Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, traduction Guizot, tome 11/LVIII

Traduction par François Guizot.
Texte établi par François GuizotLefèvre (Tome 11ep. 263-378).

CHAPITRE LVIII.

Origine de la première Croisade et nombre des Croisés. Caractère des princes latins. Leur marche à Constantinople. Politique de l’empereur grec Alexis. Conquête de Nicée, d’Antioche et de Jérusalem par les Francs, Délivrance du saint Sépulcre. Godefroi de Bouillon, premier roi de Jérusalem. Institution du royaume français ou latin.

Première croisade. A. D. 1095-1099. Pierre l’Ermite.

Environ vingt ans après que les Turcs se furent emparés de Jérusalem, un ermite nommé Pierre, né à Amiens en Picardie[1], visita le Saint-Sépulcre. Ce qu’il vit souffrir aux chrétiens, ce qu’il souffrit lui-même, excita son ressentiment et sa sensibilité ; mêlant ses larmes à celles du patriarche, il le pressa de lui apprendre si on ne pouvait plus espérer aucun secours des empereurs de l’Orient. Le patriarche lui peignit les vices et la faiblesse des successeurs de Constantin : « J’armerai pour vous, lui dit Pierre, les nations guerrières de l’Europe ; » et l’Europe fut docile à la voix de l’ermite. Le patriarche, étonné, lui remit, à son départ, des lettres de créance dans lesquelles il peignait les maux des chrétiens. À peine l’ermite avait pris terre à Bari, qu’il courut, sans perdre un instant, se jeter aux pieds du pontife romain. La petite taille de Pierre et son maintien ignoble n’étaient pas propres à en imposer ; mais il avait l’œil vif et perçant, et possédait cette véhémence d’élocution qui entraîne presque toujours la persuasion[2]. Né d’une famille de gentilshommes (car il faut maintenant nous servir de l’idiome moderne), il servit d’abord sous les comtes de Boulogne, seigneurs de son voisinage et les héros de la première croisade ; mais il se dégoûta bientôt des armes et du monde ; et si, comme on l’a dit, sa femme, bien que noble, se trouvait être vieille et laide, on conçoit qu’il put, sans beaucoup de répugnance, la quitter pour se retirer dans un couvent, et peu de temps après dans un ermitage. La pénitence austère qu’il s’imposa dans cette solitude, affaiblit son corps et échauffa son imagination. Tout ce qu’il désirait, il le croyait ; et tout ce qu’il croyait, ses songes et ses révélations lui en présentaient la réalité. Pierre l’ermite revint de Jérusalem complètement fanatique ; mais comme il se rendait remarquable par l’excès d’une folie alors en vogue, le pape Urbain II le reçut comme un prophète, applaudit à son glorieux dessein, promit de l’appuyer dans un concile général, et l’encouragea à proclamer la délivrance de la Terre-Sainte. Soutenu de l’approbation du pontife, le zélé missionnaire traversa les provinces d’Italie et de France avec autant de succès que de rapidité. Il observait la diète la plus austère ; ses prières étaient longues et ferventes, et il distribuait d’une main les aumônes qu’il recevait de l’autre. La tête chauve et les pieds nus, son corps maigre enveloppé d’une robe grossière, Pierre portait et présentait aux passans un pesant crucifix ; la foule qui l’écoutait respectait jusqu’à l’âne sur lequel l’ermite était monté comme le serviteur de l’homme de Dieu ; il prêchait dans les églises, dans les rues et sur les grands chemins l’innombrable multitude qui se pressait autour de lui, et se présentait, avec une assurance égale, dans les palais et dans les chaumières. Sa voix véhémente entraînait rapidement le peuple, et tout était peuple alors : Pierre les appelait dévotement aux armes et au repentir. Lorsqu’il peignait les souffrances des habitans et des pèlerins de la Palestine, la compassion passait dans tous les cœurs ; et elle se changeait en indignation quand il sommait les guerriers du siècle de défendre leurs frères et de délivrer leur Sauveur. Compensant le défaut d’art et d’éloquence par des soupirs, des larmes et des élans de ferveur, Pierre suppléait aussi à la faiblesse de ses argumens par de bruyans et fréquens appels au Christ, à la Vierge sa mère, aux saints et à tous les anges du paradis, avec lesquels il avait familièrement conversé. Les orateurs les plus parfaits de la Grèce auraient pu porter envie aux succès de son éloquence ; l’enthousiasme grossier qui l’enflammait se communiqua rapidement, et la chrétienté attendit avec impatience le concile et les décrets du souverain pontife.

Urbain II dans le concile de Plaisance. A. D. 1095. Mars.

Le courageux Grégoire II avait formé le projet d’armer l’Europe contre l’Asie ; ses lettres peignent encore l’ardeur de son zèle et de son ambition. Des deux côtés des Alpes, cinquante mille catholiques s’étaient enrôlés sous les drapeaux de saint Pierre[3] ; et son dessein de marcher à leur tête contre les sectaires impies de Mahomet, a été révélé par son successeur. Mais le reproche ou la gloire d’exécuter cette sainte entreprise, bien que non pas en personne, était réservé à Urbain II[4], le plus fidèle des disciples de Grégoire. Urbain entreprit la conquête de l’Orient tandis que Guibert de Ravenne possédait et fortifiait la plus grande partie de Rome, et lui disputait le titre de pape et les honneurs du pontificat. Il tenta de réunir les puissances de l’Occident dans une circonstance où les princes étaient séparés de l’Église, et les peuples de leurs princes, par l’excommunication que ses prédécesseurs et lui-même avaient fulminée contre l’empereur et contre le roi de France. Philippe Ier, roi de France, supportait patiemment des censures qu’il s’était attirées par le scandale de sa conduite et de son mariage adultère. Henri IV d’Allemagne soutenait le droit d’investitures, la prérogative de confirmer les élections des évêques par la crosse et l’anneau. Mais en Italie, le parti de l’empereur était écrasé par les armes des Normands et de la comtesse Mathilde ; et cette longue querelle venait d’être envenimée par la révolte de son fils Conrad et l’ignominie de son épouse[5], qui révéla, dans les conciles de Constance et de Plaisance, les nombreuses prostitutions auxquelles elle avait été exposée par un mari peu soigneux de l’honneur de sa femme et du sien propre[6]. L’opinion générale était si favorable à la cause d’Urbain, son influence était si puissante, que le concile qu’il rassembla à Plaisance[7] fut composé de deux cents évêques d’Italie, de France, de Bourgogne, de Souabe et de Bavière. Quatre mille ecclésiastiques et trente mille laïques se rendirent à cette importante assemblée ; et comme la plus spacieuse cathédrale n’aurait pas suffi pour les contenir, les séances, qui durèrent sept jours, se tinrent dans une plaine voisine de la ville. Les ambassadeurs d’Alexis Comnène, empereur grec, vinrent y exposer les malheurs de leur souverain et le danger de Constantinople, qui n’était plus séparée que par un bras de mer étroit des Turcs, les ennemis implacables de tout ce qui portait le nom de chrétiens. Ils flattèrent adroitement, dans leur supplique, la vanité des princes latins, et leur représentèrent que la prudence et la religion les invitaient à repousser les Barbares sur les confins de l’Asie avant qu’ils s’avançassent dans le cœur de l’Europe. Au récit de la triste et périlleuse situation des chrétiens de l’Orient, toute l’assemblée fondit en larmes ; les plus ardens déclarèrent qu’ils étaient prêts à marcher, et les envoyés d’Alexis emportèrent en partant l’assurance d’un secours prompt et puissant. Le projet de délivrer Constantinople n’était qu’une partie du projet plus vaste formé pour la délivrance de Jérusalem ; mais le prudent Urbain en remit la décision finale à un second synode qu’il proposa d’assembler dans une ville de France durant l’automne de la même année. Ce court délai tendait à augmenter l’enthousiasme ; et d’ailleurs le pontife fondait son plus ferme espoir sur une nation de soldats[8], fière de la supériorité de son nom et ambitieuse d’imiter son héros Charlemagne[9], à qui le roman populaire de Turpin[10] avait attribué la conquête de Jérusalem et de la Terre-Sainte. Un motif d’affection ou de vanité détermina peut-être le choix d’Urbain, anciennement moine de Cluni, et né à Châtillon-sur-Marne, dans la province de Champagne ; il était le premier Français qui eût occupé le trône pontifical : il avait illustré sa famille et son pays, et il n’existe peut-être pas un plaisir plus doux que de reparaître, dans tout l’éclat d’une haute dignité, sur le théâtre où notre jeunesse se passa dans l’obscurité et dans les travaux.

Concile de Clermont. A. D. 1095. Novembre.

Ce peut être d’abord un sujet d’étonnement de voir le pontife romain élever au cœur de la France le tribunal d’où il lançait ses anathèmes contre le souverain de cette contrée ; mais la surprise cessera dès qu’on se sera fait une juste idée d’un roi de France du onzième siècle[11]. Philippe Ier était petit-fils de Hugues Capet, le fondateur de la famille régnante, qui, dans le déclin de la postérité de Charlemagne, avait ajouté le titre de roi à ses états héréditaires de Paris et d’Orléans. La juridiction et le revenu de ce petit état lui appartenaient en propre ; mais dans tout le reste de la France, Hugues et ses premiers descendans n’étaient que les seigneurs suzerains d’environ soixante ducs ou comtes héréditaires et indépendans[12], dédaignant les assemblées légales, et aussi peu soumis aux lois qu’au monarque, vengé à son tour de leur insubordination par l’indocilité de la noblesse inférieure. À Clermont dans les terres du comte d’Auvergne[13], le pape pouvait braver impunément le ressentiment de Philippe, et le concile qu’il y assembla ne fut ni moins nombreux ni moins respectable que celui de Plaisance[14]. Outre sa cour et le collége de cardinaux romains, le pape y réunit treize archevêques et deux cent vingt-cinq évêques : on y comptait quatre cents prélats mitrés ; les saints et les docteurs les plus renommés du siècle vinrent éclairer les pères de l’Église, et les aider de leurs conseils ; une foule de seigneurs puissans et de vaillans chevaliers accourut de tous les royaumes voisins au concile[15], et en attendit impatiemment les décrets. Telle était l’ardeur du zèle et de la curiosité, que des milliers d’étrangers, ne trouvant plus à se loger dans la ville, campèrent dans la plaine au milieu du mois de novembre. Huit jours de séances produisirent quelques canons édifians ou utiles pour la réforme des mœurs. On prononça une censure sévère contre la licence des guerres entre particuliers : on confirma la trêve de Dieu[16], ou la suspension de toute hostilité durant quatre jours de la semaine. L’Église se déclara la protectrice des prêtres et des femmes, qu’elle prit sous sa sauvegarde, et cette protection s’étendit durant trois ans aux laboureurs et aux marchands, victimes impuissantes des vexations militaires ; mais une loi, quelque respectable que soit l’autorité dont elle émane, ne parvient pas à changer en un instant le caractère d’une génération, et l’on sait beaucoup moins de gré à Urbain de ses efforts pour apaiser les querelles des particuliers, lorsqu’on songe que le but de ces efforts était de se faciliter les moyens de répandre les flammes de la guerre depuis les bords de l’Atlantique jusqu’aux rives de l’Euphrate. Depuis la tenue du synode de Plaisance, le bruit de ce grand projet s’était répandu chez toutes les nations. Les ecclésiastiques qui en revenaient avaient prêché, dans tous les diocèses, le mérite et la gloire attachés à la délivrance de la Terre-Sainte, et le pontife, du haut de la chaire qu’on lui avait élevée dans le marché de Clermont, n’eut à persuader que des auditeurs bien préparés et pressés de le croire. Ses argumens étaient clairs, son exhortation véhémente, et le succès immanquable. Des milliers de voix, réunies en une seule, interrompirent l’orateur et s’écrièrent bruyamment, dans le grossier langage du temps : « Dieu le veut. Dieu le veut[17] ! — Dieu le veut en vérité, leur répliqua le pieux Urbain ; que ce mot mémorable, dicté sans doute par le Saint-Esprit, soit dorénavant votre cri de guerre ; il animera le zèle et le courage des défenseurs de Jésus-Christ. Sa croix est le symbole de votre salut. Portez-en une rouge, de couleur de sang, sur votre poitrine ou sur vos épaules, comme une marque extérieure de votre engagement irrévocable. » On obéit avec joie ; un grand nombre d’ecclésiastiques et de laïques attachèrent sur leurs habits le signe des croisés[18], et pressèrent Urbain de marcher à leur tête. Le prudent successeur de Grégoire refusa ce dangereux honneur, alléguant pour motif le schisme de l’Église et les devoirs du pontificat. Il recommanda aux fidèles dont le sexe, la profession, l’âge ou les infirmités retenaient le zèle, de seconder, par leurs prières et leurs aumônes, le courage de ceux à qui leurs forces permettaient de servir en personne. Urbain donna le titre et les pouvoirs de légat apostolique à Adhémar, évêque du Puy en Velay, qui avait reçu le premier la croix de la main du souverain pontife. Le plus ardent des chefs temporels était Raimond, comte de Toulouse ; ses ambassadeurs excusèrent son absence du concile, et s’engagèrent pour leur maître. Tous les champions se confessèrent et reçurent l’absolution, avec une exhortation superflue d’inviter leurs compatriotes et leurs amis à les suivre. Le départ pour la Terre-Sainte fut fixé au jour solennel de l’Assomption, ou au 15 août de l’année suivante[19].

Justice des croisades.

La pratique de la violence est si familière aux hommes, qu’on pourrait supposer qu’elle leur est naturelle. Le plus léger prétexte, le droit le plus suspect, nous paraissent un motif suffisant pour armer deux nations l’une contre l’autre ; mais le nom et la nature d’une guerre sainte exigent un examen plus rigoureux, et nous ne devons pas croire légèrement que les serviteurs d’un prince de paix aient tiré de son fourreau le glaive de destruction sans des motifs respectables, un droit légitime et une nécessité indispensable. On s’éclaire sur la politique bonne ou mauvaise d’une action par la leçon tardive de l’expérience ; mais avant d’agir, il faut au moins que la conscience approuve le but et le motif de l’entreprise. Dans le siècle des croisades, les chrétiens de l’Orient et de l’Occident étaient fortement persuadés de la justice et du mérite de leur expédition ; leurs argumens se trouvent sans cesse obscurcis par un abus continuel de l’Écriture et des figures de la rhétorique : mais ils paraissent insister particulièrement sur le droit naturel et sacré de défendre leur religion, sur leurs titres particuliers à la possession de la Terre-Sainte, et sur l’impiété de leurs ennemis, soit mahométans ou païens[20]. 1o. Le droit d’une juste défense comprend sans doute celle de nos alliés civils et spirituels ; il dépend de l’existence réelle du danger, et ce danger est plus ou moins pressant en proportion de la haine et de la puissance des ennemis. On a imputé aux mahométans une maxime pernicieuse, celle d’extirper par le glaive toutes les autres religions. Cette accusation de la haine ou de l’ignorance est suffisamment réfutée par le Koran, par l’histoire des conquérans musulmans, et par la tolérance publique et légale accordée au culte des chrétiens ; mais on ne saurait nier que les mahométans n’asservissent les Églises d’Orient sous un joug de fer ; que, soit en paix, soit en guerre, ils ne s’attribuent, de droit divin et incontestable, l’empire de l’univers ; et que les conséquences nécessaires de leur croyance ne menacent continuellement les nations qu’ils nomment infidèles, de la perte de leur religion ou de leur liberté. Dans le onzième siècle, les victoires des Turcs faisaient craindre avec raison cette double perte. Ils avaient soumis en moins de trente ans tous les royaumes de l’Asie, jusqu’à Jérusalem et l’Hellespont, et l’empire grec semblait pencher vers sa ruine. Indépendamment d’un sentiment naturel d’affection pour leurs frères, les Latins étaient personnellement intéressés à défendre Constantinople, la plus puissante barrière de l’Occident, et le privilége de la défense doit s’étendre aussi légitimement à prévenir qu’à repousser une invasion : mais le succès de cette entreprise n’exigeait pas des secours si nombreux, et la raison ne peut approuver les effrayantes émigrations qui dépeuplèrent l’Europe et s’ensevelirent inutilement dans l’Asie. 2o. La possession de la Palestine n’aurait contribué d’aucune manière à la puissance ou à la sûreté des Latins, et le fanatisme a pu seul entreprendre d’excuser cette conquête d’une petite contrée éloignée. Les chrétiens réclamaient leurs droits sur la terre promise en vertu d’un titre inaliénable scellé du sang de Jésus-Christ ; leur devoir les obligeait, disaient-ils, à chasser de leur saint héritage d’injustes possesseurs qui profanaient son sépulcre et insultaient à la dévotion des pèlerins. On alléguerait vainement que la prééminence de Jérusalem et la sainteté de la Palestine avaient disparu avec la loi de Moïse ; que le Dieu des chrétiens n’est point une divinité locale, et que la possession de Bethléem ou du Calvaire, l’acquisition de sa tombe et de son berceau, ne lui feront point excuser la violation des préceptes moraux de l’Évangile. Ces argumens s’émousseront toujours contre les armes pesantes de la superstition, et les âmes religieuses n’abandonneront pas aisément leurs droits sur la terre sacrée des mystères et des miracles ; 3o. mais les guerres saintes, qui ont ensanglanté tous les climats de ce globe, depuis l’Égypte jusqu’à la Livonie, et depuis le Pérou jusqu’à Hindoustan, ont eu besoin de s’autoriser de maximes plus générales et plus flexibles. On a supposé souvent et affirmé, dans plusieurs occasions, que la différence de doctrine religieuse suffit pour justifier des hostilités ; que les champions de la croix peuvent subjuguer saintement, ou même immoler pieusement tous les mécréans opiniâtres, et que la grâce est l’unique source du pouvoir dans ce monde et du bonheur dans l’autre. Plus de quatre siècles avant la première croisade, les Barbares de l’Arabie et de la Germanie avaient envahi, à peu près vers la même époque et de la même manière, les provinces orientales et occidentales de l’Empire romain. Les conquêtes des Francs furent légitimées par le temps, par des traités et par leur conversion au christianisme ; mais les princes mahométans passaient encore, aux yeux de leurs sujets et de leurs voisins, pour des usurpateurs tyranniques auxquels, soit par la guerre ou la révolte, on pouvait légitimement ravir une possession illégitime[21].

Motifs spirituels et indulgences.

À mesure que les mœurs des chrétiens se corrompirent, leur discipline de pénitence augmenta de sévérité[22], et le grand nombre des péchés entraîna la multiplicité des remèdes. Dans l’Église primitive, l’expiation se préparait par une confession publique et volontaire. Dans le moyen âge, les évêques et les prêtres interrogèrent le criminel, le forcèrent à un compte sévère de sa pensée, de ses paroles et de ses actions, et lui prescrivirent les conditions qui devaient obtenir la miséricorde divine ; mais, comme la tyrannie et l’indulgence pouvaient abuser alternativement de ce pouvoir arbitraire, on composa une règle de discipline pour servir d’instruction et de guide aux juges spirituels. Les Grecs furent les premiers inventeurs de cette législation ; l’Église latine traduisit ou imita leurs préceptes de pénitence[23] ; et du temps de Charlemagne le clergé de chaque diocèse avait un code qu’il cachait prudemment aux yeux du vulgaire. Dans cette estimation dangereuse des offenses et des punitions, la pénétration et l’expérience des moines prévoyaient tous les cas et toutes les différences. Il se trouvait dans leur liste des péchés que n’eût pas soupçonnés l’innocence, et d’autres auxquels la raison ne peut ajouter foi. Les crimes plus ordinaires de fornication, d’adultère, de parjure et de sacrilége, de rapine et de meurtre, s’expiaient par une pénitence que l’on prolongeait relativement aux circonstances, depuis quarante jours jusqu’à sept ans. Durant ce cours de mortifications salutaires, un régime de prières et de jeûnes rétablissait la santé de l’âme et obtenait l’absolution du criminel. Le désordre de ses vêtemens annonçait ses remords et sa douleur ; il s’abstenait de toutes les affaires et de tous les plaisirs de la société : mais l’exécution rigoureuse de ces institutions aurait fait un désert du palais, du camp et de la ville ; les Barbares de l’Occident ne manquaient ni de confiance ni de docilité, mais la nature se révoltait souvent contre les principes, et le magistrat tâchait en vain d’appuyer la juridiction ecclésiastique. Il était, à la vérité, impossible d’accomplir littéralement les pénitences. Le crime d’adultère se multipliait par le renouvellement journalier des faiblesses, et celui d’homicide pouvait comprendre le massacre d’un peuple entier ; chaque action faisait un compte séparé ; et dans ces temps de vice et d’anarchie, le pécheur le moins coupable pouvait aisément contracter une dette de trois cents ans. On suppléait à son insolvabilité par une commutation ou indulgence ; vingt-six solidi[24] d’argent, environ quatre livres Sterling, acquittaient la pénitence d’une année pour l’homme riche, et trois solidi ou neuf schellings rendaient le même service à l’indigent. Ces aumônes furent bientôt employées aux usages de l’Église, qui tira de la rémission des péchés une source inépuisable de richesses et de puissance. Une dette de trois cents ans, environ douze cents livres sterling, aurait ruiné la fortune la plus brillante ; on suppléa au défaut d’or et d’argent par l’aliénation des terres ; Pépin et Charlemagne déclarent formellement que leurs immenses donations ont pour but la guérison de leur âme. C’est une maxime de la loi civile, que quiconque ne peut payer de sa bourse doit payer de son corps ; et les moines adoptèrent la pratique de la flagellation, équivalent douloureux mais économique. D’après une estimation arbitraire, on évalua l’année de pénitence à trois mille coups de discipline[25] ; et telles étaient la patience et l’activité du fameux ermite saint Dominique-l’Encuirassé[26], qu’en six jours il acquittait la dette d’un siècle entier par une fustigation de trois cent mille coups. Un grand nombre de pénitens des deux sexes imita son exemple. Et comme il était permis de transporter à un autre le mérite de sa flagellation, un champion vigoureux pouvait expier sur son dos les péchés de tous ses bienfaiteurs[27]. Ces compensations de la bourse et de la personne introduisirent, dans le onzième siècle, un genre de satisfaction plus honorable. Les prédécesseurs d’Urbain II avaient accordé des indulgences à ceux qui prenaient les armes contre les Sarrasins de l’Afrique et de l’Espagne ; ce pontife, dans le concile de Clermont, accorda une indulgence plénière à tous ceux qui s’enrôleraient sous les étendards de la croix. Il leur donna l’absolution de tous leurs péchés, et un acquit général de tout ce qui pouvait rester dû des pénitences canoniques[28]. La froide philosophie de notre siècle ne concevra pas la vive impression que produisit cette promesse sur des âmes criminelles et fanatiques. À la voix de leur pasteur, les brigands, les meurtriers, les incendiaires accouraient par milliers, pour racheter leur âme, en transportant chez les infidèles les fureurs qu’ils avaient exercées dans leur patrie. Les coupables, de tous les rangs et de toutes les espèces, adoptèrent avidement ce nouveau moyen d’expiation. Nul n’était pur, nul ne pouvait se croire exempt de péché ni de pénitence ; et ceux qui avaient le moins à redouter de la justice de Dieu ou de l’Église, n’en avaient que plus de droit d’attendre, dans ce monde et dans l’autre, la récompense de leur pieux courage. Le clergé latin n’hésita point à promettre la couronne du martyre[29] à ceux qui succomberaient dans cette sainte expédition ; et ceux qui survivraient à la conquête de la Terre-Sainte, devaient attendre sans impatience le prix toujours croissant qui leur était réservé dans le ciel. Ils offraient leur sang au fils de Dieu qui s’était immolé pour leur salut ; ils prenaient la croix et entraient avec confiance dans la voie du Seigneur ; sa providence devait veiller sur eux, et peut-être sa puissance devait-elle leur aplanir visiblement et miraculeusement tous les obstacles. La nuée et la colonne de Jehova avaient marché devant les Israélites jusque dans la terre promise ; les chrétiens ne pouvaient-ils pas espérer, à plus juste titre, que les rivières s’ouvriraient à leur passage, que les murs des plus fortes villes tomberaient au son de leurs trompettes, et que le soleil arrêterait son cours pour leur laisser le temps nécessaire à la destruction des infidèles ?

