Histoire de la littérature dramatique (Janin)/1/4/Mirabeau

Histoire de la littérature dramatique
(p. 251-260).

MIRABEAU.

« Je suis réduit, à propos de Mirabeau, à faire une analyse ; dans cette analyse il y aura beaucoup de tableaux, beaucoup de dates et d’exactitude, plaignez-moi !

Au premier tableau vous êtes à la Bastille chez M. Lenoir. Vous assistez aux réclamations des prisonniers qu’on renferme, aux actions de grâces des prisonniers qu’on rend à la liberté. On a enfermé un abbé dans une bibliothèque, une femme enceinte demande encore un mois de répit avant qu’on relâche son mari, deux vieilles anecdotes de Bastille. M. le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, arrive tout exprès pour faire de la sensibilité et de la morale. Après quoi tout le monde s’en va ; l’abbé sort de son armoire, la femme enceinte va rejoindre son amant, le marquis de Mirabeau va ajouter un nouveau tome à l’Ami des hommes, M. Lenoir va se promener. Ceci s’appelle une exposition.

C’est au moins la première partie d’une exposition. Quand tout le monde est parti, le secrétaire de M. Lenoir, M. Boucher, reste seul à se parler à lui-même. Tout à coup entre une femme éplorée. Vous ne devineriez jamais quelle est cette femme qui entre ainsi à la Bastille comme on n’entrerait pas dans une maison bourgeoise ? Cette femme, c’est madame de Monnier elle-même ; oui, madame de Monnier elle-même, la faible et jolie marquise que nous savons si étroitement enfermée dans une maison de filles repenties ! Il paraît que madame de Monnier s’est échappée. Sortie de sa prison, elle se précipite à la Bastille ! à la Bastille, pendant que son amant est à Vincennes ! Cependant, ce bon M. Boucher n’est guère étonné de voir Sophie. Quelqu’un vient ; M. Boucher cache Sophie dans sa chambre ; un jour plus tôt il l’aurait cachée dans la bibliothèque ; mais la cachette n’est pas sûre depuis l’aventure récente de l’abbé.

Ce quelqu’un qui arrive au milieu d’une scène, ce quelqu’un qui se devine à coup sûr, et qui prend au moins deux ou trois minutes pour entrer, c’est toujours le mari jaloux ou n’importe quel autre tyran qui arrive. Ce n’est jamais un premier-venu qui arrive ainsi. Cette fois c’est M. Lenoir. Sophie n’a que le temps de faire une demi-douzaine de gestes et d’entrer dans la chambre de M. Boucher. M. Lenoir arrive. M. Boucher, qui n’est pas accoutumé à cacher de belles dames dans sa chambre, se trouble de toutes ses forces ; le soupçon entre aussitôt dans l’âme de M. Lenoir. Il regarde la chambre d’un air narquois ; mais il n’est pas encore temps d’éclaircir ses soupçons ; c’est un plaisir qu’il se réserve pour une autre fois.

Ce pauvre M. Boucher m’a fait peine ; et certainement il doit être bien embarrassé de madame de Monnier dans sa chambre. Il paraît que M. Lenoir est terrible sur l’article ! Heureusement un guichetier, Jacques Bonhomme, un serviteur de Mirabeau, qui se trouve à la Bastille parce qu’il est monté en grade, devine que madame de Monnier est dans ce cabinet ; il lui ouvre la porte, comme Suzanne au page ; madame de Monnier s’en va comme le page, non pas par la fenêtre, mais par la porte de la Bastille, ce qui est bien plus étonnant ; et quand M. Lenoir revient pour éclaircir son soupçon de tantôt, quand il se précipite dans la chambre comme le comte Almaviva, il trouve la chambre vide, et M. Boucher triomphe, aussi heureux que la comtesse. N’est-ce pas là, je vous prie, une petite Bastille bien gardée ?

