Histoire de la guerre entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Angleterre/Chapitre 06
Corbet, (Volume I, p. 177-204).
CHAPITRE VI.
E général Harrison, comme nous l’avons dit plus haut, avait apporté tous ses soins pour mettre la frontière occidentale en défense. Les Indiens s’étaient vus forcés, par la destruction de leurs villages, d’emmener leurs femmes et leurs enfants loin de nos frontières pour recevoir des subsistances dont nos incursions les avaient privés. Le reste de la saison fut employé à construire de nouveaux forts et à réparer les anciens. Meigs, gouverneur de l’Ohio, animé du zèle le plus ardent, levait continuellement de nouvelles troupes, et fournissait l’armée d’hommes et de tout ce qui était nécessaire. Le général Harrison avait établi son quartier à Franklinton, ville située presqu’au centre de l’Ohio, d’où il pouvait plus facilement organiser et distribuer aux différentes places les renforts et les munitions qu’il recevait : son intention était de concentrer toutes ses troupes disponibles à Rapids, pour de là marcher, si les circonstances le permettaient, sur Détroit. Cette place était bien importante ; car depuis que les Anglais s’en étaient emparés, il fallait transporter à grands frais au travers des montagnes l’artillerie et tous les magasins militaires ; ce qui prenait un temps considérable et retardait toutes les opérations de l’armée.
Le général Winchester était toujours au fort Défiance : il n’avait avec lui qu’environ huit cents hommes, la plupart des volontaires ayant quitté l’armée à l’expiration de leur temps de service. Ceux qui restaient étaient presque tous du Kentucky et appartenaient aux familles les plus distinguées de cet état. Au commencement de janvier, les habitants de Frenchtown, village situé sur la rivière Raisin, effrayés par l’approche d’un corps ennemi, vinrent supplier le général Winchester de leur envoyer des troupes pour les protéger contre la furie des Indiens, auxquels les Anglais permettaient de se livrer à toutes sortes d’excès pour les conserver dans leur parti. Les volontaires américains, touchés des maux qui menaçaient leurs compatriotes, demandèrent vivement à aller les défendre. Le général, presque contre son gré, se rendit à leurs vœux et dérangea ainsi tous les plans du commandant en chef. Le 17 janvier, un détachement, commandé par les colonels Lewis et Allen, partit du fort Défiance avec ordre d’attendre à Presqu’île le reste des troupes. Ce détachement apprit dans sa marche qu’un corps avancé venait d’occuper Frenchtown, et on résolut d’aller l’attaquer avant qu’il se fût fortifié. À leur arrivée, nos gens trouvèrent l’ennemi prêt à les recevoir ; mais après une charge très vive des Américains, les Anglais et les Indiens, quoique protégés par le feu d’un obusier, furent enfoncés de toutes parts et forcés de se réfugier dans les bois : là, abrités par un grand nombre d’arbres abattus, ils essayèrent de tenir encore, mais les Américains les pressèrent si chaudement qu’ils se mirent de nouveau à fuir. L’action ayant continué plus avant dans la forêt, nos troupes conservèrent toujours le même avantage, et enfin dispersèrent entièrement l’ennemi et le poursuivirent pendant plusieurs milles. Sa perte ne fut pas bien connue ; mais quinze Indiens restèrent sur le champ de bataille : de notre côté, nous eûmes douze hommes tués et cinquante-cinq blessés. Après cette brillante action les Américains campèrent sur le lieu même du combat, et y furent joints le 20 janvier par le général Winchester : par cette jonction la force totale de notre petite armée montait à environ sept cent cinquante hommes. Six cents de ceux-ci furent placés dans une enceinte de palissades, et le reste, formant une garde avancée, campa au dehors. Le 22 au matin, une force combinée d’à peu-près quinze cents hommes, sous les ordres du général Proctor et des chefs indiens Roundhead et Splitîlog attaqua soudainement les Américains. L’ennemi plaça six canons en batterie contre leurs faibles retranchements, et tomba en même temps avec furie sur les troupes qui se trouvaient au dehors : celles-ci, accablées par des forces si supérieures, furent forcées de plier, et essayèrent de se retirer de l’autre côté de la rivière qui alors était gelée ; mais les Anglais les suivirent de près, et la plupart de ces malheureux furent tués ou se rendirent sous la promesse d’être protégés contre les Indiens. Le général Winchester et le colonel Lewis étaient sortis des avec une centaine d’hommes pour secourir la garde avancée ; mais ils partagèrent son sort, et le général lui-même fut fait prisonnier. Malgré ce triste événement, les Américains qui étaient dans l’enceinte palissadée se défendirent avec le plus grand courage ; trois fois ils repoussèrent l’assaut qui leur fut livré par le 4e régiment britannique ; et malgré la disproportion énorme des troupes qui les entouraient, à onze heures du matin l’ennemi n’avait encore obtenu aucun avantage sur eux ; et par leur feu bien dirigé ils avaient au contraire fait le plus grand ravage dans ses rangs.
