Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XVIII

Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 5p. 127-248).

LIVRE XVIII.

SOMMAIRE.


Mouvement de retraite du général Lake. — L’armée prend ses cantonnements. — Le tombeau d’Ackbar. — Réapparition d’Holkar. — Poursuite de Holkar par l’armée anglaise. — Les facultés de Holkar commencent à se troubler. — Discussion avec Scindiah. — Jonction de Scindiah et de Holkar. — Lord Wellesley rappelé en Angleterre. — Lord Cornwallis lui succède. — Système politique de lord Cornwallis. — Concessions à Scindiah. — Concessions à Holkar. — Concessions aux autres princes de l’Inde. — Traité avec Scindiah et Holkar. — Mort de lord Cornwallis. — Sir Georges Barlow lui succède. — Abandon du système de non-intervention à Hyderabad et à Poonah. — Administration de lord William Bentinck à Madras. — Système d’administration et de justice, et collection des revenus de cette présidence. — Révolte dans des troupes indigènes à Velore. — Arrivée de lord Minto à Calcutta. — Situation générale de l’Inde à cette époque. — Nouvel arrangement avec le peschwah et ses feudataires. — Mission en Perse. — Mission dans le Caboul. — Ameer-Khan menace les rajahs de Berar et de Nagpoor. — Suite de l’histoire d’Ameer-Khan. — Mécontentement dans l’armée de Madras. — Expédition dirigée contre Java, alors en possession des Français. — Débarquement. — Prise de Batavia. — Combat de Welterwreden. — Lignes de Cornelis. — Prise de ces lignes par l’armée anglaise. — Le général Janssens. — Opération de la flotte anglaise. — Affaire de Juttoo. — Reddition de l’île et capitulation du général Janssens. — Situation financière du gouvernement de l’Inde.
(1805 — 1811.)


Séparateur



La paix conclue avec le rajah de Bhurtpoor, le général Lake commença aussitôt son mouvement de retraite. Se mettant en marche le 22, l’armée passa successivement par Gossamy, Nehmada, Parbutty, Dholpore. Le 28, le général en chef passa la Chambul avec l’artillerie à cheval et le corps de réserve ; le reste de l’armée le jour suivant. La Chambul, rivière considérable, prend sa source au cœur de la province de Malwa, à quinze milles de celle de la Nerbudda, et, après avoir parcouru dans la direction du nord-est quelques unes des provinces les plus fertiles de l’Indostan, se décharge dans la Jumna à vingt milles au-dessous d’Étawah ; son cours est d’environ quatre cent quarante milles. Le général opéra sa jonction avec le colonel Martindal, qui depuis quelques jours avait pris position sur le bord de la rivière avec un détachement composé de 10 bataillons de Cipayes, 2 escadrons de cavalerie indigène, 1 escadron de la garde du gouverneur-général, 20 pièces de canon, et de la cavalerie irrégulière. Le colonel Martindal avait pour mission de surveiller les mouvements de Scindiah. Celui-ci, encouragé par le mauvais succès des armes britanniques devant Bhurtpoor, se donnait en effet beaucoup d’agitation pour organiser une autre confédération mahratte. Une lettre de la main du rajah de Bhurtpoor, interceptée par les Anglais, avait révélé ce projet. Dans cette lettre, il encourageait le rajah de Bhurtpoor à la résistance et lui donnait l’assurance d’un prompt secours. Lui-même se targua de certaines prétentions sur la forteresse de Gwalior. Il mit le comble à ses mauvais procédés en s’emparant de la personne d’un résident anglais, M. Jenkins, dont il laissa piller les équipages. Lord Lake demanda à Scindiah réparation de cet outrage, le menaçant, en cas de refus, de la reprise des hostilités : menaces ou remontrances qui demeurèrent également sans résultat. Le colonel Martindal ayant pris une forte position sur les bords de la Chambul, Scindiah demeura campé à Sanbulghur, à environ trente-deux milles de ce dernier. À la nouvelle de la jonction du corps de Martindal à l’armée du général Lake, il battit en retraite dans la direction de Kottah. En ce moment plusieurs des chefs confédérés qui s’étaient joints à lui l’abandonnèrent pour se réfugier dans le camp anglais. Parmi ces derniers se trouvait un des plus braves officiers de Jeswunt-Row-Holkar. Dans un moment où, par un hasard fatal, il tenait à deux mains la poignée de son sabre, un même coup de canon les lui enleva. Malgré cette terrible mutilation, il n’en continua pas moins à guerroyer, même à se faire remarquer par une indomptable activité. On lui passait la bride de son cheval autour de son bras mutilé ; il le poussait au plus fort de la mêlée, et, bien qu’il ne pût plus frapper, il encourageait les siens par ses ordres, ses cris, son mépris du danger. Cette désertion devenant contagieuse, l’armée de lord Lake se grossit tous les jours d’un nombre immense d’auxiliaires. Elle montait en ce moment à 30,000 soldats ; suivie d’ailleurs d’une autre armée de 300,000 combattants. Toute cette multitude campait ensemble dans une plaine de sable, sur des rochers nus, au milieu desquels coulait la Chambul.