La scène change. Nous ne sommes plus à la Bastille, nous sommes au donjon de Vincennes. C’est dans le donjon de Vincennes que Mirabeau a écrit ces lettres de chaude et vive passion, qui se sont placées bien au-dessus des lettres de l’Héloïse. Au donjon de Vincennes, Mirabeau était dans une dure captivité, il était seul, sans habit, sans linge, sans maîtresses, mais non pas sans amour ; il lisait Tibulle, il le commentait, il le traduisait, il se livrait au vice absent avec plus de fureur et de rage que si le vice eût été sous sa main, obéissant et docile comme est le vice ; c’était une prison dure, inviolable, muette, mais enfin ce n’était pas un cachot. Or, les auteurs de la pièce nouvelle ont jeté Mirabeau dans un cachot. Ils ont été violemment sur les brisées de l’Ami des hommes. Le donjon de Vincennes, à fenêtres étroites et basses, aux murs tout nus, entre ces fossés infranchissables, ne leur a point paru encore assez bon pour le drame. Ils ont creusé un cachot bien noir, éclairé avec une lampe, une voûte sépulcrale sous laquelle on jouerait parfaitement Camille ou le Souterrain, ce grand opéra-comique du bon temps. Au cachot Mirabeau ! au cachot, au pain et à l’eau ! au cachot Mirabeau qui pleure ! Menteurs dramatiques ! Artistes maladroits ! Pourquoi toujours au delà du vrai ? Pourquoi toujours exagérer ? Pourquoi le cachot obscur et tout noir à l’homme qui habite une cellule éclairée et morne, mais dans laquelle on peut le voir ; pourquoi faire pleurer si fort ce jeune homme qui n’a que de l’amour et de la fureur dans la tête, dans le sang, dans le cœur ? Pourquoi renoncer à la belle étude de cette passion brutale, vicieuse, éclatante, qui donnait à la tour crénelée l’éclat et le parfum et les murmures passionnés du boudoir ! Que voulez-vous que je fasse de ce cachot vulgaire quand je m’attendais à voir le donjon de Vincennes ? Que me fait cet homme qui verse d’insipides larmes ? j’attendais un amoureux de vingt ans !

Mais voilà bien une autre nouveauté ! Mirabeau, quand il a bien parlé, s’évanouit ; il s’évanouit comme Camille dans son souterrain. Alors entre une femme, devinez quelle est cette femme ? C’est madame de Monnier. Ainsi le même jour, et à quelques heures de distance, madame de Monnier s’est échappée de la maison où elle était détenue ; elle est entrée à la Bastille, et elle en est sortie sans que personne ait pu la voir : à présent, elle a traversé le château de Vincennes, elle entre dans le donjon ; et dans ce donjon elle descend au cachot de Mirabeau. Qui eût dit à cette pauvre femme qui a versé tant de larmes, qui est restée si longtemps prisonnière, qui a été si soumise, si patiente, si faible, si souvent faible, qui s’est tuée dans un siècle où on ne se tuait pas, qu’un jour on lui ferait jouer un pareil rôle… celui-là eût bien étonné madame de Monnier.

À peine madame de Monnier est-elle dans le cachot avec son Mirabeau, qu’on entend venir quelqu’un ; ce quelqu’un, dont je parlais tout à l’heure, et qui arrive toujours mal-à-propos, ce quelqu’un c’est encore le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes. Cette fois encore il faut cacher la pauvre Sophie ; cette fois il n’y a ni bibliothèque ni chambre à coucher ; cette fois Sophie se cache derrière les rideaux du lit. Toujours se cacher Sophie ! Sophie si adroite et si maladroite à la fois ! Quand le père de Mirabeau est auprès de son coquin de fils, il lui fait la plus formidable des semonces, que Mirabeau reçoit fort mal. Entre autres choses, le marquis propose à son fils d’aller retrouver sa femme. Ici, l’histoire est encore indignement violée : vous savez tous quelles belles lettres Mirabeau écrivit à sa femme, du donjon de Vincennes, ses prières, ses excuses, ses lettres à Sophie, dans lesquelles il lui demande la permission de revoir sa femme. À peine sorti du donjon, et avant d’aller voir Sophie qu’il n’a jamais revue depuis, Mirabeau court en Provence, et, devant les tribunaux, il somme sa femme de revenir à lui, son mari. Ces plaidoyers sont même le point de départ de l’éloquence de Mirabeau. Sans une faute, une seule ! sans celle lettre adultère de sa femme, dont il eut la maladresse de parler, et dont l’avocat de la partie adverse se servit si habilement, Mirabeau gagnait sa cause.