L’ennemi, voyant que la victoire qu’il remporterait sur de si braves gens serait chèrement achetée, voulut les faire capituler : en conséquence le général Proctor menaça le général Winchester, dans le cas où les Américains ne se rendraient pas de suite, de les abandonner à la fureur des Indiens, et de faire en outre bruler toutes les maisons de Frenchtown. Winchester fit connaître, par un parlementaire, cette menace aux gens que naguère il commandait, et en même temps il leur annonçait que pour sauver ceux d’entr’eux qui avaient échappé aux dangers d’un combat si inégal, il avait conclu une capitulation par laquelle, en se rendant prisonniers de guerre, les officiers garderaient leurs épées, et seraient ainsi que leurs soldats protégés contre toute espèce de molestation. Le parlementaire fit trois différents voyages, tant les Américains avaient de peine à déposer les armes ; cependant un colonel anglais s’étant approché d’eux, et ayant renouvelé toutes les promesses faites au général, ajoutant de plus qu’on les laisserait enterrer leurs morts, trente-cinq officiers et quatre cent cinquante sous-officiers et soldats sortirent de leurs retranchements après avoir combattu pendant plus de six heures contre des forces triples des leurs, et contre un millier de Sauvages qui par leurs hurlements épouvantables semblaient être autant de bêtes féroces prêles à se jeter sur leur proie pour la dévorer. Dans la situation déplorable où se trouvaient les Américains, qui depuis le commencement de l’action avaient perdu plus de trois cents hommes, il est peu surprenant, sans doute, qu’ils aient consenti à se rendre ; mais bientôt ils ne sentirent que trop combien ils avaient eu tort de se fier aux vaines promesses d’un ennemi aussi cruel que déloyal.
La guerre, au milieu des plus sanglantes scènes, offre parfois des traits sublimes de générosité et d’héroïsme ; alors la tâche de l’historien devient facile, et l’enthousiasme dont il est enflammé passe de son âme dans celle du lecteur. En effet, qui peut lire sans admiration la retraite des dix mille ? qui n’est point ému du noble dévouement de Léonidas et de ses braves compagnons ? de tels hommes, par leurs vertus, ont élevé l’espèce humaine toute entière ; et, en déplorant leur funeste sort, nous sommes fiers que des mortels comme nous aient montré tant de magnanimité ! Mais combien est différent le devoir que l’impartiale histoire nous impose ! il nous faut rouvrir les blessures encore saignantes de la patrie, dire comment de généreux citoyens accourus à la défense de leurs compatriotes, après avoir soutenu un long combat qui devait leur valoir l’estime de leurs ennemis, furent, au mépris des promesses les plus sacrées, exposés aux outrages de tous genres, et enfin massacrés de sang froid ! La seule idée d’une telle horreur fait frémir ; on voudrait douter de sa vérité, mais les faits affreux que nous allons rapporter ne sont que trop réels : l’Angleterre n’a point osé les démentir, et si l’Amérique peut les pardonner, jamais ils ne seront couverts des voiles de l’oubli !
