Histoire de la littérature française (Lanson)/Cinquième partie/Livre 4/Chapitre 5

Librairie Hachette (p. 773-803).


CHAPITRE V

JEAN-JACQUES ROUSSEAU


Rousseau philosophe et ennemi des philosophes. — 1. Vie de Rousseau. — 2. Unité de son œuvre. Enchaînement de ses divers écrits. — 3. L’individualisme de Rousseau. Origines personnelles des idées de Rousseau. Le fond genevois et protestant. Rousseau religieux et moral. Restauration de la vie intérieure et sentimentale. — 4. Diverses objections aux doctrines de Rousseau : ce qu’il y a de vrai, d’efficace, d’actuel encore dans son œuvre. Le problème de l’inégalité. La Nouvelle Héloïse. L’Emile. — 5. Influence de Jean-Jacques Rousseau. Réveil du sentiment. Caractère littéraire de son œuvre. Éloquence et lyrisme. Les Confessions. Ce qu’il y a de réalisme dans Rousseau. Le sentiment de la nature. La littérature orientée de nouveau vers l’art.

La philosophie du xviiie siècle n’avait trouvé en face d’elle que des adversaires médiocres et méprisables. Un garçon qui faisait des articles sur la musique dans l’Encyclopédie se leva contre la secte encyclopédique : Rousseau le musicien[1] se fit l’avocat de la conscience, le champion de la morale, de la vie future et de la Providence. Il était pourtant philosophe aussi ; il alla tout simplement plus avant que les autres, et fit sortir la négation de leurs principes du développement de ces principes mêmes : il fut plus indépendant, plus ennemi que personne de la tradition, de la discipline, de la règle ; il fut carrément, outrément individualiste, jusqu’à renverser les dernières barrières qu’on eût respectées, les deux règles élevées sur la ruine de toutes les règles, la raison et le savoir-vivre. Ainsi il contredit les philosophes en les dépassant. Mais la différence essentielle, la voici : parmi tous les intellectuels qui l’entourent, Rousseau est un sensitif. Au milieu de gens occupés à penser, il s’occupe à jouir et à souffrir. D’autres étaient arrivés par l’analyse à l’idée du sentiment : Rousseau, par son tempérament, a la réalité du sentiment ; ceux-là dissertent, il vit ; toute son œuvre découle de là. Aussi, tandis que la leur apparaît surtout comme analytique, critique, négative, destructive, la sienne fait l’effet d’être synthétique, poétique, positive, constructive. Il y a chez eux plus de haine et d’ironie, chez lui plus d’enthousiasme et de ravissement.

Lorsqu’on essaie de définir Rousseau par opposition aux philosophes de son temps, un homme nous gêne : c’est Diderot, cet adorateur de la nature, cette machine à sensations, cette source d’enthousiasme. Dès qu’on parle en termes généraux, il semble qu’il recouvre Rousseau, qu’il le double, et souvent se confonde avec lui. Il y eut en effet entre ces deux hommes de grandes affinités de nature. Mais Diderot s’est trouvé être un petit bourgeois français condamné à perpétuité au labeur de bureau, à l’écrivasserie : la société l’a nourri, élevé, absorbé. Rousseau eut ce bonheur de vivre hors de la société jusqu’à quarante ans, ou à peu prés. L’homme de la nature, le sauvage, il l’a été, il l’a vécu, avant de le décrire : il a quêté les plaisirs naturels, physiques ou sentimentaux, tout à la joie de la quête et de la possession, n’ayant pas une arrière-pensée de convertir les émotions de son cœur en copie pour l’imprimeur. Encore ici, il a l’être, le sentiment effectif et présent : Diderot n’a que l’idée, la velléité, et plutôt le dégoût du réel auquel il ne peut échapper. Il faut donc voir Rousseau vivre avant de l’écouter parler.


1. VIE DE J.-J. ROUSSEAU.


Fils d’un horloger de Genève, orphelin de sa mère que deux bonnes tantes remplacent mal, Jean-Jacques [2] est élevé par un père léger, qui le grise de romans, où tous les deux passent les nuits jusqu’à ce que les premiers cris des hirondelles leur rappellent d’aller se coucher ; il se grise ensuite d’héroïsme, en lisant Plutarque. Le père, pour une méchante affaire, est obligé de quitter Genève (1722) : il laisse son fils, dont il ne s’occupera plus guère, à l’oncle Bernard, homme de plaisir, à la tante Bernard, dévote austère, qui mettent l’enfant en pension chez le pasteur Lambercier à Bossey, près de Genève, au pied du Salève. Là se marquent les premiers traits du caractère de Rousseau, l’amour des arbres, de la campagne, de la nature. Ramené à Genève, il est placé chez un greffier qui n’en peut rien faire, puis chez un graveur qui le bat, à qui il vole ses asperges, ses pommes : il est alors enragé de lecture, il se farcit la tête de tout le cabinet de lecture voisin, malgré son maître qui brûle tous les livres qu’il attrape. Jean-Jacques se trouvait misérable : une occasion l’affranchit ; un jour qu’il a polissonné dans la campagne, il trouve les portes de Genève fermées. Il accepte l’arrêt que semble lui signifier la Providence : il décide de ne plus rentrer chez son graveur, ni chez son oncle.

Le voilà vagabondant en Savoie (1728) : un curé qui l’héberge une nuit l’adresse à Mme  de Warens, une dame qui s’occupait de conversions, échappée elle-même de la Suisse et du calvinisme ; elle habitait Annecy. Elle fait bon accueil au jeune huguenot, que sa charmante figure recommande ; elle l’envoie à l’hospice de Turin, où il se laisse facilement convertir. Après quoi, on le met dehors, avec une vingtaine de francs en poche ; notre catéchumène flâne dans Turin, entend la messe du roi, où ses sens s’éveillent à la musique ; et comme il faut vivre, il se fait laquais. Dans sa première place, il vole un ruban, et accuse une servante qu’il fait chasser ; dans la seconde, son intelligence, son érudition ramassée au hasard le font remarquer ; son maître s’intéresse à lui. Mais il s’ennuie dans la vie régulière : il s’associe avec Bâcle, un aventurier pire que lui ; les deux drôles courent le monde en montrant la curiosité. Annecy et Mme  de Warens attirent Rousseau, et il lâche son compagnon : il est reçu cordialement, et l’on essaie de lui ouvrir une carrière. On pense d’abord à le faire prêtre, et il entre au séminaire : puis on le tourne vers la musique, dont il donnera des leçons avant de la savoir. Son inquiétude le promène à Lyon, à Lausanne, à Neuchâtel, à Paris ; et toujours quand son imprudence ou sa légèreté l’ont mis sur le pavé, sa pensée se retourne vers la « maman », qui a transporté son domicile à Chambéry : les grands chemins pourtant, les longues marches, les libres horizons, les gîtes incertains, les soupers de rencontre, les nuits à la belle étoile le ravissent, l’enivrent, emplissent son âme d’ineffaçables sensations. Mais il faut vivre : la prévoyante « maman » fait de son vagabond un employé au cadastre ; cela ne dure guère : il sera musicien, il aura des élèves. Tout cela entremêlé encore d’absences et de voyages.

Jean-Jacques faisait bon ménage avec le jardinier Claude Anet, qui partageait avec lui la protection de Mme  de Warens ; mais Claude Anet meurt, et une sorte de majordome, le Suisse Wintzenried, le remplace. Jean-Jacques ne s’entend pas avec le camarade ; et c’est au moment où le refroidissement commence entre Mme  de Warens et lui, qu’il fait aux Charmettes ce délicieux séjour de trois étés (1738-1740), où il est presque toujours seul, quoi qu’il ait dit, où il refait son éducation, lisant toutes sortes de livres, philosophes, historiens, théologiens, poètes : il en sortira armé et prêt à la lutte. Son tour d’esprit est arrêté : un gentilhomme du voisinage, M. de Conzié, qui le vit souvent vers 1738 ou 1739, nous signale en lui un « goût décidé pour la solitude,… un mépris inné pour les hommes, un penchant déterminé à blâmer leurs défauts, leurs faibles,… une défiance constante en leur probité ». C’est aux Charmettes que Rousseau écrit ses premiers essais. Avant le dernier été qu’il y passa, il fut quelques mois précepteur des enfants du grand prévôt de Lyon, M. de Mably, dont il ne se faisait pas scrupule de « chiper » le bon vin : il n’était pas encore tout à fait assis dans sa moralité.

Enfin il part pour Paris (1741). C’est la rupture définitive avec Mme  de Warens, dont les affaires se dérangeaient de plus en plus ; désormais dans leurs rares relations les rôles seront intervertis, et Jean-Jacques enverra quelques petits secours à l’amie qui a tant fait pour lui. La pauvre femme, toujours en dettes, en procès, en projets, mourra en 1762 : c’était une détraquée, brouillonne, dévote, un peu aventurière, dont la réputation n’aurait pas eu de trop grave accroc, si Jean-Jacques n’avait eu l’idée de confesser ses fautes, avec toutes celles des gens qu’il avait connus.

À Paris, Rousseau apportait quinze louis, une comédie de Narcisse, et un système nouveau de notation musicale qui devait lui donner gloire et fortune. Il fallut vite en rabattre, et l’inventeur se trouva heureux d’aller à Venise comme secrétaire de M. de Montaigu, ambassadeur de France, avec lequel il se brouilla bientôt bruyamment. Rousseau se retrouve sur le pavé de Paris, sans fortune et sans emploi. Il se met à copier de la musique pour vivre. Mais dès son précédent séjour il s’est fait des amis, des amies : il a trente ans, l’œil ardent, la figure intéressante ; il aura beau dire plus tard, les sympathies vont à lui. Diderot lui donne à faire des articles de musique pour l’Encyclopédie. Il connaît Fontenelle, Marivaux, il se lie avec Condillac. Il retape pour la cour une pièce de Voltaire, un opéra de Rameau ; il fait jouer de sa musique chez un fermier général, chez le magnifique M. de la Popelinière. Enfin il devient secrétaire de Mme  Dupin, dont le fils, M. de Francueil, fermier général, veut le prendre pour caissier ; c’était la fortune. Rousseau a la réelle délicatesse de refuser des fonctions auxquelles il n’était pas disposé à se donner. Il eut toujours un solide et fier mépris de l’argent : ne traitons pas trop facilement d’orgueil une assez rare vertu. Mais voici le contraste : c’est vers ce temps qu’il dépose les enfants de Thérèse Levasseur, malgré elle, aux Enfants-Trouvés.

