Histoire de la littérature française (Lanson)/Cinquième partie/Livre 1/Chapitre 1

Librairie Hachette (p. 621-630).

CHAPITRE I

VUE GÉNÉRALE

1. Caractères généraux du xviie siècle littéraire. — 2. Caractères généraux du xviiie siècle littéraire. Contraste et continuité des deux époques. — 3. Deux moments principaux dans le xviiie siècle.

Le contraste est saisissant entre le xviie siècle et le xviiie : et cependant celui-ci sort de celui-là, et le continue. La liaison est aussi étroite que l’opposition est grande. Pour nous en rendre compte, il faut nous remettre sous les yeux les traits généraux de l’une et l’autre époque[1].

1. LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

À le prendre dans les œuvres les plus apparentes de sa littérature, le xviie siècle est chrétien et monarchique. Son principe d’organisation lui est fourni par le souvenir toujours présent du xvie siècle, et par la volonté de ne pas le recommencer. De là la reconnaissance des pouvoirs qui règlent en dominant, la subordination de l’individu à la société.

Le xviie siècle est splendidement, peut-être plutôt que profondément, chrétien. La littérature religieuse fournit presque tous les chefs-d’œuvre de notre prose ; l’éloquence religieuse est toute notre éloquence. Nos grands poètes tragiques sont chrétiens. La philosophie cartésienne, dont l’esprit est foncièrement hostile à la foi, se développe dans une forme conciliable avec les dogmes de l’Église, chez Descartes, dans une forme hétérodoxe, mais plus chrétienne encore, chez Malebranche. Un courant de libre positivisme, de naturalisme antichrétien traverse bien le siècle, visible dans les œuvres de deux grands écrivains et dans certains cercles mondains. Mais nulle voix ne met directement en question les principes de la foi : nulle voix surtout n’attaque la puissance de l’Église dans l’ordre temporel. La dispute est entre les églises, entre les sectes ; il ne s’agit que d’orthodoxie et d’hérésie.

La royauté est maîtresse absolue. Les brouillons féodaux qui essaient de troubler les deux régences, sont mis en demeure de sacrifier à leurs intérêts personnels les prétentions traditionnelles de leur caste. Le peuple, sauf un seul jour, ne paraît pas. Tout cède au roi, incarnation de l’État. Aucun mysticisme politique ne se mêle dans le culte de la personne royale : chez tous les penseurs du temps, la royauté est reçue comme garante et protectrice de l’ordre. Sa fonction la fait sacrée. Écartons la flatterie intéressée des courtisans, les serviles théories des commis. Le culte du roi est la forme du sentiment national : on aime le roi par ce qu’il assure de prospérité, de grandeur, de gloire à la France. Mais Louis XIV absorbe et arrête trop en lui-même ces sentiments, tandis qu’un plus pur patriotisme se faisait sentir chez les écrivains antérieurs à 1660.

Le roi dispensant les hautes classes de travailler au bien public, ce loisir développe les relations sociales, et donne un éclat intense à la vie de société. Les salons, où règnent les femmes, prennent autorité sur la littérature, à qui ils fournissent un public : ils l’obligent à se clarifier en s’étrécissant peut-être.

Cependant, dans ses plus belles œuvres, la littérature échappe à l’exclusive domination des salons. De précieuse, elle devient classique ; et j’ai dit ce qu’était proprement le goût classique, une combinaison de la raison positive et du sens esthétique. Les régies, dérivées de la tradition gréco-romaine, sont les conditions d’élaboration de la vérité intelligible en forme d’art.

La vérité, scientifique ou philosophique, est toujours générale. La nature, qui est la même dans l’antiquité et dans le xviie siècle (puisque c’est sur cette identité que se fonde l’imitation des anciens), ne peut être aussi qu’une nature générale. Et ainsi l’exceptionnel, le particulier, est, en principe du moins, éliminé. Par là périt l’histoire, et le lyrisme se résout en éloquence. La nature pittoresque, aussi, n’est pas objet de-littérature.