À peine donc les Américains eurent-ils mis bas les armes, en se fiant à la foi promise et à l’honneur du commandant anglais, qu’ils s’aperçurent du sort épouvantable qu’on leur réservait. En opposition aux promesses formelles qu’on leur avait faites, leurs officiers furent désarmés ; et loin de les laisser rendre les derniers devoirs à ceux de leurs camarades qui avaient honorablement péri, ils virent, sous les yeux du barbare Proctor et de tous les Anglais, les Indiens mutiler les cadavres de ces braves gens et même assommera coups de tomahawk tous les blessés ! Eh bien ! le croira-t-on ? au milieu de cette scène affreuse, un officier anglais, unissant l’ironie à la cruauté, eut l’infamie de s’écrier que les Indiens étaient d’excellents médecins ! Enfin, ceux des Américains qui avaient échappé à ce carnage, au lieu d’être gardés par des soldats anglais, furent remis entre les mains des Sauvages pour être conduits, disait-on, au fort Malden. C’était, en d’autres termes, donner toute liberté à ces barbares de satisfaire leurs passions haineuses et sanguinaires. Tous ceux de leurs prisonniers qui par manque de nourriture, par la fatigue, ou par leurs blessures, ne pouvaient plus se traîner, étaient de suite massacrés ; plusieurs reçurent la mort sans aucun autre motif que d’assouvir la férocité de leurs conducteurs ; d’autres, les plus malheureux de tous, furent réservés pour être sacrifiés au milieu des plus affreuses tortures. Enfin à peine quelques-uns de ces infortunés parvinrent au fort où l’on devait les conduire ! Le général anglais essaya-t-il d’arrêter une pareille boucherie ? non : il en fut témoin, et ne fit nul effort pour sauver la vie d’hommes ses semblables et chrétiens comme lui ! mais ce récit abominable n’est pas encore terminé.
Soixante blessés, la plupart officiers ou gens distingués, étaient parvenus a trouver un refuge chez quelques habitants de Frenchtown ; Proctor avait permis à deux de leurs chirurgiens d’aller les soigner, promettant de leur donner une garde pour les protéger, et de les faire conduire le lendemain matin, en traîneaux, à Malden. Mais, hélas ! par un rafinement de cruauté, il avait fait naître un espoir qu’il ne voulait pas réaliser. Il ne laissa aucun soldat à la garde des blessés ; et le jour suivant, au lieu des traîneaux qui devaient les porter en lieu de sûreté, ils virent arriver les Indiens qui, après avoir dépouillé et massacré la plus grande partie de nos malheureux compatriotes ; mirent le feu aux maisons qui leur servaient d’asile, et consumèrent ainsi les morts et les mourants dans un même bûcher !
De tels récits glacent d’horreur ; et, sans doute, après tant de marques de férocité, on ne s’étonnera pas de ce que les Anglais, au mépris de tout ce qui est tenu sacré parmi les hommes, refusèrent la sépulture à leurs tristes victimes. Lorsque, l’automne suivant, Proctor fut enfin chassé du théâtre de ses crimes, nous trouvâmes le terrain jonché des ossements de nos compatriotes ; ce furent des mains américaines qui rassemblèrent ces froides reliques, et qui leur rendirent les derniers devoirs.
