé un courant d’études d’archéologie et d’art, qui avaient pour objet les monuments antiques, ruines d’architecture, fragments de peintures statues, vases, débris de toute sorte et de tout âge. Ce courant avait sa source dans l’érudition bénédictine, qui nous a donné l’Antiquité figurée du Père Montfaucon : là comme dans les autres matières d’érudition, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres recueillit l’héritage des Bénédictins et se substitua à eux pendant le xviiie siècle ; en elle fut le centre, d’elle partit la direction de recherches d’érudition critique, philologique, historique, archéologique, auxquelles notre siècle doit tant.

La société et la littérature, depuis la querelle des anciens et des modernes, s’étaient désintéressées de l’antiquité. On n’enseignait plus le grec dans la plupart des collèges ; l’étude en était facultative dans les autres. On étudiait le latin : mais dans Cicéron et dans Tacite, dans Virgile et Lucrèce, on ne cherchait qu’une rhétorique, ou une philosophie. On n’essayait pas de voir, par l’histoire, la vie de ces grands peuples ; on oubliait totalement quelle place l’art avait tenue dans leur civilisation. Ceux des littérateurs qui parlent des Grecs et des Romains en parlent avec une connaissance bien superficielle, ou même avec une inintelligence grossière : lisez les jugements de Voltaire et de La Harpe. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres entretînt le goût sérieux et l’exacte connaissance de la Grèce et de Rome.

Tandis que d’autres travaillaient sur les langues, sur l’histoire, sur la religion, sur la science de l’antiquité, le comte de Caylus [1], un original de vif esprit et de puissante curiosité, faisait de l’archéologie son domaine. Il avait voyagé en Italie et dans le Levant ; il était en correspondance avec tous les savants et tous les antiquaires de l’Europe. Il étudiait infatigablement les débris de l’art antique, les procédés, les matériaux, la signification, l’usage, etc. : toutes ces études partielles tendaient à restaurer dans les esprits une représentation plus fidèle de la vie antique. Il s’enfermait volontairement dans la technique et le détail, et méprisait les philosophes qui parlent de tout sans rien savoir : les philosophes le lui rendaient bien, et sa réputation en a souffert. Mais Caylus n’était pas un érudit seulement, c’était un artiste ; dans l’archéologie il cherchait des leçons pour nos peintres et nos sculpteurs. Ce fut là son idée originale. Il servit de trait d’union entre l’Académie des Inscriptions et celle de Peinture et Sculpture. Il essaya de ramener nos artistes de l’idéal spirituel et galant à l’idéal sévère de la Renaissance et de l’antiquité. Il leur offrit les sujets antiques dans ses tableaux d’Homère et de Virgile (1757). Personne plus que lui ne contribua à changer la direction de l’art français : Vien procède de lui, et David est l’élève de Vien (Serment des Horaces, 1784). L’architecture avec Soufflot revient aussi aux formes antiques. Cette révolution n’est pas sans conséquence pour la littérature : car les artistes et les littérateurs ne sont plus deux mondes fermés, inconnus l’un à l’autre. De plus, l’institution des Salons donnait aux artistes un puissant moyen d’action sur la société ; et désormais, dans la formation du goût général, entrera une certaine dose de tendances et de jugements esthétiques.

Tout concourait alors à élargir l’importance de la révolution qui se faisait dans l’art. Les voyages [2] se multipliaient en Italie, en Grèce, dans le Levant ; et les relations des voyageurs rendaient un intérêt aux œuvres de la poésie antique, en faisant connaître tous ces pays où étaient nés les chefs-d’œuvre qui en étaient le cadre ou la matière, en décrivant les ruines de ces monuments dont l’antiquité avait parlé, ou dans lesquels elle s’était survécu. La découverte d’Herculanum et de Pompéi [3] frappa vivement les imaginations : cette réapparition de villes enfouies depuis dix-sept siècles fut le fait saisissant qui captiva l’esprit mondain, et mit le gréco-romain à la mode. Cette mode se marque par le caractère du style Louis XVI, dans l’ornementation et l’architecture : au rococo commence à succéder le pompéien ; on reprend les motifs de décoration que les fouilles récentes ont fait connaître ; des lignes plus simples, plus sévères commencent à rappeler la noblesse des formes antiques.