Eh bien, cet homme on puissance d’une maîtresse qui réclame à grands cris sa femme légitime, cet amoureux qui prie Sophie de lui permettre de rejoindre madame de Mirabeau ; cette pauvre Sophie qui, du fond de sa honteuse prison, dit à son amant, à celui pour qui elle souffre : Sois libre ! tout cela n’a pas paru assez dramatique à nos auteurs. Ces combats, ces passions diverses, ce procès si hardiment soutenu, rette femme qui se tient à l’écart, cette maîtresse qui se soumet, tous ces obstacles qui surgissent et qui tombent à chaque instant, le drame a méprisé ces misères comme indignes de lui ! Quoi d’étonnant que le vrai Mirabeau ait fait honte à des poètes qui, pour inspirer plus de pitié pour le héros de leur choix, commencent par le mettre au cachot ?

Vous sentez bien que le père de Mirabeau dit à son fils mille horreurs de Sophie, qu’il ne sait pas cachée là ; à ce discours, Sophie se trouve mal : le marquis est plus furieux que jamais, il va sortir, quand heureusement arrive un ordre de la cour qui relâche Mirabeau. Le premier acte finit là.

Je passerai sous silence une partie du second acte. L’élection de Mirabeau, la révolte du Midi, la fameuse histoire : Mirabeau, marchand de drap ; tout cela est très-chronologiquement raconté. C’était pourtant une grande nouveauté et bien inouïe que ce gentilhomme qui se dépouille de ses titres, qui abjure sa noblesse, qui se fait peuple, dans un temps où il était si honteux d’appartenir à la gent corvéable ! À raconter de pareils événements il faudrait un homme à la fois très-intelligent et très-poète ; un homme habile à peindre la stupeur sur les visages, et l’émotion dans les cœurs. C’est quelque chose de touchant, Mirabeau, un Riquety, se dégradant de la noblesse de ses pères, sans savoir même si son renoncement lui sera compté parmi ce peuple renouvelé ? Certes, il dut y avoir, à cet instant de la vie de Mirabeau, un bien cruel moment d’incertitude et de malaise… ils n’ont rien peint de tout cela. Ils n’ont rien préparé de ce qu’il fallait préparer dans leur drame. Tout au rebours, quand il s’est agi d’employer un peu de hasard, ils n’ont pas su se servir du hasard. Comme ils ont traité la belle scène du Jeu de Paume, admirablement représentée par le peintre David ! La scène change. Nous voyons un jeu de paume tout préparé pour une séance de députés. Il y a des fauteuils, il y a des bancs, il y a une table, tout est prêt avant la séance. Et quand la réunion de ce peuple, expulsé du palais de Versailles, vient en ce lieu se constituer maîtresse absolue et indépendante de la royauté même, elle n’a plus qu’à s’asseoir et à parler !

Au contraire ! figurez-vous le désordre de l’histoire. Il y a des joueurs dans le Jeu de Paume, il y a des balles et des raquettes, les joueurs ont la sandale et la casaque de toile ; tout à coup le ciel éclate, le tonnerre gronde, il pleut à verse, la porte s’ouvre, et voilà toute l’Assemblée nationale qui entre à la lueur des éclairs, au bruit de la tempête, et voilà tous ces terribles pouvoirs de la révolution française qui éclatent, eux aussi, comme la foudre ! Or, dans cette vaste enceinte du jeu de paume, telle que nous le montre l’histoire, rien n’est prêt, il n’y a pas un banc où s’asseoir, il n’y a pas une table où parler, pas un siège ; on s’agite, on se cherche, on s’appelle ; le peuple se place en tumulte, on parle, on ne parle pas, on se tait, le silence est terrible ; vous avez un drame tout entier dans ce beau désordre, et ce désordre n’est pas un effet de l’art !