Plusieurs faits particuliers viennent encore ajouter des teintes plus sombres à ce sanglant tableau. Qui ne plaindrait la fin tragique du capitaine Hart, proche parent de deux de nos premiers hommes d’état, H. Clay et J. Brown ? Ce jeune homme, plein de talents et de bravoure, s’était distingué pendant le combat, et avait été grièvement blessé au genou. Au moment où, il se rendit avec les autres prisonniers, il fut reconnu parle colonel Elliot, né citoyen des États-Unis, et qui alors servait les ennemis de sa patrie. Hart avait été le camarade de classe d’Elliot ; il est donc peu étonnant que ce dernier lui promît de le prendre sous sa protection spéciale, et de le faire transporter à Malden ; mais l’homme assez vil pour avoir pu se résoudre à s’armer contre ses concitoyens n’est capable d’aucun bon sentiment, et Elliot, malgré ses promesses, ne fit rien pour le compagnon, l’ami de son enfance, et l’abandonna à son triste sort. Le malheureux Hart, le lendemain matin, fut assailli et dépouillé de tout par les Indiens : par l’appât d’une forte somme qu’il s’engageait à leur payer, il parvint à déterminer quelques-uns de ces farouches ennemis à le conduire à Malden ; en conséquence ils le placèrent sur un cheval, et se mirent en route ; mais à peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils changèrent de dessein, et forçant Hart de mettre pied à terre, ils le fusillèrent ; puis, suivant leur horrible coutume, ils mutilèrent le cadavre de leur victime, et emportèrent en triomphe son crâne et sa chevelure. De la même manière périrent le colonel Allen, les capitaines Hickman, Woolfolk et M’Cracken, ainsi que plusieurs citoyens les plus distingués du Kenlucky, parmi lesquels nous nous bornerons à nommer M. Simpson, membre du congrès, les capitaines Bledsoe, Matson, Hamilton ; Williams, Kelly, et les majors Madison et Ballard. Enfin, un fait qui mérite bien d’être rapporté, c’est que, le lendemain de l’action, les Anglais, ne trouvant pas sans doute que la rage des Indiens fût assez forte, voulurent encore y ajouter par l’ivresse, et leur distribuèrent du rum en abondance.
Après ces massacres, Proctor redoutant les conséquences de son atroce conduite, offrit une prime aux Indiens pour lui remettre chacun des prisonniers qui n’avaient pas encore été sacrifiés. Les habitants de Détroit avaient déjà rempli envers leurs malheureux compatriotes tous les devoirs de l’humanité. Plusieurs avaient disposé de tout ce qu’ils possédaient de précieux pour racheter des prisonniers. Les femmes surtout, toujours les premières quand il s’agit de bienfaisance, donnèrent pour le même objet jusqu’aux couvertures de leurs lits ! Car, soit dit à l’éternelle honte des Anglais, Proctor souffrit que des gens qui avaient combattu avec la plus grande valeur, et qui appartenaient aux plus respectables familles des États-Unis, fussent promenés déporte en porte, et vendus comme des bêtes de somme ; et ce fut à la seule avarice des Indiens que quelques-uns de nos courageux.
concitoyens durent la conservation de leur existence.
Woodward, qui avait été juge de la cour suprême des États-Unis, et qui alors résidait à Détroit, se rendit auprès de Proctor, et, du ton de la vertu indignée, il lui reprocha hardiment la mort de ses concitoyens. Sachez, s’écria-t-il, que la vérité sera connue, et que les crimes de cette épouvantable journée iront noircir les pages de l’histoire !
— Oui, la prophétie de Woodward s’accomplira, et la postérité, en lisant les événements dont nous venons de faire le récit, saura qu’ils n’étaient que le prélude de la guerre d’extermination dirigée contre l’Amérique par l’Angleterre.
Jamais calamité ne produisit une affliction plus générale. Tout le Kentucky était littéralement en deuil ; car, ainsi que nous l’avons dit, la plupart des malheureux qui furent torturés et massacrés appartenaient aux plus respectables familles de cet état ; et ils avaient un grand nombre de parents et d’amis dont la douleur peut être plutôt imaginée que dépeinte.