Motifs temporels et mondains.

Parmi les chefs et les soldats qui couraient au Saint-Sépulcre, j’oserai affirmer qu’il n’y en avait pas un qui ne fût animé par l’esprit d’enthousiasme, par la confiance du mérite de l’entreprise, par l’espoir de la récompense et de la protection divine. Mais je suis également persuadé que, pour le plus grand nombre, ces motifs n’étaient pas les seuls ; que, pour quelques-uns même, ils ne formaient pas les principaux mobiles de l’entreprise. L’influence ou l’abus de la religion arrêtent difficilement le torrent des mœurs nationales, mais lorsqu’ils veulent en hâter le cours, leur impulsion devient irrésistible. Les papes et les synodes tonnaient en vain contre les guerres des particuliers, les tournois sanglans, les amours licencieuses et les duels judiciaires ; ils ont réussi plus aisément à exciter parmi les Grecs des disputes métaphysiques, à attirer dans les cloîtres les victimes du despotisme et de l’anarchie, à sanctifier la patience des lâches et des esclaves, ou depuis, à s’attribuer le mérite de l’humanité et de la bienveillance qu’on remarque parmi les chrétiens modernes. Le mouvement et la guerre étaient les passions chéries des Francs ou Latins ; on leur ordonnait de s’y livrer par esprit de pénitence ; de se transporter dans des pays éloignés, et de tirer leur épée contre les peuples de l’Orient ; le succès, ou même l’entreprise, devait immortaliser les noms des héros de la croix, et la piété la plus pure pouvait ne pas être insensible à cette brillante perspective de gloire militaire. Dans leurs petites guerres européennes, ils versaient le sang de leurs amis ou de leurs compatriotes pour acquérir peut-être un village ou un château ; ils devaient donc marcher avec joie contre les nations étrangères, ennemis dévoués à leurs armes ; déjà ils saisissaient en imagination les riches couronnes de l’Asie, et les succès des Normands, dans la Pouille et dans la Sicile, semblaient promettre un trône au plus obscur des aventuriers. Le pays des chrétiens, dans ces temps de barbarie, le cédait à celui des Mahométans pour le climat et pour la culture ; les avantages que la nature et l’art prodiguaient à l’Asie avaient été considérablement exagérés par le zèle ou l’enthousiasme des pèlerins, et par l’idée qu’en donnaient à l’Europe les produits d’un commerce dans l’enfance ; la crédulité du vulgaire de toutes les classes se prêtait au récit de toutes les merveilles de cette terre arrosée par des sources de miel et des ruisseaux de lait, remplie de mines d’or et de diamans, couverte de palais de marbre et de jaspe, ombragée de bosquets odoriférans de cinnamomum et d’encens. Chaque guerrier comptait sur son épée pour acquérir, dans ce paradis terrestre, un riche et honorable établissement auquel il ne donnait de bornes que celles de ses désirs[30]. Leurs vassaux et leurs soldats s’en rapportaient de leur fortune à Dieu et à leur maître. La dépouille d’un émir turc suffisait pour enrichir jusqu’au dernier soldat de l’armée, et la saveur des vins de la Grèce, la beauté des femmes grecques excitaient, dans l’imagination des champions de la croix, des mouvemens plus conformes à leur nature qu’à leur profession[31]. L’amour de la liberté animait les victimes de la tyrannie féodale et ecclésiastique. En prenant la croix, les bourgeois et les paysans attachés à la servitude de la glèbe, pouvaient échapper au pouvoir d’un maître orgueilleux, et se transplanter avec leur famille dans une terre de liberté. Le moine pouvait se soustraire à la discipline de son couvent ; le débiteur suspendre les arrérages de l’usure et la poursuite de ses créanciers ; les brigands et les malfaiteurs de toutes les sortes éludaient les châtimens de leurs crimes et bravaient les lois avec impunité[32].

Influence de l’exemple.

Ces motifs étaient puissans et en grand nombre ; mais après avoir calculé leur influence sur chaque individu en particulier, il faut y ajouter l’autorité indéfinie et toujours croissante de l’exemple et de la mode. Les premiers prosélytes devinrent les plus zélés et les plus utiles missionnaires de la croix, ils prêchaient à leurs amis et à leurs compatriotes l’obligation, le mérite et la récompense de la sainte expédition, et les auditeurs les moins disposés se trouvaient insensiblement entraînés par le tourbillon de l’autorité ou de la persuasion. Une jeunesse guerrière s’enflammait au moindre reproche ou soupçon de lâcheté ; l’occasion de visiter le Saint-Sépulcre sous la protection d’une armée formidable, séduisait les vieillards et les infirmes, les femmes et les enfans, qui consultaient plus leur zèle que leurs forces ; et ceux qui, la veille, avaient traité leurs compagnons d’insensés, adoptaient le lendemain avec ardeur la même folie. L’ignorance, qui exagérait les avantages de l’entreprise, en diminuait aussi les dangers. Depuis la conquête des Turcs, les pèlerinages étaient interrompus ; les chefs eux-mêmes n’avaient que des notions imparfaites sur la longueur de la route et la situation des ennemis ; et telle était la stupidité des gens du peuple, qu’à la première ville ou au premier château au-delà des limites qui leur étaient connues, ils étaient tentés de demander si ce n’était pas Jérusalem, le terme de leur voyage et l’objet de leurs travaux. Cependant les plus prudens d’entre les croisés, peu sûrs d’être nourris par une pluie de cailles ou de manne céleste, eurent soin de se pourvoir de ces métaux précieux admis en tout pays à représenter les commodités de la vie ; et pour avoir de quoi soutenir, selon leur rang, les dépenses de la route, les princes engagèrent leurs domaines ou même leurs provinces. Les nobles vendirent leurs terres et leurs châteaux, les paysans leur bétail et leurs instrumens de labourage : la foule et l’empressement des vendeurs faisaient baisser le prix des propriétés, tandis que les besoins et l’impatience des acheteurs donnaient aux armes et aux chevaux une valeur exorbitante. Ceux qui demeuraient et possédaient quelque argent avec le bon sens nécessaire pour le mettre à profit, s’enrichirent de l’épidémie générale[33] ; les souverains acquirent à bon marché les domaines de leurs vassaux, et les acquéreurs ecclésiastiques firent entrer en paiement l’assurance de leurs prières. Quelques croises zélés imprimèrent sur leur peau la croix que les autres ne portaient que sur leur habit ; ils se servaient d’un fer chaud ou d’une liqueur corrosive qui rendait la marque indélébile ; et un moine rusé, en montrant cette croix gravée miraculeusement sur sa poitrine, obtint la vénération du peuple et les plus riches bénéfices de la Palestine[34].

Départ des premiers croisés. A. D. 1096. Mars, mai, etc.

Le concile de Clermont avait fixé le départ des croisés au 15 août ; mais ce terme fut anticipé par la foule impatiente des plébéiens indigens ; je raconterai succinctement leurs souffrances et leurs fureurs avant de commencer le récit de l’entreprise plus sérieuse et plus heureuse de leurs chefs. Dès le commencement du printemps, plus de soixante mille personnes des deux sexes et des dernières classes du peuple vinrent, des confins de la France et de la Lorraine, se réunir autour du premier missionnaire de la croisade, et le presser, par leurs cris et leurs importunités, de les conduire au Saint-Sépulcre. Pierre, devenu général sans en avoir les talens ou l’autorité, conduisit ou suivit ses ardens prosélytes le long des bords du Rhin et du Danube. Leur nombre et leurs besoins les forcèrent bientôt à se séparer. Gauthier, sans avoir, lieutenant de l’ermite et soldat courageux quoique indigent, commanda l’avant-garde des croisés. On peut se faire une idée de cette populace, en observant qu’on n’y comptait qu’environ huit cavaliers pour quinze mille piétons. Godescal, autre moine fanatique dont les sermons avaient entraîné quinze à vingt mille paysans des villages d’Allemagne, suivit de près l’exemple et les traces de Pierre l’ermite ; et ceux-ci furent encore bientôt suivis de deux cent mille aventuriers, le plus stupide et le plus grossier rebut du peuple, qui mêlaient aux pratiques de piété toute la licence du brigandage, de l’ivrognerie et de la prostitution. Quelques comtes ou gentilshommes, à la tête de trois mille chevaux, suivaient les mouvemens de cette multitude pour partager son butin. Mais leurs véritables chefs (pourra-t-on croire à cet excès de démence ?) étaient une oie et une chèvre qu’ils portaient à la tête de la troupe, et auxquelles ces dignes chrétiens attribuaient une inspiration divine[35]. Ce fut contre les Juifs, les meurtriers de Jésus-Christ, que s’exercèrent les premiers et les moins difficiles exploits de cette bande de fanatiques et de celles qui la suivirent. Les riches et nombreuses colonies établies dans les villes commerçantes du Rhin et de la Moselle, y jouissaient, sous la protection de l’empereur et des évêques, du libre exercice de leur religion[36]. À Verdun, Trèves, Mayence, Spire et Worms, plusieurs milliers de ces infortunés furent pillés et massacrés[37] ; depuis la persécution d’Adrien, ils n’en avaient pas souffert d’aussi sanglante. La fermeté des évêques en sauva quelques-uns qui feignirent passagèrement d’embrasser la religion chrétienne ; mais les Juifs les plus opiniâtres opposèrent le fanatisme au fanatisme ; ils barricadèrent leurs maisons et trompèrent la rage ou du moins l’avarice de leurs implacables ennemis, en se précipitant dans le fleuve ou dans les flammes avec leurs familles et leurs richesses.

Leur destruction en Hongrie et dans l’Asie. A. D. 1096.

Entre les confins de l’Autriche et la capitale de l’empire d’Orient, les croisés eurent à traverser un intervalle de six cents milles dans les déserts sauvages de la Hongrie et de la Bulgarie[38]. Le sol en est fertile et entrecoupé de rivières ; mais on n’y rencontrait alors que des marais et ces vastes forêts dont l’étendue ne connaît plus de bornes dès que l’homme cesse d’exercer sur la terre son impérieuse industrie. Les deux nations avaient reçu les principes du christianisme ; les Hongrois obéissaient à un prince né parmi eux, et les Bulgares étaient gouvernés par un lieutenant de l’empereur grec ; mais leur caractère féroce se réveillait au plus léger prétexte de mécontentement, et les brigandages des croisés leur en fournirent de légitimes. L’agriculture devait être languissante et mal dirigée chez un peuple ignorant, dont les villes, construites en bois et en roseaux, étaient abandonnées l’été pour les tentes, habitations des pâtres et des chasseurs. Les pèlerins demandèrent avec arrogance quelques provisions, s’en saisirent de force, les consommèrent avec voracité, et se livrèrent, dès la première querelle, à la vengeance et à l’indignation. Mais leur ignorance générale du pays, de la guerre et de la discipline, les exposait à donner dans toutes les embûches. Le préfet de Bulgarie avait sous ses ordres des troupes régulières, et au premier bruit de la trompette guerrière, la huitième ou la dixième partie des Hongrois courait aux armes et formait un corps de cavalerie formidable ; ils dressèrent des pièges à ces pieux brigands et exercèrent contre eux une vengeance sanglante et implacable[39]. Environ un tiers de cette multitude se sauva, nue et dépouillée, dans la Thrace, et Pierre l’ermite fut de ce nombre. L’empereur, qui respectait les motifs du voyage des Latins et désirait leurs secours, les fit conduire par une route sûre et facile jusqu’à Constantinople, et leur conseilla d’attendre l’arrivée de leurs compatriotes. Le souvenir de leurs fautes et de leurs pertes les contint jusqu’au moment où, ranimés par l’accueil hospitalier des Grecs, ils sentirent se rallumer leur cupidité : elle n’épargna point leur bienfaiteur ; les jardins, les palais et les églises furent également l’objet de leurs dévastations. Alexis, craignant pour sa propre sûreté, sut les engager à passer sur la rive asiatique du Bosphore ; mais leur aveugle impétuosité leur fit bientôt abandonner le poste indiqué par l’empereur, et se précipiter, tête baissée, contre les Turcs qui occupaient la route de Jérusalem. L’ermite, honteux de son personnage, s’était retiré de leur camp à Constantinople ; et Gauthier, son lieutenant, qui méritait de commander de meilleures troupes, essaya sans succès d’introduire un peu d’ordre et de discipline parmi ces sauvages. Ils se séparèrent pour piller, et tombèrent sans peine dans les piéges que leur avait préparés le sultan. Soliman avait fait adroitement courir le bruit que ceux des croisés qui marchaient en avant s’étaient emparés de sa capitale ; les autres se précipitèrent dans la plaine de Nicée pour joindre leurs compagnons et partager les dépouilles. Ils y furent accablés par les flèches des Turcs ; des monceaux d’ossemens informèrent ceux qui les suivirent du lieu de leur défaite[40], et trois cent mille des premiers croisés s’étaient ensevelis dans l’Asie, avant d’avoir enlevé une seule ville aux infidèles, avant que les chefs et les nobles de leur pays eussent achevé les préparatifs de leur entreprise[41].

Marche de la première croisade.

Aucun des monarques de l’Europe ne marcha en personne à la première croisade. L’empereur Henri IV n’était pas disposé à obéir aux injonctions du pape. Philippe Ier, roi de France, s’occupait de ses plaisirs, et Guillaume le Roux, roi d’Angleterre, d’une conquête récente. Les rois d’Espagne faisaient dans l’intérieur de leur pays la guerre aux Maures ; les souverains septentrionaux de l’Écosse et du Danemarck[42], de la Suède et de la Pologne, ne prenaient point encore de part aux intérêts et aux passions des peuples du midi. Le zèle religieux se fit plus efficacement sentir aux princes du second ordre, qui tenaient une place importante dans le système féodal. Leur situation les réunit naturellement sous quatre chefs principaux ; mais dans la peinture naturelle de leur caractère, je puis m’éviter des répétitions inutiles, en observant ici que le courage et l’habitude des armes étaient les attributs généraux de tous les aventuriers chrétiens. [1o. Godefroi de Bouillon.]1oGodefroi de Bouillon méritait le premier rang à la guerre et dans les conseils, et il eût été heureux pour les croisés qu’ils eussent chargé seul de leur conduite un héros accompli, digne de représenter Charlemagne, dont il descendait par les femmes. Son père était de la noble race des comtes de Boulogne. Sa mère avait hérité du Brabant ou Basse-Lorraine[43], et l’empereur avait investi Godefroi de ce duché, qui a été transmis à tort à sa seigneurie de Bouillon dans les Ardennes[44]. Au service de Henri IV, il porta le grand étendard de l’empire, et perça de sa lance le cœur de Rodolphe, le roi rebelle. Godefroi escalada le premier les murs de Rome, et sa maladie, son vœu, ou peut-être ses remords d’avoir porté les armes contre le pape, le confirmèrent dans la résolution qu’il avait déjà prise de visiter le Saint-Sépulcre, non pas comme pèlerin, mais comme libérateur. Sa valeur était tempérée par la prudence et la modération ; sa piété, quoique aveugle, était sincère, et il pratiquait dans le tumulte des camps toutes les vertus réelles et imaginaires d’un cénobite. Supérieur aux factions qui divisaient les chefs, Godefroi[45] réservait sa haine aux ennemis du Christ ; et bien que cette entreprise lui eût valu un royaume, ses rivaux rendaient justice à la pureté de son zèle et à son désintéressement. Il était accompagné de ses deux frères ; Eustache, l’aîné, qui avait hérité du comté de Boulogne, et Baudouin, le cadet, dont les vertus étaient moins exemptes de soupçon. Des deux côtés du Rhin on respectait également le duc de Lorraine : sa naissance et son éducation lui rendaient la langue teutonique et la langue française également familières. Les barons de France, d’Allemagne et de Lorraine assemblèrent leurs vassaux, et les confédérés qui marchèrent sous sa bannière composaient quatre-vingt mille fantassins et dix mille chevaux. [2o. Hugues de Vermandois, Robert de Flandre, Étienne de Chartres, etc.]2o. Dans le parlement tenu en présence du roi, environ deux mois après le concile de Clermont, on peut considérer Hugues, comte de Vermandois, comme le plus illustre des princes qui prirent la croix ; mais c’est moins en raison de son mérite ou de ses possessions qu’il obtint le surnom de Grand, bien que, sous ces deux rapports, il méritât d’être distingué, qu’en considération du rang d’un frère du roi de France[46]. Robert, duc de Normandie, et fils aîné de Guillaume-le-Conquérant, avait perdu le royaume d’Angleterre à la mort de son père, par sa propre indolence et par l’activité de son frère Guillaume-le-Roux. Une légèreté de caractère et une faiblesse excessive effaçaient les qualités estimables de Robert. Sa gaîté naturelle le livrait aux plaisirs ; sa profession ruinait le prince et les peuples ; sa clémence aveugle multipliait les prévarications, et les vertus aimables d’un particulier devenaient des vices funestes chez un souverain. Il engagea, durant son absence, le duché de Normandie à l’usurpateur de l’Angleterre[47], pour la faible somme de dix mille marcs ; mais son départ pour la Terre-Sainte, et sa conduite durant la guerre, annoncèrent dans Robert un changement de mœurs, qui lui rendit en quelque façon l’estime publique. Un autre Robert était comte de Flandre, province royale qui a donné dans ce siècle trois reines aux trônes de France, d’Angleterre et de Danemarck. On le surnommait la lance et l’épée des chrétiens ; mais, en se livrant à l’impétuosité d’un soldat, il oubliait quelquefois le devoir d’un général. Étienne, comte de Chartres, de Blois et de Troyes, était un des plus riches princes de son siècle, et l’on comparaît le nombre de ses châteaux aux trois cent soixante-cinq jours de l’année. Il avait enrichi son esprit par l’étude des lettres, et dans le conseil des chefs, l’éloquent Étienne avait été choisi pour remplir les fonctions de président[48]. Ces quatre principaux chefs conduisaient les Français, les Normands et les pèlerins des îles de la Bretagne ; mais la liste des barons qui possédaient trois ou quatre villes excéderait, dit un auteur contemporain, le catalogue des chefs de la guerre de Troie[49]. [3o. Raimond de Toulouse.] 3o. Dans le midi de la France, le commandement fut partagé entre Adhémar, évêque du Puy, légat du pape, et Raimond, comte de Saint-Gilles et de Toulouse, qui ajoutait à ces titres les titres plus brillans de duc de Narbonne et de marquis de Provence. Le premier, prélat respectable, possédait également les vertus nécessaires pour ce monde et pour l’autre ; le second, vieux guerrier, avait déjà fait la guerre aux Sarrasins de l’Espagne, et dévouait les restes de sa vie non-seulement à la délivrance, mais à la défense du Saint-Sépulcre. Son expérience et ses richesses lui donnaient un grand ascendant dans le camp des chrétiens qui eurent souvent besoin de son secours, et l’obtinrent quelquefois ; mais il était plus facile à Raimond de forcer les infidèles à louer sa valeur que de conserver l’affection de ses sujets et de ses compagnons d’armes : son caractère arrogant, envieux et opiniâtre, ternissait ses qualités brillantes, et, quoiqu’il eût abandonné pour la cause de Dieu un riche patrimoine, sa piété n’était pas, dans l’opinion publique, exempte d’un mélange d’avarice et d’ambition[50]. Les Provençaux passaient pour avoir l’esprit plus mercantile que martial, et, sous le nom de Provençaux[51], on comprenait les habitans de l’Auvergne et du Languedoc[52], les vassaux du royaume de Bourgogne et d’Arles. Raimond tira des frontières de l’Espagne une bande d’intrépides aventuriers ; dans son passage en Lombardie, une foule d’Italiens accourut sous ses drapeaux ; ses forces réunies se montèrent à cent mille combattans, soit infanterie ou cavalerie. Si Raimond fut le premier à prendre la croix et le dernier à se mettre en route, la grandeur de ses préparatifs et le projet de dire un éternel adieu à sa patrie peuvent être regardés comme une excuse légitime. [4o. Bohémond et Tancrède.]4o. Le nom de Bohémond, fils de Robert Guiscard, était déjà fameux par sa double victoire sur l’empereur grec ; mais le testament de son père l’avait réduit à la principauté de Tarente et au souvenir de ses trophées d’Orient, lorsqu’il fut réveillé par le bruit de la sainte entreprise et par le passage des pèlerins français. C’est dans le caractère de ce chef normand que nous trouverons le plus d’ambition et de froide politique mêlées d’une légère dose de fanatisme religieux. Sa conduite autorise à croire qu’il avait secrètement dirigé le pape dans ses desseins, qu’il feignit d’apprendre avec autant d’étonnement qu’il mit d’ardeur à les seconder. Au siége d’Amalfi, ses discours et son exemple enflammèrent le zèle de l’armée confédérée ; il déchira son habit pour fournir des croix à ceux qui s’enrôlaient sous ses drapeaux, et se prépara à visiter Constantinople et l’Asie, à la tête de dix mille chevaux et de vingt mille hommes d’infanterie. Plusieurs princes normands suivirent leur ancien général, et son cousin Tancrède[53] l’accompagna dans cette entreprise plutôt qu’il ne marcha sous ses ordres. Le caractère accompli de Tancrède réunit toutes les vertus d’un parfait chevalier[54], le véritable esprit de la chevalerie, qui inspirait au guerrier des sentimens de bienfaisance et de générosité, bien préférables à la méprisable philosophie et à la dévotion encore plus méprisable de ce temps.

Chevalerie.