En 1749, l’Académie de Dijon met au concours la fameuse question : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou épurer les mœurs. Rousseau choisit le paradoxe qui fait le succès de son discours. Inconnu la veille, en un jour il est célèbre. Le Discours sur l’inégalité, qui vint après, fit plus d’effet encore. En deux pas, Rousseau a rattrapé Voltaire. Mais voici le danger pour cette nature immensément orgueilleuse, et fanfaronne de sincérité : du jour où il a pris position par un livre devant le public, il croit son honneur en jeu s’il n’est pas l’homme de sa théorie ; il commence à se singulariser à outrance. Il en a pris le parti du reste, dès qu’il s’est trouvé introduit dans les salons. Il ne sait pas vivre, il n’a pas le ton, les manières du monde ; il souffre dans son amour-propre, et il essaie d’échapper au ridicule par un déploiement volontaire de rudesse et de sauvagerie. Puis il était toujours resté le vagabond à qui il fallait le grand air et le ciel libre, les courses à l’aventure, et les surprises d’un coin de bois ou d’un coucher de soleil. Aussi prit-il, en pleine gloire, la résolution de quitter ce noir, fiévreux, assourdissant et asservissant Paris : ses amis les philosophes, qui n’avaient pas le tempérament bucolique et vivaient aux bougies comme le poisson dans l’eau, ne comprirent rien à cette lubie, essayèrent de le retenir, et n’arrivèrent qu’à le froisser.

La femme d’un fermier général, Mme  d’Épinay, qui possédait le château de la Chevrote, mit à la disposition de Jean-Jacques un pavillon de cinq ou six pièces avec un potager et une source vive, qu’elle avait au bout de son parc. Rousseau y transporta ses livres, son épinette, Thérèse et la mère Levasseur ; l’installation eut lieu le 6 avril 1756, aux premières fleurs du printemps. Ce fut un ravissement : derrière l’Ermitage, c’était la forêt de Montmorency, ses sentiers, ses clairières, ses épaisseurs et ses échappées, des arbres, des bruyères, des abeilles, des oiseaux, tout un monde de merveilles enchanteresses. Mais…, mais Mme d’Épinay aimait son philosophe, son ours ; elle le dérangeait, quand il aurait aimé à rester chez lui, elle le faisait venir à la Chevrette, quand il aurait voulu errer seul au fond des bois. Mais elle alla à Genève se faire soigner par Tronchin, et l’indiscret Diderot somma Rousseau de partir avec elle. Mais elle avait un autre ami plus ami, toujours présent, toujours dévoué, de bon secours et de bon conseil, M. de Grimm : et Rousseau, qui n’aurait pas voulu prendre la place de Grimm, était jaloux de Grimm. Mais elle avait une belle-sœur, Mme d’Houdetot, avec qui Rousseau ébaucha d’innocentes et troublantes amours. Il résulta de tout cela un enchevêtrement de griefs, d’explications, des tiraillements, des tracasseries : enfin Rousseau se brouilla avec Diderot, avec Grimm, avec Mme d’Épinay, et déménagea de l’Ermitage.

Il n’alla pas loin : il se logea (déc. 1757) à Montmorency dans une petite maison qu’on nommait Montlouis. Pendant qu’on réparait sa maison, il se laissa installer au château, chez le maréchal et la maréchale de Luxembourg. Mais cette fois il avait fait ses conditions : qu’on ne le dérangerait pas, qu’il verrait les maîtres du château quand il voudrait, les fuirait quand il voudrait. M. et Mme de Luxembourg acceptèrent avec mansuétude tous les articles du pacte proposé par cet affamé d’indépendance, qui ne voulait pas sentir le lien même des bienfaits qu’il acceptait. À Montmorency, Rousseau passe quelques calmes années : il travaille ; il achève sa Nouvelle Héloise, il fait sa Lettre sur les spectacles, son Contrat social, son Émile. Malgré la bienveillance de M. de Malesherbes, directeur de la librairie, qui avait l’esprit très large, l’Émile détruisit la tranquillité de l’écrivain. La Sorbonne censura l’ouvrage ; le Parlement le fit brûler : Jean-Jacques fut décrété de prise de corps. M. de Luxembourg le fit partir ; et, s’en allant sur les quatre heures du soir, il fut salué dans son cabriolet par les huissiers qui venaient l’arrêter (1762).

L’Émile était partout poursuivi, partout condamné, à Berne, en Hollande, à Genève même, dans cette patrie qui avait tant fêté son glorieux enfant quelques années plus tôt (1754), où il avait repris sa qualité de citoyen avec la religion de ses pères. Rousseau alla demander asile au roi de Prusse, souverain de Neuchâtel, et s’installa à Motiers-Travers dans une maison que Mme Boy de La Tour mit à sa disposition. Le paysage le ravit ; le gouverneur lui plut : c’était l’aimable Milord Maréchal, qui lui envoyait de de son vin, et le remerciait de l’avoir accepté. Comme toujours, après le rêve de bonheur, le désenchantement : un pasteur intolérant tracassa Jean-Jacques, ameuta les paysans contre lui. Des cailloux furent lancés contre ses vitres : l’imagination du philosophe lui représenta toute une foule ardente à le lapider. Il quitta Motiers, et s’en alla dans l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Un décret du sénat de Berne l’en chassa.

Il traversa Paris (1765), et passa en Angleterre, où l’historien David Hume lui procura un asile à Wootton, dans le comté de Derby. Dans ce vallon frais et boisé, Jean-Jacques passa treize mois, herborisant, faisant de la musique, et rédigeant les mémoires de sa vie. Mais il se brouilla avec Hume : c’est le dernier coup, qui déchaîne toutes ses méfiances et ses soupçons. Les germes qu’apercevait M. de Conzié dès 1738, se développent dans sa pauvre tête ; et une vraie folie l’envahit. Il croit à une vaste conspiration ourdie par Diderot, Hume, Grimm, avec la complicité de tout le genre humain, pour l’humilier, le déshonorer, le calomnier, lui imposer des bienfaits outrageants, ou lui attribuer des ouvrages infamants. Il fuit l’Angleterre, séjourne un an à Trie chez le prince de Conti sous un faux nom, puis, comme traqué, se réfugie en Dauphiné, à Bourgoin, à Monquin. En 1770, il revient à Paris, et se loge rue Plâtrière. Il copie toujours de la musique, pour vivre ; les gens qui veulent le voir se déguisent en clients pour forcer sa porte. Il éconduit brutalement les curieux, les admirateurs, les protecteurs qui s’offrent. Il vit solitaire, farouche, flatté malgré tout de la curiosité publique, de l’admiration qu’il sent l’envelopper, mais incurablement ombrageux et persécuté. Les fruitières lui vendent leurs légumes au rabais pour l’humilier d’une aumône ; les carrosses se détournent pour l’écraser, ou l’éclabousser ; on lui vend de l’encre toute blanche, pour qu’il n’écrive pas à sa justification : partout il est espionné, surveillé, même au théâtre. Voilà les misérables visions dont son esprit est hanté : il les consigne dans ses étonnants Dialogues, œuvre prodigieuse d’éloquence et de folie, qu’il veut déposer sur le maître autel de Notre-Dame. Il distribue dans les rues une circulaire à tout Français aimant la justice.

Il va pourtant en ce temps-là lire ses Confessions chez la comtesse d’Egmont ; mais ses bons jours, clairs et riants comme ceux de sa jeunesse, ce sont ses longues promenades, ses herborisations dans la banlieue, au bois de Boulogne. Enfin, il accepte en 1777 l’hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville ; et c’est là qu’il meurt le 2 juillet 1778. Il n’est pas probable qu’il se soit tué.

Voilà cette vie d’un grand écrivain, où la littérature tient si peu de place : les chefs-d’œuvre s’entassent en une douzaine d’années, de 1742 à 1762 : dans les trente-sept années précédentes, rien ou à peu près ; dans les seize dernières, les Confessions avec leur complément des Rêveries, qui sont moins un livre d’auteur qu’une vision de vieillard revivant avec délices sa vie inégale et mêlée. De cette vie lame de l’homme se dégage : une âme candide et cynique, intimement bonne et immensément orgueilleuse, romanesque incurablement, déformant toutes choses pour les embellir ou les empoisonner, enthousiaste, affectueuse, optimiste de premier mouvement, et par réflexion pessimiste, irritable, mélancolique, malade, et déséquilibrée finalement jusqu’à la folie ; une âme délicate et vibrante, épanouie ou flétrie d’un souffle, et dont un rayon ou une ombre changeait instantanément tout l’accord, d’une puissance enfin d’émotion, d’une capacité de souffrance, qui ont été bien rarement données à un homme.


2. UNITÉ DE L’ŒUVRE DE ROUSSEAU.


Maintenant regardons l’œuvre : Rousseau va nous en donner lui-même une vue d’ensemble ; voici comment le Français des Dialogues résume les écrits de Jean-Jacques, et en manifeste l’unité :

Suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j’y vis partout le développement de son grand principe, que la nature a fait l’homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable. L’Émile, en particulier ; ce livre tant lu, si peu entendu et si mal apprécié, n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors, et l’altèrent insensiblement. Dans ses premiers écrits, il s’attache davantage à détruire ce prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instruments de nos misères, et à corriger cette estimation trompeuse qui nous fait honorer des talents pernicieux et mépriser des vertus utiles. Partout il nous fait voir l’espèce humaine meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution primitive ; aveugle, misérable et méchante, à mesure qu’elle s’en éloigne ; son but est de redresser l’erreur de nos jugements, pour retarder le progrès de nos vices, et de nous montrer que, là où nous cherchons la gloire et l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs et misères.

Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité, quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux, ni les grands États, à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société, et vers la détérioration de l’espèce. Ces distinctions méritaient d’être faites, et ne l’ont point été. On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie ; et il a toujours insisté, au contraire, sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption ; il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits États constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’est en changeant les objets de leur estime et retardant peut-être ainsi leur décadence qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations. Mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques ; et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans l’homme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien.

En saisissant peu à peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’examen direct de cette doctrine, qu’à son rapport avec le caractère de celui dont elle portait le nom, et sur le portrait que vous m’aviez fait de lui, ce rapport me parut si frappant, que je ne pus refuser mon assentiment à son évidence. D’où l e peintre et l’apologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même. Les préjugés dont il n’était pas subjugué, les passions factices dont il n’était pas la proie n’offusquaient point à ses yeux, comme à ceux des autres, ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus… En un mot il fallait qu’un homme se fût peint lui-même, pour nous montrer ainsi l’homme primitif, et, si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits… Si vous ne m’eussiez dépeint votre Jean-Jacques, j’aurais cru que l’homme naturel n’existait plus.