Cependant il serait injuste de comprendre tous les officiers anglais dans une réprobation générale : plusieurs d’entre eux, et notamment le major Muïr, les capitaines Aikins, Curtis, le docteur Bowen, et le révérend M. Parrow, ministre de l’évangile, ne participèrent point aux indignités de leurs compatriotes, et montrèrent qu’ils avaient encore quelque chose d’humain. Nous en avons sans doute assez dit sur ces tristes scènes ; un dernier trait cependant nous paraît nécessaire pour compléter ce tableau d’horreur. Proctor, voyant l’empressement des habitants de Détroit à racheter les prisonniers, défendit formellement ces marchés ; et cependant il fut fait brigadier-général pour le récompenser, disait-on, des soins particuliers qu’il avait apportés à sauver ses captifs de la fureur des Sauvages ! C’est donc ainsi que la Grande-Bretagne traite ses criminels agents ! Ne doit-on pas naturellement penser qu’ils n’agissaient que d’après ses ordres, lorsqu’on la voit récompenser leur épouvantable conduite, au lieu de les livrer aux justes châtimens infligés en tout pays aux transgresseurs des lois divines et humaines ?[1]
Le général Harrison avait vu avec chagrin le mouvement du général Winchester, et ne prévoyant que trop les funestes conséquences qu’il devait avoir, il fit partir en toute hâte trois cents hommes de la milice de l’Ohio, sous les ordres du major Cotgreves, pour aller renforcer nos troupes sur la rivière Raisin ; mais ce major ayant appris la capture du général Winchester, se replia sur Rapids, où se trouvait alors le général Harison. Ce dernier, à la nouvelle de l’affaire de Frenchtown, crut devoir faire retraite sur Carryingriver, afin d’opérer sa jonction avec le reste de son armée, et de protéger un convoi d’artillerie qui en ce moment venait du haut Sandusky : toutefois, avant de s’éloigner, il fit battre le pays par un corps d’élite pour tâcher de ramener ceux de nos hommes qui avaient eu le bonheur d’échapper aux ennemis ; mais le nombre en était bien peu considérable, et encore la plupart d’entre eux, sans nourriture et sans vêtements,
périrent-ils au milieu des neiges qui alors étaient d’une épaisseur considérable.
Le gouverneur Meigs envoya promptement deux régiments au secours du général Harrison ; ce qui le mit en état de se reporter sur Rapids ; et y ayant construit un fort, il le nomma fort Meigs en l’honneur de ce brave gouverneur de l’Ohio, dont les soins infatigables savaient toujours créer de nouvelles ressources. Le général Cooks, qui commandait la milice de la Pennsylvanie, fit aussi quelques fortifications sur le haut Sandusky. Dans ces différents travaux s’écoulèrent les mois les plus rigoureux de l’hiver.
La malheureuse imprudence du général Winchester avait nécessité des renforts et dérangé tous les premiers projets d’Harrison. De sorte que celui-ci, tant pour concerter un nouveau plan de campagne que pour obtenir de l’Ohio et du Kentucky des troupes additionnelles, était retourné dans le premier de ces états ; et il s’y trouvait encore quand des nouvelles qu’il reçut au commencement d’avril hâtèrent son retour au fort Meigs.
L’ennemi depuis quelque temps avait rassemblé des forces nombreuses pour faire le siège de cette place. Les nouvelles levées n’y étaient pas encore arrivées, et la brigade de Pennsylvanie offrit généreusement, quoique son temps de service fût expiré, de rester pour défendre le fort.
Ce fort, qui, ainsi que nous, l’avons dit, ne datait que de l’hiver précédent et n’était pas encore parfaitement achevé, est situé à quelques centaines de toises de la rivière Miami, sur un terrain qui va en montant et au milieu de prairies naturelles, ombragées çà et là par quelques bouquets d’arbres. Harrison, aussitôt après son arrivée, travailla jour et nuit pour compléter les fortifications et en ajouter de nouvelles ; en cela, il fut parfaitement secondé par les capitaines Wood et Gratiot, deux habiles ingénieurs. La garnison, forte de douze cents hommes, la plupart volontaires, était animée du meilleur esprit, et déterminée à se défendre jusqu’à la dernière extrémité.
Le 28 avril, les gens placés en vedette vinrent annoncer l’approche de l’ennemi, et peu de temps après des Indiens et des Anglais se montrèrent sur l’autre bord de la rivière. De suite Harrison fit partir un exprès pour hâter la marche du général Clay, qui amenait avec lui douze cents miliciens du Kentucky ; car, soit dît à leur louange, les braves citoyens de cet état, malgré tous les maux que la guerre avait déjà fait peser sur eux, toujours prêts à voler au secours de leurs compatriotes, ne calculaient jamais ni les fatigues, ni les dangers.