Dans l’intervalle du siècle de Charlemagne aux croisades, il s’était fait chez les Espagnols, les Normands et les Français une révolution qui s’étendit rapidement dans toute l’Europe ; on abandonna le service de l’infanterie aux plébéiens. La cavalerie devint la force des armées, et le nom honorable de miles ou soldat fut réservé aux gentilshommes[55], qui combattaient à cheval après avoir été revêtus du caractère de chevalier. Les ducs et les comtes qui avaient usurpé les droits de la souveraineté, avaient partagé les provinces à leurs fidèles barons ; et les barons avaient distribué à leurs vassaux les fiefs et les bénéfices de leur juridiction. Ces vassaux militaires, pairs les uns des autres et même de leur seigneur suzerain, composaient l’ordre équestre ou l’ordre des nobles, qui auraient rougi de regarder le paysan ou le bourgeois comme un être de leur espèce. Ils conservaient la dignité de leur naissance par leur attention à ne contracter d’alliance qu’entre eux ; et leurs fils n’étaient admis dans l’ordre de la chevalerie qu’après avoir prouvé quatre quartiers ou générations sans tache et sans reproche ; mais un vaillant plébéien pouvait s’enrichir, s’anoblir dans l’exercice des armes, et devenir la tige d’une nouvelle race. Un simple chevalier avait le droit d’en recevoir un autre qu’il jugeait digne de cet honneur militaire ; et les belliqueux souverains de l’Europe tiraient plus de gloire de cette distinction personnelle, que de l’éclat du diadème. Cette cérémonie, dont on retrouve la trace dans Tacite et dans les bois de la Germanie[56], était dans son origine simple et sans mélange d’idées religieuses. Après quelques épreuves d’usage, on chaussait au candidat les éperons, on lui ceignait l’épée, et on le frappait légèrement sur l’épaule ou sur la joue, comme pour l’avertir que cet affront était le dernier qu’il dût souffrir sans en tirer vengeance ; mais la superstition était venue se mêler à toutes les actions de la vie, soit publique, soit privée ; les guerres saintes sanctifièrent la profession des armes, et l’ordre de la chevalerie partagea les droits et les priviléges des ordres sacrés de la prêtrise. Le bain et la robe blanche du novice étaient une indécente imitation de la régénération du baptême. Les ministres de la religion bénissaient son épée qu’il déposait sur l’autel ; des prières et des jeûnes précédaient sa réception, et on l’armait chevalier au nom de Dieu, de saint George et de l’archange saint Michel. Il faisait le vœu de remplir les devoirs de sa profession, et l’éducation, l’exemple et l’opinion publique, garantissaient l’exécution de sa promesse. Comme champion de Dieu et des dames (j’ai honte de réunir deux idées si discordantes), il s’engageait à ne jamais trahir la vérité, à maintenir la justice, à protéger les malheureux, à pratiquer la courtoisie, vertu moins familière aux anciens ; à combattre les infidèles, à mépriser les attraits d’une vie douce et paisible, et à soutenir dans toutes les occasions périlleuses l’honneur de la chevalerie, dont l’abus introduisit bientôt parmi les chevaliers le mépris des arts pacifiques et de l’industrie. Ils se regardèrent comme les juges et les vengeurs de leurs injures, et rejetèrent également les lois de la société civile et de la discipline militaire. On a cependant éprouvé d’une manière bien sensible, et l’on a souvent remarqué les heureux effets de cette institution pour adoucir le caractère des Barbares, et leur inspirer des principes de bonne foi, de justice et d’humanité. Les préjugés nationaux s’effacèrent insensiblement, et la fraternité d’armes et de religion répandit l’uniformité et l’émulation parmi les chrétiens. Les guerriers de toutes les nations s’associaient continuellement au dehors pour des pèlerinages, dans l’intérieur pour des entreprises ou des exercices militaires ; et un juge impartial doit donner la préférence aux tournois des Goths sur les jeux olympiques, si fameux dans l’antiquité[57]. Au lieu des spectacles indécens qui corrompaient les mœurs des Grecs et bannissaient du stadium les vierges et les matrones, de chastes et nobles beautés ajoutaient par le charme de leur présence à la décoration pompeuse de la lice, et le vainqueur recevait de leurs mains le prix de l’adresse et du courage. La force et l’adresse qu’exigeaient la lutte et le pugilat n’ont que des rapports éloignés et incertains avec le mérite d’un soldat ; mais les tournois, tels qu’ils furent inventés en France et imités dans l’Orient et dans l’Occident, présentent la véritable image des opérations militaires. Les combats particuliers, les escarmouches générales, la défense d’un passage ou d’un château, s’exécutaient comme à la guerre, et le succès dépendait également, dans les deux cas, de l’adresse du guerrier à manier son cheval et sa lance. La lance était l’arme particulière du chevalier ; il combattait sur un grand et lourd cheval, qu’il ne montait ordinairement qu’au moment du danger. Le reste du temps, on le conduisait en main, et le chevalier faisait paisiblement sa route sur un palefroi d’une allure plus commode. La description de son casque, de son épée, de ses cuissards, de son bouclier, etc., serait ici superflue ; j’observerai seulement qu’au temps des croisades, les armures n’étaient pas si pesantes qu’elles le furent dans la suite, et qu’au lieu d’une lourde cuirasse, la poitrine n’était défendue que par un haubert ou cotte de mailles. Après avoir mis sa longue lance en arrêt, le chevalier pressait violemment de l’éperon son cheval de bataille, et s’élançait contre son adversaire. La cavalerie légère des Turcs et des Arabes pouvait rarement soutenir le choc direct et impétueux d’une telle charge. Chaque chevalier était accompagné sur le champ de bataille de son fidèle écuyer, jeune homme presque toujours d’une naissance égale à la sienne, et qui faisait à ses côtés le noviciat de la chevalerie. Ses archers et ses hommes d’armes marchaient à sa suite, et il fallait toujours quatre, cinq à six soldats pour composer une lance complète. Le service féodal n’obligeait point aux expéditions étrangères ou de la Terre-Sainte. Ou n’obtenait alors le service volontaire des chevaliers et de leur suite, que de leur zèle et de leur attachement, ou bien par des récompenses et des promesses. Leur nombre était en proportion de la puissance, des richesses et de la réputation de chaque chef indépendant ; ils se distinguaient par leur bannière, leurs armoiries et leur cri de guerre ; et c’est dans le récit de ces anciens exploits que les plus anciennes familles de l’Europe trouvent ou cherchent l’origine et les preuves de leur noblesse antique. Ce tableau abrégé de la chevalerie m’a fait anticiper sur l’histoire des croisades, qui furent en même temps l’effet et la cause de cette institution[58].

Marche des princes à Constantinople. A. D. 1096. Août 15. A. D. 1097. Mai.

Tels étaient les troupes et les chefs qui prirent la croix pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Après le départ de la multitude des vagabonds, ils s’encouragèrent mutuellement, par lettres et dans des entrevues, à remplir leurs engagemens et à hâter leur départ. Leurs femmes et leurs sœurs voulurent partager le mérite et les dangers du pèlerinage, ils convertirent leurs trésors en lingots d’or et d’argent ; les princes et les barons emmenèrent à leur suite leurs chiens et leurs faucons pour se procurer en route les plaisirs de la chasse, et fournir en même temps leur table. La difficulté de pourvoir à la subsistance d’un si grand nombre d’hommes et de chevaux, les obligea de diviser leurs forces : leur choix ou la situation décida de la route ; on convint de se réunir dans les environs de Constantinople, et de commencer immédiatement les opérations contre les Turcs. Des bords de la Meuse ou de la Moselle, Godefroi de Bouillon traversa en ligne directe l’Allemagne, la Hongrie et le pays des Bulgares ; tant qu’il commanda seul, chaque pas de son armée donna de nouvelles preuves de sa prudence et de sa vertu. Il fut arrêté trois semaines sur les frontières de la Hongrie par un peuple chrétien qui détestait avec raison le nom ou du moins l’abus de la croix. Les injures que les Hongrois avaient reçues des premiers pèlerins étaient encore récentes : ayant abusé à leur tour de la vengeance, ils devaient redouter la colère d’un héros de la même nation et engagé dans la même entreprise ; mais après l’examen des motifs et des événemens, le vertueux Godefroi se contenta de déplorer les crimes et les malheurs de ses indignes compatriotes. Il envoya douze députés, comme messagers de paix, demander en son nom la liberté du passage, et des provisions à un prix modéré. Pour ôter toute inquiétude aux Hongrois, Godefroi confia sa personne et ensuite celle de son frère à leur souverain Carloman, qui les traita d’une manière simple mais amicale. Ils jurèrent réciproquement sur l’Évangile, l’objet commun de leur foi, d’observer les conventions ; et une proclamation portant peine de mort contint la licence et l’animosité des soldats latins. Depuis l’Autriche jusqu’à Belgrade, ils traversèrent les plaines de la Hongrie sans commettre ou souffrir la moindre injure ; et la présence de Carloman, qui voltigeait sur leurs flancs avec sa nombreuse cavalerie, servit autant à leur sûreté qu’à celle de ses états. Les croisés atteignirent les bords de la Save, et dès qu’ils eurent passé la rivière, le roi de Hongrie rendit les otages, et se sépara d’eux avec les vœux les plus sincères pour le succès de leur entreprise. Godefroi traversa de la même manière, et en observant la même discipline, les forêts de la Bulgarie et les frontières de la Thrace, et put se féliciter d’avoir presque atteint le premier terme de son pèlerinage sans avoir tiré l’épée contre un chrétien. Après avoir suivi de Turin à Aquilée les routes agréables et faciles de la Lombardie, Raimond et ses Provençaux firent une marche de quarante jours dans les contrées sauvages de la Dalmatie[59] et de l’Esclavonie ; le ciel était toujours nébuleux, le pays montueux et stérile. Les habitans prenaient la fuite ou se montraient en ennemis : peu contenus par leur religion ou leur gouvernement, ils refusaient des guides et des provisions, tuaient les traîneurs qu’ils atteignaient, et exerçaient jour et nuit la vigilance du comte, qui tira plus d’avantages de l’exécution de quelques bandits, que de son entrevue et de son traité avec le prince de Scodra[60]. Les paysans et les soldats de l’empereur grec le harcelèrent sans cependant l’arrêter dans sa marche entre Durazzo et Constantinople, et se disposaient à troubler également, par quelques hostilités équivoques, le passage des autres chefs qui s’embarquaient sur la côte d’Italie pour traverser la mer Adriatique. Bohémond était pourvu d’armes et de vaisseaux ; il était prévoyant, soigneux de maintenir la discipline, et les provinces d’Épire et de Thessalie n’avaient pas encore oublié son nom ; ses talens militaires et la valeur de Tancrède aplanirent tous les obstacles. Le prince normand affecta de ménager les Grecs, mais il permit à ses soldats de piller le château d’un hérétique[61]. Les nobles de France pressèrent leur marche avec cette ardeur aveugle et présomptueuse qu’on a reprochée souvent à leur nation. Depuis les Alpes jusqu’à la Pouille, la marche de Hugues-le-Grand, des deux Robert et d’Étienne de Chartres, à travers un pays florissant et au milieu des acclamations des catholiques, fut une espèce de procession triomphale. Ils baisèrent les pieds du pontife romain, et le frère du roi[62] de France reçut des mains du pape l’étendard doré de saint Pierre ; mais dans cette visite de dévotion et de plaisir, ils négligèrent la saison et les moyens de s’embarquer. L’hiver fut inutilement perdu, et leurs soldats dispersés dans les villes de l’Italie s’y corrompirent. La traversée se fit séparément sans aucun égard à la sûreté des flottes ni à la dignité des chefs : neuf mois après la fête de l’Assomption, fixée par le pape pour l’époque du départ, tous les princes latins se trouvaient dans les environs de Constantinople ; mais le comte de Vermandois y parut en captif : la tempête avait séparé ses premiers vaisseaux, et les lieutenans d’Alexis, contre toutes les lois des nations, s’étaient assurés de la personne du prince français. Cependant vingt-quatre chevaliers décorés de leur armure d’or, avaient annoncé l’arrivée de Hugues, et ordonné à l’empereur de respecter le général des chrétiens latins et le frère du roi des rois[63].

Politique de l’empereur Alexis Comnène. A. D. 1096. Décembre, 1097. Mai.

J’ai lu dans un conte oriental la fable d’un berger qui perdit tout par l’accomplissement du vœu qu’il avait formé. Il demanda de l’eau : le Gange inonda ses terres et entraîna sa chaumière et son troupeau. Tel fut le sort qu’eut à craindre Alexis Comnène, dont le nom a déjà paru dans cette histoire, et dont la conduite est représentée si différemment par Anne sa fille[64] et par les écrivains latins[65]. Ses ambassadeurs avaient sollicité, dans le concile de Plaisance, un secours médiocre, peut-être d’environ dix mille hommes ; mais il fut épouvanté de l’approche de tant de chefs puissans et de tant de nations fanatiques. L’empereur flottait entre l’espérance et la crainte, entre le courage et la timidité ; mais dans sa politique tortueuse, qu’il prenait pour de la prudence, je ne puis me persuader, et je ne trouve aucune raison de croire qu’il ait conspiré contre la vie ou contre l’honneur des héros français. Les bandes conduites par Pierre l’ermite n’offraient qu’un mélange d’animaux sauvages sans raison et sans humanité ; et Alexis ne put ni prévenir ni regretter leur perte. Les troupes de Godefroi et de ses compagnons lui paraissaient mériter plus de considération, mais pas beaucoup plus de confiance. Leurs motifs pouvaient être pieux et purs ; mais l’empereur grec redoutait également l’ambition connue de Bohémond et le caractère inconnu des autres chefs. Le courage des Francs était aveugle et impétueux ; les richesses de la Grèce pouvaient les tenter ; la vue de leurs nombreuses armées, le sentiment de leurs forces pouvaient enfler leur orgueil et leur confiance, et Constantinople pouvait leur faire oublier Jérusalem. Après une longue marche et une abstinence pénible, les troupes de Godefroi campèrent dans les plaines de la Thrace ; elles apprirent avec indignation la captivité du comte de Vermandois, et le général fut obligé de permettre à leur ressentiment quelques représailles et quelques rapines. La soumission d’Alexis les apaisa ; il promit d’approvisionner leur camp ; et comme les soldats refusaient de passer le Bosphore au cœur de l’hiver, on assigna leurs quartiers au milieu des jardins et des palais qui couvraient les côtes de ce bras de mer. Mais il subsistait toujours une inimitié incurable entre deux nations qui se traitaient réciproquement d’esclaves ou de Barbares. L’ignorance amène le soupçon ; du soupçon l’on passe à des provocations journalières ; le préjugé est aveugle, la faim n’a point d’oreilles ; l’on accusa Alexis d’avoir formé le projet d’affamer ou d’attaquer les Latins dans un poste dangereux, environné de tous côtés par les eaux[66]. Godefroi fit sonner les trompettes, força un passage, couvrit la plaine de son armée et insulta les faubourgs de Constantinople ; mais il n’était pas aisé de rompre les portes de la ville ou d’escalader des remparts garnis de soldats. Après un combat douteux, les deux partis écoutèrent la voix de la paix et de la religion. Les dons et les promesses de l’empereur adoucirent insensiblement la violence des Occidentaux : comme guerrier chrétien, Alexis tâcha de ranimer le zèle de la sainte entreprise, et promit de la seconder de ses troupes et de ses trésors. Au retour du printemps, Godefroi consentit à occuper dans l’Asie un camp commode et bien approvisionné ; et dès qu’il eut traversé le Bosphore, les vaisseaux grecs revinrent sur la rive opposée. On usa successivement de cette politique avec tous les chefs, séduits par l’exemple de ceux qui les avaient devancés et affaiblis par leur départ. Alexis, par ses soins et son adresse, évita ainsi la jonction des deux armées sous les murs de Constantinople, et, avant la fête de la Pentecôte, il ne restait pas un seul des croisés sur la côte d’Europe.

Il obtient l’hommage des croisés.

Ces armées, qui menaçaient l’Europe, auraient pu délivrer l’Asie et repousser les Turcs des environs du Bosphore et de l’Hellespont. Les provinces fertiles depuis Nicée jusqu’à Antioche, avaient été récemment enlevées à l’empereur romain, qui soutenait encore ses anciens droits sur les royaumes de la Syrie et de l’Égypte. Dans son enthousiasme, Alexis se livra ou feignit de se livrer à l’ambitieuse espérance de voir ses nouveaux alliés renverser avec lui les trônes de l’Asie ; mais après quelques réflexions, la raison et ses dispositions naturelles à la méfiance le détournèrent de confier sa personne à des Barbares inconnus et sans frein. Il se contenta d’exiger des pèlerins français, par prudence ou par orgueil, un vain hommage ou serment de fidélité, et la promesse de lui restituer leurs conquêtes d’Asie, ou de se reconnaître pour les humbles et fidèles vassaux de son empire. Leur fierté se révolta d’abord à la proposition d’une servitude volontaire ; mais ils cédèrent successivement aux artifices séduisans de la flatterie et de la libéralité ; et les premiers vaincus travaillèrent efficacement à multiplier les complices de leur honte. L’orgueil de Hugues de Vermandois ne tint point contre les honneurs qu’il reçut dans sa captivité, et l’exemple d’un frère du roi de France entraîna la soumission générale. Godefroi de Bouillon regardait toutes les considérations humaines comme subordonnées à la gloire de Dieu et au succès de la croisade ; il s’était constamment refusé aux sollicitations de Raimond et de Bohémond, qui le pressaient d’entreprendre la conquête de Constantinople. Alexis, pénétré de ses vertus, le nomma avec justice le champion de l’empire, et releva son titre de vassal par la qualité de fils adoptif, qu’il lui conféra avec toutes les cérémonies requises[67]. Bohémond, objet de la haine d’Alexis, fut reçu par lui comme un ancien et fidèle allié, et l’empereur ne lui rappela ses premières hostilités que pour faire l’éloge de sa valeur, et de la gloire qu’il avait acquise dans les plaines de Durazzo et de Larisse. Le fils de Guiscard fut logé, traité et servi avec une magnificence royale ; un jour, comme il traversait une galerie du palais, une porte, laissée ouverte comme par hasard, offrit à sa vue une pile d’or et d’argent, de bijoux et de meubles précieux entassés, dans un désordre apparent, depuis le plancher jusqu’à la voûte de la chambre. « Quelles conquêtes, dit l’avide ambitieux, ne pourrait-on pas faire avec le secours de ce trésor ! — Il est à vous, lui répondit un Grec qui épiait dans ses yeux l’impression de son âme ; Bohémond, après avoir hésité un instant, daigna accepter ce magnifique présent. On flatta le Normand de l’assurance d’une principauté indépendante ; et Alexis éluda, plutôt qu’il ne la refusa, sa demande audacieuse de l’office de grand domestique ou de général de l’Orient. Les deux Robert, l’un fils du roi d’Angleterre, et l’autre parent de trois reines, fléchirent à leur tour devant le trône d’Alexis[68]. Une lettre d’Étienne de Chartres atteste ses sentimens d’admiration pour l’empereur, le meilleur et le plus libéral des hommes, dont il se croyait le favori, et qui avait promis d’élever et d’établir le plus jeune de ses fils. Le comte de Saint-Gilles et de Toulouse, qui, dans sa province méridionale, reconnaissait à peine la suprématie du roi de France, dont la langue et la nation lui étaient étrangères, déclara fièrement, à la tête de ses cent mille hommes, qu’il ne voulait être serviteur et soldat que du Christ, et que le prince grec pouvait se contenter d’un traité d’amitié et d’alliance égale. Sa résistance opiniâtre rehaussa le prix de sa soumission ; il brillait parmi les Barbares, dit la princesse Anne, comme le soleil parmi les étoiles du firmament. L’empereur confia au fidèle Raimond son antipathie pour le bruit et l’insolence des guerriers français, et ses soupçons sur les desseins de Bohémond : le politique, instruit par une longue expérience, discerna sans peine que l’amitié d’Alexis pouvait être trompeuse, mais qu’il était du moins sincère dans sa haine[69]. L’esprit de la chevalerie fut le dernier qui céda dans la personne de Tancrède, et nul ne put rougir d’imiter l’exemple de ce vaillant, chevalier. Il dédaigna l’or et les louanges du prince grec, châtia en sa présence l’insolence d’un patricien, s’enfuit en Asie sous l’habit d’un simple soldat, et céda en soupirant à l’autorité de Bohémond et à l’intérêt de la cause commune. La raison la meilleure et la plus frappante était l’impossibilité de passer la mer et d’accomplir leur vœu sans la permission et les vaisseaux d’Alexis. Mais ils se flattaient secrètement qu’arrivés sur le continent de l’Asie, leurs épées effaceraient leur honte et rompraient un engagement dont il était probable que le souverain de Byzance n’observerait pas bien religieusement les conventions ; la cérémonie de leur hommage flatta un peuple aux yeux de qui, depuis long-temps, l’orgueil tenait lieu de la puissance. Assis sur un trône élevé, l’empereur demeura muet et immobile ; les princes latins l’adorèrent et se soumirent à lui baiser les pieds ou les genoux. Leurs propres historiens, honteux d’avouer cet abaissement, n’ont point osé entreprendre de le désavouer[70].

Insolence des Francs.

L’intérêt public ou particulier avait contenu les murmures des ducs et des comtes ; mais un baron français, qu’on suppose être Robert de Paris[71], osa monter sur le trône et s’y placer à côté d’Alexis. Baudouin lui ayant fait une sage remontrance, il répondit avec impétuosité dans son idiome barbare : « Quel est donc ce mal appris qui prétend rester assis sur son siége, tandis que tant de vaillans capitaines sont debout autour de lui ? » L’empereur garda le silence, dissimula son indignation, et demanda à son interprète l’explication de ce qu’avait dit Robert, quoique, à son geste et à sa contenance, Alexis l’eût, en partie, deviné. Avant le départ des pèlerins, il voulut savoir qui était cet audacieux baron. « Je suis Français, répondit Robert, et de la noblesse la plus pure et la plus ancienne de mon pays. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a dans mon voisinage une église[72] où se rendent ceux qui ont envie d’essayer leur valeur dans un combat singulier ; ils y adressent leurs prières à Dieu et à ses saints jusqu’à ce qu’ils voient paraître un ennemi : j’y ai souvent été, et je n’ai point encore rencontré d’adversaire qui ait ose accepter mon défi. » Alexis congédia ce brave en lui donnant quelques sages avis sur sa conduite dans la guerre avec les Turcs ; et l’histoire raconte avec plaisir cet exemple frappant des mœurs de son siècle et de son pays.

Revue et dénombrement des croisés. A. D. 1097. Mai.