Cette page illumine l’œuvre de Rousseau et lève les difficultés qu’on a parfois trouvées dans la liaison des divers écrits qui la composent [3].

La nature avait fait l’homme bon, et la société l’a fait méchant : la nature avait fait l’homme libre, et la société l’a fait esclave ; la nature a fait l’homme heureux, et la société l’a fait misérable. Trois propositions liées, qui sont des expressions différentes de la même vérité : la société est à la nature ce que le mal est au bien. Là-dessus se fonde tout le système.

Dans l’état de nature, l’homme est bon : comment serait-il mauvais, puisque ni la moralité ni la loi n’existent ? il ne pèche pas contre la règle, puisqu’il n’y a pas de règle. Il est égoïste : il suit l’instinct qui lui dicte de conserver son être. Il est innocent comme l’animal. Il satisfait son besoin : il ne veut le mal de personne ; au delà de son besoin, il ne prend rien. Il a même un instinct de sympathie, de pitié, qui le porte vers les êtres de son espèce, qui le fait, quand son être est sauf et pourvu, aider spontanément au salut, à la satisfaction des autres. Il a des sensations agréables ou pénibles qui éveillent son activité, et avertissent son instinct. La corruption commence le jour où sur la sensation s’applique la réflexion, où la raison se superpose à l’instinct. Car alors l’égoïsme naturel, légitime et charmant, fait place à l’intérêt, injuste et odieux ; la lutte et la misère naissent de la multiplication des besoins, par l’invention artificielle de plaisirs d’opinion, par la prévoyance contre nature des utilités futures. Réflexion, raison, intérêt, extension des appétits personnels au delà des limites du nécessaire et du présent, atrophie du sens de la pitié, toute cette déformation de l’homme naturel s’est faite, s’est accrue dans et par la société.

Le vice essentiel de la société, c’est l’inégalité. Il y a de l’inégalité dans la nature, mais elle n’empêche personne de satisfaire son appétit, elle ne dispense personne de travailler à le satisfaire : elle laisse tout le monde bon, libre, heureux. L’inégalité sociale crée des privilégiés ; elle dit à quelques-uns : Tu auras tout sans rien faire ; à la masse : Peine, non pour toi, mais pour eux. Elle fait des oppresseurs et des esclaves, des méchants et des malheureux. L’origine du mal social, c’est la propriété, clef de voûte de la société. Puissance, noblesse, honneurs, tout peut se ramener à l’inégalité des biens, à la propriété. Et ainsi le mal social peut se définir par l’antithèse de la richesse et de la pauvreté : voilà comment se pose le problème, dans le Discours sur l’inégalité.

Si la société est mauvaise en son principe, et si tout son progrès a été de devenir plus mauvaise, il suit de là que le signe de l’état social le plus avancé est un indice de corruption plus complète. Or n’est-ce pas à l’éclat des lettres et des arts que se mesure la civilisation d’une société ? Donc ces créations de l’humanité intelligente attestent la perversion de l’humanité : elles sont nées du mal et l’augmentent. Ne voit-on pas partout les arts et les lettres en relation étroite avec le luxe, avoir besoin du luxe ? Et le luxe, c’est la richesse de quelques-uns par la misère de tous. De là sort tout le discours qui répond à la question de l’Académie de Dijon.

Mais dans la littérature, le genre lié au plus haut degré de civilisation, c’est le théâtre. Le plaisir dramatique est un plaisir social et sociable. Le poème dramatique est imitation des mœurs sociales, et enseignement des qualités sociables. Donc aucun genre ne favorise les erreurs, les vices, les maux institués par la société, plus que le genre dramatique. Et voilà le point d’attache de Lettre sur les spectacles : établir à Genève un théâtre, c’est inoculer d’un coup à une simple population toute la corruption sociale.

La conclusion des deux discours, c’est qu’il faut revenir à la nature, mais — et c’est l’idée qu’il faut bien apercevoir pour ne pas attribuer à Rousseau une inconséquence qu’il n’a pas commise — mais « la nature humaine ne rétrograde pas » ; il y a trop loin de l’état civil à l’état naturel pour qu’on puisse repasser de celui-ci à celui-là. Si on le pouvait, on nous rendrait plus malheureux : car « l’homme sauvage et l’homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur de l’un réduirait l’autre au désespoir [4] ». On nous rendrait plus malheureux : mais, de plus, on nous dégraderait. Car l’homme civil, d’un certain point de vue, est supérieur à l’homme de la nature. « Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme [5]. »

Rousseau se garde donc bien de nous inviter à restaurer en nous l’orang-outang, primitif exemplaire de notre humanité. Mais, conservant l’agrandissement de l’être intellectuel, l’ennoblissement de l’être moral, il nous propose de rendre à cet être perfectionné la bonté, la liberté, le bonheur qui furent les attributs naturels de l’homme primitif : voilà en quel sens nous pouvons refaire en nous l’homme de la nature.

Cette œuvre de restauration comprend deux parties : la restauration de l’individu, la restauration de la société.

La restauration de l’individu se fera, d’abord, par l’éducation [6]. La nature est bonne et la société mauvaise ; laissons faire la nature, et écartons la société : tâchons de soustraire l’enfant à son influence. La nature a fait le sauvage : faisons de notre élève un sauvage ; fortifions son corps, développons ses sens. Exerçons l’instinct ; aidons la réflexion à se dégager des sensations ; attendons, sans la prévenir, que la raison apparaisse. L’humanité s’est instruite par le besoin, par l’expérience : faisons sentir le besoin, apprêtons de l’expérience à l’enfant. La forme éminente de la corruption sociale, c’est actuellement la littérature : supprimons les livres, même les Fables de La Fontaine, ce délicieux catéchisme de la dépravation autorisée. Ne faisons lire notre élève qu’à l’âge où sa raison saura rejeter le vice et saisir la beauté. La nature ne connaît que Dieu : les dogmes des religions sont des inventions de la société ; ne montrons à notre élève que Dieu, et attendons pour le lui montrer qu’il puisse le voir, dans la pureté et l’infinité de son essence. Émile sera fort, adroit, bon, franc, intelligent, raisonnable, religieux, heureux : l’homme naturel, développé en lui, et non dévié, aura saisi tous les avantages, sans les vices, de l’homme civil.

Mais chacun de nous, dans la vie même, peut refaire en lui l’homme naturel. C’est le sens de la Nouvelle Héloïse. Rien de plus innocent selon la nature que les amours de Julie et de Saint-Preux : mais ils ont oublié que la vie selon la nature est actuellement impossible. La société n’autorise pas leurs amours, elle les sépare ; elle marie Julie à un homme qu’elle n’aime pas, quand elle aime un autre homme ; elle pousse doucement Julie à l’adultère. Le mensonge, en effet, est un produit social ; la nature est franche. Julie, éclairée par la religion, par le sentiment de l’omniprésence de Dieu, conçoit l’idée d’une vie absolument franche. Elle exclut l’adultère, auquel la société est si indulgente. Par la franchise égale de son procédé, M. de Wolmar l’aide, la soutient, la dirige. Tous les deux font régner la vérité dans leur commerce : avec la vérité, la liberté, la vertu, le bonheur. Par une vie de devoirs chéris, d’affections saines, où le premier amour même conserve sa place légitime, Julie réalise la restauration des rapports naturels dans la forme que comporte l’état civil.

Deux moyens aussi s’offrent pour rapprocher la société de la nature : le premier nous est fourni encore par la Nouvelle Héloise. Julie ne refait pas seulement son individu, elle rétablit la famille ; et la famille est « la plus ancienne des sociétés », « le premier modèle des sociétés politiques [7] ». Sur l’exclusion du mensonge et du servage, au milieu d’une civilisation avancée, s’édifie la famille naturelle où les intelligences s’épanouissent sans que les cœurs se corrompent.

Mais surtout la société se rétablira en revenant à son principe, à sa raison d’être : et c’est l’objet du Contrat social [8]. Il faut se représenter le contrat constitutif de toute société. Tous les hommes, antérieurement égaux et libres, renoncent également à leur liberté : ils soumettent tous leur volonté individuelle, antérieurement souveraine pour elle-même, à la volonté de tous, qui devient l’unique souverain. Pourquoi ? pour que la volonté de tous procure le bien de tous. Ainsi, selon le contrat primitif, tous les hommes restent égaux dans la société ; ils cessent d’être libres ; car s’ils sont souverains collectivement, ils sont individuellement sujets. Mais ils sont libres pourtant, car être libre, c’est être soumis à sa volonté propre ; or la volonté constante de l’homme civil, c’est que la volonté générale soit obéie de tous, et de lui-même. Ainsi l’individu s’aliène tout entier et n’est pas esclave. Il n’a pas un droit qu’il ne tienne de la société, et il n’est pas opprimé : car l’oppression, c’est l’exploitation de tous par quelques-uns, c’est l’inégalité. Le magistrat n’est pas souverain, il est agent du souverain. Voilà les principes naturels de l’état social ; et tout l’effort doit tendre, non pas à détruire les sociétés actuellement existantes, mais à les réduire au type idéal ; tous les abus, toutes les misères, toute l’oppression disparaîtraient dans cette réduction, et l’organisation politique, avec les mœurs qui en découlent, ne pervertirait plus l’homme naturel.

Est-ce là tout le système ? Non, il y manque encore une pièce considérable : Dieu. On s’est souvent étonné de cette affirmation hardie : l’homme est bon, dans l’état primitif, tel que la nature l’a fait. Qui le prouve ? dit-on. Dieu, qui n’a pu faire l’homme mauvais. Mais si l’homme s’est rendu mauvais, comment peut-il redevenir bon ? Par Dieu, présent en lui, source d’énergie morale, appui de la volonté, garant et témoin des engagements intérieurs. Sans Dieu, tout s’écroule : et de là l’admirable lettre de Julie sur la célébration religieuse de son mariage ; de là l’ample Profession de foi du vicaire savoyard.

On voit comment les chefs-d’œuvre de Rousseau s’attachent entre eux et dans leurs diverses parties : mais ils s’attachent aussi fortement à la personne de leur auteur. On ne s’attendrait pas que cette œuvre si une, si logique, si ramassée en un petit nombre de principes, fût la transcription d’une vie si éparse, si aventureuse, si agitée ; et cela est pourtant. Rousseau nous l’a dit : l’homme naturel, c’est lui. La société l’a détruit ailleurs, en lui seulement opprimé : de sorte que le modèle d’après lequel l’homme civil et l’état civil doivent être restaurés, c’est Jean-Jacques Rousseau lui-même. Ainsi s’ajoute un dernier chef-d’œuvre à la liste déjà offerte : les Confessions, où l’homme de la nature s’expose en sa réalité, meilleur que tous par la vertu de la nature, plus malheureux que tous par le vice de la société. Il n’a qu’à se raconter, et il condamne la société, il venge la nature : il fait croire surtout à la possibilité de refaire l’homme naturel dans l’homme civil : il est possible, puisqu’il est.