Dans les premiers jours de mai, le général en chef passa en revue l’armée de Bundelcund, dont la tenue et la discipline lui parurent mériter tous ses éloges. La cavalerie irrégulière, commandée par le colonel Shepherd, lui sembla digne des mêmes louanges. Le 7, le rajah de Gohut vint faire une visite au général. Il était accompagné de son fils, enfant de quatre ou cinq ans. Le général s’occupa de l’enfant, auquel il fit quelques caresses, et, s’étant assis, le mit sur ses genoux. L“enfant, après s’être amusé avec l’épée et les boutons de l’habit du général, s’endormit. Le général le retint dans ses bras pour l’empêcher de tomber. Le rajah et sa suite considérèrent long-temps ce tableau, et se plurent à voir dans le tranquille sommeil goûté par l’enfant dans les bras du général un présage de la paix réservée aux États du rajah sous la protection britannique. Un traité venait en effet d’être signé entre le rajah et le gouvernement britannique. Le premier s’engageait à retenir à son service 3 bataillons de Cipayes. Le 10 mai, les différentes divisions de l’armée commencèrent à se séparer, pour retourner à leurs cantonnements respectifs. La division de Bombay, sous les ordres du général Jones, se dirigea vers Ramporah. Le 12, l’armée du Bundelcund, toujours sous les ordres du colonel Martindal, commença sa marche vers Gwalior. Le 26, la cavalerie et la réserve, sous les ordres du commandant en chef, se mirent en mouvement. Le détachement du lieutenant-colonel Bowyer reçut l’ordre de se rendre à Gohut, celui sous les ordres du général Dowdesvell de rejoindre la cavalerie le jour suivant. Le corps du général Smith, qui faisait partie de l’aile droite de l’armée, était déjà à Dholpore. Ces trois corps s’y trouvèrent réunis à la fin de mai. L’armée en partit aussitôt et campa à Muncah, grande ville sur la route d’Agra ; elle arriva ensuite à Poorah. Elle campa ce jour-là en divisions séparées, suivant leurs destinations respectives : l’une, sous les ordres du général Dowdeswell, composée de 3 régiments de dragons et de l’artillerie à cheval, des 1er et 4e de cavalerie indigène, le parc, 2e régiment, le 2e bataillon du 9e, et le 2e bataillon du 22e régiment d’infanterie indigène. Le reste de l’armée, sous les ordres du général en chef, prit ses cantonnements à Mutra et dans les environs. L’armée, ainsi rassemblée sur la rive ouest de la Jumna, se trouvait toute prête à agir suivant les circonstances.

Une partie des troupes anglaises cherchait et trouvait un abri contre les vents et les pluies de la mousson dans les palais en ruines d’Akbar, dans la résidence du Futtypore-Sycra, séjour favori de l’impératrice sa femme. D’autres troupes étaient campées parmi les ruines des palais des anciens grands seigneurs mogols, autour d’Agra et de Mutra. Trois régiments de cavalerie, les 8e, 24e et 25e de dragons, avec leurs bagages et de l’artillerie, eurent en partage le tombeau d’Akbar à Secundra ; bâti par lui vingt à vingt-cinq ans avant sa mort, à la place d’un jardin de plaisance appartenant à sa mère ; magnifique autrefois par sa beauté et le luxe de sa végétation, mais alors converti en champ de manœuvres. Le corps du bâtiment était devenu lui-même une caserne pour les soldats. Le mausolée consistait en quatre étages, diminuant graduellement de largeur, ayant à chacun plusieurs petites tours surmontées de coupoles ; la hauteur du dernier étage était de 120 pieds au-dessus du sol. Au centre se trouvait la tombe d’Akbar, d’un beau marbre blanc. Cinq voûtes partant du vestibule conduisaient à vingt appartements différents, où reposaient les restes des fondateurs de grandes familles ; ils sont tous ornés de belles sculptures reposant sur des pavés en mosaïque. Le dernier étage se trouvait terminé par une magnifique terrasse, en granit entremêlé de marbre blanc et noir, au centre de laquelle se trouvait un magnifique cénotaphe d’une seule pierre, placé perpendiculairement au-dessus de la tombe du roi. Une multitude de minarets et de coupoles de toutes dimensions achevaient de donner à l’édifice un caractère de grandeur et d’élégance. Les officiers logeaient pour la plupart dans les tombeaux des omrahs voisins de celui d’Akbar. Ces habitations silencieuses d’un peuple silencieux étaient maintenant pleines de bruit et de mouvement, habitées par des hommes vivant de la vie la plus active, cherchant à se dédommager des fatigues de la campagne pendant ces moments de repos. On ne pouvait, dit-on, considérer tous ces contrastes sans une profonde émotion.