Le xviie siècle, intellectuel, raisonneur, oratoire, s’intéresse surtout à l’homme, et, dans l’homme, à l’âme. Sa littérature est essentiellement psychologique. Les uns analysent les passions, les caractères, les forces, les états de l’âme ; d’autres construisent les formes générales qui contiennent et classent l’infinie diversité des tempéraments individuels. Les genres créés par le xviie siècle, maximes et portraits, sont des appareils enregistreurs de l’observation psychologique.

La littérature n’est pas militante ; elle respecte les cadres sociaux, la hiérarchie, les pouvoirs temporels et spirituels ; elle tient pour résolues, ou elle écarte les grandes questions métaphysiques, qui sont essentiellement révolutionnaires. Elle exprime sereinement, impartialement, le monde et la vie, dans leur commune réalité, sans aspirer à en changer les conditions actuelles. Mais il ne faut pas croire qu’elle soit dédaigneusement artistique, curieuse de beauté, et indifférente au reste : les résultats pratiques des vérités énoncées l’intéressent. Cela n’a pas besoin d’être démontré pour la littérature religieuse ; mais la littérature laïque est imprégnée du même esprit. Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, chacun a sa « morale », c’est-à-dire une conception des règles qui doivent déterminer la conduite de l’individu, et des fins auxquelles s’adaptent ces règles. La société est faite : ils ne prétendent rien y changer ; mais l’individu, qui vivra dans cette société, est toujours à faire : c’est cet individu à qui tous nos écrivains veulent imposer une forme.

La langue s’est façonnée à l’image du siècle : la langue diffuse, riche, colorée, populaire, du xvie siècle a disparu. La langue littéraire du temps de Louis XIII, encore pittoresque et empanachée, s’est réduite. L’honnête homme des salons se fait une langue selon son besoin. Il se distingue de ce qui est peuple : les termes populaires sont exclus. Il « ne se pique de rien », « n’a pas d’enseigne », de marque de métier : éliminés donc les termes techniques. Il cache son tempérament intime, les mouvements de sa sensibilité, s’il en a : il ne doit offrir à la société que ce qu’il a de commun avec elle, et de communicable, sa raison, ses idées. La langue bannit donc les éléments sensibles, émotifs ou pittoresques ; on cherche à parler comme tout le monde ; on groupe les éléments du langage selon les lois universelles de l’usage, plutôt que selon la loi particulière de la personnalité. On fait une langue claire, simple, régulière, fine, toute en nuances, et d’une exactitude merveilleuse dans sa précision un peu sèche.


2. LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE.


Comment le xviiie siècle, antichrétien, cosmopolite, destructeur de toutes les croyances, négateur de la tradition, révolté contre l’autorité, violemment critique et faiblement artiste, sociologue et point du tout psychologue, est-il sorti de là ?

L’Église s’est affaiblie au xviie siècle, et ira s’affaiblissant de jour en jour. D’abord, par les disputes théologiques. L’Église pâtit du petit esprit des sectes, de leur fanatisme injurieux. Dans les querelles des jésuites et des jansénistes, de Bossuet et de Fénelon, le vrai vaincu est la religion. Les théologiens enseignent à la raison laïque, qu’ils prennent pour juge, à prononcer souverainement sur les questions de dogme. Puis, la lourde dévotion des dernières années de Louis XIV développe l’hypocrisie, dont l’impiété et la licence de la Régence seront la revanche. La cour enfonce dans les esprits l’idée qu’un dévot est un habile homme : sinon, il ne serait qu’un niais. Enfin, les manifestations temporelles de la puissance ecclésiastique révoltent les consciences. La destruction de Port-Royal paraît barbare à d’autres que les jansénistes. Tout le monde applaudit à la Révocation de l’édit de Nantes, lorsqu’elle est signée : dix ans, vingt ans après, les esprits les plus éclairés la déplorent comme ruineuse pour la France. Voilà donc où aboutissait l’éclat de la renaissance religieuse, à des cruautés, à des ruines.

Mais où donc aboutissait aussi la restauration du pouvoir monarchique ? À la guerre, à la famine, aux lourds impôts, aux vexations financières. Les fautes et les misères du règne font haïr le despotisme. L’idée de la fonction sociale de la royauté s’efface : on ne voit plus que l’exploitation de tous par un seul, le sacrifice de tous les intérêts aux passions d’un seul. La noblesse, de plus en plus inutile, s’avilit, et devient plus odieuse quand elle n’est plus qu’un moyen pour les riches d’échapper à l’impôt. À la mort de Louis XIV, on peut dire que la banqueroute de l’Église, de la noblesse et de la royauté, c’est-à-dire de toutes les puissances de l’ancien régime, est faite.

