Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, traduction Guizot, tome 7/Avertissement

Edward Gibbon
(traduction et texte établi par François Guizot)
Histoire de la décadence et
de la chute de l’Empire romain
Avertissement
Paris, Lefèvre, 1819
Tome 7e, p. 129-132
Observations générales sur… Post-scriptum

AVERTISSEMENT[1]

Je viens de remplir ma promesse ; j’ai accompli le dessein que j’avais formé d’écrire l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain en Occident et en Orient. Elle commence au siècle de Trajan et des Antonins, et finit à la prise de Constantinople par Mahomet II : le lecteur y verra le tableau des croisades et de l’état de Rome au moyen âge. Depuis la publication du premier volume, douze années se sont écoulées ; « douze années de santé, de loisir et de persévérance », telles que je les désirais. C’est avec plaisir que je me trouve débarrassé d’un travail si long et si pénible, et ma satisfaction sera pure et complète, si la faveur du public se prolonge jusqu’à la fin de mon ouvrage.

J’avais d’abord résolu de donner une notice sur la foule d’auteurs de tous les siècles et de toutes les langues, d’où j’ai tiré les matériaux de cette histoire ; et je suis encore convaincu qu’une utilité réelle ferait pardonner un si grand étalage d’érudition. Si j’ai renoncé à ce projet, qui avait obtenu l’approbation d’un maître de l’art[2], c’est parce qu’il serait très-difficile de déterminer l’étendue convenable à un pareil catalogue. Une liste pure et simple des auteurs et des éditions ne me contenterait pas, et ne ferait aucun plaisir à mes lecteurs. Les événemens de l’histoire de Rome et de Byzance m’ont donné lieu d’exprimer, en passant, mon jugement sur les écrivains qui les rapportent. Des recherches et une critique plus détaillées mériteraient sans doute le soin qu’elles doivent coûter ; mais elles pourraient finir par embrasser peu à peu tous ceux qui ont écrit l’histoire. Je me contenterai de renouveler ici l’assurance bien sincère que je me suis toujours efforcé de puiser dans les sources ; que le désir de m’instruire et le sentiment de mon devoir m’ont toujours excité à l’étude des originaux ; et que s’ils ont quelquefois échappé à mes recherches, j’ai indiqué avec soin les témoignages secondaires que j’étais réduit à offrir comme ma seule autorité pour un fait ou une citation.

Bientôt je reverrai Lausanne et les rives de son lac, que je connais et que je chéris dès ma première jeunesse. C’est là que, sous une administration douce, au milieu d’un beau paysage et chez un peuple affable et poli, j’ai mené une vie libre et indépendante ; c’est là que j’ai joui et que j’espère jouir encore des plaisirs de la retraite et de la société : mais le nom et le caractère d’un Anglais ne cesseront de m’inspirer une sorte d’orgueil ; je suis fier d’avoir reçu le jour dans un pays libre et éclairé, et les suffrages de ma patrie me sembleront toujours la récompense la meilleure et la plus honorable de mes travaux. Si je pouvais désirer un autre protecteur que le public, je dédierais cet ouvrage à un homme d’état, qui, dans une longue et orageuse administration terminée enfin par des malheurs, a eu beaucoup d’adversaires politiques et à peine un ennemi personnel ; qui a conservé hors de place un grand nombre d’amis fidèles et désintéressés, et qui, au milieu des infirmités[3], n’a rien perdu de la vigueur et des charmes de son esprit, ni de l’heureuse tranquillité de son incomparable caractère. Lord North doit me permettre de parler ainsi le langage de l’amitié et de la vérité ; car j’imposerais silence à la vérité et à l’amitié, s’il dispensait encore les grâces de la couronne.

La vanité, se glissant au fond de ma solitude, me persuadera peut-être que mes lecteurs désirent savoir si en terminant mon ouvrage j’ai prétendu leur dire adieu pour toujours. Je vais leur apprendre tout ce que j’en sais, et tout ce que je pourrais répondre à mon plus intime ami. Les raisons de me taire et de parler encore sont actuellement à peu près en équilibre ; et après avoir examiné mes dispositions les plus secrètes, j’ignore de quel côté penchera la balance. Je ne puis me dissimuler que six gros in-4o ont assez éprouvé et peut-être lassé l’indulgence du public ; qu’un auteur heureux a plus à perdre qu’à gagner en suivant la même carrière ; que maintenant je n’ai plus qu’à descendre dans le chemin de la vie, et que les plus estimables de mes compatriotes, les hommes que j’ambitionne d’imiter, ont abandonné les pinceaux de l’histoire vers l’âge où je me trouve. Je considère toutefois que les annales des temps anciens et des temps modernes offrent de riches et intéressans sujets ; que j’ai encore de la santé et du loisir ; que l’habitude d’écrire a pu me donner de la facilité et une sorte de talent, et que mon ardeur pour la vérité et les connaissances n’a point diminué. Un esprit actif se trouve mieux du travail que de l’indolence ; et des études dirigées par la curiosité et par le goût, occuperont et amuseront les premiers mois de ma liberté. Au milieu du travail rigoureux que je m’étais imposé volontairement, de pareilles tentations m’ont quelquefois entraîné : aujourd’hui mon loisir ne sera plus contrarié, et dans l’usage ou l’abus de l’indépendance, je n’aurai plus à craindre mes reproches ni ceux de mes amis. J’ai bien droit à une année de repos ; le premier été et le premier hiver s’écouleront rapidement, et l’expérience décidera seule si je préférerai toujours la liberté et la variété de mes études à la composition d’un ouvrage régulier, qui emprisonne, il est vrai, mais qui anime l’application journalière d’un auteur ; le hasard ou le caprice peuvent influer sur mon choix : mais telle est la dextérité de l’amour-propre, qu’il saura également donner des éloges à mon activité ou à mon repos philosophique.

Londres, Downing-Street, le 1er mai 1788.

Notes de l’Avertissement
  1. Les trois derniers volumes in-4o de l’ouvrage de Gibbon parurent en 1788 ; ils sont précédés de l’Avertissement qu’on va lire : l’ouvrage entier formait six volumes in-4o. (Note du Traducteur.)
  2. Voyez la Préface de l’Histoire d’Amérique par le docteur Robertson.
  3. Lord North est presque aveugle.
Observations générales sur… Post-scriptum
Avertissement