Pendant trois jours l’ennemi fut employé à construire des batteries ; on échangea de part et d’autre quelques boulets, sans produire aucun résultat important. La garnison, continuellement en alerte et sous les armes, manquant presque d’eau, car les puits du fort n’étaient pas achevés, et on ne pouvait s’en procurer qu’à la rivière en courant de grands dangers ; la garnison, disons-nous ? harassée de fatigue, soutint sa position avec le plus grand courage et ne laissa pas entendre le moindre murmure.
Le 1er mai, l’ennemi acheva et fit jouer aussitôt une de ses batteries ; elle était armée d’un obusier et de trois canons dont un de 24. Son feu produisit peu d’effet, mais elle fut bien près de devenir fatale au général Harrison ; car un boulet vint briser un banc sur lequel il était monté pour voir par dessus le parapet.
Le 5 mai, un mortier mis en batterie contre le fort lança une multitude de bombes ; mais les Américains, par un feu bien dirigé, parvinrent plusieurs fois à faire cesser celui des Anglais.
Vers cette époque du siège, le major Chambers fut envoyé en parlementaire, et somma pour la première fois la place de se rendre. Cet officier dit que son général voulait épargner l’effusion du sang ; qu’il avait des forces auxquelles il était impossible de résister ; et qu’enfin, à moins que les Américains ne voulussent encore une fois se fier à la générosité de Proctor, ils pouvaient s’attendre à être tous passés au fil de l’épée. Cette sommation fut reçue avec l’indignation et le mépris qu’elle méritait. Se fier aux promesses de Proctor, dont les mains étaient encore teintes du sang versé sur la rivière Raisin, eût été le comble de la folie ; car s’il n’avait pu alors, ainsi qu’il le prétendait, arrêter la fureur des Indiens, comment le pourrait-il maintenant que, suivant ses aveux, ils étaient plus nombreux que jamais ?
Aussi Harrison se borna-t-il à répondre que sans doute le général anglais avait pensé qu’il était disposé à remplir son devoir, puisqu’il le sommait seulement alors de se rendre ; que les forces considérables dont on faisait parade ne l’effrayaient nullement, et qu’il savait à quoi s’en tenir à cet égard ; enfin, il termina en chargeant le major Chambers d’annoncer à Proctor que tant que lui Harrison aurait l’honneur de commander un poste américain, jamais il ne serait rendu à une force combinée d’Anglais et d’Indiens.
D’après cette réponse, le feu recommença des deux côtés avec une nouvelle vigueur. On vit les Indiens, pleins d’une hardiesse téméraire, monter sur les arbres les plus proches du fort, et de là, pouvant voir dans l’intérieur, tuer et blesser un assez grand nombre de nos gens.
Le 5 mai, un détachement, formant l’avant-garde des troupes conduites par le général Clay, arriva au fort, et annonça que ce général descendait en bateaux le Miami, et ne se trouvait plus qu’à quelques milles. Le commandant en chef lui envoya de suite l’ordre de débarquer huit cents hommes sur la rive gauche, pour attaquer et détruire les batteries que l’ennemi y avait ; tandis que de son côté il disposa une sortie dont le commandement fut confié au lieutenant-colonel Miller. Cette attaque simultanée était bien conçue, et son résultat devait être, si elle réussissait, de mettre l’ennemi dans la nécessité de lever immédiatement le siège.