Un savant [4] peut alors concevoir le projet de ramasser dans un ouvrage de vulgarisation toute la civilisation grecque, telle que la science du temps l’a restituée, vie publique et vie privée, religion et philosophie, poésie et art, monuments et paysages. Il propose au public de lire cela : et le public lit, le public est charmé. La clarté de l’exposition, l’agrément facile que l’abbé Barthélémy répand sur sa solide érudition, sont pour quelque chose dans le succès du Voyage du Jeune Anacharsis : niais le goût du public y a été pour beaucoup aussi ; le livre est venu à son heure. Par lui, l’antiquité sort de l’abstraction : on la voit, un peu molle et sensible, vraie pourtant et surtout réalisée dans des formes plastiques qui en représentent bien le caractère le plus original, et le moins considéré jusque-là par les littérateurs.

De ce mouvement est sorti le changement que nous signalions dans la facture des œuvres littéraires. Une élégance un peu douceâtre et convenue, une noblesse un peu creuse et de décadence se remarquent très aisément dans les conceptions poétiques ou dramatiques des écrivains de la fin du siècle. Il y a un style Louis XVI dans la littérature, et le groupe de Paul et Virginie nous en présente la plus harmonieuse création. Ce sera ce goût antique qui ira se développant sous la Révolution, favorisé par les événements politiques et par le mouvement des idées : dégagé de plus en plus des éléments mondains, élégants, spirituels, auxquels il s’est allié d’abord, il créera des formes pures et froides ; il réalisera l’harmonie sans la vie, et la beauté par l’effacement du caractère ; il suscitera la correcte poésie des Fontanes, des Luce de Lancival et des Chênedollé ; il imposera même à l’imagination brûlante de Chateaubriand les idéales figures de Cymodocée et d’Atala, qui ressemblent à l’antique tout juste comme des marbres de Canova.

Il était important de signaler le courant qui porte les esprits de nouveau vers l’art gréco-romain : nous découvrons ainsi les origines, la place d’un génie original que, sans cette étude préalable, on ne sait où loger dans l’histoire de notre littérature. L’antiquité, je pourrais dire l’archéologie et l’art grec, ont leur poète à la fin du xviiie siècle, le plus grand, le seul grand de tout le siècle : et nous voici conduits à André Chénier.


2. ANDRÉ CHÉNIER.


André Chénier[5] ne fut connu de son vivant que par quelques odes et dithyrambes qui le classent à côté de Lebrun : son lyrisme est une éloquence vigoureuse, travaillée, non exempte d’emphase et de rhétorique. Il n’a été révélé qu’après sa mort : la Jeune Captive, la Jeune Tarentine furent imprimées dans la Décade et le Mercure ; les Œuvres ne parurent qu’en 1819. Le succès fut considérable, mais l’heure était passée où Chénier pouvait exercer une influence par ses propres et réelles qualités. Les vers étaient beaux : donc ils n’étaient pas classiques. Les romantiques qui se cherchaient partout des précurseurs, l’adoptèrent, et l’originalité de Chénier se fondit dans le grand courant romantique.