La réaction aristocratique qui se produit alors ne fait qu’empirer les choses. Les nobles essaient de ressaisir le pouvoir, d’envelopper la royauté, et de la séparer, non seulement du peuple, ce qui est fait de longue date, mais de la bourgeoisie. Ils écartent les bourgeois des emplois lucratifs et des charges honorifiques. Ils réveillent ainsi dans la bourgeoisie le sentiment de son infériorité sociale, à l’heure précisément où elle a le sentiment de sa supériorité intellectuelle, morale, économique.

Ils contribuent aussi à la décadence de l’Église et au péril de la religion, en mettant leurs cadets frivoles, ignorants, sans zèle et souvent sans foi, dans les évêchés et les archevêchés, à la place des solides docteurs que la bourgeoisie fournissait à Louis XIV. Ces prélats font sentir à la nation la disproportion des richesses et des services de l’Église. Les disputes religieuses deviennent de plus en plus mesquines et puériles, le sentiment religieux s’atrophie ou dévie ; la littérature religieuse disparaît. L’Église ne comptera pas parmi les forces intellectuelles du siècle.

La royauté, capricieuse et faible avec Louis XV, bonasse et inintelligente avec Louis XVI, adorée à de courts moments, et trompant toujours les espérances d’où jaillissait l’adoration, rejetant les esprits tour à tour dans la haine et dans le mépris, apparaissant comme égoïste ou confisquée par les égoïsmes de cour, cesse d’être une force dans la nation. Responsable souvent des revers, elle n’est presque jamais pour rien dans les prospérités. Louis XIV avait su être, ou paraître le protecteur, le régulateur, l’inspirateur du génie littéraire et artistique : toute l’activité littéraire du xviiie siècle se développe loin de la royauté, qui ne se rappelle guère que comme une gêne et un obstacle.

Ces circonstances amenèrent la littérature du xviiie siècle à prendre une direction contraire à celle qu’avait suivie la littérature du xviie siècle. Mais il n’y eut pas de rupture entre les deux siècles. [Le xviiie reçut du xviie le principe de la souveraineté de la raison, et il en tira toutes les conséquences. Il supprima les limitation, les tempéraments que le xviie siècle avait apportés à l’autorité de la raison. Elle était juge souverain, elle devient juge universel : plus de domaine de la foi réservé, intangible. Elle ne laisse plus au roi l’examen des intérêts généraux : elle critique l’ordre social, la tradition, Elle ne consent pas non plus à rendre des arrêts en théorie, pour les voir annulés dans la pratique : elle prononce, et veut que la réalité se conforme à ses conclusions. De spéculative, elle deviendra pratique, réformatrice, enfin révolutionnaire.

On a pensé souvent, et Taine surtout a accrédité cette idée, que le vice, de la philosophie du xviiie siècle était le mépris de l’expérience et de l’histoire, l’abus de l’abstraction, de la généralisation, des postulats et des déductions a priori. En morale, en religion, en politique, dit-on, le xviiie siècle légifère pour l’homme en soi, pour ce vague résidu qui s’obtient en retranchant toutes les différences que l’on perçoit entre le Français, l’Anglais, le Chinois, etc., et qui ne correspond plus à aucun homme réel. Il proclame des principes qui se déduisent de la définition de cet homme en soi, sans rechercher s’ils sont bons pour le produit particulier des siècles qu’est la société française.

J’ai cru longtemps que ce reproche était fondé, et dans les précédentes éditions (1-10) de cet ouvrage, j’ai fait, moi aussi, le procès à la manie d’a priori qui me semblait avoir égaré la philosophie du xviiie siècle. Mas récentes études m’ont prouvé qu’il y avait beaucoup d’exagération et d’injustice dans cette critique.