3. LES SOURCES DES IDÉES DE ROUSSEAU.


L’œuvre de Jean-Jacques est éminemment individualiste. Toute sa doctrine sort de la constitution particulière de son moi, et des conditions où ce moi a pris le contact de la société. L’homme que la nature l’avait fait s’est trouvé impropre à la vie sociale telle que ce siècle l’entendait, par conséquent froissé, révolté : il s’est replié sur lui-même, et il a trouvé la raison des choses. Son homme de la nature, c’est l’être d’instinct qu’il a été, sensuel, égoïste, pitoyable, incapable de suivre une autre loi que l’impulsion présente de son cœur : c’est l’ancien bohème, ignorant du savoir-vivre, gauche, timide, dépaysé dans le monde, dupe des formes qui adoucissent le frottement des égoïsmes, et y attachant à contresens une monstrueuse hypocrisie. La société selon la nature, c’est celle que peut rêver un homme de peuple, ennemi du luxe et des aises dont il se passe, heureux dans sa vie simple, mais humilié par l’opinion qui en fait une vie inférieure : un homme du peuple qui a pâti, a vu pâtir autour de lui, jalousement égalitaire pour ces deux causes, et réduisant tout à l’antithèse de la richesse et de la pauvreté. Un immense orgueil enfle ses théories : amour-propre de sensitif, suffisance d’autodidacte, vanité de timide, fierté aussi d’une conscience qui s’est faite péniblement, et de chute en chute s’est élevée toute seule à la moralité.

Les événements de sa vie lui ont fourni les formes où la doctrine s’est coulée. Il a vu lever le soleil au Monte en face de Turin, en 1728 ; et l’abbé Gaime qui l’y a mené, lui a fourni, avec l’abbé Gàtier, le professeur du séminaire d’Annecy, les traits du Vicaire savoyard ; de sa passion profonde pour Mme  d’Houdeto est sortie la Nouvelle Héloïse [9] : les amours de Julie et de Saint Preux, ce sont les leurs, brutalement tranchés dans la réalité, délicieusement achevés par le rêve ardent de son désir ; les paysages où s’encadrent ces amours, ce sont les bords du lac de Genève, de son lac ; et les sensations de ses personnages dans cette charmante nature, ce sont les siennes, ses profondes émotions d’enfance.

Assurément on peut saisir hors de Jean-Jacques, dans la société et la littérature, des influences qui se sont imposées à lui, qui ont déterminé les formes de sa pensée. Diderot, dans leurs premières relations, a pu l’aider à extraire de son tempérament, sa théorie ; la guerre à la société, le retour à la nature, c’est le mot d’ordre de Diderot. De Condillac, et du temps où ils dînaient ensemble au cabaret, Rousseau a pu retenir le point de départ de l’Émile, le principe de la méthode : partir toujours de faits sensibles, aller du concret à l’abstrait, faire découvrir à l’enfant toutes les idées au lieu de les lui enseigner. A Buffon, qu’il admira toujours profondément, il a demandé les notions capables de préciser, de soutenir son hypothèse de l’homme naturel, et l’idée de la lente évolution par laquelle l’univers et les êtres qu’il porte se transforment. Montesquieu lui offrait son sauvage timide et innocent, et lui montrait l’inégalité s’établissant avec la société : de lui aussi, et de Bossuet, et de Hobbes, Rousseau emportait la doctrine que tous les droits ont leur origine, leur fondement dans la société, que l’homme les tient tous de son consentement, et n’en a point d’antérieurs ou de supérieurs. Il n’est pas jusqu’à Pascal à qui Rousseau ne pût être redevable : une de ses plus saisissantes pensées n’est-elle pas la condamnation de la propriété ? n’en fait-il pas une usurpation ? Et avec les livres des grands esprits, c’étaient les idées de tout le monde, les lieux communs de l’esprit public qui pouvaient instruire Rousseau ; depuis longtemps, depuis Montaigne même, flottaient dans les esprits, circulaient dans les livres, l’antithèse du civilisé et du sauvage, et le paradoxe qui met du côté de celui-ci la supériorité de raison et de vertu : ces idées ne s’étaient-elles pas produites jusque sur la scène de la Comédie Italienne, avec l’Arlequin sauvage de Delisle, et l’âne de son Timon ? N’y avait-il pas vingt ans que la société tournait à la sensibilité ? le succès de La Chaussée en est la preuve. La mode française l’encouragea à étaler toute sa nature, si profondément sentimentale. Enfin l’idée de progrès, la grande idée du siècle, anime toute l’œuvre de Jean-Jacques ; il ne semble en nier la réalité que pour en proclamer plus hautement la possibilité, plus impérieusement la nécessité.

Rousseau s’adaptait donc à son temps, et en ramassait les tendances éparses. Cependant le caractère et la puissance de son œuvre viennent de lui-même : elle n’a pas été façonnée du dehors, elle s’est organisée intérieurement, absorbant ce qui pouvait la nourrir. Elle à ses origines dans le tempérament, je l’ai dit : mais des origines plus lointaines encore, et visibles pourtant, dans certains facteurs du tempérament, dans le sang et dans le milieu, dans l’hérédité et l’éducation.

Rousseau est Genevois, d’une famille française établie depuis cent cinquante ans dans la ville. Ainsi il a échappé à l’éducation française, aux conventions mondaines, aux règles littéraires qui falsifient chez nous les tempéraments dès l’enfance ; il y a échappé non en lui seulement, mais en ses ascendants : le fond français qu’ils lui ont transmis, c’est celui qui n’avait pas été travaillé encore par la culture classique. Il sera donc libre absolument de tous les préjugés que notre xvie siècle était apte à créer.

En revanche, les dépôts que cent cinquante ans de la vie genevoise auront laissés dans une suite de générations, se retrouveront dans Rousseau ; toute cette lignée de bourgeois de Genève qui se termine à lui, le rendra apte à concevoir la liberté politique, l’activité municipale, un peuple de citoyens égaux exerçant réellement la souveraineté et s’administrant par des magistrats élus. Il en aura conscience lui-même : les théories de son Contrat social seront calquées sur la constitution de Genève, non sur l’état actuel de corruption, mais sur la pureté de l’organisation primitive, ou sur l’idéal plus ou moins représenté par la réalité. Des souvenirs d’antiquité, au hasard de ses lectures, imprégneront ses réminiscences patriotiques, et la bourgeoisie genevoise prendra dans son esprit la couleur des démocraties antiques. Mais, toujours Genevois dans l’âme, il gardera de son origine une indéracinable sympathie pour les petits États, où la vie nationale se réduit aux proportions de la vie municipale. Et son vrai maître de droit politique, autant que Montesquieu, ce sera le professeur de Genève Burlamaqui, qui enseignait la liberté et l’égalité naturelles.

Mais Genève, c’est le calvinisme : il est l’âme de la cité et des citoyens ; la Réforme a été le modificateur essentiel de ce fond français que le premier des Rousseau de Genève transmettait à ses descendants. Jean-Jacques est l’héritier de cent cinquante ans de calvinisme. Il n’importe qu’il se soit fait catholique, qu’il ait été dévot à un moment, qu’il ait cru aux miracles : tout cela est superficiel. Il a l’âme foncièrement protestante. Sa doctrine politique n’exprime pas seulement la république de Genève : elle représente les positions prises par les docteurs de la Réforme contre les théologiens catholiques qui s’appuyaient sur le pouvoir temporel. La réfutation du Contrat social est dans les Avertissements de Bossuet, dans les écrits politiques de Fénelon : c’est que le pasteur Jurieu avait développé la théorie de la souveraineté du peuple, pour légitimer les révoltes des protestants du xvie siècle.

Le protestantisme intime de Jean-Jacques s’affirme surtout dans sa philosophie morale et religieuse. Si elle « sonne » si différente de celle de Voltaire ou de Diderot, c’est uniquement parce que Rousseau vient de l’Église Réformée. Cette différence d’origine diversifie étrangement des doctrines qui, abstraitement, sont à peu près identiques. Voltaire réimprimait dans un de ses catéchismes la profession de foi du Vicaire savoyard : il y reconnaissait l’idée de sa religion ; et cela n’empêche pas qu’en fait, entre la religion de Voltaire et celle de Rousseau, il y a un monde. D’abord, Rousseau, protestant, n’a jamais pu pousser le cri de guerre : Écrasez l’infâme. Le protestant ne saurait être anticlérical absolument, sans réserve, et contre sa propre Église. Chez les catholiques, le dogme étroitement défini, maintenu par une autorité souveraine, oblige celui qui ne croit plus tout à fait selon l’orthodoxie, à devenir ennemi radical et irréconciliable. Le protestant qui cesse de croire peut se chamailler avec quelques ministres, il ne se heurte point au même dogme compact, à la même autorité intraitable : il n’est pas mis hors de son Église ; il fait un parti avancé, il peut faire une nouvelle Église, en restant membre de la grande et multiple Église chrétienne. Nous voyons tous les jours le libre penseur catholique en vouloir à mort aux prêtres et aux dévots catholiques ; le libre penseur protestant, sauf exception, garde le respect de Calvin et des sympathies étroites pour l’Église de Calvin. Rousseau, déiste, en guerre avec les pasteurs, incrédule à la révélation, est tout simplement un protestant libéral.

De là résulte, ensuite, la façon très différente dont Dieu se présente chez Voltaire et chez Rousseau. Pour le premier, Dieu est une idée, produit du raisonnement philosophique, ou suggestion de l’utilité sociale : pour Rousseau, Dieu est. Voltaire démontre Dieu, et Rousseau croit en Dieu. Il n’y a chez les catholiques que les prêtres, qui, cessant de croire, puissent garder le sens religieux : mais, a-t-on dit, tout protestant est prêtre, et Rousseau plus qu’aucun autre. Sa philosophie n’est pas renoncement à la foi, mais élargissement de la foi. En rejetant les dogmes, la révélation, tout l’irrationnel embarrassant et insoutenable des livres saints et des églises, il garde tout le positif, tout le consolant, toute l’essence religieuse du christianisme ; pour lui, pour son âme protestante, le mot de religion naturelle n’est pas le déguisement d’une froide philosophie. Il a la foi ; avec la foi, l’amour, l’espérance. Son Dieu est Providence, et ; comme tel, j’ai dit quel rôle actif Rousseau lui attribuait dans son système. Il n’est pas excessif de dire, avec M. Brunetière, que la philosophie de Jean-Jacques est une philosophie de la Providence. Cela est vrai de lui autant que de Bossuet. Jean-Jacques raisonne tout comme Bossuet, quand de l’inégale répartition des biens et des maux, de l’injustice et du mal qui sont sur terre, il tire la nécessité de l’âme immortelle, et la certitude d’une vie future.