Il était tout le contraire d’un romantique. Il appartient au xviiie siècle, et il est tout classique, le dernier des grands classiques : ce qui a trompé sur lui, c’est qu’il était poète, en un siècle qui avait ignoré la poésie ; et c’est qu’il avait retrouvé, parmi les pseudo-classiques de son temps, le secret du véritable art classique. Le moyen âge ne l’a jamais préoccupé ; il a été indifférent même au xvie siècle : le maître où il allait étudier, c’était Malherbe ; ses modèles, c’étaient les Latins et les Grecs. Jamais homme ne fut plus éloigné de la religiosité mélancolique ou enthousiaste des Chateaubriand et des Lamartine : « athée avec délices », selon le mot de Chênedollé, le xviiie siècle dont il était n’était pas celui de Rousseau ; c’était celui de Voltaire, de l’Encyclopédie, de Buffon, le xviiie siècle irréligieux, sensualiste, et scientifique. Il appartient, par sa pensée, au même groupe que Condorcet et Volney : il a le culte et l’ivresse de la raison, et son rêve a été de donner une expression poétique aux conquêtes de la raison. Il a formé des plans de grands poèmes qui s’appelaient la Superstition, l’Astronomie, l’Amérique, l’Hermès : l’Amérique devait contenir « toute la géographie du globe » et « le tableau frappant et rapide de toute l’histoire du monde », considérée du point de vue de la tolérance et de la philosophie ; c’était un Essai sur les mœurs en vers. L’Hermès aurait exposé le système de la terre, sa formation, l’apparition des animaux et de l’homme, la vie de l’homme primitif avant la constitution des sociétés, le développement des sociétés, politique, moral, religieux, scientifique : en somme, le cinquième livre de Lucrèce, refait, agrandi, développé au moyen de l’Histoire naturelle de Buffon. Cette poésie-là, avec plus de force de pensée, plus de génie et d’art dans l’expression, n’est encore que la poésie des Delille et des Esménard : elle est essentiellement didactique, analytique, intellectuelle ; elle ne dépasse pas le ton oratoire.

Dans ses élégies, il se découvre encore le vrai fils de son siècle.

Le Chénier qu’elles nous offrent est un homme du monde, qui n’a que des sens, qui court après « le plaisir », et ne spiritualise point l’amour. Sa Camille « aux yeux noirs », sa « Julie au rire étincelant », sa Rose « dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs », sont de faciles créatures ; et ce qu’il espère, ce qu’il se promet de ses vers, c’est qu’ils soient un code d’amour et de volupté ; c’est qu’ils échauffent les désirs dans les jeunes âmes, et qu’ils éloignent « du cloître austère » la pensée des vierges. [6] Ce Chénier-là est tout proche de Parny.

Mais il a fait les Églogues et les Iambes, et c’est par là qu’il semble se séparer de son temps.

Par ses Églogues gréco-latines, il se rattache au groupe des savants qui, derrière la littérature bruyante des salons et de l’Encyclopédie, retrouvaient l’antiquité, et la représentaient aux artistes. Chénier a connu ce mouvement ; il y a participé ; il l’a propagé dans la poésie. Guys, l’auteur d’un Voyage de Grèce, était des amis de sa famille. Il fréquenta le philologue Brunck, dont les Analecta veterum Græcorum [7] furent une de ses lectures favorites. À Londres, il se procura les poètes latins de la Renaissance italienne, Sannazar et autres : ces reproductions artistiques de la forme antique le ravirent. Son hymne à David sur le Serment du Jeu de Paume, n’est pas seulement une manifestation de libéralisme politique, il y célèbre le génie et le goût du peintre.

Il avait un avantage sur tous ceux qui étudiaient ou imitaient l’antiquité : il était né à Constantinople, et par sa mère, une Santi l’Homaca, il était demi-Grec. Il avait dans le sang, il reçut parmi ses premières impressions d’enfance, quelque chose qui lui permit de comprendre la beauté antique : il la sentait toute voisine de lui et dans une parfaite harmonie avec son intime organisation ; où les autres ne voyaient que des souvenirs de collège ou des décors d’opéra, il saisissait sans effort les réalités concrètes. À son origine, sans doute, il doit ce caractère unique chez nous d’être plus Hellène que Latin : réfractaire même au génie proprement romain, et dans la poésie romaine incapable de saisir autre chose que les reflets de son aimable Grèce, la vraie patrie de son esprit : ses auteurs préférés, avec les purs Grecs, sont les poètes de l’alexandrinisme latin.