Cependant il arrivait dans le gouvernement un changement d’une grande importance. Dès le mois de décembre 1803, lord Wellesley avait annoncé aux directeurs son intention de retourner en Europe. Les hostilités qui suivirent l’engagèrent à différer l’exécution de cette résolution. Dans le mois de mars 1805, tout en exprimant à la cour des directeurs ses inquiétudes croissantes sur le mauvais état de sa santé, le besoin qu’il éprouvait de la refaire dans un climat plus doux et d’être délivré des soins et des soucis du gouvernement, il énonçait pourtant son intention de ne pas déserter son poste ; il était résolu à ne pas quitter l’Inde avant que la paix ne fût assise sur des bases solides et permanentes. Mais des mesures avaient été prises dès cette époque pour un changement d’aministration dans l’Inde. Les directeurs et les ministres s’alarmaient depuis quelque temps de l’accroissement de la dette et des difficultés pécuniaires qui entouraient la Compagnie ; on commençait à désirer la paix. L’opinion publique, toujours prête à s’en prendre aux hommes des nécessités politiques, voyait dans lord Wellesley un ambitieux et prodigue administrateur. La plus grande partie de son administration s’était trouvée employée à la guerre, à la conquête. On croyait que cela tenait au caractère de l’homme ; on s’obstinait à croire qu’il avait fait naître volontairement la guerre, bien qu’en définitive il se fût seulement borné à en apercevoir de bonne heure l’imminente nécessité. Un grand nombre de gens arrivèrent à penser, à dire que les intérêts britanniques n’auraient jamais de sécurité tant que lord Wellesley demeurerait à la tête des affaires. Or, un des prédécesseurs de ce dernier, lord Cornwallis, s’était toujours montré modéré dans sa politique, opposé à la guerre et à tout accroissement de territoire ; l’opinion publique, par un de ces engouements qui lui sont familiers, se plaisait à en faire l’homme de la paix. On sait comme la fantaisie populaire est portée à personnifier les idées. En ce moment lord Cornwallis parut le seul homme capable de faire refleurir la paix dans l’Orient. Courbé sous les ans, glacé par l’âge, gémissant sous le poids des infirmités, étranger depuis long-temps aux affaires de ce pays, lord Cornwallis n’en sembla pas moins le remède à tous les maux de l’Inde. Il fut nommé gouverneur-général, et arriva à Calcutta le 30 juillet 1805.