À la Porte Saint-Martin, on a fait autrement ; on a distribué des sièges par précaution, on a préparé une tribune à l’avance ; il y a une droite et une gauche ; on a confondu le Jeu de Paume avec la Séance royale ; on a mis dans la bouche de Mirabeau, et pêle-mêle, tous les mots sonores qu’il a prononcés dans sa vie, le mot à M. de Dreux Brézé : Allez dire à votre maître, et le mot Silence aux Trente !, prononcés à la même minute et dans le Jeu de Paume ; comprenez-vous cela ? Or, entre ces deux mots, il y a un abîme. Le premier est le mot d’un tribun qui bouleverse de fond en comble une monarchie de dix-huit siècles ; la seconde de ces paroles est le mot d’un gentilhomme et d’un citoyen qui se repent, le mot d’un révolutionnaire vaincu par la révolution qu’il a faite, et qui voudrait, mais en vain, revenir sur cette révolution.

Respect, de grâce, respect à des biographies ainsi pleines ! Respect à ces hommes formidables ! Respect aux cendres de Napoléon et de Mirabeau, à ces deux gloires de la France moderne ! Dans vos plus grands écarts, qu’ils ne soient pas ridicules ; car le ridicule est le plus grave des mensonges dont on puisse affubler de tels héros !

Ce qui va vous étonner plus encore, c’est qu’à la fin de cette séance du Jeu de Paume arrive le roi Louis XVI. Oui, le roi lui-même, en cordon bleu ! Or, il n’arrive là que pour donner occasion à Mirabeau de dire son mot : Le silence des peuples est la leçon des rois ! Un mensonge historique pitoyable pour un mot que tout le monde sait, c’est payer ce mot bien cher !

Savez-vous, au troisième acte, qu’il y a une scène où Mirabeau s’écrie : De l’or, beaucoup d’or, il me faut de l’or !

Oui, Mirabeau dit cela, Mirabeau l’effréné prodigue, Mirabeau, qui jeta aux vents sa vie et sa parole, sa fortune et celle de ses amis ; Mirabeau qui eut besoin toute sa vie de tout ce qui fait la vie élégante et riche, mais qui n’aima jamais l’argent ! Je sais bien ce qu’on va dire. — Son traité avec la Cour, les papiers de l’armoire de fer, les reçus signés de sa main, et voilà un homme qu’on appelle vendu ! Mirabeau ne s’est jamais vendu. Il a été ambassadeur au compte du ministère, on lui a payé ses ambassades ; plus tard, quand épouvanté des progrès de la révolution, il voulut venir au secours du Roi et de la Reine qui l’imploraient, il commença par faire la part de la Constitution ; il posa les bases de la loi, il écrivit au Roi des lettres dans lesquelles est deviné tout entier le gouvernement constitutionnel, dans lesquelles sont tracés d’une manière invariable, et très-honorable pour tous les deux, les rapports du Roi et du peuple ; voilà ce qu’a fait Mirabeau.

Après cela, qu’il ait accepté un peu de cet or de la Cour, dont il avait besoin, et dont la Cour pouvait faire un plus mauvais usage, qu’importe, quand il s’agit d’un homme comme Mirabeau ? qu’importe quand il s’agit d’arracher à une stupide misère ce grand homme que l’arbitraire a ruiné ? Qu’importe quelques milliers francs à ce grand génie qui va tout sauver, le Roi et la France ? Qu’importe qu’il ait accepté une pension, cet homme de si haute intelligence qui seul a compris ce qui se passe dans sa patrie ? Cet homme, n’est-ce pas le Mirabeau emprisonné, humilié, roué en effigie, le Mirabeau odieux à la Cour et aux nobles, le Mirabeau incendiaire, le Mirabeau qui pardonne au Roi, à la Reine, aux nobles tous les maux qu’il a soufferts ? Non, Mirabeau n’a jamais proféré ces paroles : de l’or ! de l’or ! Au contraire il l’a très-bien dit à une de ces vénalités vulgaires qui pullulent dans tous les temps. Cet homme, je ne sais plus son nom (pour retenir le nom de toutes les vénalités, il faudrait la mémoire de César), cet homme se plaignait du ministère à Mirabeau. — Je me suis vendu, disait cet homme, et le ministère ne me paie pas. — Et voilà toute la différence qu’il y a entre vous et moi, dit Mirabeau : on me paie et je ne suis pas vendu ! Je crois que le mot n’a jamais été imprimé.