Au point de départ, il est visible que c’est sous la pression des faits que se forment les états d’esprit que l’on peut appeler philosophiques. C’est de l’affaiblissement de la foi, et d’une observation de la manière dont vivent les honnêtes gens, des maximes sur lesquelles se guide leur conscience, c’est d’un désir de rétablir l’accord entre la théorie morale et l’expérience morale, que naissent les morales rationnelles et laïques : morale du bonheur, morale de l’intérét bien entendu, morale de la bienfaisance et du bien général.

En politique, l’esprit de réforme se remarque d’abord chez Colbert et ses intendants : lorsque Colbert en définitive a échoué, la splendeur ruineuse de Louis XIV, ses guerres continuelles et de plus en plus malheureuses, sa fiscalité odieuse, la misère du peuple, créent chez les hommes qui savent, et qui réfléchissent un sentiment de malaise qui force le respect et oblige à l’examen. La condamnation du despotisme est le résultat de l’expérience, non la conclusion d’une théorie. Le programme des réformes nécessaires est ébauché par quelques hommes qui ont vu l’étui du royaume, ou de leurs yeux, comme Vauban et Boisguillebert, ou par les mémoires des intendants, comme Boulainvilliers, ou qui de toute façon étaient à la source des renseignements sûrs, comme Fénelon et l’abbé de Saint-Pierre. L’a priori n’a aucune place dans ces débuts de la philosophie politique : elle résulte des faits, et de la réaction de certains sentiments de justice et d’humanité contre ces faits.

L’œuvre de la philosophie du xviiie siècle sera d’élaborer les principes qui condamnent de pareils faits. Par un tour d’esprit bien français en effet, il ne suffira pas aux philosophes de constater la misère sociale : il leur faudra trouver que les maux de la France sont contraires à la raison universelle. Ce rationalisme est la forme de leur esprit ; ils aspirent à des vérités universelles, et ils n’ont la hardiesse d’agir que s’ils croient que la raison commande, la raison de tous les temps et de tous les pays.

Mais, sous leurs formules les plus générales et les plus abstraites, il n’est pas difficile de retrouver les réalités qu’ils visent : il suffit de consulter l’histoire. L’expérience dirige leurs déductions ; on le sent dans l’énoncé de leurs principes. Si la Déclaration des Droits de l’homme prononce que « toutes les opinions, même religieuses, sont libres », ce même assurément n’est point de l’a priori : il n’est explicable que par l’histoire du protestantisme depuis la Révocation et par les brûlements d’ouvrages déistes ou athées. Le principe que « l’homme est bon » n’a de sens d’abord que comme négation du dogme révélé de la chute : il signifie uniquement que l’on ne croit pas à la corruption de la nature humaine par le péché du premier homme et à la nécessité d’un secours divin pour faire le bien.

Assurément les philosophes du xviiie siècle ne surent point se défendre des généralisations hâtives, des abstractions vagues, des déductions téméraires. Ils furent impatients de savoir et de conclure. Ils confondirent leurs préjuges français, philosophiques et mondains avec la raison universelle. Mais s’ils méprisèrent la tradition, c’est que l’expérience la leur montrait gênante et oppressive en même temps qu’irrationnelle. Et, loin de mépriser l’histoire, ils s’en armèrent de leur mieux pour faire le procès du passé.

En un mot, ils tachèrent de construire, si l’on veut, une doctrine qui convint à l’homme en soi, à l’homme de tous les temps et de tous les pays : mais ils la firent à la taille et pour les besoins du Français de leur siècle.

La généralisation et la déduction ne furent pour eux que des méthodes d’exposition : mais même quand ils en faisaient une méthode de recherche ils n’oubliaient guère de quelle réalité ils étaient partis à la recherche des principes, et quelle réalité ils voulaient supprimer par l’autorité des démonstrations.

Leur erreur est beaucoup plutôt d’avoir cru à la facilité de manier le réel et de changer la pratique d’un peuple : ils n’ont pas mesuré à l’avance (et comment l’auraient-ils pu ?) la résistance des faits, des habitudes, des intérêts, des instincts]. De là, résulte l’étonnante innocence de cette philosophie téméraire. Il n’y a personne, et Rousseau moins qu’un autre, qui puisse pressentir la puissance de ces explosifs qu’on s’amuse à fabriquer et à manier ; personne ne se doute du ravage qu’ils feront, lorsqu’on les mettra en contact avec la réalité vivante. On croit bonnement que la société peut se refaite par une opération bien conduite de raisonnement, et que les faits se mettront tout seuls d’accord avec les vérités idéales. On croit à la bonne volonté infinie des hommes.