Ce même jour, lord Cornwallis prit son siège au conseil, prêta serment, puis entra en fonctions. En rendant compte de ses premières démarches à la cour des directeurs, il disait : « Je trouve avec grand chagrin que nous sommes encore en guerre avec Holkar, et que c’est tout au plus si nous pouvons nous dire en paix avec Scindiah. En conséquence, je me suis résolu à me transporter immédiatement dans les provinces supérieures, afin de pouvoir profiter de l’intervalle que la saison pluvieuse amènera dans nos opérations militaires pour m’efforcer, si toutefois la chose est possible sans aucun sacrifice de notre honneur national, de mettre fin par des négociations à la situation actuelle. Il me semble que le plus brillant succès ne saurait nous apporter aucun bénéfice solide ; mais la continuation de cet état de choses ne saurait manquer de nous envelopper dans des difficultés pécuniaires que nous ne serions peut-être pas à même de surmonter. » Ce qui le frappa d’abord fut l’état délabré des finances. Il en écrivait, dès le 9 août, en ces mots à la cour des directeurs : « Le résultat de l’enquête que j’ai commencée n’a produit que les résultats les plus décourageants. Je suis persuadé qu’à moins que quelques promptes mesures ne soient immédiatement prises pour réduire les dépenses, il serait impossible de pouvoir recommencer une guerre avec Scindiah et les États confédérés avec lui. » La seule source d’économie qui se présentât à l’esprit de lord Cornwallis fut une réduction aussi considérable que possible dans les troupes irrégulières. Dans la dernière guerre, lord Wellesley, dans la vue de diminuer le pouvoir des Mahrattes, avait cherché à attirer au service anglais une bonne partie des troupes et des officiers au service de ces princes. Il réussit si bien, que le nombre de ceux qui passèrent au service des Anglais devint fort considérable, ce qui accrut la dépense dans la même proportion. Déjà lord Wellesley avait été obligé de la réduire. Cette dépense, élevée un moment à 580,000 roupies par mois, avait été plus tard réduite à 390,000 ; même à ce taux, elle parut excessive à lord Cornwallis : « Ces troupes, disait-il, seraient certainement moins formidables au gouvernement britannique en rase campagne que nourries de la sorte à ses dépens. » Cependant, pour les renvoyer, il fallait les payer. Lord Cornwallis eut recours à un expédient assez hardi : il retint l’argent que la Compagnie envoyait à la Chine. Quant aux alliances, la politique de lord Cornwallis différait aussi essentiellement de celle de son prédécesseur. Il ne prétendait en aucune façon se servir de la faiblesse du gouvernement du peschwah, pour s’immiscer dans le gouvernement intérieur des États mahrattes ; il considérait, au contraire, comme un inconvénient d’être obligé de s’en mêler. Il écrivait au résident : « Nous sommes placés dans cette alternative, ou de nous mêler de toutes les querelles et de tous les désordres résultant de l’administration inefficace ou relâchée du peschwah, ou bien de tolérer que le gouvernement de Sa Hautesse soit sans cesse à la veille d’être complètement renversé par l’anarchie et la rébellion. Dans de telles circonstances, une alliance avec le peschwah, loin d’être profitable à la Compagnie, doit nous entraîner dans d’inextricables difficultés et devenir pour nous un pesant fardeau. » Il pensait de même par rapport il l’alliance intime avec le nizam ; aussi écrivait-il à ce propos au résident britannique à Hyderabad : « Le gouverneur-général voit avec beaucoup de peine le degré d’influence exercé par le gouvernement britannique par l’intermédiaire de ses résidents sur l’administration intérieure d’Hyderabad. » Il écrivait à la cour des directeurs dans des termes à peu près identiques. La diminution des forces à payer, la renonciation aux alliances intimes comme renfermant des chances de guerre ; c’étaient là les deux pivots sur lesquels tournait le système politique de lord Cornwallis.

La première mesure à prendre dans ce système, c’était de régler d’abord le différend avec Scindiah. Lord Cornwallis voyait deux obstacles pour arriver à ce but : la détention, par Scindiah, du résident anglais, auquel il avait jusque là refusé de rendre la liberté ; la prise de possession par le gouvernement anglais de la forteresse de Gwalior et de la province de Gohut. Sur ces deux points, il se résolut à céder à Scindiah. Il écrivait à la cour des directeurs : « Je crois nécessaire de vous apprendre que je suis décidé à transiger sur la demande qui a été fréquemment faite de la mise en liberté du résident britannique, s’il est prouvé que ce soit là le seul obstacle d’un arrangement satisfaisant de nos affaires avec Dowlut-Row-Scindiah. » Quant au second point, il dit encore : « C’est mon opinion bien arrêtée qu’il est désirable pour nous d’abandonner notre possession de Gwalior et de Gohut, même indépendamment de tout arrangement avec Scindiah. Je n’hésite nullement à prendre la résolution de transférer à Dowlut-Row-Scindiah la possession de cette forteresse et de ce territoire. » De plus, lord Cornwallis consentait à lui accorder la faculté de placer des troupes dans les districts qui lui étaient réservés dans le Doab comme propriété de sa famille, Dolapoor, Barre et Kerre. De son côté, Scindiah aurait été tenu de renoncer aux jaghires, pensions, stipulations, etc., etc., qui lui avaient été accordées par le premier traité ; à faire une pension de 3 lacs de roupies au rajah de Gohut ; a indemniser du pillage de la résidence anglaise. Par rapport à Jeswunt-Row-Holkar, lord Cornwallis avait l’intention de lui restituer tous les territoires conquis sur lui par les armes anglaises. Deux objets importants restaient encore à régler : 1° les petits princes des environs de la Jumna, avec lesquels le gouvernement anglais avait contracté des alliances ; 2° les territoires à l’est et au midi de Delhi dont le gouvernement anglais n’avait pas encore disposé. Lord Cornwallis se proposait d’abandonner ces deux objets. Il proposait de distribuer ce dernier territoire à ces petits princes comme un dédommagement de l’alliance anglaise et des avantages qu’ils en auraient pu tirer. Lord Cornwallis voulait sur toutes choses que le gouvernement britannique fût exempté de toute obligation de défendre un territoire quelconque.