Je reconnais encore le protestant dans la puissance du sens moral chez Jean-Jacques. Il n’y a pas à nier que les nations protestantes ne soient morales : cela ne veut pas dire qu’il y ait plus de vertu chez elles que chez les catholiques ; mais l’autonomie morale y est plus grande ; avec l’indépendance croît la responsabilité, avec la responsabilité l’énergie. Nulle autorité, nulle direction ne viennent de l’extérieur entraver l’action du principe intérieur. Voilà pourquoi je dis de Rousseau que la puissance de son sens moral révèle ses hérédités protestantes.

On l’a nié, ce sens moral de Jean-Jacques : et l’on a eu beau jeu à le nier. Ni les fautes, ni les hontes, ni le crime même n’ont manqué à cette vie. M. Faguet a pu dire qu’il s’était élevé sur le tard à la moralité. Mais qui donc l’y a élevé ? Ce n’est pas l’éducation paternelle. Serait-ce Mme  de Warens ? Seraient-ce les catéchistes de métier de l’hospice de Turin ? Ils baptisaient, et ne s’inquiétaient pas de régénérer. À quelle influence Rousseau a-t-il été soumis, qui l’ait tiré de ses turpitudes, qui lui ait donné la conscience, qui l’ait élevé enfin à la moralité ? On n’en voit pas. Il s’est refait lui-même et tout seul.

Ainsi voilà un homme qui, contre le train ordinaire des choses, se soustrait à la tyrannie du fait, de l’habitude, que la vie a poussé dans l’immoralité et qui aboutit à la moralité, qui devrait être perdu sans ressource, s’engager à fond dans le mal, et qui se sauve au contraire, et s’améliore. Cette création de la moralité, en soi et par soi, ne saurait s’expliquer que par la puissance de l’instinct moral intérieur, faussé d’abord ou amorti, et que les fautes mêmes, au lieu de l’oblitérer davantage, réveillent avec intensité. Il y a bien de l’orgueil dans le mot fameux : « Qu’un seul dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ». Il y a du vrai pourtant aussi : il a fallu que Rousseau fût supérieurement moral, pour n’avoir pas mal fini, après ses commencements. Il avait le droit, après ses propres expériences, de chanter ses hymnes à la conscience et à la liberté, par lesquelles il s’était relevé.

Tandis que toute la morale se réduisait pour les autres aux vertus de bienfaisance et d’humanité, Jean-Jacques eut le sentiment profond de la perfection ou de la dégradation intime de l’être : il prêcha les vertus personnelles, l’âpre poursuite de la pureté, de la bonté, de la beauté intérieures, indépendamment du service et de l’utilité d’autrui. Ainsi est restaurée la vie intérieure avec ses durs efforts et ses austères joies ? C’est là qu’est l’originalité et la grandeur dé sa morale. Et voilà ce qui la différencie de la morale philosophique, ce qui lui donne un caractère hautement religieux. La cause et la fin de ce travail par lequel l’être s’embellit au dedans, c’est Dieu, le Dieu qui juge et récompense. Ce Dieu devient le ressort de la moralité : Julie, mariée à l’homme qu’elle n’aime pas, humiliée, désespérée, commence l’œuvre de son renouvellement en présence de Dieu, devant « l’œil éternel qui voit tout ».

Enfin la moralité et la religiosité des nations protestantes font encore sentir leur action dans la façon dont Rousseau a peint la vie de famille, les occupations domestiques. Il a répandu sur les vulgaires détails du ménage une gravité, une beauté, une dignité qui nous saisissent. L’ardente intensité de la vie intérieure ne laisse rien d’indifférent : l’âme sérieuse se verse tout entière dans les moindres de ses actions, les relève par une haute pensée de devoir ou d’affection. Elle n’oublie jamais qu’elle agit devant « l’œil éternel qui voit tout ». Ajoutons à cette disposition la sensibilité débordante de Rousseau : pour elle, tout prend un sens, tout acquiert de la valeur ; toutes les bagatelles ou les vulgarités de la vie domestique et des rapports familiers deviennent la représentation symbolique du drame pathétique qui se joue en son cœur. Et ainsi un jupon de flanelle que lui envoie Mme  d’Epinay devient un événement dans sa vie, par le retentissement de ce petit fait jusqu’aux profondeurs de son être moral.

Nous tenons donc les causes déterminantes de la doctrine de Rousseau, du caractère surtout et des propriétés de cette doctrine : elles se résument dans le tempérament sentimental et dans l’indélébile protestantisme de l’homme. Essayons maintenant de juger sommairement cette doctrine.


4. PORTÉE DE LA DOCTRINE.


On dit communément que cette doctrine est fondée sur des postulats non nécessaires, qu’elle est souvent sophistique en ses enchaînements, outrée ou fausse en ses conséquences. Et l’on a, si l’on veut, raison de le dire. Il n’est pas difficile de demander de quel droit Rousseau affirme la bonté originelle de l’homme dans l’état de nature : cependant, à bien prendre les choses, cette bonté dont il parle est à peu près celle de l’orang, qui ne capitalise pas des revenus, qui ne fait pas travailler d’autres orangs, ne les affame pas, et ne leur fait pas communément la guerre.

Permis aussi de discuter, si tout le mal qui est dans le monde est imputable à la société. La société n’est-elle pas un fait naturel, donc bonne si la nature est bonne ? et la société n’a-t-elle pas été fondée pour remédier à des maux déjà existants ? Mais Rousseau ne contredirait pas ces objections.

L’aliénation totale de l’individu par le contrat social est dure à accorder, et nous aimons mieux nous représenter que l’individu aliène le moins possible de sa liberté, et ce qu’il faut seulement pour que la société fasse sa fonction. Ce n’est pas un axiome non plus que la propriété soit la pierre angulaire de la société, et la cause de tout le mal : ni la vérité théorique, ni l’efficacité pratique du socialisme ou du communisme, ne sont incontestables.

À prendre le premier discours à la lettre, il parait douteux que les lettres et les arts soient des agents de corruption ; et la lettre à Dalembert provoque bien des objections, soit dans ses conclusions générales, soit dans ses jugements particuliers, comme lorsque Molière est convaincu d’avoir rendu la vertu ridicule par le personnage d’Alceste. Et si Rousseau a été dans l’ensemble un éloquent défenseur de la morale, on peut trouver que, dans la Nouvelle Héloïse, et dans les Confessions, il décerne parfois bien singulièrement des brevets de vertu, ou qu’il appelle de ce nom des actes que nous appellerions de noms contraires.

Pour l’Emile, enfin, on sait que d’objections il a soulevées, et l’on n’a qu’à lire les lettres très suggestives du spirituel abbé Galiani pour se faire une idée des obstacles où se heurte la théorie de Jean-Jacques : si l’innocence originelle n’est pas une vérité, l’éducation négative est une absurdité. Le refus d’employer les livres, la suppression de l’autorité paternelle et de l’idée du devoir, la conservation de l’ignorance jusqu’aux douze ans de l’élève, comme si l’intelligence pouvait se fortifier sans s’exercer, et comme si elle ne se remplissait pas d’erreurs lorsqu’on n’y fait pas entrer la vérité : tout cela choquait Galiani, et peut choquer encore de bons esprits. Mais surtout, disait Galiani, l’Emile est faux parce qu’il ne prépare pas à la vie : qu’est-ce que la vie ? effort et ennui. Peiner au lieu de jouir, et peiner, non à son heure, mais à l’heure qu’il plaît à autrui, ou au hasard, voilà la vie. L’éducation doit donc nous habituer à faire ce qui nous ennuie, au moment où il nous ennuie le plus. Il y a bien du vrai dans cette piquante contradiction. Nous pourrions y ajouter la considération de l’hérédité : réelle peut-être à l’origine, l’innocence naturelle est disparue aujourd’hui ; la corruption des pères se prolonge dans les enfants ; et l’éducation doit être positive, par la substitution de motifs moraux aux instincts dépravés, et par la création d’habitudes vertueuses qui contre-balancent les impulsions vicieuses.

Tout cela, et bien d’autres choses, peut être dit à Rousseau. Je suis pourtant plus frappé de tout ce qu’il y a d’excellent, de profond, de vrai dans son œuvre, de ce qu’elle garde surtout de vivant, d’actuel, qui intéresse nos âmes jusqu’au fond. Voltaire nous touche moins à fond : il regarde le passé, qu’il combat, et nous avons à faire effort pour lui rendre la justice qu’il mérite [10]. Rousseau est de notre temps ; et il est probable que bien des générations encore auront de lui le même sentiment.

Je ne m’arrête guère à l’objection souvent répétée que les théories de Rousseau n’ont jamais été réalisées et ne sont pas réalisables. Il le sait, et il l’a dit souvent : qu’il ne prétend pas représenter ce qui est ou a été, mais, d’une part, ce qui a pu être et seul explique ce qui est, d’autre part, ce qui doit être. En un mot, il se tient dans la spéculation, et il construit un idéal absolu. Il n’y a pas à s’étonner que cet idéal n’ait jamais passé et ne puisse encore passer tel quel dans le monde des réalités. L’essentiel est que cet idéal jamais atteint contienne assez de vérité et de vertu pour améliorer notre pauvre présent.

Je ne ferai pas honneur à Jean-Jacques de ses idées évolutionnistes. Ces réflexions saisissantes « sur la manière dont le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements, sur la puissance surprenante de causes très légères, lorsqu’elles agissent sans relâche [11] », il faut en rendre l’honneur à Buffon, lu intelligemment. Mais Rousseau a hardiment, fermement appliqué le principe évolutionniste à l’histoire des sociétés. Il a cru au progrès ; mais il a dissocié ces deux idées de progrès et de changement, trop souvent liées par ses contemporains : il a en somme travaillé pour substituer à la foi au progrès continu la notion de révolution continue, pouvant éloigner l’humanité de son idéal pendant d’immenses périodes de durée, pouvant ensuite l’orienter vers lui par l’entrée en jeu d’une force nouvelle antérieurement inactive. Il a hardiment fait sortir l’humanité de l’animalité par une lente évolution : c’est lui, non pas Darwin, qu’on peut accuser d’avoir fait descendre l’homme du singe ; et quand on saisit sa vraie pensée, on s’aperçoit qu’il n’exclut pas du tout de notre histoire « l’homme loup pour l’homme », la brute féroce et avide de Hobbes ; mais il n’y voit pas l’homme primitif : c’est l’homme déjà homme, apte et condamné à la société. Son homme de la nature se perd dans un lointain plus obscur : c’est le pur animal, tout à l’instinct, qui n’est pas féroce quand il est repu. La moralité est une acquisition de l’humanité éloignée déjà de ses origines animales, et hors d’état d’y retourner : idée purement évolutionniste. Dans toutes ces hypothèses, jadis paradoxales, il y a pour nous plus à réfléchir qu’à mépriser.