Je suis indigné quand je songe qu’il a été si peu connu ce sublime gamin qui a commis tant de fautes sans se déshonorer, ce grand homme qui a eu tant d’abandon dans le vice, dans l’amour, dans la vengeance et dans le repentir. Les auteurs de la pièce ne se sont pas arrêtés à cette seule calomnie ! Il ne leur a pas suffi de faire dire à Mirabeau : de l’or ! de l’or ! ils ont fait plus. La calomnie est tombée sur une autre tête. Ils ont traîné sur les planches Marie-Antoinette, cette malheureuse femme, d’une âme aussi blanche et aussi belle que son visage. Il y a une belle scène dans l’histoire de la Révolution, entre la Reine et Mirabeau. Il y eut un jour où la Reine se sentit le besoin de voir Mirabeau. Elle voulait le vaincre enfin ce tribun du peuple qui usurpait la couronne de France. Mirabeau partit pour Saint-Cloud, la nuit, tout seul avec un guide. Il arrive dans ces jardins habités par tant de puissances évanouies. Quel fut l’effroi de la Reine quand elle se vit, seule à seule, avec cette espèce de pouvoir populaire, dont la couronne de France n’avait pas d’idée ? Quelle dut être la pitié de Mirabeau et son profond respect, quand il vit la plus grande dame du monde presque à ses pieds, lui, gentilhomme dégradé ? L’histoire ne le dit pas. L’histoire ne rapporte aucune des paroles du grand drame qui se passa la nuit dans ces jardins. Il n’y a pas une seule plume en Europe, aujourd’hui que Walter Scott est mort, qui puisse raconter dignement ce drame fugitif dans lequel il fut décidé que la monarchie vivrait, et peut-être qu’elle eût vécu cette monarchie, sans le poison qui dévora Mirabeau.

Quand la Reine est partie, Mirabeau, qui était à genoux, se relève comme un marquis de Regnard, et il se dit en se frottant les mains : J’irai ce soir souper chez la Guimard.

La Guimard et la Reine ! Cette conférence politique et ce souper de lille ! Ce Mirabeau qui se rend au Roi, et qui va se consoler chez une danseuse de n’avoir pas jeté la Reine sur le gazon de son parc ! Voilà où en est venu le drame français !

À l’acte suivant, Mirabeau revient de l’orgie ; il est abattu, perdu ; il va mourir. — Il ne meurt pas empoisonné, dans le drame, comme c’est chose à peu près démontrée pour tous ceux qui savent à fond cette grande vie ; les auteurs, après avoir trouvé le donjon de Vincennes trop peu dramatique, auront trouvé le poison trop dramatique. Avant de mourir, Mirabeau envoie 20,000 fr. au fils qu’il a eu de madame de Monnier, et qui fait des dettes. Or, le fils de madame de Monnier était une fille, pauvre enfant qui mourut dans la prison de sa mère, et que Mirabeau a pleurée avec des larmes de sang : ainsi Byron a pleuré à Venise l’enfant de son amour ! Enfin, pour compléter cet ensemble, madame de Monnier, qui est morte depuis longtemps, arrive aussi pour recevoir le dernier soupir de Mirabeau ! Voilà à quoi s’est réduit le beau récit de Cabanis ! Vous avez lu ce récit de Cabanis, les souffrances de Mirabeau, sa fenêtre qu’il fait ouvrir pour revoir le soleil encore une fois, comme le voulut voir Jean-Jacques[1]. Mirabeau se pare et se parfume ; il embrasse ses amis ; puis, torturé par la douleur, il écrit sur un livre ce mot solennel : Dormir ! Arrive enfin Barnave, son successeur d’un instant à la tribune ; puis cette tête pesante retombe, faisant voler en éclats la plus vieille monarchie de l’univers.