Ce manque dé prévoyance explique la vigueur avec laquelle on bat en brèche tout l’ancien régime, spirituel et temporel : on met en doute les principes de la religion et de la société, la révélation et le privilège. On fait la critique de toutes les institutions, de toutes les croyances. On croit au progrès, et l’on veut que le progrès soit un fait ; on démolit toutes les autorités qui veulent encore asservir les esprits, ou qui s’opposent à l’accroissement du bien-être. La même philosophie décide sur une question de voirie et sur l’existence de Dieu.

L’esprit philosophique n’est autre que l’esprit scientifique : car la science est éminemment la connaissance rationnelle. De là la prépondérance de la science en ce siècle, et la passion avec laquelle il s’y attache. Les savants font concurrence aux écrivains jusque dans la faveur des salons : et tous les grands écrivains s’occupent de science. La science s’est substituée à la religion, pour expliquer à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va, ce qu’il doit être. Les sciences morales se détachent de la théologie, et se soudent aux sciences physiques. L’homme est remis dans la nature, soumis à ses lois ; c’est avant tout un animal, ayant des sens et des sensations ; et la sensation est la source visible d’où tout est sorti, les idées de l’individu, et par suite les institutions de la société. Le malheur fut que les sciences mathématiques étaient incomparablement plus avancées que les sciences physiques et naturelles ; et ce furent les premières qui imposèrent leur méthode. On ne s’attacha qu’à simplifier, abstraire, analyser, généraliser, déduire. [On ne savait pas encore tout ce qu’il faut de patience, de scrupule, de précaution, pour se procurer une observation bien prise. On crut observer et l’on supposa. On fabriqua des idées, et l’on crut opérer sur des faits. On prit une idéologie pour un corps de vérités d’expérience].

Aussi n’est-il pas difficile de s’expliquer ce qui advint de la littérature. Dans l’universel abatis des traditions autoritaires, la tradition classique ne pouvait subsister. Le culte de l’antiquité n’était plus possible : d’autant que l’antiquité n’avait guère de quoi imposer aux savants par son développement scientifique. Et il fallait que l’antiquité fût écartée pour que le triomphe de la raison fût entier. On nomme encore les anciens avec éloge : c’est que l’éducation classique subsiste dans les collèges, et fait partie des « perfections » nécessaires à l’homme du monde. Sous la discipline des jésuites qui sont les grands éducateurs, l’étude des anciens est un instrument de culture élégante, qui sert à décorer la surface et comme à façonner les manières des esprits. Le sens de l’art antique n’existe ni dans les salons ni chez les écrivains : pour trouver des modèles littéraires, on ne va pas au delà du xviie siècle. Perrault a gagné sa cause, sur le fond. On copie donc les chefs-d’œuvre du xviie siècle ; on en imite les procédés, on en suit les règles servilement, par préjugé ; le monde, qui a adopté cette littérature faite pour lui, ne permet pas qu’on change rien aux formes qu’elle présente. On masque par une habileté routinière le défaut du sens artistique. De là la décadence des formes d’art et la faiblesse de la pure littérature.

On met l’intelligence partout, et l’on s’imagine qu’elle suffit à tout. La langue, n’étant plus maniée par des artistes, atteint la perfection de son type dans l’étroite fusion de l’esprit scientifique et de la délicatesse mondaine, elle devient absolument intellectuelle. Elle n’exprime plus rien de concret, de naturel. Elle n’a plus couleur ni son ; il ne subsiste plus que le mouvement, un mouvement abstrait et comme idéal. La phrase se développe comme une ligne ; elle n’a plus de corps, de modelé ; rien que des contours, ou des arêtes. De ces conditions, pourtant, le xviiie siècle saura tirer un art, un art bien à lui et bien français, intellectuel et mondain, fait d’esprit et d’élégance : art paradoxal en son essence puisqu’il aspire à se passer d’éléments sensibles.