Ainsi s’explique qu’il ait pu faire ses églogues, qui sentent si peu le pastiche. L’Aveugle, le Jeune Malade, la Jeune Tarentine, la Liberté, d’autres pièces encore, une foule de fragments inachevés, d’inspirations inemployées sont des œuvres absolument sans pareilles dans notre littérature. Cela a l’air des choses antiques, sans rien d’artificiel : c’est une poésie légère, limpide, plastique, baignée de lumière, aux formes harmonieuses et faciles, qui semblent spontanément écloses, un art sûr et sobre, qui se dérobe partout, et jamais ne défaut. Mais comment cette perfection a-t-elle été possible ? Parce que Chénier n’a pas vu les œuvres grecques par l’extérieur ; il a senti l’âme qui s’y réalisait. Et il a senti que son âme s’y trouvait réalisée aussi. Les thèmes, les idées, les images de ses poètes favoris ont été employés artistement par lui à exprimer sa propre nature, ses propres émotions. Lisons un petit fragment, le n°29 de l’édition de M. de Chénier : rien dans le ton ni la couleur ne le distingue des imitations de Théocrite ou de Moschus ; on reconnaîtrait dans ces huit gracieux vers une inspiration antique, sans cette note autographe du manuscrit : « Vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain ». L’expérience de Chénier se fond dans son érudition ; et dans ses « vers antiques », ce qu’il met, ce sont, non pas toujours « des pensers nouveaux », du moins des sensations personnelles et de la nature observée. Voilà par où il se distingue des « fabricants d’antiques » de l’époque révolutionnaire et impériale.

C’est pour cela qu’il a fait un choix si restreint, si exclusif dans l’immense richesse de l’hellénisme. Il laisse les graves poètes et les penseurs profonds ; Aristote. Thucydide ne l’inquiètent guère. Il ne s’arrête pas à la sublimité de Pindare : de Sophocle il retiendrait surtout les rossignols de Colone. La Grèce qu’il, aime, où il vit, c’est la Grèce aimable, légère, joyeuse de vivre, absorbant avidement de ses sens subtils tout ce que la nature a répandu de beautés et de plaisirs dans l’air, dans la lumière, dans les lignes des monts et la mobilité des flots ; la Grèce des joies physiques et des passions naturelles, primitivement sensuelle ou voluptueuse avec raffinement, la Grèce homérique, alexandrine ou gréco-romaine, épique, idyllique, élégiaque. Homère, Aristophane, Théocrite, Bion et Moschus, Callimaque, Anacréon, l’Anthologie, ceux des Latins ou des Italiens qui ont exprimé ces parties exquises et peu profondes de l’hellénisme, c’était ce qui convenait à Chénier pour représenter sa propre nature. L’homme, en effet, ne change pas quand on passe des Élégies aux Églogues : mais ici l’épicurien mondain du xviiie siècle enveloppe sa conception matérialiste de la vie des sensations fines d’un artiste grec : il traduit en païen son amour de la nature, de la jeunesse, de la vie riante et facile, des beaux corps gracieux et fermes.

Les Iambes sont aussi, par leur forme, d’inspiration antique : Archiloque et Horace ont fourni ce rythme inégal, pressant et vigoureux. Chénier les écrivit pendant les quatre mois et vingt jours qui séparèrent son arrestation de son exécution. Il avait accueilli la Révolution avec joie, confiance, enthousiasme ; mais il ne tarda pas à s’inquiéter, à s’indigner : il était monarchiste constitutionnel, il avait Jacobins et Girondins en exécration. Il donna cours à ses sentiments dans les Iambes : la haine de ceux qui gouvernaient, l’horreur des massacres et des supplices, le mépris de la légèreté égoïste des victimes, la révolte d’une âme qui aspire à vivre et à agir encore, d’âpres malédictions, d’amères défiances, des fiertés hautaines, de douloureux désespoirs, tout le contenu de ces poèmes, comme leur forme, nous mène bien loin de la satire didactique de Boileau, de la satire épigrammatique de Voltaire, de la satire oratoire de Gilbert. Par les Iambes, la satire retrouve son caractère lyrique.