Alexandre entreprit et acheva la conquête de l’Asie avec trente-cinq mille Grecs ou Macédoniens[73], et il fondait particulièrement sa confiance sur la valeur et la discipline de sa phalange d’infanterie. La principale force des croisés consistait dans leur cavalerie, et quand on en fit la revue dans les plaines de Bithynie, les chevaliers et les cavaliers de leur suite montaient à cent mille combattans complétement armés d’un casque et d’une cotte de maille. De pareils soldats méritaient qu’on en fit un dénombrement exact et authentique ; et il n’est pas étonnant que la fleur de la chevalerie de toute l’Europe ait fourni, dans un premier effort, ce corps formidable de pesante cavalerie. Il y a lieu de croire que l’infanterie était destinée au service d’archers, de pionniers, d’éclaireurs. Mais le désordre qui régnait dans cette multitude ne permit aucune idée positive sur le nombre de ceux qui la composaient, et nous n’en avons d’autre garant que l’opinion ou l’imagination d’un chapelain du comte Baudouin[74], dont le témoignage n’est fondé ni sur un examen oculaire, ni sur des connaissances certaines : il évalue le nombre des pèlerins en état de porter les armes à six cent mille, sans compter les prêtres, les moines, les femmes et les enfans, qui suivaient le camp des Latins. Le lecteur se récriera sans doute ; mais avant qu’il soit revenu de son étonnement, j’ajouterai, d’après la même autorité, que si tous ceux qui reçurent la croix avaient accompli leur vœu, plus de six millions d’Européens seraient partis pour l’Asie. Effrayé de ce qu’on veut m’obliger à croire, je reçois quelque soulagement de l’opinion d’un historien plus judicieux et plus réfléchi[75], qui, après la même évaluation de la cavalerie, accuse le prêtre de Chartres de crédulité, et doute même que les régions Cisalpines (tel est le nom que doit leur donner un Français) pussent fournir à des émigrations si incroyables. L’historien sceptique, encore plus calme, se rappellera qu’un grand nombre de ces pieux volontaires ne virent jamais Nicée ni Constantinople. L’influence de l’enthousiasme est capricieuse et peu durable. Une partie des pèlerins fut retenue par la raison ou la timidité, par la faiblesse ou par l’indigence ; d’autres revinrent sur leurs pas, rebutés par les obstacles de la route, d’autant plus insurmontables que ces fanatiques ignorans ne les avaient pas prévus. Les ossemens d’un grand nombre couvrirent les contrées sauvages de la Hongrie et de la Bulgarie. Le sultan des Turcs tailla en pièces l’avant-garde ; et la perte de la première expédition a déjà été évaluée à trois cent mille tués ou morts de fatigue, et par suite de l’influence du climat. Cependant il en restait encore, et il en arrivait continuellement des troupes si nombreuses, qu’ils partageaient eux-mêmes à cet égard l’étonnement des Grecs. La copieuse énergie de la langue dont se sert la princesse Anne semble ne pas suffire à ses efforts[76]. Les nuées de sauterelles, les feuilles et les fleurs, les sables de la mer et les étoiles du ciel, ne sont que des images imparfaites de ce qu’elle a vu ou entendu, et la fille d’Alexis s’écrie que l’Europe, arrachée de ses fondemens, a été précipitée contre l’Asie. La même incertitude existe encore, relativement au nombre qui composait les anciennes armées de Darius et de Xerxès ; cependant j’incline à croire que jamais jusque alors on n’avait rassemblé, dans l’enceinte d’un seul camp, plus de soldats qu’il ne s’en trouva au siége de Nicée, première opération des princes latins. On connaît déjà leurs motifs, leur caractère et le genre de leurs armes : la plus forte partie de leurs troupes était composée de Français ; ils avaient reçu un renfort puissant de la Pouille et des bords du Rhin ; des bandes d’aventuriers étaient accourues de l’Espagne, de la Lombardie et de l’Angleterre[77] ; et des montagnes de l’Écosse, des marais de l’Irlande étaient sortis quelques sauvages fanatiques, presque nus, féroces chez eux et timides à la guerre[78]. Si la superstition ne se fût pas opposée à ce qu’une prudence sacrilége privât les faibles et les indigens du mérite du pèlerinage, la foule de ceux qui consommaient les subsistances sans contribuer à les obtenir, aurait pu attendre dans les états de l’empereur grec que leurs compagnons eussent ouvert et assuré le chemin du Seigneur. Le faible reste des pèlerins qui passèrent le Bosphore obtint la permission de visiter le Saint-Sépulcre. Accoutumés à la température du Nord, ils ne purent supporter les exhalaisons et les rayons brûlans du soleil de la Syrie ; ils consumèrent avec une aveugle prodigalité les provisions d’eau et de subsistances ; leur multitude épuisait l’intérieur du pays ; la mer était éloignée, les Grecs malintentionnés, et les chrétiens de toutes les sectes fuyaient le brigandage et la voracité de leurs frères latins. Dans cette affreuse nécessité, la famine les força quelquefois à dévorer la chair de leurs captifs enfans ou adultes. Le nom et la réputation de cannibales ajoutèrent à l’horreur des Sarrasins pour les idolâtres de l’Europe. On fit voir aux espions qui s’introduisirent dans la cuisine de Bohémond plusieurs corps humains à la broche, et les rusés Normands encouragèrent un rapport qui augmentait à la fois la haine et la terreur des infidèles[79].

Siége de Nicée. A. D. 1097. Mai 14. Juin 20.

Je me suis étendu avec plaisir sur les premières démarches des croisés, parce qu’elles peignent les mœurs et le caractère des Européens ; mais j’abrégerai le récit fatigant et monotone d’exploits obscurs exécutés par la force et décrits par l’ignorance. De leur premier poste aux environs de Nicomédie, ils s’avancèrent par divisions successives, sortirent des étroites limites de l’empire grec, s’ouvrirent une route à travers les montagnes, et commencèrent leur pieuse guerre contre le sultan des Turcs par le siége de sa capitale. Son royaume de Roum s’étendait depuis l’Hellespont jusqu’aux frontières de la Syrie, et barrait le chemin aux pèlerins de Jérusalem : il se nommait Kilidge-Arslan, ou Soliman[80] ; il était issu de la race de Seljouk, et fils du premier conquérant. Dans la défense d’un pays que les Turcs considéraient comme leur propriété légitime, Soliman mérita les éloges de ses ennemis, qui seuls l’ont fait connaître à la postérité. Cédant à la première impétuosité du torrent, il déposa dans Nicée sa famille et ses trésors, et il se retira dans les montagnes, suivi de cinquante mille cavaliers ; il en descendit deux fois pour attaquer les assiégeans, dont le camp formait un cercle imparfait d’environ six milles. La ville de Nicée était environnée de murs hauts et solides, flanqués de trois cent soixante-dix tours, et couverts par un fossé profond. Les musulmans qui la défendaient, placés sur les limites de la chrétienté, étaient braves, disciplinés et pleins de zèle pour leur religion. Les princes français prirent leur poste devant cette ville, et suivirent leurs attaques sans se communiquer entre eux, et sans les soumettre à un plan général. L’émulation animait leur valeur ; mais cette valeur était souillée par la cruauté, et l’émulation dégénérait en envie et en discorde. Les Latins employèrent au siége de Nicée toutes les machines de guerre connues de l’antiquité ; les mines, les béliers, les tortues, les befrois ou les tours roulantes, les balistes, les feux d’artifice, les catapultes, les frondes et les arbalètes qui lançaient des pierres et des dards[81]. En cinq semaines de travaux et de combats, on répandit beaucoup de sang, et les assiégeans, principalement le comte Raimond, firent quelques progrès ; mais les Turcs pouvaient prolonger leur résistance et assurer leur retraite tant qu’ils seraient les maîtres du lac Ascanius[82], qui s’étend à plusieurs milles à l’occident de Nicée. Alexis surmonta cet obstacle par sa prudence et son industrie ; on transporta sur des traîneaux un grand nombre de bateaux de la mer sur le lac ; on les remplit d’archers habiles qui s’opposèrent à la fuite de la sultane. Nicée fut investie de toutes parts, et un émissaire de l’empereur grec persuada aux habitans de se sauver à temps de la fureur des sauvages d’Europe en acceptant la protection de son maître. Au moment de la victoire, ou lorsqu’ils avaient du moins lieu de l’espérer, les croisés, avides de sang et de pillage, furent obligés de s’arrêter à la vue de l’étendard impérial flottant sur les murs de la citadelle, et Alexis conserva soigneusement cette conquête importante. La voix de l’honneur et de l’intérêt imposa silence aux murmures des chefs. Après un repos de neuf jours, ils dirigèrent leur marche vers la Phrygie, sous la conduite d’un général grec qu’ils soupçonnaient d’intelligence avec le sultan. La sultane et les principaux serviteurs de Soliman obtinrent la liberté sans rançon, et la générosité de l’empereur envers les mécréans[83] passa dans l’esprit des Latins pour une preuve de sa perfidie.

Bataille de Dorylée. A. D. 1097. Juillet 4.

Soliman fut plus irrité qu’abattu de la perte de sa capitale. Il informa ses sujets et ses alliés de l’invasion extraordinaire des Barbares d’Occident. Les émirs turcs obéirent à la voix du prince et de la religion. Les hordes des Turcomans vinrent se rassembler autour de ses drapeaux, et ses forces réunies sont vaguement évaluées par les chrétiens à deux cent et même à trois cent soixante mille hommes de cavalerie. Il attendit cependant avec patience que les croisés se fussent éloignés de la mer et des frontières de la Grèce, et les suivit en voltigeant sur leurs flancs. Remplis d’une imprudente confiance, ils marchaient en deux colonnes séparées et hors de portée de la vue l’une de l’autre : à quelques milles en-deçà de Dorylée en Phrygie, Soliman surprit la colonne gauche, qui était la moins nombreuse ; il l’attaqua et la mit presque en déroute[84]. La chaleur de la saison, une nuée de flèches et les cris des Ottomans semèrent la terreur et le désordre ; les croisés perdirent la confiance, se rompirent, et le combat inégal se soutenait plus par la valeur personnelle que par l’habileté de Bohémond, de Tancrède et de Robert de Normandie. La vue des bannières de Godefroi, qui accourait à leur secours avec le comte de Vermandois et soixante mille hommes de cavalerie, releva le courage épuisé des soldats, Raimond de Toulouse et l’évêque du Puy arrivèrent bientôt avec le reste de l’armée ; sans prendre un instant de repos, ils formèrent un nouvel ordre de bataille, et commencèrent un second combat. Les Ottomans les reçurent avec intrépidité, et un égal mépris pour les peuples de la Grèce et de l’Asie fit confesser aux deux partis que les Turcs et les Francs méritaient seuls le nom de soldats[85]. Les attaques furent variées et balancées par le contraste des armes et de la discipline, de la charge directe et des évolutions rapides, de la lance inclinée comme la présentaient les chrétiens, et de la javeline balancée dans la main des Turcs, de la lourde et large épée des premiers et du sabre recourbé que portaient les autres, des robes légères et flottantes et de la pesante armure, de l’arc des Tartares et de l’arbalète, arme meurtrière inconnue jusque alors aux Orientaux[86]. Tant que les chevaux conservèrent leur vigueur et qu’il resta des flèches dans les carquois, Soliman eut l’avantage, et quatre mille chrétiens mordirent la poussière ; mais sur le soir, la force l’emporta sur l’agilité : des deux côtés le nombre était égal ; partout du moins il s’en trouvait autant qu’en pouvait comporter l’espace, et qu’en pouvaient faire mouvoir les généraux ; mais en tournant les collines, la dernière division des Provençaux de Raimond tomba, peut-être sans dessein, sur les derrières d’un ennemi épuisé, et décida l’événement si long-temps suspendu : outre la multitude qu’on ne prend jamais la peine de nommer, et que l’on compte à peine, trois mille chevaliers païens périrent dans la bataille et dans la poursuite. Le camp de Soliman fut pillé, et dans le précieux butin dont il était rempli, la curiosité des Latins put trouver quelque intérêt à la vue de ces armes, de ces équipages étrangers, ainsi qu’à l’aspect nouveau pour eux des chameaux et des dromadaires. La retraite précipitée du sultan prouva l’importance de la victoire ; suivi de dix mille gardes des débris de son armée, Soliman évacua le royaume de Roum, et courut implorer le secours et animer le ressentiment de ses compatriotes d’Orient. [ Marche des croisés dans l’Asie Mineure. Juillet-septembre.]Dans une marche de cinq cents milles, les croisés dans traversèrent les campagnes dévastées et les villes désertes de l’Asie Mineure sans rencontrer ni amis ni adversaires. Le géographe peut tracer[87] la position de Dorylée, d’Antioche, de Pisidie, d’Iconium, d’Archélaïs, de Germanicie, et comparer ces anciennes dénominations aux noms modernes d’Eskishehr la Vieille Cité, Akshehr la Ville Blanche, Cogni, Érekli et Marash. Les pèlerins passèrent dans un désert où un verre d’eau se vendait à prix d’argent ; ils y furent tourmentés d’une soif intolérable, et à la découverte du premier ruisseau ils souffrirent encore plus de leur empressement à étancher leur soif et de leur intempérance à la satisfaire : ils gravirent avec crainte et difficulté les côtes escarpées et glissantes du mont Taurus ; un grand nombre de soldats, pour marcher avec moins de danger, se débarrassèrent de leurs armes, et si la terreur n’eût pas précédé leur avant-garde, une poignée d’ennemis déterminés aurait pu renverser dans le précipice toute cette file tremblante. On portait dans une litière deux de leurs plus respectables chefs, le duc de Lorraine et le comte de Toulouse : Raimond avait été sauvé, dit-on, par miracle, d’une maladie dangereuse qui ne laissait plus d’espoir, et Godefroi avait été grièvement blessé par un ours qu’il s’amusait à chasser dans les montagnes de Pisidie.

Baudouin fonde la principauté d’Édesse. A. D. 1097-1151.

Pour compléter la consternation générale, le cousin de Bohémond et le frère de Godefroi s’étaient détachés de l’armée, chacun avec ses escadrons composés de six ou sept cents chevaliers. Ils parcoururent rapidement les montagnes et les côtes maritimes de la Cilicie, depuis Cogni jusqu’aux frontières de la Syrie. Le Normand planta le premier ses étendards sur les murs de Tarse et de Malmistra ; mais l’orgueil injuste de Baudouin irrita la patience du généreux Italien, et ils vidèrent leur querelle dans un combat singulier. L’honneur était le motif de Tancrède, et il ne voulait que la gloire pour récompense ; mais la fortune favorisa l’entreprise moins généreuse de son rival[88]. Un tyran grec ou arménien à qui les Turcs permettaient de régner sur les chrétiens d’Édesse, appela Baudouin à son secours. Le Normand accepta le titre de son fils et de son champion ; mais dès qu’il fut introduit dans la ville, il excita le peuple à massacrer son père, s’empara du trône et des trésors, étendit ses conquêtes dans les montagnes d’Arménie et dans les plaines de Mésopotamie, et fonda la première principauté des Francs ou Latins, qui subsista cinquante-quatre ans au-delà de l’Euphrate[89].

Siége d’Antioche. A. D. 1097. A. D. 1097. Octobre 21. A. D. 1098. Juin 3.

L’été et l’automne se passèrent entièrement avant que les Francs pussent pénétrer dans la Syrie. On débattit fortement dans leur conseil si l’on entreprendrait le siége d’Antioche, ou si l’on séparerait l’armée pour la laisser reposer durant l’hiver. L’amour des armes et le désir de délivrer le Saint-Sépulcre l’emportèrent, et leur résolution était peut-être conforme à la prudence, puisqu’il est constant que chaque instant de délai diminue la terreur et la force d’une invasion, et multiplie les ressources d’une guerre défensive. La capitale de la Syrie était défendue par le fleuve de l’Oronte et par le pont de fer, pont de neuf arches, qui tire son nom de ses portes massives et de deux tours construites à chacune de ses extrémités. Elles ne résistèrent point à la valeur du duc de Normandie, et sa victoire ouvrit le chemin à trois cent mille croisés. Ce dénombrement, en admettant des pertes et des désertions, prouve évidemment une exagération dans la revue de Nicée. Il n’est pas aisé de découvrir dans la description de la ville d’Antioche[90], un terme moyen entre son ancienne magnificence sous les successeurs d’Alexandre et d’Auguste, et l’aspect actuel de cette ville dans l’état de désolation où l’ont réduite les Turcs. La Tétrapolis ou les quatre villes, si elles conservaient leur nom et leur position, devaient laisser de grands vides dans une circonférence de douze milles ; et cette étendue, garnie de quatre cents tours, ne cadre pas parfaitement avec les cinq portes citées si fréquemment dans l’histoire du siége. Antioche devait cependant être encore vaste, peuplée et florissante. Baghisien, vieux général, commandait dans la place à la tête des émirs. Sa garnison consistait en six à sept mille chevaux et quinze à vingt mille hommes d’infanterie. On prétend que cent mille musulmans y périrent par le fer, et ils devaient être inférieurs en nombre aux Grecs, aux Arméniens et aux Syriens, qui n’étaient que depuis quatorze ans asservis à la race de Seljouk, Les murs étaient hauts et solides ; d’après ce qui en reste, il paraît qu’ils s’élevaient à la hauteur de soixante pieds dans les vallées, et les endroits où l’on avait employé moins d’art et de travaux étaient supposés suffisamment défendus par la montagne, les marais et la rivière : malgré ses fortifications, la ville a été prise successivement par les Persans, les Arabes, les Grecs et les Turcs. Une enceinte si vaste devait offrir plusieurs points d’attaque accessibles ; et dans le siége que les chrétiens formèrent au milieu du mois d’octobre, la vigueur de l’exécution pouvait seule excuser la hardiesse de l’entreprise. Tous les exploits qu’on peut attendre de la force et de la valeur furent vaillamment exécutés par les champions de la croix. Dans les fréquentes occasions de combats que leur offrirent les sorties, les fourrages, la défense et l’attaque des convois, ils obtinrent souvent la victoire, et nous ne pouvons nous plaindre que de l’exagération qui, en racontant leurs prouesses, a passé les bornes de la probabilité. D’un seul coup de son épée, Godefroi[91] fendit en deux un Turc depuis l’épaule jusqu’à la hanche ; moitié de l’infidèle tomba, et son cheval emporta l’autre jusqu’aux portes de la ville. Robert de Normandie dit pieusement, en galoppant à la rencontre de son adversaire : « Je dévoue ta tête aux démons de l’enfer, » et, du premier coup de son sabre, le prince fendit cette tête jusqu’à la poitrine ; mais la réalité ou le bruit de ces aventures gigantesques[92] dut apprendre aux musulmans à se renfermer dans leurs murs, et contre ces murs de pierre ou de terre la lance et l’épée sont des armes impuissantes. L’ignorance et la négligence des croisés les rendaient peu propres à conduire les longs travaux d’un siége et ses opérations successives ; ils manquaient d’intelligence pour l’invention des machines destinées à faciliter l’assaut ; ils manquaient également d’argent pour s’en pourvoir, et d’industrie pour s’en servir. À la conquête de Nicée, ils avaient été puissamment aidés par les trésors et les lumières de l’empereur Alexis, dont les secours se trouvaient faiblement remplacés par ceux de quelques vaisseaux pisans et génois, que le commerce ou la religion attiraient sur les côtes de la Syrie. Les provisions étaient peu abondantes, les retours incertains, et la communication difficile et dangereuse. Par indolence ou par faiblesse, les chrétiens avaient négligé d’investir totalement la ville, et la liberté de deux portes fournissait continuellement à la garnison des subsistances et des recrues. En sept mois de siége, les croisés virent presque toute leur cavalerie détruite, et perdirent une quantité énorme de soldats par la fatigue, la famine et la désertion, sans obtenir d’avantages considérables. Leur succès aurait peut-être été long-temps douteux, si l’artificieux et ambitieux Bohémond, l’Ulysse des Latins, n’avait pas employé les armes de la ruse et de la trahison. Antioche renfermait un grand nombre de chrétiens mécontens. Phirouz, renégat syrien, jouissait de la faveur de l’émir et du commandement de trois tours : le mérite de son repentir déguisa peut-être aux Latins et à lui-même la bassesse de sa perfidie. Un intérêt mutuel établit une correspondance secrète entre Phirouz et le prince de Tarente, et Bohémond déclara aux chefs assemblés dans le conseil, qu’il était le maître de leur livrer la ville ; mais il leur demanda la souveraineté d’Antioche pour prix de ce service, et leur détresse les força d’acquiescer à cette proposition que leur avait fait d’abord rejeter la jalousie. Les princes français et normands exécutèrent cette surprise en montant en personne sur les échelles de corde, qu’on leur jeta du haut des murs. Leur nouveau prosélyte, les mains encore teintes du sang de son frère trop scrupuleux, embrassa les serviteurs de Dieu et les introduisit dans la ville. Ils ouvrirent les portes à l’armée, et les musulmans éprouvèrent que, si la soumission était inutile, la résistance était impossible ; mais la citadelle refusa de se rendre, et les vainqueurs se virent bientôt environnés et assiégés par l’armée innombrable de Kerboga, prince de Mosul, qui venait, accompagné de vingt-huit émirs, au secours d’Antioche. Les chrétiens restèrent vingt-cinq jours dans cette situation désespérée, et l’orgueilleux lieutenant du calife ne leur laissait que l’alternative de la mort ou de la captivité[93]. [Victoire des croisés. A. D. 1098. Juin 28.]Réduits à l’extrémité, ils rassemblèrent les restes de leurs forces, sortirent de la ville, et par une victoire mémorable, détruisirent ou dispersèrent dans une seule journée cette multitude de Turcs et d’Arabes qu’ils ont pu, sans crainte d’être contredits, évaluer à six cent mille hommes[94]. J’examinerai tout à l’heure ce qu’ils purent devoir au secours de leurs alliés surnaturels ; mais l’intrépide désespoir des Francs fut la cause naturelle de la victoire d’Antioche, et on doit y ajouter la surprise, la discorde et peut-être les fautes de leurs ignorans et présomptueux adversaires. La confusion de la bataille a passé dans la description : nous y pouvons remarquer cependant ce qu’on dit de la tente de Kerboga, vaste palais ambulant, enrichi de tout le faste de l’Asie, et capable de contenir plus de deux mille personnes : on nous apprend aussi que ses gardes, au nombre de trois mille hommes, étaient, ainsi que leurs chevaux, complètement couverts d’une armure d’acier,

Famines, détresse des croisés dans Antioche.