Il n’y a, quoi qu’on en dise, rien de sophistique à faire sortir le socialisme de l’individualisme, et il n’y a aucune contradiction entre le Contrat social et le tempérament de Rousseau. Au contraire, historiquement et logiquement, l’enchaînement est réel et nécessaire. La dissolution des groupes naturels ou artificiels qui, contenant l’individu et se contenant les uns les autres, sont enfin contenus dans l’État, est le triomphe de l’individualisme, et du même coup, replaçant l’individu dans la situation hypothétique d’où sort le Contrat social, ne lui laisse d’autre ressource que le despotisme de tous sur chacun, le socialisme d’État.

Si Rousseau a été inconséquent, ce n’a pas été, individualiste, d’attaquer la propriété individuelle, et d’écraser l’individu sous l’omnipotence de la communauté. L’inconséquence, c’est de pousser l’individualisme en deux sens aussi différents que le sont la Nouvelle Héloïse et le Contrat. Car, en premier lieu, le don absolu que les citoyens font d’eux-mêmes à l’État semble être incompatible avec la forte constitution de la vie morale intérieure ; jamais la conscience de Wolmar ou de Julie ne saura donner à la volonté générale, à la loi, un droit absolu de lui prescrire et de la régler : les dogmes de la religion civile ou l’oppriment, s’ils parient autrement qu’elle, ou n’existent pas, s’ils parlent comme elle. En second lieu, la famille restaurée sur la vérité par les belles âmes de Julie et de Wolmar forme un groupe qui s’interpose entre l’État et l’individu, et la doctrine du Contrat ne subsiste plus dans sa pureté. Et enfin, le type de société auquel appartient la famille restaurée de Wolmar et Julie, c’est le régime patronal, essentiellement différent du socialisme égalitaire du Contrat. Cependant il ne faudrait point trop presser cette contradiction [12]. Dans le détail de son système, dans la pratique, Rousseau nous fournit de quoi la lever. « Le droit que le pacte social donne aux souverains sur les sujets ne passe point les bornes de l’utilité publique[13]. » Cette sage restriction lève bien des difficultés, si l’on prend dans un sens très étroit et très haut le mot d’utilité.

Le principe du Contrat, en lui-même, est excellent. Rousseau a raison : quand jamais un contrat de ce genre n’aurait été fait entre les hommes, il resterait vrai que ce contrat idéal régit toute société sans exception. La société, les sociétés sont des associations pour la conservation et la protection des membres qui les composent : d’où il suit que jamais gouvernement n’est légitime, s’il ne prend le bien public pour sa fonction et sa fin uniques.

Ainsi tout despotisme, toute tyrannie, toute oppression sont exclues ; aucune forme de gouvernement n’est condamnée, mais seulement des procédés de gouvernement. Et en ce sens, la doctrine de la souveraineté du peuple est une vérité incontestable, comme condamnant et supprimant l’exploitation de tous par quelques-uns ou par fin seul.

Je ne puis m’empêcher aussi d’estimer neuve et féconde la façon dont Rousseau a posé la question sociale : luxe et privation, richesse et misère, jouissance égoïste et travail pour autrui, tout cela dépendant d’un fait général, la propriété, voilà les deux termes du problème où Rousseau nous ramène constamment. Je cherche, parmi les philosophes du xviiie siècle, quel est celui qui a posé aussi nettement, aussi crûment la question. La plupart de nos Français s’attardent dans la guerre aux privilèges, où ces bourgeois réduisent l’inégalité ; à Rousseau appartient d’avoir crié : le luxe, la richesse, la jouissance sans travail, la propriété, voilà les vrais privilèges, ou plutôt le privilège fondamental. Et le temps lui a donné raison : car il a vu bien au delà de notre bourgeoise révolution, qui, à cet égard, n’a été qu’une consolidation de la propriété. De quelque façon que la question doive se résoudre, il reste qu’actuellement le problème de l’inégalité n’est plus politique mais social, et tout entier contenu dans le régime de la propriété.

Rousseau a vu aussi de quels éléments psychologiques se compliquait le problème : d’un côté, mépris, insolence, élégance, supériorité intellectuelle ; de l’autre, envie, amertume, grossièreté, dégradation intellectuelle. Et ici apparaît la vérité profonde enfermée dans le paradoxe qu’il soutient contre les arts et les lettres. Les arts et les lettres, s’ils ne sont pas des agents de corruption, sont des facteurs importants de l’inégalité [14]. Ils mettent entre les deux portions de l’humanité une telle différence de culture, que les uns et les autres ne se sentent plus de la même nature. Leur influence va de pair avec celle des habitudes extérieures, des manières, des façons de vivre ; elle est pire encore, parce qu’elle crée chez les uns une réelle supériorité d’intelligence. Rousseau a raison : toutes les inégalités politiques et sociales sont peu sensibles, tant que l’égalité des mœurs et des esprits subsiste. Là où le noble, le chef vivent de la même vie, ont les mêmes idées, la même âme que le vilain ou le sujet, le problème de l’inégalité ne se pose pas.

Mais il nous faut passer rapidement. J’effleurerai donc seulement la Nouvelle Héloïse, et, négligeant tant de thèses suggestives, j’indiquerai seulement les vérités capitales du livre. Rien de plus profond, au point de vue de la vérité, de plus efficace, au point de vue de la moralité, que l’idée du renouvellement intégral de l’être moral, sur laquelle pivote toute l’action du roman. Dans une crise douloureuse de sa conscience, Julie se relève de sa faute, purifie son âme, et la crée à nouveau : elle sort de l’église, où on la mène malgré elle, avec une volonté prête à l’effort moral. Dans la profondeur de son sens religieux, Rousseau a trouvé cette fois le sens psychologique, qu’il n’avait guère à l’ordinaire. À cette crise tient toute la vérité du caractère de Julie, si solide sous la phraséologie du temps : ses luttes, son progrès, ses rechutes, sa quiétude endolorie, font une admirable histoire d’âme. L’autre vérité du livre, c’est la guerre déclarée au mensonge social : notre société vieillie vit d’une vie factice, elle s’est fait des sentiments, des jouissances, un honneur, une morale hors de la vérité ; ses préjugés autorisent le mépris de la vertu plutôt que des convenances. Et le pis est qu’après avoir demandé à l’homme le sacrifice de sa conscience, de sa pureté, de sa droiture, elle ne lui tient pas la promesse de bonheur par où elle l’a séduit. C’était une pensée originale et haute d’essayer de fonder les relations de deux êtres unis par la société sur la franchise absolue de tous les deux, à l’égard de l’autre, et à l’égard de soi-même.

L’Émile, avec toutes les corrections de détail qu’il nécessite, est le plus beau, le plus complet, le plus suggestif traité d’éducation qu’on ait écrit. Nous devrons y revenir, toutes les fois que nous voudrons organiser l’ensemble ou réformer une partie de l’éducation. La forme seule est raide, mécanique, artificielle : elle semble diviser l’âme et la vie en compartiments symétriques par des cloisons étanches qui ne laissent point de pénétration réciproque. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’aspect du livre. L’idée première en est rigoureusement scientifique : si le développement de l’individu répète sommairement l’évolution de l’espèce, l’éducation de l’enfant doit reproduire largement le mouvement général de l’humanité. Et ainsi l’âge de la sensation précédera l’âge de la réflexion ; l’éducation physique précédera l’éducation intellectuelle ; d’abord on fortifiera le corps, on aiguisera les sens, et l’on n’exercera l’esprit qu’au service des sens et du corps : Émile sera un petit sauvage, robuste, adroit, rusé. L’intelligence aura son tour : mais on ne peut rien faire de mieux pour elle que de lui préparer d’abord de bons organes, qui puissent lui fournir toutes les impressions, exécuter toutes les actions dont elle aura besoin.

On a coutume de critiquer les scènes machinées par le précepteur pour l’acquisition des idées morales et la formation de la raison ; on trouve un peu puérils les moyens sensibles par où Émile est conduit aux idées abstraites et aux notions scientifiques. Cependant de là encore on peut tirer d’excellentes vérités. Rousseau fait ici une très ingénieuse et, je crois, très juste application de la logique de Condillac : on peut le chicaner sur ses exemples, mais il serait à souhaiter souvent que nous prissions modèle sur lui. Ne pas se contenter de montrer l’objet, mais conduire l’enfant de la sensation brute à la notion réfléchie, à la connaissance abstraite ; l’exercer à débrouiller, analyser, interpréter ses impressions, il n’y a pas de meilleure méthode pour former de bons esprits. Quant aux expériences machinées, ici encore regardons plutôt le mécanisme en lui-même que les applications fournies par le tour d’esprit romanesque de Rousseau. L’expérience a été le grand maître de l’humanité ; et si l’enfant doit parcourir seul toutes les étapes de l’humanité, il faut l’abandonner aux leçons de l’expérience. Mais parmi les lenteurs, les incohérences, les maladresses du hasard, il vivrait toute sa vie avant de s’être instruit. S’il est légitime de le faire bénéficier des expériences des hommes qui l’ont précédé, n’est-il pas légitime aussi de régler, de diriger son expérience à lui, de l’aider à dégager des résultats plus rapides et plus certains ? Dans l’éducation comme dans la science, et dans la morale comme dans la médecine, la substitution de l’expérimentation à l’empirisme est un immense progrès. Il n’importe que l’enfant sache l’expérience combinée par le maître : si elle est simple, sérieuse, claire, concluante, l’enfant se laissera saisir par la vérité des choses mises sous ses yeux, et en tirera de bon cœur la conclusion pratique.