André Chénier a un rôle particulier dans l’histoire de la versification française. On en a fait parfois à tort l’inventeur des rythmes romantiques. Non : pas plus ici que par l’inspiration, il n’est romantique. Mais il n’est pas non plus un pur classique : l’art de Boileau, les règles de Voltaire ne lui suffisent pas ; et voici ce qu’il fait : il répète pour son compte la tentative de Ronsard, sans s’en douter, pour la même raison et de la même manière que Ronsard. Il est grec lui aussi, et grand humaniste : aussi tente-t-il une imitation serrée de la technique des anciens. On peut reconnaître à chaque moment dans son style, dans le choix d’une épithète, dans certaines métaphores et figures, un emploi systématique des procédés d’élocution qui sont familiers aux poètes grecs et latins.

Il a fait de même dans sa versification. Il a même, comme Ronsard, et avec le même succès, tenté l’ode pindarique ; une de ses odes offre la strophe, l’antistrophe et l’épode. Son ode sur le serment du Jeu de Paume, avec ses 22 strophes de 19 vers, toutes identiques par la succession des mètres, et présentant toutes le même dessin compliqué, est une pièce massive et manquée, comme l’ode à l’Hôpital. L’humanisme de Chénier l’a conduit aux mêmes excès qui avaient perdu Ronsard. Il a été mieux inspiré quand il a importé l’ïambe : à vrai dire, ce n’était pas une forme tout à fait nouvelle ; à ne compter que le nombre des syllabes, les Adieux de Gilbert à la vie offrent précisément le même mètre. Mais Gilbert distribue ses ïambes en distiques, et assemble les distiques en quatrains. Dans André Chénier, le rythme est libre et délié : la pensée se déroule à travers les alexandrins et les octosyllabes, sans autre loi ni mesure que leur régulière alternance.

Nous touchons ici à la grande innovation qu’il a tentée dans la versification. Avant lui, les poètes classiques ont tendance à faire coïncider les coupes rythmiques et les coupes grammaticales : ils évitent l’enjambement, soit de vers à vers, soit de strophe à strophe ; autant que possible ils enferment un sens complet dans chaque élément métrique, vers, partie de strophe, ou strophe. Leurs alexandrins se distribuent naturellement en unités indépendantes, vers sentencieux, ou distiques : le distique est l’élément constitutif de leur période poétique. Les stances, strophes, couplets s’organisent semblablement par assemblage de couples ou de triades de vers : quatre, six, huit, dix, voilà les nombres qui en déterminent ordinairement la composition ; et dans chaque forme sont ménagés des repos fixes, où le sens s’arrête avec le vers. Chénier, entraîné par l’exemple des Grecs, substitue l’harmonie à la symétrie. Au lieu de tenir toujours à l’unisson le mètre et la phrase, d’en faire coïncider le dessin et le développement, il pose le principe de la discordance : il multiplie l’enjambement, même l’enjambement d’une syllabe, de vers à vers, de strophe à strophe, à l’imitation des lyriques grecs, des chœurs de tragédie, des odes d’Horace. Il évite les distiques, quatrains, sizains ; quand le distique est la forme métrique, il a soin que les arrêts du sens ne correspondent pas aux divisions du mètre. Le développement de la phrase dans les pièces manomètres est aussi varié, aussi inégal que possible, de façon à rendre impossible une découpure symétrique. Tantôt le sens emporte une longue suite d’alexandrins, tantôt très peu, jamais des nombres égaux, ou liés par des rapports simples et sensibles ; toujours il désarticule le vers, s’arrêtant partout ailleurs qu’à l’hémistiche, sur la troisième, sur la quatrième, sur la neuvième, sur la dixième syllabe, se terminant parfois à l’intérieur du vers. De temps en temps, à intervalles inégaux, le sens et le vers se ferment ensemble, et l’accord se fait de la structure grammaticale et de la structure rythmique [8].