Durant le siége et la défense d’Antioche, les croisés avaient été alternativement enorgueillis par la victoire ou accablés de désespoir, nageant dans l’abondance ou épuisés par la famine. Un philosophe spéculatif pourrait imaginer que leur foi devait avoir une grande influence sur leurs actions, et que les soldats de la croix, les libérateurs du Saint-Sépulcre, se préparaient, par une vie sobre et vertueuse, à l’attente journalière du martyre. Mais l’expérience dissipe cette charitable illusion, et l’histoire des guerres profanes offre rarement des scènes de débauche et de prostitution comparables à celles qui se passaient sous les murs d’Antioche. Le bosquet de Daphné n’existait plus, mais l’air de Syrie était encore imprégné des mêmes vices, et les chrétiens ne résistèrent ni aux tentations que la nature inspire, ni à celles qu’elle réprouve[95]. Ils méprisaient l’autorité de leurs chefs ; les sermons et les édits étaient impuissans contre des désordres aussi contraires à la discipline militaire qu’à la pureté évangélique. Dans les premiers jours du siége et de la possession d’Antioche, les Francs dissipèrent, avec toute la prodigalité de l’insouciance et de l’irréflexion, des provisions qu’une frugale économie aurait pu faire durer plusieurs semaines et même plusieurs mois ; les environs dévastés ne pouvaient plus rien fournir, et l’armée des Turcs, dont ils étaient environnés, leur ôta même bientôt toute communication avec le reste du pays. Les maladies, fidèles compagnes de la disette, furent envenimées par les pluies de l’hiver, les chaleurs de l’été, la nourriture malsaine et l’entassement de la multitude. Les tableaux repoussans de la peste et de la famine sont toujours les mêmes, et notre imagination peut aisément nous indiquer la nature de leurs souffrances et de leurs ressources. Les restes des trésors ou du butin étaient prodigués pour se procurer les plus vils alimens ; et quelle devait être la misère du pauvre, puisque après avoir donné trois marcs d’argent pour le prix d’une chèvre[96], et quinze marcs pour celui d’un chameau étique, le comte de Flandre fut réduit à mendier un dîner, et Godefroi à emprunter un cheval ! Soixante mille chevaux qui avaient passé la revue dans le camp, se trouvèrent, avant la fin du siége, réduits à deux mille ; et à peine deux cents étaient en état de servir dans un jour de bataille. L’affaiblissement du corps et les terreurs de l’imagination éteignirent l’enthousiasme des pèlerins, et l’amour de la vie[97] l’emporta sur tous les sentimens de l’honneur et de la religion. Parmi les chefs, on peut compter trois héros sans peur et sans reproche : Godefroi de Bouillon était soutenu par sa piété magnanime ; Bohémond par l’ambition et l’intérêt personnel ; et Tancrède déclara, comme un vrai chevalier, qu’aussi long-temps qu’il serait suivi de quarante compagnons, il n’abandonnerait point l’expédition de la Palestine. Mais le comte de Toulouse et de Provence fut soupçonné d’une indisposition volontaire ; les censures de l’Église rappelèrent des bords de la mer le duc de Normandie. Hugues-le-Grand, bien qu’il commandât l’avant-garde de l’armée, saisit un prétexte équivoque pour retourner en France, et Étienne de Chartres déserta honteusement l’étendard qu’il portait et le conseil dont il était président. Les soldats perdirent courage en voyant partir Guillaume, vicomte de Melun, que les coups vigoureux de sa hache d’armes faisaient surnommer le Charron ; et les saints furent scandalisés de la chute de Pierre l’ermite, qui, après avoir armé l’Europe contre l’Asie, tenta de se soustraire aux mortifications d’un jeûne forcé. Les noms d’une multitude de guerriers sans courage ont été effacés, dit un historien, du livre de vie ; et l’on appliqua l’épithète ignominieuse de danseurs de corde aux déserteurs qui descendirent, durant la nuit, des murs d’Antioche. L’empereur Alexis, qui semblait s’avancer au secours des Latins[98], fut découragé en apprenant que leur situation était sans ressource. Livrés à un morne désespoir, ils semblaient attendre leur sort avec tranquillité. On essaya sans succès des sermens et des punitions ; et, pour forcer les soldats à la défense des murs, il fallut mettre le feu à leurs quartiers.

Légende de la Sainte lance.

Le fanatisme qui les avait conduits à une destruction presque inévitable, les fit sortir victorieux de ce danger. Dans une telle expédition et dans une telle armée, les visions, les prophéties et les miracles devaient être fréquens et familiers. Durant la détresse où les chrétiens se trouvèrent dans Antioche, ils se répétèrent avec une énergie et un succès extraordinaires. Saint Ambroise avait assuré au pieux ecclésiastique que l’époque de la grâce et de la délivrance devait être précédée par deux années d’épreuve. Des déserteurs avaient été arrêtés par l’apparition et les reproches du Christ en personne ; les morts s’étaient engagés à sortir de leurs tombeaux pour combattre avec leurs frères ; la Vierge avait obtenu le pardon de leurs péchés, et leur confiance fut ranimée par un signe visible, l’heureuse et brillante découverte de la sainte lance. On a loué dans cette occasion la politique de leurs chefs, et elle serait au moins certainement très-excusable. Mais un conseil nombreux concerte rarement une fraude pieuse, et un imposteur volontaire pouvait compter sur l’appui des hommes éclairés et sur la crédulité du peuple. Un prêtre, nommé Pierre Barthélemi, du diocèse de Marseille, d’un esprit grossièrement artificieux et de mœurs fort suspectes, fut se présenter à la porte du conseil, pour y révéler une apparition de saint André, qui s’était présenté à lui trois fois durant son sommeil, en le menaçant des plus terribles châtimens s’il osait résister aux ordres du ciel. « À Antioche, dit l’apôtre, dans l’église de mon frère saint Pierre, près du maître-autel, on trouvera, en creusant la terre, le fer de la lance qui perça le côté de notre Rédempteur. Dans trois jours, cet instrument du salut éternel sera manifesté à ses disciples et opérera leur délivrance. Cherchez et vous trouverez ; élevez ce fer mystique au milieu de l’armée, et il ira jusqu’à l’âme des mécréans. » L’évêque du Puy, légat du pape, affecta d’écouter froidement et de montrer peu de confiance ; mais la révélation fut reçue avidement par le comte Raimond, que son fidèle sujet avait choisi au nom de l’apôtre pour le gardien de la sainte lance. On résolut de tenter l’expérience. Le troisième jour, après s’être préparé, comme il convenait, par le jeûne et par la prière, le prêtre de Marseille introduisit dans l’église douze spectateurs de confiance, du nombre desquels étaient le comte Raimond et son chapelain, et fit barricader les portes pour éviter l’affluence d’une multitude impatiente. On ouvrit la terre à l’endroit indiqué ; mais les ouvriers, qui se relevaient alternativement, creusèrent jusqu’à la profondeur de douze pieds sans trouver l’objet de leurs recherches. Dans la soirée, lorsque le comte se fut retiré son poste et que les spectateurs, fatigués, commençaient à murmurer, Barthélemi, en chemise et sans souliers, descendit hardiment dans la fosse. L’obscurité de l’heure et du lieu lui donna la facilité de cacher et de déposer le fer d’une lance qui avait appartenu à quelque Sarrasin. Au premier son, au premier éclat de l’acier, on le salua avec des élans de joie et de dévotion. La sainte lance, tirée du lieu où elle était cachée, fut enveloppée dans un voile de soie brodé en or, et exposée à la vénération des croisés ; leur inquiétude se convertit en cris de joie et d’espérance, et l’enthousiasme rendit aux troupes découragées leur ancienne valeur. Quelle qu’eût été dans cette affaire la conduite des chefs, et quels que fussent leurs sentimens, ils soutinrent cette heureuse révolution par tous les moyens que pouvaient leur fournir la discipline et la religion. On renvoya les soldats dans leurs quartiers, en leur recommandant de se fortifier le corps et l’âme pour le prochain combat ; de consumer sans ménagement les dernières provisions des hommes et des chevaux, et d’attendre au point du jour le signal de la victoire. Le jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, les portes d’Antioche s’ouvrirent, et une procession de moines et de prêtres sortit en chantant un psaume martial : « Que le Seigneur se lève et que ses ennemis soient dispersés ! » On composa l’ordre de bataille de douze divisions en l’honneur des douze apôtres ; et en l’absence de Raimond, son chapelain fut chargé de porter la sainte lance. L’influence de cette relique ou de ce trophée se fit vivement sentir aux serviteurs du Christ, et peut-être même à ses ennemis[99]. Un hasard ou un stratagème, ou le bruit d’un miracle, vint encore ajouter à sa puissante énergie. [Guerriers célestes.]Trois chevaliers vêtus de blanc et couverts d’armes brillantes, sortirent ou semblèrent sortir des montagnes : Adhémar, le légat du pape, s’écria que c’étaient les martyrs saint George, saint Théodore et saint Maurice. Le tumulte du combat ne laissa ni le temps du doute ni celui de l’examen, et cette apparition favorable éblouit les yeux et l’imagination d’une armée de fanatiques. Dans les momens du danger et de la victoire, la révélation de Barthélemi de Marseille fut unanimement adoptée ; mais dans le calme qui les suivit, la dignité personnelle et la quantité d’aumônes que la garde de la sainte lance procurait au comte de Toulouse, excitèrent l’envie et réveillèrent la raison de ses rivaux. Un clerc de Normandie osa examiner philosophiquement la vérité de la légende, les circonstances de la découverte et la réputation du prophète, et le pieux Bohémond attribua exclusivement la délivrance des croisés au mérite et à l’intercession de Jésus-Christ. Les clameurs et les armes des Provençaux défendirent pendant quelque temps leur palladium national, et de nouvelles visions annoncèrent la mort et la damnation des sceptiques impies qui oseraient sonder le mérite ou la vérité de la découverte : mais l’incrédulité prévalut et força Barthélemi à soumettre sa véracité et sa vie au jugement de Dieu. On éleva au milieu du camp une pile de fagots secs, de quatre pieds de hauteur et de quatorze en longueur ; la violence des flammes montait à trente coudées, et le prêtre de Marseille fut obligé de traverser un sentier étroit, d’environ un pied, qu’on avait pratiqué dans cette fournaise. Malgré son adresse et son agilité, le malheureux eut le ventre et les cuisses grillés ; il expira dans les vingt-quatre heures, et les protestations, qu’il fit en mourant, de son innocence et de sa véracité, seront peut-être de quelque poids pour les esprits disposés à croire. Les Provençaux essayèrent en vain de substituer une croix, un anneau ou un tabernacle à la sainte lance, dont le souvenir n’excitait plus que le mépris[100]. Cependant les historiens des siècles suivans attestent gravement la révélation d’Antioche ; et telle est la marche de la crédulité, que les miracles qui ont paru suspects au temps et au lieu de leur naissance, sont reçus avec une foi implicite à une certaine distance de l’un et de l’autre.

Situation des Turcs et des califes d’Égypte.

La prudence ou le bonheur des Francs avait différé leur expédition jusqu’au déclin de l’empire turc[101]. Sous le gouvernement vigoureux des trois premiers sultans, les royaumes de l’Asie étaient unis par la paix et la justice ; les innombrables armées qu’ils conduisaient en personne égalaient en valeur les Barbares de l’Occident et leur étaient supérieures en discipline ; mais au temps de la croisade, quatre fils de Malek-Shah se disputaient son héritage. Occupés de leur ambition personnelle, ils s’embarrassaient peu du danger public ; et les vicissitudes de leurs succès rendaient les princes vassaux de l’empire incertains et indifférens sur le véritable objet de leur fidélité. Les vingt-huit émirs qui avaient suivi les drapeaux de Kerboga étaient ses rivaux ou ses ennemis. On avait composé une armée de levées faites à la hâte dans les villes et dans les tentes de la Syrie et de la Mésopotamie, tandis que les vieilles bandes étaient retenues au-delà du Tigre, où elles se détruisaient dans les guerres civiles. Le calife d’Égypte saisit ce moment de faiblesse et de discorde pour recouvrer ses anciennes possessions ; son sultan Aphdal assiégea Tyr et Jérusalem, expulsa les fils d’Ortok, et rétablit dans la Palestine l’autorité civile et ecclésiastique des fatimites[102]. Ils apprirent avec étonnement que de nombreuses armées de chrétiens avaient passé d’Europe en Asie, et se réjouirent des siéges et des batailles qui détruisaient la puissance des Turcs, les persécuteurs de leur secte et les adversaires de leur monarchie ; mais ces chrétiens étaient les ennemis jurés du prophète, et après la conquête de Nicée et d’Antioche, leur entreprise, dont les motifs commençaient à être connus, devait les conduire sur les bords du Jourdain et peut-être du Nil. La cour du grand Caire entra avec les Latins dans une correspondance de lettres et d’ambassades dont le ton s’élevait ou s’abaissait selon les divers événemens de la guerre. Leur orgueil réciproque prenait sa source dans l’ignorance et dans l’enthousiasme. Les ministres de l’Égypte déclarèrent tantôt impérieusement, tantôt insinuèrent d’un ton plus doux que leur monarque, le véritable et légitime commandeur des fidèles, avait délivré Jérusalem de la tyrannie des Turcs, et que les pèlerins pouvaient librement visiter le sépulcre de Jésus, où on leur ferait la réception la plus amicale, pourvu qu’ils y vinssent sans armes et en divisions successives. Un moment le calife Mostali les croyant perdus sans ressources, méprisa leurs armes et fit mettre en prison leurs députés ; mais la conquête et la victoire d’Antioche abaissèrent sa fierté. Il crut devoir chercher à se concilier ces formidables champions de la croix par des présens de chevaux, de robes de soie, de vases et de bourses d’or et d’argent. Dans l’opinion qu’il se formait de leur mérite et de leur autorité, Bohémond tenait la première place, et Godefroi la seconde. Sans se laisser ébranler par leurs diverses fortunes, les croisés répondirent toujours que, sans examiner les droits particuliers de chacun des sectateurs de Mahomet, l’usurpateur de Jérusalem, quels que fussent son nom et son pays, était leur ennemi ; et qu’au lieu de leur prescrire l’ordre ou les conditions de leur pèlerinage, il ferait prudemment de leur livrer la ville et la province, leur héritage sacré et légitime, s’il voulait conserver leur alliance et prévenir sa propre destruction[103].

Délai des Francs. A. D. 1098. Juillet. A. D. 1099. Mai

Cependant presque à la vue de ce but glorieux de leur entreprise, bien qu’ils semblassent y toucher, ils n’attaquèrent la ville de Jérusalem que dix mois après la défaite de Kerboga. Le zèle et le courage des croisés se refroidirent au moment de la victoire ; et au lieu de profiter, en s’avançant, de l’épouvante qu’ils avaient répandue, ils s’empressèrent de se disperser pour jouir du luxe de la Syrie. On doit attribuer probablement cet étrange délai au défaut de forces et de subordination. Durant les pénibles et divers travaux du siége d’Antioche, toute leur cavalerie s’était anéantie. Ils avaient perdu des milliers de guerriers de tous les rangs par les maladies, la famine et la désertion. Le même abus de l’abondance avait été suivi d’une troisième famine, et les alternatives de la disette et de la débauche produisirent une maladie pestilentielle qui enleva cinquante mille pèlerins. Peu étaient en état de commander, et tous refusaient d’obéir. Les querelles particulières, assoupies pendant le danger commun, s’étaient ranimées avec la même violence d’action, ou du moins la même aigreur de sentimens ; les succès de Baudouin et de Bohémond excitaient la jalousie de leurs compagnons ; les plus braves chevaliers s’enrôlaient pour aller défendre leurs nouvelles acquisitions, et le comte Raimond épuisait vainement ses troupes et ses trésors pour une expédition inutile dans l’intérieur de la Syrie : l’hiver s’écoula dans la discorde et le désordre ; le printemps ramena quelques sentimens d’honneur et de religion, et les simples soldats, moins susceptibles d’ambition et d’envie, réveillèrent par leurs cris d’indignation l’indolence de leurs chefs. Dans le mois de mai, les restes de cette puissante armée, réduits à quarante mille hommes, [Leur marche à Jérusalem. A. D. 1099. Mai 15. Juin 6.]dont à peine vingt mille hommes de pied et quinze cents chevaux étaient en état de servir, s’avancèrent d’Antioche à Laodicée, et poursuivirent leur marche sans obstacle entre la côte maritime et le mont Liban. Les vaisseaux de commerce génois et pisans, qui suivaient la côte, fournirent abondamment à leur subsistance, et les croisés tirèrent de fortes contributions des émirs de Tripoli, Tyr, Sidon, Acre et Césarée, qui leur accordèrent le passage et promirent de suivre le sort de Jérusalem. De Césarée ils s’avancèrent dans le milieu du pays. Les clercs reconnurent la géographie sacrée de Lydda, Ramla, Emaüs et Bethléem ; et aussitôt qu’ils eurent découvert la sainte cité, les croisés oublièrent leurs travaux et réclamèrent leur récompense[104].

Siége et conquête de Jérusalem. A. D. 1099. Juin 7. Juillet 15.

Jérusalem a tiré quelque éclat du nombre et de la difficulté de ses mémorables siéges. Ce ne fut qu’après de longs et sanglans combats, que Babylone et Rome triomphèrent de l’obstination du peuple et des obstacles que leur opposait un terrain tel par ses escarpemens, qu’il pouvait dispenser de toute autre fortification, et des murailles garnies de tours capables de défendre la plaine la plus accessible[105]. Dans le siècle des croisades, une partie de ces obstacles n’existait plus ; les remparts, totalement détruits, avaient été imparfaitement réparés ; les Juifs et leur culte en étaient bannis pour toujours, mais la nature ne change point avec les hommes ; et la position de Jérusalem, bien que les abords en fussent un peu adoucis, pouvait encore arrêter long-temps les efforts d’un ennemi. L’expérience d’un siége récent et trois ans de possession avaient éclairé les Sarrasins d’Égypte sur les défauts d’une place que l’honneur et la religion leur défendaient d’abandonner, et sur les moyens qui pouvaient contribuer à sa sûreté. Aladin ou Istikhar, lieutenant du calife, qui commandait dans Jérusalem, tâcha de contenir les chrétiens qui l’habitaient par la crainte de leur propre destruction et de celle du Saint-Sépulcre, et anima la valeur des musulmans par l’espoir des récompenses qui les attendaient dans ce monde et dans l’autre. On assure que la garnison était composée de quarante mille Turcs ou Arabes ; et, s’il est vrai que le commandant ait pu armer de plus vingt mille des habitans, il est certain que l’armée des assiégés surpassait en nombre celle des assiégeans[106]. Si les Latins eussent été encore assez nombreux pour environner la ville, dont la circonférence était de quatre mille verges (environ deux milles anglais et demi)[107], à quel propos seraient-ils descendus dans la vallée de Ben Himmon et vers le torrent de Cédron[108], et auraient-ils côtoyé les précipices du midi et de l’orient, d’où ils n’avaient rien à craindre ni à espérer ? Ils prirent le parti de diriger le siége vers le nord et l’occident de la ville. Godefroi plaça son étendard sur la première éminence du mont Calvaire. Vers la gauche, jusqu’à la porte de Saint-Étienne, la ligne d’attaque fut prolongée par Tancrède et les deux Robert ; et le comte Raimond établit ses quartiers depuis la citadelle jusqu’au pied de la montagne de Sion, qui n’était plus renfermée dans l’enceinte de la ville. Le cinquième jour, les Francs donnèrent un assaut général, dans l’espérance fanatique de renverser les murs sans machines ou de les escalader sans échelles. L’impétuosité de leurs efforts les rendit maîtres de la première barrière, mais ils furent repoussés avec perte jusque dans leur camp. Le trop fréquent abus des stratagèmes pieux avait détruit l’influence des visions et des prophéties, et on trouva que la valeur, les travaux et la persévérance étaient les seuls moyens d’arriver à la victoire. Le siége ne dura que quarante jours, mais ce furent quarante jours de misère et de calamités. On peut attribuer à l’appétit vorace et imprévoyant des Latins les plaintes de disette continuellement renouvelées ; mais le sol pierreux de Jérusalem ne fournit presque pas d’eau ; les chaleurs de l’été avaient tari les faibles sources et desséché les torrens ; et les assiégeans ne pouvaient pas y suppléer, comme on le faisait dans la ville, par des aquéducs et des citernes. Le pays d’alentour manque également d’arbres pour mettre à couvert du soleil ou construire des bâtimens ; mais les croisés découvrirent, dans une caverne, quelques pièces de bois d’une très-forte dimension. On coupa près de Sichem un bois (le bocage enchanté du Tasse)[109]. Tancrède, par son courage et son habileté, sut faire transporter au camp les matériaux nécessaires ; et des artistes génois, qui se trouvaient heureusement dans le port de Jaffa, construisirent des machines pour le service du siége. Le duc de Lorraine et le comte de Toulouse firent élever, à leurs frais et dans leurs quartiers, deux tours roulantes que l’on conduisit avec de pieuses fatigues, non pas aux endroits les plus accessibles des fortifications, mais vers ceux qui étaient les plus négligés. La tour de Raimond fut réduite en cendres par le feu des assiégés ; mais son collègue, plus vigilant, fut aussi plus heureux ; ses archers chassèrent l’ennemi des remparts ; les Latins baissèrent le pont-levis, et un vendredi, à trois heures après-midi, le jour et l’heure de la Passion, Godefroi de Bouillon parut en vainqueur sur les murs de Jérusalem. De tous côtés, les croisés, animés par sa valeur, imitèrent son exemple ; et environ quatre cent soixante ans après la conquête d’Omar, les chrétiens délivrèrent la sainte cité du joug des mahométans. Les assiégeans étaient convenus que, dans le pillage de la ville et des richesses des particuliers, ils respecteraient la possession du premier occupant ; et les dépouilles de la grande mosquée, soixante-dix lampes et un grand nombre de vases d’or et d’argent récompensèrent l’activité de Tancrède et firent briller sa générosité. Les serviteurs du Dieu des chrétiens crurent, dans leur aveuglement, devoir l’honorer par de sanglans sacrifices. Leur implacable fureur, irritée par la résistance, ne se laissa désarmer ni par la faiblesse du sexe ni par celle de l’âge. Le massacre dura trois jours[110], et l’infection des cadavres produisit une maladie épidémique. Après avoir passé au fil de l’épée soixante-dix mille musulmans et brûlé les Juifs dans leur synagogue, ils purent encore conserver une multitude de captifs que l’avarice ou la fatigue du carnage leur fit épargner. Tancrède fut le seul de ces féroces héros de la croix qui laissât voir quelques sentimens de compassion : on peut cependant accorder des éloges à la clémence intéressée de Raimond, qui accorda une capitulation et un sauf conduit à la garnison de la citadelle[111]. Le Saint-Sépulcre était enfin libre, et les vainqueurs sanglans se préparèrent à accomplir leur vœu. La tête et les pieds nus, le cœur contrit et dans une humble posture, ils montèrent le Calvaire au milieu des antiennes chantées à haute voix par le clergé ; leurs lèvres se collèrent sur la pierre qui avait couvert le Sauveur du monde, et ils baignèrent de larmes de joie et de pénitence le monument de leur rédemption. Deux philosophes ont considéré différemment ce mélange des passions les plus féroces et les plus tendres ; l’un le regarde comme facile et naturel[112] ; l’autre comme absurde et incroyable[113]. Il a peut-être été appliqué trop rigoureusement aux mêmes personnes et au même moment : l’exemple du vertueux Godefroi réveilla la piété de ses compagnons ; en purifiant leur corps ils purifièrent aussi leur âme, et j’ai peine à croire que les plus ardens au massacre et au pillage aient été les plus édifians à la procession du Saint-Sépulcre.

Élection et règne de Godefroi de Bouillon. A. D. 1099. Juillet 25. A. D. 1100. Juillet 18.