Le colonel Dudley, auquel le général Clay confia l’attaque de la rive gauche, débarqua en bon ordre, marcha droit aux batteries ennemies, les enleva, et força les Anglais et les Indiens qui les gardaient d’avoir recours à la fuite. Dans ce moment un corps considérable d’Indiens, qui arrivait au camp sous les ordres du célèbre Tecumseh, rencontra les fuyards. De suite Tecumseh plaça ses gens en embuscade, attendit en silence l’approche des Américains, et, pour les faire donner plus aisément dans le piège, fit avancer hors du bois quelques hommes qui semblaient vouloir renouveler le combat. Le colonel Dudley, ayant rempli sa mission, fit battre la retraite ; mais ses soldats, animés par leurs premiers succès, ne voulurent pas laisser échapper l’occasion, qu’ils croyaient si propice, de venger la mort de leurs concitoyens en conséquence, malgré les prières et même les menaces de leur commandant, ils s’élancèrent sur les Indiens, et se trouvèrent entourés par une force triple de la leur. Le combat le plus sanglant s’engagea, et fut bientôt suivi d’un carnage de Kentuckiens aussi considérable que celui de la rivière Raisin, mais cependant moins atroce ; car Tecumseh, plus généreux que Roundhead et Proctor, accorda la vie à tous ceux qui se rendirent à lui, et sut bien les faire respecter par ses gens. À peine cent cinquante Américains parvinrent-ils à s’échapper, tous les autres furent ou tués, ou blessés, ou pris ; le colonel Dudley lui-même, en cherchant à se frayer un chemin au travers des ennemis, fut mortellement blessés dans cet état il eut encore la force de tuer de sa main un des Indiens qui se trouvaient près de lui, et tomba sans vie immédiatement après. Les autres troupes du général Clay débarquèrent sur la rive droite, où elles rencontrèrent aussi l’ennemi en force supérieures. Mais Harrison, ayant vu, le danger dans lequel elles se trouvaient, envoya à leur secours une compagnie de cavalerie, et elles parvinrent à gagner un lieu de sûreté. Sur la rive droite, la sortie projetée s’effectua et eut un résultat bien plus heureux que l’attaque dirigée par le brave et infortuné Dudley. Le colonel Miller, à la tête de trois cents hommes, s’élança sur les tranchées anglaises qui étaient gardées par trois cent cinquante blancs et cinq cents Indiens, culbuta tout ce qui essaya de résister, s’empara après plusieurs brillantes charges de la principale batterie, en en cloua les canons, et rentra au fort amenant avec lui quarante-deux prisonniers. Dans cette courte, mais vive action, soldats, officiers, commandant, tous montrèrent le plus grand courage ; et le général, dans son rapport, leur paya le juste tribut d’éloges qui leur était dû.
Après les deux affaires dont nous venons de rendre compte, il y eut une suspension d’armes de trois jours : de fréquents messages passèrent de part et d’autre dans le but d’amener un échangé de prisonniers. Tecumseh consentit à remettre tous les Américains qui étaient en son pouvoir, pourvu qu’on rendît à la liberté une quarantaine de Wandiots qui se trouvaient dans le fort. Procter promit de fournir une liste de tous les Américains tués, blessés ou faits prisonniers ; mais, suivant son usage, il ne tint nullement cette promesse.
Le 9 mai, on crut s’apercevoir que l’ennemi se préparait au départ. Une goélette et quelques bateaux canonniers avaient été amenés pendant la nuit pour prendre à bord l’artillerie ; mais quelques boulets, tirés du fort, prouvèrent aux Anglais combien serait dangereux cet embarquement ; ils en abandonnèrent donc l’idée, et ayant pris d’autres mesures, à dix heures du matin ils levèrent le siège, et se retirèrent avec toute la célérité possible.
Ainsi se termina un siège de treize jours, pendant lequel nos ennemis purent apprendre que désormais nos troupes ne se soumettraient plus à eux comme l’avait fait le lâche et pusillanime Hull, et que s’ils parvenaient encore à s’emparer d’une garnison américaine, ce ne serait qu’après avoir longuement et vaillamment combattu. La perte totale que nous éprouvâmes dans le fort fut de quatre-vingt-un tués et de cent quatre-vingt-neuf blessés. Dans le nombre se trouvèrent plus de soixante-dix Kentuckiens, sans compter ceux qui périrent avec le colonel Dudley. Ce brave officier fut généralement regretté ; peu d’hommes jouissaient d’une aussi grande estime dans tout le Kentucky : après beaucoup de recherches on parvint à découvrir son cadavre, horriblement mutilé, et on l’enterra avec tous les honneurs de la guerre. Les forces du général Proctor se composaient de cinq cent cinquante soldats de ligne, de huit cents miliciens, et d’au moins quinze cents Indiens qui combattirent avec la plus grande bravoure et sauvèrent plusieurs fois leurs alliés. Le jour de la dernière affaire, Tecumseh arriva, ainsi que nous l’avons dit, avec le corps d’Indiens le plus considérable qui eût jamais été rassemblé sur la frontière du nord. Une telle accumulation de forces mettait les Américains dans une position fort critique ; mais heureusement la plupart des Indiens, après avoir combattu, retournèrent de suite dans leurs villages : c’est une coutume si enracinée chez ces peuples, que ni Tecumseh, ni aucun autre de leurs chefs, ne purent leur persuader de rester quelques jours de plus sous les armes. Proctor, dont presque tous les ouvrages avaient été détruits par les attaques simultanées sur les deux rives, et qui voyait ses forces très-diminuées par le départ de ses alliés, se détermina à faire une prompte retraite pour éviter de plus grands malheurs ; et, dans la hâte où il était de s’éloigner, il laissa derrière lui beaucoup d’objets dont le transport aurait demandé trop de temps.