Ce drame a été pour moi une véritable affliction, je puis le dire ; c’est une torture morale bien cruelle et bien longue, cette espèce de contresens qui dure cinq heures. Ajoutez qu’il est impossible de plus mal jouer le rôle de Mirabeau, que ne le jouait l’acteur Gobert : cette tête dans les épaules, cette grosse voix sourde et sans timbre, ce jeu anguleux et saccadé, cette démarche vulgaire, ce regard terne et morne, tout cela, Dieu merci ! n’a jamais été Mirabeau. Mirabeau, notre hardi gentilhomme, avait une belle et grande tête en dépit des portraits qu’on en a fait. C’était, chez cet homme, l’apparence du commandement, une voix superbe, un regard puissant, des mains charmantes, un sourire imposant, qui devenait irrésistible quand il s’adressait à une femme ; une noble fierté qui ne le quittait jamais, même dans ses familiarités les plus intimes avec la populace. Ce qui a contribué à faire de Mirabeau un si grand pouvoir parmi le peuple, c’est que Mirabeau était né pour commander, c’est que le peuple ne pouvait pas, sans transition, obéir tout à coup à des pouvoirs sortis de ses rangs. »

C’étaient là des batailles, et d’autant plus qu’à la même heure je publiais un des premiers livres qu’eût enfanté la révolution de juillet, Barnave, un de ces livres qui échappent à l’analyse, et qui, au bout de vingt ans, restent une énigme, même pour celui qui les mit au jour. Dans Barnave, Mirabeau jouait un grand rôle, on voyait Mirabeau vaincu et désarmé qui se jette aux pieds de la reine, et si ce livre qui obtint un assez grand retentissement, renfermait à peu près tout ce qui se mettait d’admiration et d’extases dans les mélodrames de ce temps-là, du moins, dans son inexpérience des premiers éléments d’un livre écrit à loisir, et avec les déférences qui sont dues au lecteur sérieux, il était empreint, je l’espère, d’un profond respect, d’une sympathie immense et d’une adoration de toutes les heures pour Sa Majesté la reine de France. — Sancta Majestas ! Même la préface de Barnave est restée un instant célèbre par les adieux qu’elle contenait au roi Charles X et à toute sa race. — Il était vaincu, exilé, malheureux, ce bon prince, il avait droit à la louange des honnêtes esprits qui sont nés les flatteurs des causes perdues, les très-humbles et très-fidèles serviteurs et sujets des couronnes sur lesquelles s’appesantit la fortune insolente. Ô la chance heureuse de s’agenouiller à ces ruines sacrées, pendant que la foule esclave, la foule avide, au-devant du soleil nouveau, va chantant ce vagabond Te Deum réservé à toutes les grandeurs passagères ! Qui que vous soyez, artistes, poètes, inspirés naïfs qui vivez loin du maître, ayez soin de saluer celui qui tombe ; allez, s’il le faut, jusqu’à Cherbourg, par le soleil de Juillet ; allez jusqu’aux rives désolées du château d’Eu par les brouillards et les brumes de Février ; montrez au vieillard qui s’en va un front sympathique, un regard ami à l’enfant que l’orage emporte ; allons, rendez à ces femmes royales le dernier devoir de la patrie en larmes, et rentrez chez vous, contents d’avoir donné à la fortune, à la force, à la révolution le seul démenti qu’il fût en votre pouvoir de leur donner.

  1. Laissez entrer le soleil, disait Gœthe à cette belle madame de Vaudreuil qui l’assistait au lit de mort.