Huit jours après cet événement mémorable, dont la mort du pape Urbain précéda la nouvelle, les chefs latins procédèrent à l’élection d’un roi pour défendre et gouverner les conquêtes de la Palestine. La retraite de Hugues-le-Grand et d’Étienne de Chartres avait nui à leur réputation qu’ils travaillèrent à réparer par une seconde croisade et une mort glorieuse. Baudouin était établi à Édesse, et Bohémond à Antioche ; les deux Robert, le duc de Normandie[114] et le comte de Flandre, préféraient leurs états héréditaires d’Occident à des prétentions douteuses sur un trône peu solide. Les compagnons de Raimond blâmèrent son ambition et sa jalousie ; et l’armée, par un choix libre, juste et nécessaire, proclama Godefroi de Bouillon, le premier et le plus digne champion de la chrétienté. Le héros accepta un dépôt non moins accompagné de danger que de gloire ; mais dans une cité où le Sauveur du monde avait été couronné d’épines, le pieux Godefroi rejeta le titre et les marques de la royauté ; et le fondateur du royaume de Jérusalem se contenta du nom modeste de défenseur et baron du Saint-Sépulcre. Son règne qui, pour le malheur de ses sujets, ne dura qu’une seule année[115], fut troublé, dès la première quinzaine, par l’approche du visir ou sultan d’Égypte, qui, n’ayant pu arriver assez tôt pour prévenir la perte de Jérusalem, était impatient d’en tirer vengeance. [Bataille d’Ascalon. A. D. 1099. Août 12.]Sa défaite totale à la bataille d’Ascalon scella la puissance des Latins dans la Syrie, et signala la valeur des princes français qui, après cette action, prirent congé pour long-temps de la Palestine et des guerres saintes. Les croisés purent tirer quelque gloire de la prodigieuse inégalité du nombre. Je ne m’arrêterai pas à compter les milliers de soldats, tant de cavalerie que d’infanterie, dont se composait l’armée des fatimites ; mais, à l’exception de trois mille Éthiopiens ou Noirs armés de fléaux de fer, les Barbares du midi prirent la fuite dès la première charge, et offrirent le contraste frappant de la valeur intrépide des Turcs et de la lâcheté efféminée des naturels de l’Égypte, Après avoir suspendu devant le Saint-Sépulcre l’étendard et l’épée du sultan, le nouveau roi (du moins bien digne de ce titre) embrassa, pour la dernière fois, les compagnons de ses travaux, et ne put retenir, pour la défense de la Palestine, que le brave Tancrède avec trois cents chevaliers et deux mille soldats d’infanterie. Sa puissance fut bientôt attaquée par le seul ennemi contre lequel Godefroi se trouva sans courage. La dernière peste d’Antioche avait enlevé Adhémar, évêque du Puy, homme supérieur dans l’action et dans les conseils ; les autres ecclésiastiques ne conservaient de leur caractère que l’avarice et l’orgueil, et leurs clameurs séditieuses avaient exigé que le choix d’un roi fût précédé de l’élection d’un évêque. Le clergé latin usurpa les revenus et la juridiction du patriarche ; le reproche de schisme ou d’hérésie servit d’exclusion aux Grecs et aux Syriens[116] ; et, sous le joug de fer de leurs libérateurs, les chrétiens orientaux regrettèrent la tolérance des califes arabes. Daimbert, archevêque de Pise, initié depuis long-temps dans les secrets de la politique romaine, avait amené une flotte de Pisans au secours des croisés ; il fut installé sans réclamation chef temporel et spirituel de l’Église[117]. Le nouveau patriarche se saisit aussitôt du sceptre acquis par le sang et les travaux des pèlerins : Godefroi et Bohémond se soumirent à recevoir de ses mains l’investiture de leurs possessions ; mais cet hommage lui parut insuffisant ; Daimbert réclama la propriété immédiate de Jaffa et de Jérusalem. Au lieu de repousser cette prétention par un refus franc et positif, le héros négocia avec le prêtre ; l’Église obtint un quart des deux villes, et le modeste prélat se contenta de la réversion éventuelle du reste, en cas que Godefroi mourût sans enfans, ou que, par la conquête du Caire ou de Damas, il se trouvât en possession d’un nouveau royaume.

Le royaume de Jérusalem. A. D. 1099-1187.

Sans Cette bonté de l’évêque, le conquérant se serait trouvé à peu près dépouillé de son royaume naissant, qui ne comprenait que Jérusalem, Jaffa et une vingtaine de villes ou villages des environs[118] ; encore les mahométans possédaient-ils, dans ce faible district, plusieurs forteresses imprenables ; et les laboureurs, les marchands et les pèlerins étaient exposés sans cesse à leurs hostilités. Les exploits de Godefroi, ceux des deux Baudouin, son frère et son cousin, qui succédèrent au trône, procurèrent par la suite aux Latins plus de sûreté et de tranquillité ; et ses états se trouvèrent enfin, à force de travaux et de combats, égaux en étendue, mais non pas en population, aux anciens royaumes de Juda et d’Israël[119]. Après la réduction des villes maritimes de Laodicée, Tripoli, Tyr et Ascalon[120], à laquelle contribuèrent puissamment les flottes de Venise, de Gênes, de Pise et même de Flandre et de Norwége[121], les pèlerins d’Occident possédèrent toute la côte depuis Scanderoon jusqu’aux frontières de l’Égypte. Le prince d’Antioche rejeta la suprématie du roi de Jérusalem ; mais les comtes d’Édesse et de Tripoli se reconnurent ses vassaux. Les Latins étendirent leur royaume au-delà de l’Euphrate, et les mahométans ne conservèrent de leurs conquêtes de Syrie[122] que les quatre villes d’Hems, de Hamah, Alep et Damas. Les lois, le langage, les mœurs et les titres de la nation française et de l’Église latine, furent adoptés dans ces colonies d’outre-mer. Selon la jurisprudence féodale, les principaux états et les baronnies subordonnées passaient aux héritiers mâles ou femelles[123] ; mais le luxe et le climat de l’Asie anéantirent la race mélangée et dégénérée des premiers conquérans[124], et l’arrivée de nouveaux croisés d’Europe était un événement incertain sur lequel on ne pouvait compter. Le nombre des vassaux tenus au service militaire[125] se montait à six cent soixante-six chevaliers, qui pouvaient espérer le secours de deux cents de plus sous la bannière du comte de Tripoli ; chaque chevalier marchait au combat accompagné de quatre écuyers ou archers à cheval[126] : les églises et les vdles fournissaient cinq mille soixante-quinze sergens, probablement des soldats d’infanterie ; et la totalité des forces régulières du royaume n’excédait pas le nombre de onze mille hommes, faible défense contre les troupes innombrables des Turcs et des Sarrasins[127] ; mais la sûreté de Jérusalem se fondait principalement sur les chevaliers de l’hôpital[128] de Saint-Jean et du temple de Salomon[129] ; sur cette étrange association de la vie monastique et de la vie militaire, suggérée sans doute par le fanatisme, mais que dut approuver la politique. La fleur de la noblesse d’Europe aspirait à porter la croix et à prononcer les vœux de ces ordres respectables dont la discipline et la valeur ne se sont pas démenties, et la donation de vingt-huit mille fermes ou manoirs dont ils furent promptement enrichis[130], les mit en état d’entretenir des troupes régulières de cavalerie et d’infanterie pour la défense de la Palestine. L’austérité du couvent se dissipa bientôt dans l’exercice des armes. L’avarice, l’orgueil, la corruption de ces moines militaires scandalisèrent bientôt le monde chrétien ; leurs prétentions d’immunité et de juridiction troublèrent l’harmonie de l’Église et de l’état, et la jalousie de leur émulation menaçait sans cesse la tranquillité publique ; mais dans le fort de leurs désordres les chevaliers de l’Hôpital et du Temple conservèrent leur caractère de fanatisme et d’intrépidité ; ils négligeaient de vivre selon les lois du Christ, mais ils étaient toujours prêts à mourir pour son service ; et cette institution transporta du Saint-Sépulcre dans l’île de Malte l’esprit de la chevalerie, cause et effet des croisades[131].

Assises de Jérusalem. A. D. 1099-1369.

L’esprit de liberté qui respire dans les institutions féodales, se faisait sentir avec toute son énergie aux champions volontaires de la croix, qui choisirent parmi leurs chefs le plus digne de les commander. Un modèle de liberté politique s’établit au milieu des esclaves de l’Asie, incapables d’en apercevoir ou d’en suivre l’exemple. Les lois de ce royaume français découlent de la source la plus pure de la justice et de l’égalité. La première et la plus indispensable condition de ces lois est le consentement de ceux dont elles exigent l’obéissance et dont elles sont destinées à faire le bonheur. Dès que Godefroi de Bouillon eut accepté le rang de premier magistrat, il sollicita en public et en particulier l’avis des pèlerins les mieux informés des lois et coutumes de l’Europe. Avec le secours de ces matériaux, le conseil et l’approbation du patriarche et des barons, du clergé et du peuple, Godefroi composa les Assises de Jérusalem[132], monument précieux de jurisprudence féodale. Le nouveau code, scellé du sceau du roi, du patriarche et du vicomte de Jérusalem, fut déposé dans le Saint-Sépulcre, perfectionné successivement, et consulté avec respect toutes les fois qu’il s’élevait une question douteuse dans les tribunaux de la Palestine. Avec la ville et le royaume on perdit tout[133] ; mais la tradition jalouse conserva les fragmens de la loi écrite[134], et une pratique incertaine jusqu’au milieu du treizième siècle. Jean d’Ibelin, comte de Jaffa, un des principaux feudataires, récrivit le code[135], et sa révision entière fut terminée en l’année 1369 pour l’usage du royaume latin de Chypre[136].

Cour des pairs.

Deux tribunaux d’une dignité inégale, institués par Godefroi de Bouillon après la conquête de Jérusalem, maintenaient la justice et la liberté de la constitution. Le roi présidait en personne dans la cour supérieure ou cour des barons, dont les quatre premiers étaient le prince de Galilée, le seigneur de Sidon et de Césarée, les comtes de Jaffa et de Tripoli, auxquels se joignait peut-être le connétable ou maréchal[137] : ils étaient tous pairs, et juges les uns des autres ; mais tous les nobles dont les terres relevaient immédiatement de la couronne, pouvaient et devaient siéger dans la cour du roi, et ils exerçaient la même juridiction dans l’assemblée de leurs feudataires. La relation du vassal avec son seigneur était honorable et volontaire : l’un devait le respect à son protecteur, et l’autre la protection à son inférieur ; mais ils s’engageaient mutuellement leur foi, et des deux côtés l’obligation pouvait être suspendue par la négligence ou annullée par l’injure. Le clergé avait usurpé la juridiction sur les mariages et les testamens, comme matière de religion ; mais la cour suprême jugeait exclusivement toutes les affaires, civiles et criminelles des nobles, la succession et la mouvance de leurs fiefs. Chaque membre était juge et gardien du droit public et particulier : et il devait servir son seigneur de sa voix et de son épée ; mais si un supérieur injuste attentait sur la liberté ou la propriété de son vassal, les pairs de celui-ci devaient soutenir ses droits par des réclamations et par les armes. Ils affirmaient hardiment ses griefs et son innocence, exigeaient la restitution de ses terres ou de sa liberté, suspendaient en cas de déni de justice leur service personnel, délivraient leur frère de prison, et employaient tous les moyens de force pour sa défense, sans insulter directement la personne du seigneur suzerain, qui leur était toujours sacrée[138]. Les avocats de la cour étaient adroits et verbeux dans leurs plaidoyers, les réponses et les répliques ; mais l’usage du combat judiciaire remplaçait souvent les preuves et les argumens. Les assises de Jérusalem admettent dans beaucoup d’occasions cette coutume barbare qu’ont lentement abolie les lois et les mœurs de l’Europe.

Loi des combats judiciaires.

Le combat avait lieu dans toutes les causes criminelles où il était question de la perte de la vie, d’un membre ou de l’honneur, et dans toutes les demandes civiles dont la valeur égalait ou excédait celle d’un marc d’argent. Il paraît que dans les causes criminelles, la demande du combat appartenait à l’accusateur, qui, excepté dans l’accusation de crime d’état, vengeait ainsi lui-même son injure personnelle ou la mort de la personne qu’il était autorisé à représenter. Mais dans toutes les accusations susceptibles de preuves, il fallait produire des témoins du fait. Dans les causes civiles, on n’accordait pas le combat comme une preuve justificative des droits du demandeur ; il était obligé de produire des témoins qui eussent ou affirmassent avoir connaissance du fait. Le combat devenait alors le privilége du défendeur, parce qu’il accusait les témoins de parjure à son préjudice, et se trouvait par conséquent dans le même cas que le demandeur en matière criminelle ; le combat ne prouvait dans ces occasions ni pour l’affirmative, ni pour la négative, comme l’a supposé M. de Montesquieu[139]. Mais le droit d’offrir le combat était fondé sur celui d’obtenir par les armes le redressement d’une injure ; et le combat judiciaire avait lieu d’après les principes ou les motifs qui occasionnent aujourd’hui nos duels. On n’accordait un champion qu’aux femmes et aux hommes privés d’un membre ou au-dessus de l’âge de soixante ans. La défaite entraînait la mort de l’accusé ou de l’accusateur ou celle de son champion ou témoin ; mais dans les causes civiles, le demandeur était puni par l’infamie et par la perte de son procès, tandis que son champion ou son témoin subissait une mort ignominieuse. Dans beaucoup d’occasions, le droit d’accorder ou de défendre le combat était réservé au juge ; mais il y avait deux cas où il devenait la suite inévitable du défi ; si un fidèle vassal démentait un de ses pairs qui formait des prétentions injustes sur quelques portions des domaines de leur commun seigneur, ou si un plaideur mécontent osait accuser l’honneur et l’équité des juges de la cour. Il le pouvait, mais sous la clause sévère et dangereuse de se mesurer dans le même jour avec tous les membres du tribunal, même avec ceux qui s’étaient trouvés absens au moment de la condamnation ; une seule défaite entraînait la peine de mort et l’infamie. Il est fort probable que personne ne s’avisait de tenter une épreuve qui ne laissait aucune espérance de la victoire. Le comte de Jaffa mérite des éloges pour avoir employé son adresse dans l’assise de Jérusalem à éluder plutôt qu’à faciliter le combat judiciaire, qu’il considère comme fondé sur les principes de l’honneur plutôt que sur ceux de la superstition[140].

Cour des bourgeoisies.

L’institution des villes et de leurs communautés municipales est une des principales causes qui ont contribué à affranchir les plébéiens de la tyrannie féodale ; et si celles de la Palestine datent de la première croisade, on peut les classer parmi les plus anciennes du monde latin. Un grand nombre de pèlerins avaient cherché sous les bannières de la croix un refuge contre le pouvoir de leurs seigneurs ; la politique engagea les princes français à tâcher de les retenir en leur assurant les droits et les priviléges de citoyens libres. L’assise de Jérusalem déclare formellement qu’après avoir institué pour les chevaliers et les barons une cour de pairs, dans laquelle Godefroi de Bouillon présidait lui-même, il avait établi un second tribunal où il était représenté par son vicomte, La juridiction de cette cour inférieure s’étendait sur toute la bourgeoisie du royaume. Elle était composée d’un nombre choisi des citoyens les plus honorables et les plus prudens, qui faisaient serment de juger conformément aux lois toutes les affaires relatives aux actions ou à la fortune de leurs égaux[141]. Les rois et leurs grands vassaux, à mesure qu’ils s’établirent dans de nouvelles conquêtes, y suivirent l’exemple de Jérusalem ; et avant la perte de la Terre-Sainte, on y comptait plus de trente de ces corporations. Les soins du gouvernement s’étendirent à une autre classe de sujets, aux chrétiens syriens ou orientaux[142] qui gémissaient sous la tyrannie du clergé. Godefroi écouta favorablement la demande raisonnable qu’ils lui firent d’être jugés suivant leurs lois nationales. On institua pour leur usage une troisième cour dont la juridiction se bornait aux affaires qu’ils pouvaient avoir entre eux. Les membres jurés devaient être nés en Syrie, en parler la langue et en professer la religion ; mais le vicomte de la ville faisait quelquefois les fonctions de président (rais en langage arabe). Les assises de Jérusalem daignent aussi s’occuper à une distance incommensurable des nobles, des bourgeois et des étrangers, des vilains et des esclaves, des paysans attachés à la glèbe et des captifs pris à la guerre, qu’on regardait presque également comme une propriété. Le soin de soulager ou de protéger ces infortunés paraissait indigne au législateur ; mais il s’occupe des moyens d’assurer la restitution des fugitifs, sans cependant prononcer contre eux des peines afflictives. Ceux qui les avaient perdus, pouvaient les réclamer, comme des chiens ou des faucons. La valeur d’un faucon et d’un esclave était la même ; mais il fallait trois esclaves ou douze bœufs pour compenser le prix d’un cheval de bataille ; et dans le siècle de la chevalerie, le prix de cet animal si supérieur aux deux autres fut évalué à trois cents pièces d’or[143].