Lord Cornwallis fit écrire à Scindiah dans cet esprit. Dans cette lettre Scindiah était sollicité de relâcher le résident britannique ; et assurance lui était donnée que dans ce cas lord Lake serait autorisé à ouvrir avec lui une négociation dont la conclusion serait probablement la restitution de Gwalior et de Gohut. Mais cette lettre n’était pas encore parvenue à sa destination, qu’un changement s’était opéré dans les conseils de Scindiah. Le ministre de ce dernier qui avait été partisan de l’alliance avec Holkar fut renvoyé. Il se réfugia dans le camp de celui-ci, alors dans le voisinage, mais qui offrit aussitôt de lui refuser asile et de l’expulser. Ce procédé plut à Scindiah. Cependant son nouveau ministre lui conseillait d’arranger ses différends avec le gouvernement anglais. Mais un ennemi du ministre disgracié, Monshee-Kavel-Nyne, se trouvait dans le camp anglais, où il avait cherché et trouvé un refuge. Dès que lord Lake aperçut les dispositions pacifiques de lord Cornwallis et les changements qui s’étaient faits dans l’esprit du gouvernement, il songea à tirer parti du fugitif. Un des parents de ce dernier fit comprendre à Scindiah combien il lui serait facile d’entrer en négociations avec les Anglais par son intermédiaire, et de se tirer par là de tant d’embarras menaçants. Scindiah suivit promptement cet avis ; il envoya immédiatement des propositions par l’intermédiaire de Kavel-Nyne. Lord Lake conservait ainsi l’avantage du terrain : aussi répondit-il qu’il n’écouterait rien jusqu’au renvoi du résident britannique. Le résident fut immédiatement relâché. Déjà il était en marche pour le camp lorsque lord Lake envoya à Scindiah un plan d’arrangement territorial, qui, selon lui, pouvait régler tous leurs différends. Ce plan était déjà en route avant que lord Lake n’eût reçu la lettre du gouverneur-général à Scindiah et la nouvelle instruction dont nous venons de parler. Lord Lake comprit tout le mauvais effet que ne pourrait manquer de produire sur l’esprit des Mahrattes ce désir empressé de la paix manifesté par lord Cornwallis. D’un autre côté, la contradiction qui existait entre ses demandes et celles de Cornwallis n’aurait pas manqué de les frapper en leur révélant le peu d’accord régnant dans les conseils britanniques. D’ailleurs, lord Lake était lui-même fortement frappé des inconvénients de la politique de lord Cornwallis. Il prit le parti de retenir la lettre de ce dernier à Scindiah. Il s’en excusa auprès du gouverneur-général en lui apprenant le changement survenu dans la situation des affaires, et en lui communiquant le plan d’arrangement récemment envoyé à Scindiah. Lord Lake représentait ensuite à lord Cornwallis l’inconvénient qu’il y aurait pour les intérêts britanniques à permettre aux Mahrattes de conserver des établissements dans les provinces supérieures de l’Inde. Il s’efforçait encore de lui démontrer combien ce serait chose incompatible avec la justice et l’honneur du gouvernement britannique, plus tard extrêmement nuisible à ses intérêts, que l’abandon de toute alliance avec les petits princes de l’Inde compromis vis-à-vis les Mahrattes, par suite de leur confiance dans le gouvernement anglais.