Il y a là quelque chose d’analogue à la dislocation du vers classique que les romantiques ont réalisée. Le désavantage de Chénier, c’est que son essai ne vient pas d’une étude directe du vers français, et du sentiment de ses propriétés intimes : il fait une application extérieure de la technique gréco-romaine à notre versification nationale ; et de là vient, malgré son art infini, ce qu’il y a parfois de dureté, d’ « arrythmie » dans certains prolongements des périodes, dans certaines hachures des mètres.

  1. Le comte de Caylus (1692-1765), voyagea en Italie et en Orient, entra en 1731 à l’Académie royale de Peinture et de sculpture ; en 1712, à l’Académie des Inscriptions, publia de 1752 à 1767 son Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises, 7 vol. in-4. — À consulter : S. Rocheblave, Essai sur le comte de Caylus, Paris, in-8. 1887.
  2. Voyage de Nointel, avec le peintre J. Carrey, à Athènes en 1674. Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et de Levant, 1677, 3 vol. in-12. Paul Lucas, trois Voyages, publ. en 1704, 1712 et 1719. Caylus va en Italie (1714-1715), en Levant (1716-1717). Wood, Ruines de Palmyre (1753), Ruines de Balbec (1757). Leroy, Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758 et 1770). Choiseul-Gouffier, la Grèce pittoresque, 1792-1824 (voyage en 1776). Guys, Voyage littéraire en Grèce (1771).
  3. Herculanum fut retrouvée en 1711 ; les fouilles de Pompéi datent de 1755. Les Antichitá di Ercolano, de l’Acad. de Naples, paraissent de 1755 à 1792.
  4. L’abbé Barthélémy (1716-1795) accompagna en 1755 le duc de Choiseul en Italie. Il s’attacha aux Choiseul, et leur sacrifia ses espérances de gloire scientifique ; il a fait pourtant d’utiles travaux sur la numismatique, sur l’alphabet phénicien, etc. L’Anacharsis parut en 1788. 4 vol. in-4.
  5. Né en 1762 à Constantinople, Chénier fut amené tout jeune en France (1765) ; il se lia au collège de Navarre avec les frères Trudaine. Il fut 6 mois cadet au régiment d’Angoumois, en garnison à Strasbourg. En 1784, il voyage en Suisse et en Italie, avec les Trudaine (1784-1785). De 1785 à 1791 datent la plupart des idylles et élégies de Chénier. En 1787, il partit pour l’Anglelerre, comme secrétaire de M. de la Luzerne nommé ambassadeur. Il s’y ennuya cruellement, et revint en France en juin 1791. Il avait déjà publié quelques écrits politiques. Il entra dans la Société de 1789. Après le 10 août, André Chénier, qui s’indignait du cours des événements, et qui était en désaccord avec son frère Marie-Joseph, l’auteur tragique, quitta Paris. Au commencement de 1793, il se fixa à Versailles, venant de temps à autre à Paris, visitant des amis à Passy, à Luciennes, à Saint-Germain. Le 7 mars 1794, il fut arrêté près de la Muette, sans qu’il y eut de mandat contre lui. Il fut mis à Saint-Lazare, transféré le 6 thermidor à la Conciergerie, jugé et exécuté le 7. Marie-Joseph fit en vain tous ses efforts pour le sauver.

    Éditions : Poésies, 1819 ; G. de Chénier, Lemerre. 1874. 3 vol. in-8 ; Becq de Fouquières, Charpentier, 1862 et 1872, in-12 ; Œuvres en prose, éd. Becq de Fouquières, 1872. in-12 ; Commentaire sur Malherbe, 1842, Les Bucoliques,éd, J. -M. de Heredia, 1907. Œuvres complètes, éd. Dimoff, 1908, t. I. — À consulter : E. Faguet, xviiie siècle. H. Potez, ouvr. cité (p. 633, n. 1.). L. Bertrand, la Fin du classicisme et le retour a l’antique, Hachette, 1898.

  6. Cf. Élégies 23 et 30.
  7. Strasbourg, 1776.
  8. Cf., par ex., le combat des Centaures et des Lapithes dans l’Aveugle.