Notes du Chapitre LVIII
  1. L’origine du nom de Picards, et conséquemment de Picardie, est assez singulière. Elle ne remonte guère qu’à A. D. 1200. Ce fut d’abord un bon mot académique, une épithète qu’on appliqua à l’humeur querelleuse des étudians de l’université de Paris, qui venaient des frontières de la France ou de la Flandre. (Valois, Notitia Galliarum, p. 447 ; Longuerue, Descript. de la France, p. 54.)
  2. Guillaume de Tyr (l. I, c. 11, p. 637, 638) représente ainsi l’ermite : Pusillus, personna contemptibilis, vivacis ingenii, et oculum habens perspicacem gratumque, et sponte fluens ei non deerat eloquium. (Voy. Albert d’Aix, p. 185 ; Guibert, p. 482 ; Anne Comnène, in Alex., l. X, p. 284, etc., et les Notes de Ducange, p. 349.)
  3. Ultra quinquaginta millia, si me possunt in expeditione pro duce et pontifice habere, armatâ manu volunt in inimicos Dei insurgere et ad sepulchrum Domini ipso ducente pervenire. (Grégoire VII, epist. 2, 31, t. XII, p. 322, Concil.)
  4. Voyez les Vies originales d’Urbain II, par Pandolphe, Pisan, et par Bernard Guido, dans Muratori, Rerum ital. script., t. III, part. I, p. 352, 353.
  5. Elle est connue sous les noms de Praxes, Eupræcia, Eufrasia et Adelaïs ; elle était fille d’un prince russe, et veuve d’un margrave de Brandebourg. (Struv., Corp. Hist. german., p. 340.)
  6. Henricus odio eam cœpit habere : ideo incarceravit eam, et concessit ut plerique vim ei inferrent ; imo filium hortans ut eam subagitaret (Dodechin, Continuat. Marian. Scot., apud Baron., A. D. 1093, no 4) et dans le concile de Constance, elle est représentée par Bertholde, rerum inspector : quæ se tantas et tant inauditas fornicationum spurcitias, et à tantis passant fuisse conquesta est, etc. ; et ensuite à Plaisance ; satis misericorditer suscepit, eo quôd ipsam tantas spurcitias non tam commisisse quam invitam pertulisse pro certo cognoverit papa cum sancta synodo. (ap. Baron., A. D. 1093, no 4, A. D. 1094, no 3.) Bizarre sujet des infaillibles décisions d’un pape et d’un concile. Ces abominations répugnent à tous les sentimens de la nature humaine, que ne peut altérer une dispute concernant la mitre et l’anneau. Il paraît cependant que cette malheureuse femme se laissa persuader par les prêtres de raconter ou de signer quelques anecdotes également honteuses pour elle et pour son mari.
  7. Voyez le Récit et les Actes du synode de Plaisance, Concil., t. XII, p. 821, etc.
  8. Guibert, né en France, fait lui-même l’éloge de la valeur et de la piété de sa nation, qui prêcha la croisade et en donna l’exemple : Gens nobilis, prudens, bellicosa, dapsilis et nitida… Quos enim Britones, Anglos, Ligures, si bonis eos moribus videamus, non illico Francos homines appellemus ? (p. 478). Il assure cependant que la vivacité des Français dégénère en pétulance avec les étrangers (p. 483), et en vaines rodomontades (p. 502.).
  9. Per viam quam jamdudum Carolus magnus mirificus rex Francorum aptari fecit usque C. P. (Gesta Franc., p. 1 ; Robert Monach., Hist. Hieros., l. I, p. 33, etc.)
  10. Jean Tilpin ou Turpin fut archevêque de Reims, A. D. 773. Postérieurement à l’année 1000, un moine des frontières de France et d’Espagne composa ce roman sous le nom du prélat ; et tel était alors l’opinion du mérite ecclésiastique, que Turpin se peint lui-même dans cet ouvrage comme un prélat qui aime le vin et les combats. Cependant le pape Caliste II (A. D. 1122) reconnut ce livre apocryphe pour authentique, et l’abbé Suger l’a cité respectueusement dans les grandes Chroniques de saint Denis. (Fabric., Bibloth. latin. medii ævi, édit. Mansi, t. IV, p. 161).
  11. Voyez l’État de la France, par le comte de Boulainvilliers, t. I, p. 180, 182, et le second volume des Observations sur l’Histoire de France, par l’abbé de Mably.
  12. Dans les provinces du sud de la Loire, les premiers Capétiens jouissaient à peine de la suprématie féodale ; de tous côtés la Normandie, la Bretagne, l’Aquitaine, la Bourgogne, la Lorraine et la Flandre resserraient les limites de la France proprement dite. Voyez ad. Valois, Notitia Galliarum.
  13. Ces comtes, issus d’une branche cadette des ducs d’Aquitaine, furent à la fin dépouillés de la plus grande partie de leurs domaines par Philippe-Auguste. Les évêques de Clermont devinrent insensiblement princes de la ville. (Mélanges tirés d’une grande Bibliot., t. XXXVI, p. 288, etc.)
  14. Voyez les Actes du concile de Clermont, Concil., t. XII, p. 829, etc.
  15. Confluxerunt ad concilium e multis regionibus, viri potentes et honorati, innumeri quamvis cingulo laicalis militiæ superbi (Baldric, témoin oculaire, p. 86-88 ; Robert Monach., p. 31, 32 ; Guill. de Tyr, I, 14-15, p. 639-641 ; Guibert, p. 478-480 ; Foulcher de Chartres, p. 382).
  16. La trêve de Dieu (Treva ou Treuga Dei) fut d’abord inventée en Aquitaine, A. D. 1032, blâmée par quelques évêques comme une occasion de parjure, et rejetée par les Normands comme contraire à leurs priviléges. (Voyez Ducange, Gloss. lat., t. VI, 682-685.)
  17. Deus vult ! Deus vult ! était l’acclamation du clergé qui entendait le latin (Robert Monach., l. I, p. 32). Les laïques qui parlaient le patois provençal ou limousin la corrompaient et criaient : Deus lo volt ou Die el volt ! Voyez Chron. Casinense, l. IV, c. 11, p. 497, in Muratori, Script. rerum ital., t. IV, et Ducange, Diss. XI, p. 207, sur Joinville, et Gloss. lat., t. II, p. 690. Il produit dans sa préface un échantillon très-difficile du dialecte du Rouergue (A. D. 1100), ce qui approche fort du temps et du lieu où se tint le concile de Clermont (p. 15, 16).
  18. Ils le portaient ordinairement sur l’épaule, brodé en or ou en soie, ou composé de deux morceaux d’étoffe cousus sur l’habit. Dans la première Croisade toutes les croix étaient rouges ; dans la troisième, les Français conservèrent seuls cette couleur. Les Flamands prirent des croix vertes, et les Anglais adoptèrent les blanches (Ducange, t. II, p. 651). Cependant le rouge paraît être la couleur favorite des Anglais, et en quelque façon la couleur nationale pour les drapeaux et les uniformes militaires.
  19. Bongars, qui a publié les relations originales des Croisades, adopte avec complaisance le titre fanatique de Guibert, Gesta Dei per Francos ; quelques critiques ont proposé de substituer Gesta Diaboli per Francos (Hanau, 1611, 2 vol. in-fol.). Je donnerai ici en peu de mots la liste des auteurs que j’ai consultés pour l’histoire de la première croisade, dans l’ordre où ils se trouvent dans la collection, 1oGesta Francorum ; 2oRobert le Moine ; 3oBalderic ; 4oRaimond d’Agiles ; 5oAlbert d’Aix ; 6oFoulcher de Chartres ; 7oGuibert ; 8oGuillaume de Tyr. Muratori nous a fourni, 9oRadulphus Cadomensis, De gestis Tancredi (Script. rer. it., t. V, p. 285-333), et 10o. Bernardus Thesaurarius, De acquisitione Terræ Sanctæ (t. VII, p. 664-848). Ce dernier n’était point connu d’un historien français moderne, qui a donné une longue liste critique des historiens des croisades (Esprit des Croisades, t. I, p. 13-141), et dont je crois pouvoir confirmer la plupart des jugemens. Je n’ai pu me procurer que fort tard la collection des Historiens français, par Duchesne. 1oPetri Tudebodi sacerdotis Sivracensis Historia de Hierosolymitano Itinere (t. IV, p. 773-815) a été fondue dans les ouvrages du premier écrivain anonyme de Bongars. 2o. L’histoire en vers de la première Croisade, en sept livres (p. 890-912) est fort suspecte et très-peu instructive.
  20. Si le lecteur veut examiner la première scène de la première partie de Henri IV, il trouvera dans le texte de Shakespeare les élans naturels de l’enthousiasme, et dans les notes du docteur Johnson les efforts d’un esprit vigoureux, mais rempli de préjugés, qui saisit avidement tous les prétextes de haïr et de persécuter ceux qui diffèrent de ses opinions religieuses.
  21. Le sixième discours de Fleury sur l’Hist. ecclésiast. (p. 223-261) contient un examen raisonné de la cause et des effets des Croisades.
  22. Muratori (Antiq. ital. medii ævi, t. V, Dissert. 68, p. 709-768) et M. Chais (Lettres sur les jubilés et sur les indulgences, t. II, Lettres 21 et 22, p. 478-556) discutent amplement la pénitence et les indulgences du moyen âge, avec cette différence que le docte Italien peint avec modération, et peut-être trop faiblement, les abus de la superstition, et que le ministre hollandais les exagère avec amertume.
  23. Schmidt (Hist. des Allemands, t. II, p. 211-220, 452-462) donne un extrait du code pénitentiel de Rhegino dans le neuvième siècle, et de Burchard dans le dixième. Il se commit à Worms cinquante-cinq meurtres dans la même année.
  24. On peut prouver clairement que jusqu’au douzième siècle le solidus d’argent ou schelling valait douze deniers ou sous, et que vingt solidi valaient le poids d’un livre d’argent, environ une livre sterling. La monnaie d’Angleterre se trouve réduite à un tiers de sa valeur primitive, et celle de France à un cinquième.
  25. À chaque centaine de coups, le pénitent se sanctifiait en récitant un psaume ; et tout le psautier, avec l’accompagnement de quinze mille coups d’étrivière, acquittait cinq années de pénitence canonique.
  26. La Vie et les exploits de saint Dominique-l’Encuirassé ont été rapportés par Pierre Damien, son admirateur et son ami. Voyez Fleury (Hist. ecclés., t. XIII, p. 96-104). Baronius (A. D. 1056, no 7) observe, d’après Damien, combien ce mode d’expiation (Purgatorii genus) était en vogue même parmi les femmes de qualité (sublimis generis).
  27. À un quart de réal, ou même un demi-réal par coup, Sancho Pança n’était pas si cher et peut-être pas plus fripon… Je me rappelle avoir trouvé dans les Voyages d’Italie du père Labat (t. VII, p. 16-29) un tableau frappant de la dextérité d’un de ces artistes.
  28. Quicumque pro solâ devotione, non pro honoris vel pecuniæ adoptione, ad liberandam ecclesiam Dei Jerusalem profectus fuerit, iter illud pro omni pænitentiâ reputetur. (Canon., Concile de Clermont, II, p. 829). Guibert l’appelle novum salutis genus (p. 471), et il traite ce sujet presque en philosophe.
  29. Telles étaient du moins la confiance des Croisés et l’opinion unanime des historiens. (Esprit des Croisades, l. III, p. 477) ; mais selon la théologie orthodoxe, les prières pour le repos de leurs âmes semblent incompatibles avec les mérites du martyre.
  30. Les aventuriers écrivaient des lettres dans lesquelles ils confirmaient toutes ces belles espérances, ad animandos qui in Franciâ residerant. Hugues de Reiteste se vantait d’avoir pour sa part une abbaye et dix châteaux, dont le revenu se montait à dix mille marcs, et prétendait que la conquête d’Alep lui vaudrait encore cent châteaux. (Guibert, p. 554, 555.)
  31. Dans sa lettre, vraie ou fausse, adressée au comte de Flandre, Alexis mêle au danger de l’Église et aux reliques de saints, l’amor auri et argenti et pulcherrimarum fæminarum voluptas (p. 476) : comme si, dit Guibert en colère, les femmes de la Grèce étaient plus belles que celles de la France !
  32. Voyez les priviléges des Crucesignati, dispenses de dettes, d’usure, d’injures, de justice séculière, etc. Ils étaient sous la sauvegarde perpétuelle du pape (Ducange, t. II, p. 651, 652).
  33. Guibert (p. 481) fait un tableau frappant de cette impulsion générale. Il était du petit nombre de ceux de ses contemporains qui étaient capables d’examiner et d’apprécier de sang-froid la scène extraordinaire qui se passait sous ses yeux. Erat itaque videre miraculum caro omnes emere, atque vili vendere, etc.
  34. On trouve (Esprit des Croisades, t. III, p. 169, etc.) quelques particularités sur ces stigmates, tirées d’auteurs que je n’ai point vus.
  35. Fuit et aliud scelus detestabile in hâc congregatione pedestris populi stulti et vesanæ levitatis anserem quemdam divino spiritu asserebant afflatum, et capellam non minus codem repletam ; et hos sibi duces secundæ viæ fecerant, etc. (Albert d’Aix, l. I, c. 31, p. 169). Si ces paysans eussent fondé un empire, ils auraient pu introduire, comme en Égypte, le culte des animaux, que la philosophie de leurs descendans aurait recouvert de quelque allégorie subtile et spécieuse.
  36. Benjamin de Tudèle décrit la situation des Juifs, ses confrères, établis sur les bords du Rhin depuis Cologne ; ils étaient riches, généreux, instruits, bienfaisans, et attendaient avec impatience l’arrivée du Messie (Voyages, t. I, p. 243-245, par Baratier). En soixante-dix ans (il écrivait vers l’année 1170) ils s’étaient rétablis de leur perte et de leur massacre.
  37. Le pillage et le massacre des Juifs renouvelés à chaque Croisade sont racontés comme des choses indifférentes. Il est vrai que saint Bernard (épître 363, t. I, p. 329) avertit les Francs orientaux que, non sunt Judœi persequendi, non sunt trucidandi. Mais un moine, son rival, prêchait une doctrine opposée.
  38. Voyez la Description contemporaine de la Hongrie dans Othon de Freysingen, l. II, c. 31 ; dans Muratori, Script. rerum ital., t. VI, p. 665, 666.
  39. Les anciens Hongrois, sans en excepter Turotzius, sont mal informés de la première croisade, qu’ils réduisent à un seul passage. Katona est réduit comme nous à citer les écrivains français ; mais il compare avec connaissance du local la géographie ancienne à la moderne. Ante portam Cyperon est Sopron ou Poson. Mallevilla, Zemlim, Fluvius Maroc, la Save ; Lintax, Leith ; Mesebroche ou Merseburg, Ouar ou Moson ; Tollemburg, Prague ( De regibus Hungar. t. III, p. 19-53).
  40. Anne Comnène (Alexiad., l. X, p. 287) décrit cette οσ‌των κολωνος comme une montagne υψηλον και βαθος και πλατος αξιολογωτατον ; les Francs s’en servirent eux-mêmes au siége de Nicée pour construire un mur.
  41. Je représenterai ici dans un court tableau les renvois particuliers aux grands événemens de la première croisade.
      La multitude. Les chefs. la route à Constan-
    tinople.
    Alexis. Nicée et Asie mineure. Édesse. Antioche. Le combat. La Sainte Lance. Conquête de
    Jérusalem
    .
    I. Gesta Francorum p. 1, 2 p. 2 p. 2, 3 p. 4, 5 p. 5, 7 ... p. 9-15 p. 15-22 p. 18-20 p. 26-29
    II. Robert le moine p. 33, 34 p. 35, 36 p. 36, 37 p. 37, 38 p. 39-45 ... p. 45, 55 p. 56-66 p. 61, 62 p. 71-81
    III. Baldricus p. 89 ... p. 91-93 p. 91-94 p. 94-101 ... p. 101-111 p. 111-122 p. 116-119 p. 130, 138
    IV. Raimond d’Agiles ... ... p. 139, 140 p. 140, 141 p. 142 ... p. 142-149 p. 149-155 p. 151, 152, 156 p. 173-183
    V. Albert d’Aix l. j,
    c. 7, 31
    ... l. ij,
    c. 1-8
    l. ij,
    c. 9, 19
    l. ij,
    c. 20-43 ;
    l. iij,
    c. 1-4
    l. iij,
    c. 5-32 ;
    l. iv, 9, 12 ;
    l. v 15-22
    l. iij,
    c. 33, 66 ;
    l. iv 1-26
    l. iv,
    c. 7, 56
    l. iv,
    c. 43
    l. v,
    c. 45, 46 ;
    l. vi,
    c. 1-50
    VI. Foulcher de Chartres p. 384 ... p. 385, 396 p. 386 p. 387, 389 p. 389, 390 p. 390-392 p. 392-395 p. 392 p. 395-400
    VII. Guibert p. 482, 485 ... p. 485, 489 p. 485, 490 p. 490-493, 498 p. 496, 497 p. 498, 506, 512 p. 512-523 p. 520, 530, 533 p. 523, 537
    VIII. Guillaume de Tyr l. j,
    c. 18, 30
    l. j,
    c. 17
    l. ij,
    c. 1, 4, 13, 17, 22
    l. ij,
    c. 5-23
    l. iij,
    c. 1-12 ;
    l. iv,
    c. 13-25
    l. iv,
    c. 1-6
    l. iv,
    c. 9-24 ;
    l. v,
    c. 1-23
    l. vj,
    c. 1-23
    l. vj,
    c. 14
    l. vij,
    c. 1-25 ;
    l. viij,
    c. 1-24
    IX. Radulphus Cadomensis ... c. 1, 3, 15 c. 4-7, 17 c. 8-13, 18, 19 c. 14-16, 21-47 ... c. 48-71 c. 72-91 c. 100, 109 c. 111-138
    X. Bernardus Thesaurarius c. 7, 11 ... c. 11-20 c. 11-20 c. 21-25 c. 26 c. 27-38 c. 39-52 c. 45 c. 54-77
  42. L’auteur de l’Esprit des Croisades a révoqué en doute et aurait pu rejeter tout-à-fait la croisade et la mort tragique du prince Suénon et de ses quinze cents ou quinze mille Danois, massacrés en Cappadoce par le sultan Soliman. Le poëme du Tasse (t. IV, p. 111-115) a perpétué sa mémoire.
  43. Les débris du royaume de Lotharingia ou Lorraine furent divisés en deux duchés, de la Moselle et de la Meuse ; le premier a conservé son nom, et l’autre a pris celui de Brabant. (Valois, Notit. Gall., p. 283-288.)
  44. Voyez dans la Description de la France, par l’abbé de Longuerue, les articles de Boulogne (part. I, p. 47, 48 ; Bouillon, p. 134). En partant, Godefroi vendit ou engagea Bouillon à l’Église pour treize mille marcs.
  45. Voyez dans Guillaume de Tyr (l. IX, c. 5-8) le caractère de Bouillon ; son ancien projet dans Guibert (p. 485) ; sa maladie et son vœu dans Bernard le Trésorier, (c. 78).
  46. Anne Comnène suppose que Hugues tirait vanité de sa naissance, de sa puissance et de ses richesses (l. X, p. 288) : les deux premiers articles paraissent plus équivoques ; mais une ευγενεια célèbre il y a plus de sept cents ans dans le palais de Constantinople, atteste l’ancienne dignité de la famille Capétienne de France.
  47. Guill. Gemeticensis (l. VII, c. 7, p. 672, 673, in Camdem Normannicis). Il engagea le duché pour la centième partie de ce qu’il rapporte aujourd’hui annuellement. Dix mille marcs peuvent s’évaluer à cinq cent mille livres, et la Normandie paye tous les ans au roi cinquante-sept millions (Necker, Administ. des finances, t. I, p. 287).
  48. Sa lettre à sa femme est insérée dans le Spicilegium de dom Luc d’Acheri (t. IV), et citée dans l’Esprit des Croisades (t. I, p. 63).
  49. Unius enim, duûm, trium seu quatuor oppidorum dominos quis numeret ? Quorum tanta fuit copia, ut non vix totidem Trojana obsidio coegisse putetur (Guibert, toujours vif et intéressant, p. 486).
  50. Il est assez extraordinaire que Raimond de Saint-Gilles, personnage subordonné dans l’histoire des Croisades, se trouve placé par les écrivains grecs et par les Arabes à la tête des héros de cette expédition (Anne Comnène, Alex., l. X, XI, et Longuerue, p. 129).
  51. Omnes de Burgundiâ et Alverniâ, et Vasconiâ et Gothi (du Languedoc) provinciales appellabantur, cæteri vero Francigenæ et hoc in exercitu ; inter hostes autem Franci dicebantur. (Raimond d’Agiles, p. 144.)
  52. Sa ville natale ou son premier apanage était consacrée à saint Ægidius, dont le nom, au temps de la première croisade, avait été déjà transformé par les Français en celui de Saint-Gilles ou Saint-Giles. Elle est située dans le Bas-Languedoc, entre Nîmes et le Rhône, et s’enorgueillit encore d’une église collégiale fondée par Raimond (Mélanges tirés d’une grande Bibliothéque, t. XXXVII, p. 51).
  53. La mère de Tancrède, Emma, sœur du grand Robert Guiscard, et son père était le marquis Odon-le-Bon. Il est étonnant que la patrie d’un si illustre personnage soit inconnue ; mais Muratori présume avec assez de probabilité qu’il était Italien, et peut-être de la race des marquis de Montferrat dans le Piémont. (Script., t. V, p. 281, 282.)
  54. Pour satisfaire la vanité puérile de la maison d’Est, le Tasse a inséré dans son poëme et dans la première croisade un héros fabuleux, le vaillant et amoureux Renaud (X, 75 ; XVII, 66-94) ; il a pu emprunter son nom à un Renaud, décoré de l’Aquila bianca estense, qui vainquit l’empereur Frédéric Ier (Storia imperiale di Ricobaldo, dans Muratori, Script. ital., t. IX, p. 360 ; Arioste, Roland-le-Furieux, III, 30) ; mais 1o. la distance de soixante ans entre la jeunesse des deux Renaud détruit l’identité ; 2o. la Storia imperiale est une invention du comte Boyardo, à la fin du quinzième siècle (Muratori, p. 281-289) ; 3o. ce Renaud et ses exploits ne sont pas moins fabuleux que ceux du Tasse. (Muratori, Antichitâ Estensi, t. I, p. 350.)
  55. On produit deux étymologies du mot gentilis, gentilhomme ; 1o. des Barbares du cinquième siècle, d’abord les soldats et enfin les conquérans de l’Empire romain, qui tiraient vanité de leur noblesse étrangère ; et 2o. du sens des jurisconsultes, qui considéraient le mot gentilis comme le synonyme d’ingenuus. Selden incline pour la première ; mais la seconde, plus avantageuse, est aussi plus probable.
  56. Framea scutoque juvenem ornant. Tacite, Germania, c. 13.
  57. Les exercices des athlètes, principalement le ceste et le pancrace, ont été blâmés par Lycurgue, Philopœmen et Galien, c’est-à-dire par un législateur, un général et un médecin ; en réponse à leur censure, le lecteur peut voir l’apologie qu’en a donnée Lucien dans l’éloge de Solon. Voyez West, sur les jeux olympiques, dans son Pindare, vol. II, p. 86-96, 245-248.
  58. On trouvera dans les Œuvres de Selden (t. III, part. I, les titres d’honneur ; part. II, c. 1-3, 5-8) de très-grands détails sur la chevalerie, le service des chevaliers, la noblesse, le cri de guerre, les bannières et les tournois. Voyez aussi Ducange (Gloss. lat., t. IV, p. 398-412, etc.), Diss. sur Joinville (l. VI-XII, p. 127-142, 165-222) ; et les Mémoires de M. de Sainte-Palaye sur la Chevalerie.
  59. Les Familiæ dalmaticæ de Ducange sont sèches et imparfaites. Les historiens nationaux sont modernes et fabuleux. Les Grecs sont éloignés et négligens. Dans l’année 1104, Coloman réduisit le pays maritime jusqu’à Trau et Salone (Katona, Hist. crit., t. III, p. 195-207).
  60. Scodra, dans Tite-Live, paraît avoir été la capitale ou la forteresse de Gentius, roi des Illyriens, arx munitissima, et ensuite une colonie romaine (Cellarius, t. I, p. 393, 394) ; elle a pris le nom d’Iscodar ou Scutari (d’Anville, Géogr. ancien., t. I, p. 164) : le Sangiac, aujourd’hui pacha de Scutari ou Scheindeire, était le huitième sous le Beglerbeg de Romanie, et fournissait six cents soldats sur un revenu de soixante-dix-huit mille sept cent quatre-vingt-sept rixdalers. (Marsigli, Stato Militare dell’impero Ottomano, p. 128.)
  61. In Pelagoniâ castrum hæreticum… Spoliatum cum suis habitatoribus igne combussere. Nec id eis injuria contigit : quia illorum detestabilis sermo et cancer serpebat jamque circumjacentes regiones suo pravo dogmate fædaverat (Robert Mon., p. 36, 37). Après avoir froidement raconté le fait, l’archevêque Baldric ajoute comme un éloge : Omnes, siquidem illi viatores, Judæos, hæreticos, Saracenos æqualiter habent exosos ; quos omnes appellant inimicos Dei (p. 92).
  62. Αναλαβομενος αϖο Ρωμης την χρυσην το‌υ ’Αγιο‌υ Πετρο‌υ ςημαιαν (Alexiad., l. X, p. 288).
  63. ’Ο Βασιλευς των βασιλεων, και αρχηγος το‌υ Φραγγικο‌υ στρατευματος αϖαντος. Cette pompe orientale est ridicule dans un comte de Normandie ; mais le patriote Ducange (Not. ad Alexiad., p. 352, 353 ; Dissert. sur Joinville, p. 315) répète avec complaisance les passages de Matthieu Paris (A. D. 1254), et de Froiss. (vol. IV, p. 201), qui donnent au roi de France le titre de rex regum, et de chef de tous les rois chrétiens.
  64. Anne Comnène était née le 1er décembre A. D. 1083, indict. VII (Alexiad., l. VI, p. 166, 167). Au temps de la première croisade, elle avait treize ans ; elle était déjà nubile et peut-être mariée au jeune Nicéphore, qu’elle appelle tendrement τον εμον Καισαρα (l. X, p. 295, 296). Quelques modernes ont imaginé que son aversion pour Bohémond venait d’un dépit amoureux. Relativement à ce qui se passa à Constantinople et à Nicée (Alex., l. X, XI, p. 283-317), la partialité de ses récits peut servir de contre-poids à celle des écrivains latins, mais elle s’arrête peu sur les exploits qui en furent les suites, et est même, à cet égard, mal informée.
  65. Dans la manière dont ils ont représenté le caractère et la politique d’Alexis, Maimbourg a favorisé les Francs catholiques, et Voltaire a montré trop de partialité en faveur des Grecs schismatiques. Les préjugés d’un philosophe sont moins excusables que ceux d’un jésuite.
  66. Entre la mer Noire, le Bosphore et la rivière de Barbysès, qui est très-profonde en été, et qui coule, durant un espace d’environ quinze milles, au milieu d’une prairie unie et découverte : elle communique à Constantinople et à l’Europe par le pont de pierre de Blachernæ, qui fut rétabli par Justinien et Basile. (Gyllius, De Bosphoro Thracio, l. II, c. 3 ; Ducange, C. P. Christiana, l. IV, c. 2, p. 179.)