Il reste à signaler un caractère de la philosophie du xviiie siècle, qui dépend de tous les autres ou s’y relie : elle est cosmopolite, et elle donne naissance à une littérature cosmopolite. [La société du xviiie siècle n’a pas manqué de patriotisme : mais elle a placé le patriotisme dans l’amour du bien public, manifesté par l’esprit de réformes, et dans le culte de la civilisation française. Ne sentant pas l’existence nationale ni la frontière de la France menacées par l’étranger, elle s’est désintéressée des revers militaires : elle a tenu les malheurs de nos armes pour indifférents. Ne sentant pas l’intérêt national engagé dans la politique du roi, elle a pu rire quand, avec lui, la France était humiliée]. Elle voyait dans toute l’Europe ses idées, sa langue, ses œuvres répandues, admirées, imitées : la culture aristocratique était la même chez tous les peuples civilisés, et cette culture était française. Les armées du roi étaient battues par un Prussien : mais ce Prussien parlait français, et il était plus pareil à nous qu’au grenadier qui meurt pour lui. [Ainsi le vainqueur de Robasch rendait hommage à la civilisation française : notre patriotisme se contentait de cette victoire de l’esprit].

Le moins que l’esprit français puisse faire pour reconnaître cette universalité de domination qu’on lui cédait, c’était de tenir les sociétés qui l’adoptent en même estime que celle où il était né. [Il le fit d’autant mieux que son rationalisme lui interdisait les préjugés de couleur et de race]. L’homme digne de ce nom est celui qui n’obéit qu’à la raison : mais cet homme n’est pas Français plutôt qu’Allemand : il est Européen, il est Chinois, il est partout où il y a des hommes ; et toutes les vérités que conçoit la raison humaine sont faites pour cet homme universel. Le pays qu’on préfère, c’est celui où la philosophie règne ; et, comme on vit en France, on voit aisément qu’elle n’y règne pas : il suffit au contraire de quelques lettres de princes ou de grands seigneurs pour faire croire qu’elle règne ailleurs plus souverainement que chez nous.


3. DIVISION DU XVIIIe SIÈCLE.


Le xviiie siècle n’est pas uniforme dans son développement. Il se divise naturellement en deux périodes (1715-1750 ; 1750-1789). Dans la première s’affirme l’insensibilité esthétique de l’esprit philosophique, mais s’épanouit en même temps cet art spécial, unique, qui trouve en Marivaux sa perfection. Dans la seconde se réveillent les facultés oratoires, précédant les facultés poétiques : nous avons vu, au xviie siècle, le lyrisme se résoudre en éloquence ; on refait le même chemin en sens inverse. Des impulsions sentimentales, des besoins imaginatifs commencent à troubler les opérations de la lucide et froide intelligence. Des réalités, des morceaux de nature entrent dans l’esprit de l’homme ; des images, des sensations s’infiltrent dans la littérature.

La première période, où dominent Montesquieu et Voltaire, où les purs littérateurs, à peine marqués ou imprégnés à leur insu de l’esprit du siècle, brillent assez nombreux, cette période nous présente une critique encore modérée des institutions établies et des croyances du passé. Dans la seconde, avec Diderot, avec Rousseau, avec Voltaire qui force le pas pour rester à la tête du mouvement, l’attaque devient plus violente et plus générale. Toutes les forces révolutionnaires — les forces intellectuelles, s’entend — entrent en ligne, et la victoire est complète. L’ancien régime finit en idylle, dans la persuasion où est toute cette société, que rien ne résiste plus à la raison : la diffusion des lumières est accomplie ; le règne de la vérité et de la justice va venir.

  1. À consulter : Vinet, Histoire de la littérature française au xviiie siècle, Paris, 1853, 2 vol. in-8 (l’Introduction) ; Brunetière, la Formation de l’idée de progrès, au t. V des Études critiques ; Faguet, XVIIIe siècle, Lecène et Oudin, 1890, in-12 (avant-propos). G. Lanson, Revue des Cours, 1908-1909. — J’ai retouché ce 1re chapitre d’après mes récentes études : les développements nouveaux ou refaits sont signales par des crochets (11e éd.).