Enfin je suis tout à fait de l’avis de M. Faguet, qu’à de certains moments, dans les civilisations avancées, riches de chefs-d’œuvre littéraires, la meilleure maxime de pédagogie qu’on puisse donner, c’est d’écarter les livres. Fatalement l’acquisition du « savoir » tend à prendre dans l’éducation la place que doit tenir la formation du jugement et du caractère : il est bon qu’un Montaigne et un Rousseau nous remettent sous les yeux les fins essentielles de l’éducation. Nous finissons par oublier d’habituer l’enfant à penser, à force d’étaler devant lui les pensées des autres ; nous l’écœurons de littérature, et nous n’en faisons même pas un lettré.

La Profession de foi du vicaire savoyard est une partie intégrante de l’Émile. Il a paru bien bizarre que Rousseau attendit si tard pour parler de Dieu à son élève, tout à la fin de l’éducation. Et dans la forme absolue de son système, ce parti pris est injustifiable. Mais regardons la réalité des choses : ne faut-il pas attendre que l’enfant soit un homme, qu’il sache et comprenne déjà bien des choses, pour poser devant lui la question de croire et de ne pas croire ? Alors seulement il pourra se faire librement sa croyance ou son incrédulité. Jusque-là il ira dans le sens de ses impressions d’enfance, de ses traditions de famille. Sans doute, pour le croyant des anciennes églises, la question est inutile, ou dangereuse. Mais, de plus en plus, pour notre âme nourrie de science, et à qui la science aura dit loyalement ses limites, il n’y aura pas de culture complète, si une fois au moins en la vie n’a été posé et résolu le problème religieux : et ce sera en effet l’acte final de l’éducation.


5. INFLUENCE DE ROUSSEAU.


Il nous reste à nous rendre compte de l’influence que Rousseau a exercée. Il a agi sur son siècle à la fois par ses idées et par son tempérament, et il a déterminé des mouvements considérables, soit dans la société, soit dans la littérature.

Nous avons vu déjà quelle trace profonde ont laissée ses doctrines politiques et sociales. À mesure que la Révolution usait les systèmes, dépassait Montesquieu et Voltaire, Rousseau émergeait. Il a gouverné avec Robespierre. Depuis un siècle, tous les progrès de la démocratie, égalité, suffrage universel, écrasement des minorités, revendications des partis extrêmes qui seront peut-être la société de demain, la guerre à la richesse, à la propriété, toutes les conquêtes, toutes les agitations de la masse qui travaille et qui souffre ont été dans le sens de son œuvre.

Et ce même homme a été le vrai restaurateur de la religion : hier encore on pouvait s’en étonner ; mais nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le socialisme et l’idée chrétienne. Le théisme de Robespierre, le culte de l’ « Être Suprême », la reconnaissance légale de l’immortalité de l’âme, c’est le Contrat social tout pur. Mais c’était chimère d’espérer faire vivre la religion civile. Le réveil du sentiment religieux ne pouvait se faire qu’au profit d’une religion traditionnelle.

Jean-Jacques nous apparaît aussi comme le restaurateur de la morale. Il a très bien senti qu’il était prématuré d’essayer de fonder une morale indépendante de l’idée de Dieu ; et il a repris son point d’appui sur la religion. Il a rendu aux hommes le respect d’eux-mêmes, le souci de la perfection intérieure. Mais, de plus, il a tenté une réforme sociale de la plus grande conséquence. La famille se dissolvait : il a travaillé à la resserrer. Il a prêché la sainteté du mariage le devoir réciproque des époux. On riait de l’adultère, il a osé en faire une grosse affaire. Les enfants étaient élevés hors de la présence des parents, sans affection, sans soin, sans surveillance. Il a rappris aux mères à aimer, à se donner : il en a fait des nourrices. Il a dicté aux pères comme aux mères leur devoir : il leur a proposé l’éducation des êtres qui leur devaient la vie et en qui reposait la destinée de l’humanité future comme une matière de graves soucis et de constante attention. Il a mis le bonheur dans la vie de famille, sérieuse et tendre. Les autres philosophes prenaient aisément leur parti de toutes les atteintes que la mode et les mœurs donnaient à l’éternelle morale : c’est l’honneur de Jean-Jacques d’avoir jeté les hauts cris.

Rousseau s’est défié de la raison, il a donné cours à son sentiment. Il a fondé toute sa politique, toute sa religion, toute sa morale sur l’instinct et l’émotion. Et ce qu’il était, il a aidé le public à le devenir. Il a aidé les âmes de nos Français à opérer une conversion dont ils avaient le besoin et qu’ils n’arrivaient pas à faire : rassasiés de raisonnement, d’abstraction et d’analyse, desséchés, vidés par un excès de vie intellectuelle, ils ont senti revivre leur cœur au contact du cœur de Rousseau ; ils ont demandé au sentiment les certitudes et les jouissances, que l’intelligence n’était pas capable de leur donner.

Avec Jean-Jacques, notre littérature refait en sens inverse le chemin qu’elle avait parcouru depuis le xvie siècle : du lyrisme elle avait passé à l’éloquence, et de l’éloquence à l’abstraction scientifique. Rousseau la ramène à l’éloquence, et dans l’éloquence même il fait éclore des germes de lyrisme.

C’est un merveilleux orateur, comme il n’y en a pas eu depuis Bossuet. Il a la logique serrée, impérieuse, qui pousse le raisonnement aux dernières et plus surprenantes conséquences, et nous impose les conclusions qui nous révoltent. Mais cette logique n’a pas la froideur de l’argumentation scientifique. Les objets auxquels elle s’applique ne sont pas, d’abord, susceptibles de preuve rigoureuse ; les faits y échappent à la vérification, les principes à la démonstration. Et puis, ils sont objets de foi et d’amour. De là l’émotion, la passion ; elle enveloppe le raisonnement, elle est le véhicule de la persuasion. Cette flamme, cette fougue font la puissance de Jean-Jacques : il est notre grand, notre unique sermonnaire du xviiie siècle. Il a la phrase oratoire, ample, résonante qu’il faut lire ou entendre lire à haute voix ; et voilà la première fois que nous avons à faire cette remarque sur un écrivain du xviiie siècle. Notre goût fait aujourd’hui quelques réserves : il y a trop de tension, trop d’élan, trop d’effusion ; l’émotion est trop complaisamment projetée au dehors, filée ou soufflée. C’est la mode du siècle, et Rousseau n’y a pas échappé. Cependant, dans l’ensemble, son éloquence est sincère et chaude ; son style est d’une matière solide et d’un beau timbre. Rousseau n’est pas un improvisateur ; les phrases s’arrangent lentement dans sa tête : il travaille, corrige, polit avec un soin d’artiste qui achève de le mettre à part parmi ses contemporains.

Mais cette éloquence n’a tant de prise sur les âmes que par ce qu’elle enveloppe et communique d’émotion lyrique. Si la caractéristique du romantisme est d’être lyrique, et si l’essence du lyrisme est l’individualisme, nous voyons du même coup d’où sort le lyrisme de Rousseau, et comment le romantisme y a en quelque sorte sa source. Ce grand orateur, au lieu de chercher dans la raison universelle les matières de son raisonnement, les extrait de son moi le plus intime et le plus singulier : il transpose en arguments, en systèmes toutes les passions, toutes les vibrations de son cœur. Il serait facile de dégager des écrits de Rousseau les thèmes éternels du lyrisme : à l’occasion de sa vie, il agite tous les problèmes de la destinée humaine, il ressent toutes les inquiétudes métaphysiques que les hasards de l’existence font surgir au fond des cœurs. En laïcisant la religion, il laïcise du même coup l’inspiration lyrique, jusque-là presque enfermée chez nous dans la méditation religieuse. Son roman de la Nouvelle Héloïse est tout à fait lyrique de conception et d’exécution. Julie et Saint-Preux, c’est Mme  d’Houdetot et Jean-Jacques ; mais c’est aussi une jeune fille, un jeune homme quelconque, ce sont moins des caractères, que des états d’âme très généraux. « Un jeune homme d’une figure ordinaire, rien de distingué ; seulement une physionomie sensible et intéressante », une jeune fille « blonde ; une physionomie douce, tendre, modeste, enchanteresse », voilà les figures, et voilà les caractères. Et leurs amours se développent en émotions poétiques plutôt qu’en analyses psychologiques : rien de plus édifiant à cet égard que la promenade à la retraite de la Meilleraie [15] ; les impressions des deux amants sur ce lac, parmi ces rochers qui ont été témoins de leur passion maintenant assagie, épuisée, toujours délicieuse, cette joie mêlée d’un sentiment mélancolique de l’irréparable écoulement des choses et de l’être, c’est le thème, et plus que le thème, du Lac de Lamartine. Diderot nous offrait quelques saillies : mais ici dans cette lettre, Rousseau a écrit d’un bout à l’autre l’un des plus émouvants poèmes d’amour que nous ayons en notre langue, le poème des souvenirs et des regrets.

Rousseau, on le sait, fut incurablement romanesque. Mais cette forme romanesque de son âme, c’est un subjectivisme, effréné, qui le rend incapable de s’asservir à aucune réalité, de la regarder de sang-froid pour la rendre telle quelle. Rousseau s’assimile tout le monde extérieur, il voit tout selon son humeur du moment, et il ne cherche pas à saisir l’objet à travers sa sensation : il ne peut présenter que cette sensation même. Il a noté que la nature changeait avec lui, c’est-à-dire que, restant la même, elle lui apparaissait différente lorsqu’il n’était plus le même : et ainsi il a été un grand docteur de relativité. Mais cette tyrannie de la sensation personnelle fait une nature de poète ; et les Confessions où Rousseau a prétendu faire l’histoire de sa vie sont un pur poème, par la perpétuelle transfiguration du réel. Lamartine n’a pas été plus impuissant à se raconter exactement que Rousseau ne l’est dans les Confessions. On l’y surprend à chaque page en flagrant délit de mensonge, je dis de mensonge et non pas d’erreur ; et le livre, à tout prendre, est d’une brûlante sincérité. C’est que cette sincérité ne tient pas aux faits, elle est dans l’émotion même qui les altère ou les suppose : avec des débris incomplets de réalité, des traces confuses de sentiments, Rousseau reconstruit le poème de son existence. Jamais âme n’a plus superbement joui d’elle-même, par une étrange et illimitée puissance d’objectiver toutes les représentations qu’elle excitait tumultueusement en elle. D’un bout à l’autre de ce livre écrit en prose, la « préparation » ou, si je puis dire, la « manutention » des réalités extérieures ou mentales est précisément la même que nous retrouverons chez les lyriques de notre siècle.

Comment se fait-il donc qu’un art réaliste puisse se réclamer aussi de Jean-Jacques, même de sa Nouvelle Héloïse, et surtout de ses Confessions ?