  67. Il y avait deux sortes d’adoptions : celle des armes, et l’autre dont la cérémonie consistait à faire passer le fils adoptif entre la peau et la chemise de son père. Ducange (sur Joinville, Dissert. XXII, p. 270) suppose que Godefroi fut adopté de la dernière de ces deux manières.
  68. Après son retour, Robert se fit l’homme lige du roi d’Angleterre. Voy. le premier acte des Fœdera de Rymer.
  69. Sensit vetus regnandi, falsos in amore, odia non fingere. Tacite, VI, 44.
  70. La vanité des historiens des croisades passe légèrement et avec embarras sur cette humiliante circonstance ; cependant il est clair que puisque les héros s’agenouillèrent pour saluer l’empereur, qui restait immobile sur son trône, ils lui baisèrent ou les pieds ou les genoux : il est seulement assez extraordinaire qu’Anne n’ait pas amplement suppléé au silence ou à l’ambiguité des Latins ; l’abaissement de leurs princes aurait ajouté un chapitre intéressant au Cæremoniale aulæ Byzantinæ.
  71. Il se donna le nom de Φραγγος καθαρος των ευγενων (Alexiad., l. X, p. 301). Quel beau titre de noblesse du onzième siècle pour celui qui pourrait actuellement prouver sa descendance de ce Robert ! Anne raconte visiblement avec plaisir que cet arrogant barbare Λατινσς τετνφωμενος, fut ensuite tué ou blessé en combattant à la première ligne de l’armée à la bataille de Dorylée, l. XI, p. 317. Cette circonstance peut justifier le soupçon de Ducange, qui suppose que l’audacieux baron n’était autre que Robert de Paris, du district appelé le duché ou l’île de France.
  72. Ducange découvre avec la même pénétration que l’église dont parlait le baron, était Saint-Drausus ou Drosin de Soissons. Quem duetto dimicaturi solent invocare : pugiles qui ad memoriam ejus (sa tombe), pernoctant invictos reddit, ut de Italiâ et Burgundiâ tali necessitate confugiatur ad eum. Joan. Sariberiensis, epist. 139.
  73. Il y a différentes opinions sur le nombre dont cette armée était composée ; mais il n’y a point d’autorité comparable à celle de Ptolémée, qui le fixe à cinq mille chevaux et trente mille hommes d’infanterie. (Voyez les Annales d’Usher, p. 162.)
  74. Foulcher de Chartres, p. 387. Il compte dix-neuf nations différentes de nom et de langage (p. 389). Mais je ne comprends pas clairement la différence des Franci et des Galli, des Itali et des Apuli. Ailleurs (p. 385) il traite les déserteurs avec le plus grand mépris.
  75. Guibert, p. 556. Mais son opposition modeste semble encore admettre une très-grande multitude. Urbain II, dans la ferveur de son zèle, n’évalue le nombre des pèlerins qu’à trois cent mille (Epist. 16, Concil., t. XII, p. 731).
  76. Alexiad., l. X, p. 283-305. Sa ridicule délicatesse se plaint de la bizarrerie des noms inarticulés, et au fait, il y en a peu dans ce nombre qu’elle n’ait travaillé à défigurer avec cette orgueilleuse ignorance si ordinaire et si précieuse aux peuples civilisés. Je n’en citerai qu’un seul exemple ; elle convertit le nom de Saint-Gilles en Sangeles.
  77. Guillaume de Malmsbury, qui écrivit vers l’année 1130, a inséré dans son Histoire (l. IV, p. 130-154) le récit de la première croisade ; mais j’aurais désiré qu’au lieu de prêter l’oreille aux faibles bruits qui lui parvenaient à traverser l’océan (p. 143), il se fût borné à la relation du nombre, des familles et des aventures de ses compatriotes. Je trouve dans Dugdale qu’un Normand anglais, Étienne, comte d’Albemarle et d’Holdernesse, commandait l’arrière-garde avec le duc Robert à la bataille d’Antioche (Baronage, part. I, p. 61).
  78. Videres Scotorum apud se ferocium, aliàs imbellium cuneos (Guibert, p. 471). Le crus intectum et l’hispida chlamys peuvent avoir rapport aux montagnards écossais ; mais finibus uliginosis s’applique plus naturellement aux marécages de l’Irlande. Malmsbury nomme les Gallois et les Écossais, etc. (l. IV, p. 133), dont les premiers quittèrent venationem saltuum et les autres familiaritatem pulicum.
  79. Cette faim de cannibale, quelquefois réelle et plus souvent un mensonge et un artifice, est affirmée par Anne Comnène (Alex., l. x, p. 288), Guibert (p. 546), Radulp. Cadom. (c. 97). L’auteur des Gesta Francorum, le moine Robert, Baldric et Raimond d’Agiles racontent ce stratagème dans le siége et la famine d’Antioche.
  80. Les Latins le désignent par le nom de Soliman, qui est celui que lui donnaient les musulmans ; et son caractère a été fort embelli par le Tasse. Les Turcs le nommaient Kilidge-Arslan (A. H. 485-500, A. D. 1092-1106. Voyez de Guignes, ses Tables, t. I, p. 245.) Les Orientaux se servaient de ce nom, et les Grecs l’employaient aussi avec quelque corruption : mais on ne trouve guère que son nom dans les histoires des Mahométans, dont les écrivains sont fort secs et fort concis relativement à la première croisade (De Guignes, t. III, part. II, p. 10-30).
  81. Pour les fortifications, les machines et les siéges du moyen âge, consultez Muratori (Antiq. Ital., t. II, Dissert. 26, p. 452-524) ; le belfredus, d’où est venu notre beffroi, était la tour mouvante des anciens (Ducange, t. I, p. 608).
  82. Je ne puis m’empêcher d’observer la ressemblance entre le siége de Nicée, défendue par son lac, et les opérations de Fernand Cortez devant Mexico. (Voyez le docteur Robertson, Hist. de l’Amérique, t. I, p. 608.)
  83. Mécréans, terme inventé par les croisés français, et qui n’est en usage que dans ce sens originaire ; il paraît que nos ancêtres, dans l’ardeur de leur zèle, regardaient tout incrédule comme un misérable. Ce préjugé couve encore dans l’âme de bien des gens qui prétendent au nom de chrétiens.
  84. Baronius a produit une lettre fort suspecte adressée à son frère Roger (A. D. 1098, no 15). Les ennemis étaient composés de Mèdes, de Persans et de Chaldéens ; soit. La première attaque a été à notre désavantage ; cela est encore vrai. Mais pourquoi Godefroi de Bouillon et Hugues se traitent-ils de frères ? On donne à Tancrède le nom de filius ; de qui ? Ce n’était sûrement pas de Roger ni de Bohémond.
  85. Verum tamen dicunt se esse de Francorum generatione ; et quia nullus homo naturaliter debet esse miles nisi Turci et Franci (Gesta Francorum, p. 7). Cette origine commune et cette égalité de valeur est également avouée et attestée par l’archevêque Baldric (p. 99).
  86. Balista, balestra, arbalète, Voy. Muratori, Antiquit. t. II, p. 517-524 ; Ducange, Gloss. lat., t. I, p. 531, 532. Du temps d’Anne Comnène, cette arme, qu’elle décrit sous le nom de tzangra, était inconnue en Orient (l. X, p. 291). Par un sentiment d’humanité peu conséquent, le pape s’efforça d’en proscrire l’usage dans les guerres des chrétiens.
  87. Le lecteur curieux peut comparer l’érudition classique de Cellarius et la science géographique de d’Anville. Guillaume de Tyr est le seul écrivain des croisades qui ait quelque connaissance de l’antiquité ; et M. Otter a presque suivi les traces des Francs depuis Constantinople jusqu’à Antioche (Voyage en Turquie et en Perse, t. I, p. 35-88).
  88. Ce qu’il y a de mieux sur cette conquête particulière d’Édesse, est le récit qu’en a fait Foulcher de Chartres, le vaillant chapelain du comte Baudouin, recueilli dans les collections de Bongars, Duchesne et Martenne (Esprit des Croisades, t. I, p. 13, 14). Dans les querelles de ce prince avec Tancrède, on peut opposer sa partialité à celle de Radulphus Cadomensis, le soldat et l’historien du vaillant marquis.
  89. Voyez de Guignes, Hist. des Huns, t. I, p. 456.
  90. Relativement à Antioche, voyez la Description du Levant, par Pococke, vol. II, part. I, p. 188-193 ; Voyage d’Otter en Turquie, etc, t. I, p. 81, etc. Le géographe turc dans les Notes d’Otter, l’Index géographique de Schultens (ad calcem Bohadin., vit. Saladini), et Abulféda (Tabula Syriæ, p. 115, 116, vers. Reiske).
  91. Ensem elevat eumque à sanistra parte scapularum, tantâ virtute intorsit ut quod pectus medium disjunxit, spinam et vitalia interrupit, et sic lubricus ensis super crus dextrum integer exivit, sieque caput integrum cum dextrâ parte corporis immersit gurgite, partemque quæ equo præsidebat remisit civitati (Robert Mon., p. 50). Cujus ense trajectus Turcus duo factus est Turci ; ut inferior alter in urbem equitaret, alter arcitenens in flumine nataret (Radulph. Cadom., c. 53, p. 304) ; il tâche cependant de justifier le fait par les stupendis viribus ou les forces surnaturelles de Godefroi. Guillaume de Tyr met la vraisemblance à couvert par ces mots, obstupuit populus facti novitate : cependant il ne devait pas paraître incroyable aux chevaliers de ce siècle.
  92. Voyez les exploits de Robert, de Raimond et du modeste Tancrède, qui imposait silence à son écuyer (Radulp. Cadom., c. 53).
  93. Après avoir rapporté la triste situation des Francs et leur humble proposition, Abulpharage ajoute la réponse hautaine de Codbuka ou Kerboga : Non evasuri estis nisi per gladium. (Dynast., p, 242.)
  94. En décrivant l’armée de Kerboga, la plupart des historiens latins (l’auteur des Gesta, p. 17 ; le moine Robert, p. 56 ; Baldric, p. 111 ; Foulcher de Chartres, p. 392 ; Guibert, p. 512 ; Guillaume de Tyr, l. VI, c. 3, p. 714 ; Bernard le Trésorier, c. 39, p. 695) se contentent des expressions vagues de infinita multitudo, immensum agmeu, innumeræ copiæ ou gentes, qui se rapportent avec μετα ανοριθμητων χιλιαδων d’Anne Comnène (Alexiad., l. XI, p. 318-320). Albert d’Aix fixe le nombre des Turcs à deux cent mille hommes de cavalerie (l. IV, c. 10, p. 242), et Radulphe à quatre cent mille (c. 72, p. 309).
  95. Voyez la fin tragique et scandaleuse d’un archidiacre de race royale, qui fut tué par les Turcs, tandis qu’il jouait aux dés dans un verger avec une concubine syrienne.
  96. Le prix d’un bœuf monta de cinq solidi (quinze schellings) à deux marcs (4 liv. sterling), et ensuite beaucoup plus haut ; un chevreau ou un agneau, d’un schelling à 15 ou environ 18 liv. tourn. Dans la seconde famine, une miche de pain ou la tête d’un animal se vendaient une pièce d’or. On pourrait citer encore beaucoup d’exemples ; mais ce sont les prix ordinaires, et non pas les prix extraordinaires qui méritent l’attention du philosophe.
  97. Alii multi, quorum omnia non tenemus, quia deleta de libro vitæ præsenti operi non sunt inserenda (Guillaume de Tyr, l. VI, c. 5, p. 715). Guibert, p. 518-523, cherche à excuser Hugues-le-Grand et même Étienne de Chartres.
  98. Voyez la suite de la croisade, la retraite d’Alexis, la victoire d’Antioche et la conquête de Jérusalem dans l’Alexiade, l. XI, p. 317-327. Anne était si portée à l’exagération, qu’elle ne peut y renoncer, même en racontant les exploits des Latins.
  99. Le mahométan Aboulmahasen (apud de Guignes, t. IX, part. 2, p. 95) est plus correct dans ce qu’il rapporte de la sainte lance, que les chrétiens Anne Comnène et Abulpharage. La princesse grecque confond cette lance avec un clou de la croix (l. XI, p. 326), et le primat jacobite avec le bâton de saint Pierre (p. 242).
  100. Les deux antagonistes qui annoncent une connaissance plus intime et une conviction plus forte du miracle et de la fraude sont Raimond des Agiles et Radulphe de Caen, l’un attaché au comte de Toulouse, et l’autre au prince normand. Foulcher de Chartres ose dire : Audite fraudem et non fraudem ! et ensuite, invenit lanceam, fallaciter occultatam forsitan : le reste du troupeau crie fort et ferme en faveur du miracle.
  101. Voyez M. de Guignes (t. II, part. 2, p. 223, etc.), et les articles de Barkiarok, Mohammed, Sangiar, dans d’Herbelot.
  102. L’émir ou sultan Aphdal recouvra Jérusalem et Tyr, A. H. 489 (Renaudot, Hist. patriarch. Alexand., p. 478 ; de Guignes, t. I, p. 249, depuis Abulféda et Ben-Schounah). Jerusalem ante adventum vestrum recuperavimus, Turcos ejecimus, dirent les ambassadeurs des fatimites.
  103. Voyez les transactions entre le calife d’Égypte et les croisés dans Guillaume de Tyr (l. IV, c. 24 ; l. VI, c. 19), et Albert d’Aix (l. III, c. 59), qui semblent en sentir mieux l’importance que les écrivains contemporains.
  104. On trouve la plus grande partie de la marche des Francs soigneusement tracée dans le Voyage de Maundrell d’Alep à Jérusalem (p. 11-67), un des meilleurs morceaux sans contredit qu’on ait dans ce genre (d’Anville, Mémoire sur Jérusalem, p. 27).
  105. Voyez l’admirable Description de Tacite (Hist. V, 11, 12, 13), qui prétend que les législateurs des Juifs avaient eu pour but de mettre leur peuple en état d’hostilité perpétuelle avec le reste du genre humain.
  106. Le jugement et l’érudition de l’auteur français de l’Esprit des Croisades, contre-balancent fortement le scepticisme ingénieux de Voltaire. Cet auteur observe (t. IV, p. 386-388) que, selon les Arabes, les habitans de Jérusalem excédaient le nombre de deux cent milles ; qu’au siége de Titus, Josèphe compte treize cent mille Juifs, et que Tacite porte lui-même leur nombre à six cent mille, et qu’avec la défalcation la plus considérable que puisse justifier son accepimus, il nous les montre encore plus nombreux que l’armée romaine.
  107. Maundrell, qui fit exactement le tour des murs, trouva une circonférence de six cent trente pas ou quatre mille cent soixante-sept verges anglaises (p. 109-110). D’après un plan authentique, d’Anville, dans son Traité court et précieux, suppose une étendue d’environ mille neuf cent soixante toises françaises (p. 23-29). Pour la topographie de Jérusalem, voyez Reland (Palestina, t. II, p. 832-860).
  108. Jérusalem ne tirait ses eaux que du torrent de Cédron, qui était à sec en été, et du petit ruisseau de Siloé (Reland, t. I, p. 294-300). Les nationaux et les étrangers se plaignaient également de la disette d’eau, qu’en cas de guerre les ennemis avaient soin d’augmenter. Selon Tacite, il y avait dans la ville une fontaine qui ne tarissait dans aucune saison, un aquéduc et des citernes pour recevoir les eaux de pluie ; l’aquéduc était fourni par le ruisseau Tekoe ou Etham, dont Bohadin parle aussi dans la Vie de Saladin, p. 238.
  109. Gerusalemme liberata, canto XII. Il est intéressant d’observer avec quel soin le Tasse a conservé et embelli les moindres détails de ce siége.
  110. Outre les Latins, qui ne rougissent point de ce massacre, voyez Elmacin (Hist. Sarac., p. 363), Abulpharage (Dynast., p. 243), et M. de Guignes (t. II, part. II, p. 99), d’après Aboulmahasen.
  111. L’ancienne tour de Pséphine, appelée Neblosa dans le moyen âge, fut nommée Castellum Pisanum depuis le patriarche Daimbert. Elle est encore la citadelle et la résidence d’un aga turc ; de cette tour on découvre la mer Morte et une partie de la Judée et de l’Arabie (d’Anville, pages 19-23). On l’appela aussi la tour de David, πνργος παμμεγεθεσ‌τατος.
  112. Histoire d’Angleterre, par Hume, vol. I, p. 311, édit. in-8o.
  113. Essai de Voltaire sur l’Histoire générale, t. II, c. 54, p. 345, 346.
  114. Les Anglais attribuent à Robert de Normandie, et les Provençaux à Raimond de Toulouse, la gloire d’avoir refusé la couronne de Jérusalem ; mais la voix sincère de la tradition a conservé le souvenir de l’ambition et de la vengeance (Villehardouin, no 136) du comte Saint-Gilles ; il mourut au siége de Tripoli, qui fut possédé par ses descendans.
  115. Voyez l’élection et la bataille d’Ascalon dans Guillaume de Tyr (l. IX, c. 1-12), et dans la conclusion des histoires latines de la première croisade.
  116. Renaudot, Hist. patr. Alexand., p. 479.
  117. Voyez les réclamations du patriarche Daimbert, dans Guillaume de Tyr (l. IX, c. 15-18 ; l. X, c. 4, 7, 9), qui soutient avec une étonnante bonne foi l’indépendance des conquérans et des rois de Jérusalem.
  118. Guill. de Tyr (l. X, p. 19), l’Historia Hierosolymitana de Jacques de Vitry (l. I, c. 21-50), et les Secreta Fidelium Crucis, de Marin Sanut (l. III, p. 1), font connaître l’état et les conquêtes du royaume latin de Jérusalem.
  119. Au moment d’un dénombrement, David se trouva avoir, sans comprendre les tribus de Lévi et de Benjamin, un million trois cent mille ou un million cinq cent soixante-quatorze mille combattans ; ce qui, en ajoutant les vieillards, les femmes, les enfans et les esclaves, devait composer une population d’environ treize millions d’habitans dans un pays long de soixante lieues sur trente de large. Le judicieux et véridique Le Clerc (Comment. sur 2, Samuel, XXIV et I, Chron. XXI), æstuat angusto in limite, et il laisse apercevoir quelque soupçon d’une faute dans les copies ; soupçon dangereux.
  120. La relation de ces siéges se trouve, chacune à la place qui lui convient, dans la grande histoire de Guillaume de Tyr, depuis le neuvième livre jusqu’au dix-huitième, et d’une manière plus concise dans Bernard le Trésorier (De acquisitione Terræ Sanctæ, c. 89-98, p. 732-740). On trouve dans les Chroniques de Pise, Gênes, Venise, quelques faits particuliers relatifs à ces républiques, ainsi que dans les sixième, neuvième et douzième tomes de Muratori.
  121. Quidam populus de insulis Occidentis egressus et maxime de eâ parte quæ Norvegia dicitur. Guillaume de Tyr (l. XI, c. 14, p. 804) décrit leur course per Britannicum mare et Calpen, au siége de Sidon.
  122. Benelathir, apud de Guignes, Histoire des Huns, t. II, part. II, p. 150, 151, A. D. 1127 ; il parle certainement de l’intérieur du pays.
  123. Sanut blâme avec raison le droit de succession par les femmes dans une terre, hostibus circumdata, ubi cuncta virilia et virtuosa esse deberent. Cependant, par l’ordre et avec l’approbation de son seigneur suzerain, une héritière noble était obligée de faire choix d’un mari ou d’un champion (Assises de Jérusalem, c. 242, etc.) Voy. M. de Guignes (t. I, p. 441-471). Les tables exactes et utiles de cette dynastie sont particulièrement tirées des Lignages d’outre-mer.
  124. On les appelait par dérision poullains, pullani, et leur nom ne se prononçait qu’avec mépris (Ducange, Gloss. lat., t. V, p. 535, et les Observations sur Joinville, p. 84, 85 ; Jacques de Vitry, Hist. Hierosol., l. I, c. 67, 72). Illustrium virorum qui ad Terræ Sanctæ… liberationem in ipsâ manserunt degeneres filii… in deliciis enutriti, molles et effæminati. (Voy. Sanut, l. III, part. VIII, c. 2, p. 182.)
  125. Ce détail authentique est tiré des Assises de Jérusalem (c. 324, 326, 331). Sanut (liv. III, part. III, c. 1, p. 174) ne compte que cinq cent dix-huit chevaliers et cinq mille sept cent soixante-quinze hommes d’armes.
  126. Le nombre total et la division fixent le service des trois grandes baronnies à cent chevaliers pour chacune ; et le texte des Assises, qui porte le nombre à cinq cents, ne peut se justifier que par cette supposition.
  127. Cependant dans les grands dangers de l’état, dit Sanut, les chevaliers amenaient volontairement une suite plus nombreuse, decentem comitivam militum juxta stalum suum.
  128. Guillaume de Tyr (liv. XVIII, c. 3, 4, 5) raconte l’origine ignoble et l’insolence précoce des hospitaliers, qui renoncèrent bientôt à leur humble patron saint Jean-l’Aumônier, pour un plus auguste protecteur, saint Jean-Baptiste. Voy. les efforts inutiles de Pagi (Critica, A. D. 1099, nos 14-18). Ils embrassèrent la profession des armes vers l’année 1120. L’hôpital était mater ; le temple, filia ; l’ordre Teutonique fut fondé A. D. 1190, au siége d’Acre (Mosh., Instit., p. 389, 390).
  129. Voyez saint Bernard, De laude novæ militiæ Templii, composé A. D. 1132-1136, in Opp., t. I, part. II, p. 547-563, édit. Mabillon, Venise, 1750. Un pareil éloge donné aux templiers morts, serait très-prise par les historiens de Malte.
  130. Matthieu Paris, Hist. major., p. 544. Il donne aux hospitaliers dix-neuf mille, et aux templiers neuf mille maneria, mot qui, comme Ducange l’a fort bien observé, a un sens plus étendu en anglais qu’en français. Manor en anglais signifie une seigneurie, et manoir en français ne veut dire qu’une habitation.
  131. Dans les premiers livres de l’Histoire des Chevaliers de Malte, par l’abbé de Vertot, le lecteur peut s’amuser du tableau brillant et quelquefois flatteur de l’ordre, tant qu’il fut employé à la défense de la Palestine. Les livres suivans racontent leur émigration à Rhodes et à Malte.
  132. Les Assises de Jérusalem en vieux français ont été imprimées avec les coutumes du Beauvoisis par Beaumanoir (Bourges et Paris, 1690, in-folio), et commentées par Gasp.-Th. de La Thaumassière. On en publia une traduction italienne à Venise, pour l’usage du royaume de Chypre.
  133. À la terre perdue, tout fut perdu ; telle est l’expression énergique des Assises (c. 281). Cependant Jérusalem capitula avec Saladin ; la reine et les principaux chrétiens eurent la liberté de se retirer, et ce code précieux et portatif ne pouvait exciter l’avarice des conquérans. J’ai souvent douté de l’existence de cet original déposé dans le Saint-Sépulcre, qui pourrait avoir été inventé pour sanctifier les coutumes traditionnelles des Français dans la Palestine.
  134. Un noble jurisconsulte, Raoul de Tabarie (A. D. 1195-1205), refusa au roi Amauri de publier par écrit les connaissances qu’il avait acquises, et déclara nettement que de ce qu’il savait, ne ferait-il jà nul borjois son pareil, ne nul sage homme lettré (c. 281).
  135. Le compilateur de cet ouvrage, Jean d’Ibelin, était comte de Jaffa et d’Ascalon, seigneur de Baruth (Béryte) et de Rames ; il mourut A. D. 1266 (Sanut, l. III, part. 2, c. 5-8). La famille d’Ibelin, qui descendait d’une branche cadette de la maison des comtes de Chartres en France, tint long-temps un rang distingué dans la Palestine et dans le royaume de Chypre. Voyez les Lignages de deçà mer ou d’outre-mer (c. 6), à la fin des Assises de Jérusalem. Ce livre original rapporte la généalogie de tous les aventuriers français.
  136. Seize commissaires choisis dans les états de l’île achevèrent l’ouvrage le 3 de novembre 1369 ; il fut scellé de quatre sceaux, et déposé dans la cathédrale de Nicosie. Voyez la Préface des Assises.
  137. Le circonspect Jean d’Ibelin conclut plutôt qu’il ne l’affirme, que Tripoli est la quatrième baronnie, et annonce quelques doutes sur les droits ou les prétentions du connétable ou maréchal (c. 323).
  138. « Entre seignor et homme ne n’a que la foi… mais tant que l’homme doit à son seignor révérence en toutes choses (c. 206), tous les hommes dudit royaume sont, par ladite Assise, tenus les uns aux autres…, et en celle manière que le seignor mette main ou fasse mettre au corps ou au fié d’aucun d’yaux sans esgard et sans connoissance de court, que tous les autres doivent venir devant le seignor, etc. (c. 212). » La forme de leurs remontrances est conçue avec la noble simplicité de la liberté.
  139. Voyez l’Esprit des Lois, l. XXVIII. Durant les quarante années qui suivirent sa publication, aucun ouvrage n’a été plus lu et plus critiqué ; et l’esprit de recherche qu’il a éveillé n’est pas une des moindres obligations que nous ayons à son auteur.
  140. Pour l’intelligence de cette jurisprudence antique et obscure (c. 80-111), j’ai été puissamment aidé par l’amitié d’un savant lord, qui a examiné avec autant de soin que de lumières l’histoire philosophique des lois. Ses travaux pourront enrichir un jour la postérité ; mais le mérite du juge et de l’orateur ne peut être senti que par ses contemporains.
  141. Le règne de Louis-le-Gros, qui est regardé comme l’auteur de cette institution en France, ne commença que neuf ans après le règne de Godefroi (A. D. 1108), Assises (c. 2-324). Voyez, relativement à son origine et à ses effets, les remarques judicieuses de Robertson (Hist. de Charles V, vol. I, p. 30-36, 251-265, édit. in-quarto).
  142. Tous les lecteurs familiers avec les historiens entendront par le peuple des Syriens les chrétiens orientaux, melchites, jacobites ou nestoriens, qui avaient tous adopté l’usage de la langue arabe.
  143. Voyez les Assises de Jérusalem (c. 310, 311, 312). Ces lois furent en vigueur dans le royaume de Chypre jusqu’en 1350. Dans le même siècle, sous le règne d’Édouard Ier, je vois, d’après son livre de comptes récemment publié, que le prix d’un cheval de bataille n’était pas moins exorbitant en Angleterre.