Après la levée du siège, les opérations offensives furent de part et d’autre suspendues. Harrison jugea convenable de laisser reposer ses troupes au fort Meigs, et sur le haut Sanduski, jusqu’à ce que les armements qui se poursuivaient avec activité sur le lac Érié fussent achevés ; car il pensait, avec raison, que tant que notre pavillon ne flotterait pas sur le lac, on ne pouvait se flatter de mener aucune opération à bien. Il retourna de sa personne à Francklinton, pour organiser les nouvelles levées qu’on y avait concentrées. Pendant qu’il était dans cette ville, il reçut une députation de toutes les tribus indiennes qui habitaient encore l’état d’Ohio, et de quelques-unes de celles des territoires d’Illinois et d’Indiana, chargée de lui offrir les services de ces peuplades. Jusqu’alors, à l’exception d’un seul corps peu considérable sous les ordres de Logan, vaillant chef, neveu de Tecumseh, les États-Unis n’avaient employé aucun des Indiens qui nous étaient restés fidèles ; mais comme en leur recommandant de rester neutres on pouvait à peine s’en faire comprendre, que même plusieurs d’entr’eux considéraient une telle recommandation comme un doute injurieux de leur courage, et qu’enfin ils avaient eu à souffrir des agressions de ceux des Indiens déclarés contre nous, notamment par la mort de Logan tué dans une embuscade, le général Harrison se vit en quelque sorte forcé de les admettre à combattre avec nous, toutefois à la condition expresse d’épargner la vie des prisonniers qu’ils feraient, et de ne jamais tourner leurs armes contre les femmes, les enfants et les autres êtres sans défense.
Bien que les parties les plus peuplées de la frontière eussent été mises à l’abri des outrages des Indiens, les établissements isolés, épars le long du lac depuis Frenchtown jusqu’à Érié, eurent beaucoup à souffrir de leurs attaques. Le major Bail fit cesser pour un temps ces brigandages : cet officier suivait le cours du Sandusky, ayant avec lui vingt-deux cavaliers ; tout à coup il essuya le feu d’une horde d’Indiens qui s’étaient placés en embuscade. Il chargea sur eux, les chassa des lieux où ils s’étaient cachés ; et une fois en plaine, les cavaliers, ayant un grand avantage, parvinrent mais non sans peine à les détruire tous. Pendant l’action le major Bail, ayant été démonté, eut à soutenir une lutte corps à corps avec un indien d’une taille et d’une force prodigieuses ; et, heureusement pour lui, au moment où cet Indien allait l’accabler de son énorme poids, un des cavaliers vint à son secours, et l’eut bientôt délivré de son ennemi.
Nous allons maintenant porter nos regards vers la frontière du nord ? où la cessation des froids avait permis de se livrer à des opérations plus importantes que celles qui avaient eu lieu jusqu’alors dans cette partie.
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Qu’a de surprenant cette conduite du gouvernement anglais ? N’a-t-il pas ordonne, ou du moins autorisé la spoliation de nos musées, en prétendant, par ce moyen, donner une grande leçon de morale la France ? Les Anglais donner des leçons de morale ! ! ! — Voir la lettre de lord Wellington à lord Castlereagh, insérée au Moniteur du 19 octobre 1815.
(Note du traducteur.)