Il est certain qu’il y a dans certaines parties de son œuvre une poésie domestique, telle que peut l’aimer un réalisme non pas « cruel », comme le nôtre s’est trop souvent piqué de l’être, mais sympathique au contraire à l’homme, comme l’ont été plus que nous les étrangers. Anglais, Russes, Norvégiens. Il a certainement passé quelque chose de Rousseau dans George Eliot. Rousseau peint avec attendrissement la simplicité de la vie de famille dans les classes moyennes, tout le tracas vulgaire et charmant du ménage, les tâches journalières de la maîtresse de maison et de son monde, la propreté, l’ordre, l’aisance large et hospitalière d’une maison bourgeoise[16], la gaieté des vendanges, l’intimité des veillées. Cet intérieur de Julie, cette maison champêtre, avec son pressoir, sa laiterie, ses noyers, sa basse-cour, toute cette vie bruyante et joyeuse, les coqs qui chantent, les bœufs qui mugissent, les chariots qu’on attelle, les ouvriers qui rentrent, voilà du réel, que Rousseau détaille complaisamment dans sa pittoresque familiarité. Une bonne partie des sujets d’estampes qu’il a indiqués pour l’illustration du roman, sont des scènes de la vie bourgeoise, curieusement exactes bien que sentimentales. Il a souvent rêvé d’une « petite maison blanche aux contrevents verts », avec des vaches, un potager, une source : voilà où son âme respirerait avec délices. Son séjour à l’Ermitage est une idylle réaliste, et les Confessions abondent en petites scènes du même goût, un dîner chez un paysan, le passage d’un gué, une cueillette de cerises : ce sont les faits les plus insignifiants de l’ordre commun, dont le sentiment de Rousseau fait des tableaux exquis.

Mais Jean-Jacques a été surtout un grand peintre de la nature. Il en a rendu certains aspects avec puissance. Il avait en face d’elle la plus délicate sensiblité, et d’elle il a tiré les plus vives, les plus pures joies de son âme. Aussi l’a-t-il mise dans son œuvre à la place d’honneur ; et, dans le sens particulier où nous prenons ici le mot, on peut dire qu’il a ramené son siècle à la nature. Il lui a dit la splendeur des levers du soleil, la sérénité pénétrante des nuits d’été, la volupté des grasses prairies, le mystère des grands bois silencieux et sombres, toute cette fête des yeux et des oreilles pour laquelle s’associent la lumière, les feuillages, les fleurs, les oiseaux, les insectes, les souffles de l’air. Il a trouvé, pour peindre les paysages qu’il avait vus, une précision de termes qui est d’un artiste amoureux de la réalité des choses.

Il a découvert à nos Français la Suisse et les Alpes, les profondes vallées et les hautes montagnes ; tantôt il a peint les vastes perspectives, tantôt les paysages limités. Il ne s’est pas élevé jusqu’aux glaciers : il a l’âme tendre et douce : il aime la belle, non l’effrayante nature, il aime surtout la nature que son âme peut absorber ou contenir, celle qui la réjouit et ne l’écrase pas.

Avant Rousseau la nature n’avait guère tenu de place dans la littérature. Il l’y établit en souveraine : elle y devient objet d’étude et d’expression [17]. C’est l’indice d’un grave changement : c’est fini de la littérature psychologique. Tant que l’homme seul était la matière du livre, on le prenait par le dedans : maintenant la nature partage avec lui l’attention de l’écrivain, et il s’ensuit que, le prenant avec la nature, on le prend dans la nature, c’est-à-dire par le dehors. La littérature sera donc pittoresque désormais plutôt que psychologique : même pour décrire l’âme, elle regardera le corps. Rousseau voit Julie blonde, et Claire brune ; qu’on change la couleur des cheveux de ces femmes, toute la conception du roman est brouillée. Cette forme de vision artistique est étroitement dépendante du sentiment de la nature : car celui qui s’arrête à noter les formes des choses extérieures, les fines impressions qu’elles apportent à l’âme, est un homme en qui la sensation prévaut sur l’intelligence, un homme au moins qui n’estime pas l’activité des sens inférieure en dignité à celle de l’esprit. Ainsi la représentation du monde sensible devient la fin immédiate du travail littéraire, de préférence au monde intelligible, qui s’exprimera lui-même à travers le premier, et en relation avec lui.

L’imagination de Rousseau, qui déforme tout, n’a point, en somme, déformé la nature. Il a romancé les faits de sa vie, les sentiments de son cœur, il a romancé sa vision de la société : il a représenté fidèlement la nature. C’est qu’elle le satisfaisait pleinement : elle n’avait besoin que d’être, pour lui donner des jouissances : ici, par conséquent, sa sensation coïncidait toujours avec l’objet, et la diversité de ses sensations successives ne faisait l’effet que d’un changement d’éclairage.

Par le lyrisme et par le pittoresque, Rousseau rétablit l’art dans notre littérature : ces émotions qu’il rend, ces tableaux qu’il peint, cela n’est plus soumis à la loi du vrai ; tout cela doit s’ordonner selon la loi du beau, du caractère esthétique. Les moyens s’approprient à la fin ; le style algébrique n’est plus de mise, il faut que par-dessus les valeurs intelligibles il recharge les valeurs sensibles : on s’achemine ainsi à une révolution dans la langue [18].

Tout se mêle encore dans Rousseau, le moi et la nature, l’abstraction et la sensation, la logique et la passion, l’éloquence, le roman, la poésie, la philosophie, la peinture. Il nous prend par toutes nos facultés : en politique, en morale, dans la poésie, dans le roman, on le trouve partout, à l’entrée de toutes les avenues du temps présent.

  1. Éditions : Discours couronné par l’Académie de Dijon, Paris, in-4, 1750 ; Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Amsterdam, 1755, in-8 ; Lettre à M. d’Alembert sur l’art. Genève, Amsterdam, 1758, in-8 ; la Nouvelle Héloïse ou Lettres de deux amants, Paris, 1761, 4 vol. in-12 ; Émile ou de l’Éducation, Amsterdam, 1762, 4 vol. in-12 ; Du contrat social, Amsterdam, 1762, in-12 (éd. Dreyfus-Brisac, Paris, in-8, 1896) ; Confessions, Genève, 1781-1788, 4 vol. in-8. Œuvres, La Porte, 1764, 10 vol. in-12 ; 1782, 35 vol. in-8 (éd. Dupeyrou) ; 1823-26 (2e éd. Musset-Pathay, 23 vol. in-12 ; 1833, 8 vol. in-8). Correspondance inédite, publ. par L. Bosscha, 1858, in-8. Œuvres et corr. inédites, publ. par Streckeisen-Moultou, 1861, in-8. Lettres inédites de J.-J. R., publ. par H. de Rothschild, Paris, 1892, in-8.
    À consulter : Mme de Staël, Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. R., 1788, in-12. F. Mugnier, Mme de Warens et J.-J. Rousseau, Paris, 1890, in-8. H. Beaudoin, la Vie et les œuvres de J.-J. R., Paris, 1891, 2 vol. in-8 (au t. II, p. 611, cf. une Bibliographie des travaux antérieurs à 1891). Joly, la Folie de J.-J. Rousseau, Revue philosophique, juillet 1890. A. Jansen, Documents sur J.-J. R., Mém. de la Soc, d’Hist. de Genève, t. XXII, p. 155. J. Morley, Rousseau, Londres, 1873, in-8. F. Brunetière, Études critiques, t. III et IV. Faguet, XVIIIe siècle. Chuquet, J.-J. Rousseau, Coll. des Grands Ecriv. fr. in-16, 1893. Merlet et Lintilhac, Études littéraires sur les classiques français, t. II, 1894, in-12. J. Texte, J.-J. Rousseau et les Origines du cosmopolitisme au XVIIIe s., 1885, in-8. E. Ritter, la Famille et la Jeunesse de J.-J. Rousseau, Hachette, 1896. Asse, Bibliographie, 1901. J. Lemaître, J. J. Rousseau. D. Mornet, ouvr cité. Ducros, J.-J. Rousseau.
  2. Né le 28 juin 1712.
  3. À la condition qu’on voie plutôt dans l’œuvre de Rousseau les manifestations successives de tendances profondes et constantes que l’exécution systématique d’un plan réfléchi et arrêté à l’avance (11e éd.).
  4. Disc. sur l’inégalité, éd. Lefèvre, t. IV, p. 186.
  5. Contrat social, L. I, chap. VIII.
  6. On voit s’amorcer aussi la doctrine de l’Émile sur le Discours de l’inégalité, éd. Lefèvre, t. IV. p. 133.
  7. Contrat social.
  8. Dans l’Inégalité encore se trouve l’amorce du Contrat social. t. IV. p. 172 et 179.
  9. Le roman était commencé avant la deuxième visite de Mme  d’Houdetot, où Jean-Jacques s’en éprit.
  10. Je sentais ainsi il y a quinze ans. J’ai moins de peine aujourd’hui à rendre justice à Voltaire. Forme et fond, il me convient mieux. Je ne diminue rien d’ailleurs de ma sympathie et de mon admiration pour Rousseau. Il n'est pas nécessaire que leur guerre ce continue dans nos esprits (11e éd).
  11. Inégalité.
  12. Les deux œuvres ne se déroulent pas sur le même plan. Dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau fait abstraction de l’État, et ne regarde que l’individu, la famille, et la société domestique. Sa fable lui fournit le moyen de le faire avec vraisemblance, puisque l’action se déroule dans le pays de Vaud ; les Vaudois, sujets de Berne, n’ont pas de vie politique. Enfin Wolmar, Saint-Preux et Julie seraient les citoyens qu’il faudrait souhaiter à la république idéale, pour que la volonté générale y fût toujours pure (11e éd.).
  13. Contrat social, I. IV, ch. viii.
  14. Voir p. 880 et la citation de Mme  de Staël (note 2).
  15. 4e partie, lettre 17.
  16. Nouvelle Héloïse, 4e partie, l. 11 ; 5e p. l. 2 et 7.
  17. M. D. Mornet a montré que le mouvement qui ramène la société à la nature était antérieur à Rousseau. Le premier, il u traduit puissamment en expressions littéraires les aspirations et les goûts qui déjà modifiaient les habitudes pratiques de la vie. Mais surtout le premier, avec une intensité extraordinaire, il a lié la nature à l’âme, il a projeté dans ses paysages tous les frissons et les transports de sa sensibilité. Il a exprimé et amplifie ses étais de conscience par ses tableaux du monde extérieur. Il a créé en un mot le paysage sentimental (11e éd).
  18. Sur le rythme de la phrase dans la Nouvelle Héloïse, voyez G. Lanson, l’Art de la Prose.