Le gouverneur-général n’était plus en état d’écouter ces remontrances lorsqu’elles lui parvinrent. Sa santé, altérée dès son départ d’Angleterre, avait rapidement décliné depuis son arrivée à Calcutta. Le 27 septembre, il se trouva trop mal pour continuer son voyage. On le transporta à Gazeepore, ville du district de Bénarès. Il éprouvait pendant la matinée, même une partie de la journée, une sorte d’insensibilité générale. Vers le soir, se ranimant quelque peu, il se faisait habiller, écoutait la lecture des dépêches, et donnait des instructions sur les réponses à faire. On dit que, malgré cette lutte avec la maladie, son esprit ne laissait pas que de montrer de temps à autre quelques lueurs de sa vigueur première. Après avoir ainsi langui pendant un mois et quelques jours, il expira, le 5 octobre, avec le même calme qu’il avait vécu. Suivant ses intentions, il fut enterré à Gazeepore : « Que l’arbre demeure là où il tombera, » avait-il dit. La mort de lord Cornwallis affligea profondément ses amis, et tous ceux qui l’approchèrent ; mais il s’en faut qu’elle fût un malheur public. Le système de concessions dans lequel il était engagé ne pouvait réussir, et, s’il eût réussi, aurait été fatal à la puissance anglaise. On peut dire cependant, au grand honneur de lord Cornwallis, que les hautes et nobles qualités de son caractère atténuaient, autant que faire se pouvait, ce qu’il y avait de faux et d’erroné dans ses dernières vues. Deux seuls membres du conseil civil se trouvaient en ce moment à Calcutta ; comme le plus ancien, sir Georges Barlow prit provisoirement les rênes du gouvernement. Il partageait les vues de son prédécesseur, et montra tout d’abord la résolution de continuer le même système, c’est-à-dire d’abandonner toute alliance avec les petits princes de l’Inde, et de renoncer à toute prétention sur les territoires à l’ouest de la Jumna. Il écrivait à lord Lake : « Cette résolution est fondée sur la connaissance que j’ai de la conformité de ces principes généraux avec l’intention de la législature et les ordres positifs de l’honorable cour des directeurs ; elle l’est aussi sur mon intime conviction que c’est là le seul moyen d’établir sur une base solide la puissance britannique dans l’Inde. » Après la mort de lord Cornwallis, le système politique dont il avait été le représentant le plus illustre était donc aussi vivace que jamais.

Holkar, après sa fuite de l’Indostan, chez les Rajpoots, avait réussi à rassembler quelque artillerie et un certain nombre de soldats. Alors il s’était déterminé à marcher au nord, en recherche de pillage et de conquêtes ; ainsi qu’il le disait lui même, tous ses États se trouvaient maintenant sur la selle de ses chevaux. Il évita la division du major-général Jones, partie de Rampoorah pour se mettre à sa recherche ; il évita de même celle du colonel Bell, et se montra tout-à-coup au nord-ouest de Delhi, à la tête d’un nombreux rassemblement, traînant avec lui soixante pièces de canon. À cette nouvelle, le général Lake n’hésita pas à mettre en mouvement toutes les forces britanniques. Il se proposait d’empêcher les Seycks de se prononcer pour les Mahrattes ; en un mot, de détruire dans son germe cette nouvelle coalition. Les troupes cantonnées à Agra, à Secundra, reçurent l’ordre de se rassembler à Mutra le 10 octobre. Un fort détachement sous les ordres du général Dowdeswell reçoit en même temps l’injonction de marcher à Shanpoort pour protéger le Doab par le nord. Lord Lake lui-même marcha vers Delhi avec le reste de l’armée. La garnison britannique de Deeg en fut retirée, la forteresse rendue au rajah. Arrivé à Delhi, lord Lake s’empressa d’aller rendre visite à l’empereur ; l’armée continua sa marche par Tarpoliah, Allipore, Beronteka Serai, Souniput, petite ville a trente milles au nord-ouest de Delhi : Souniput ancienne capitale fondée par cet aventurier anglais dont nous avons déjà parlé, George Thomas ; Panniput, si célèbre par le grand nombre de batailles qui y ont été livrées ; passa par Chourah, puis arriva le 20 à Carnawl, frontière septentrionale du district de Delhi, et touchant aux provinces des Seicks. Passant par Azimabad et Tannassar, elle traversa la rivière Sursooty auprès d’une petite ville nommée Phoait. Le jour suivant, elle campa à cent cinquante-quatre milles de Delhi, auprès de Pattyalaga, capitale d’un chef seick régnant sur ce pays, et la plus florissante du district de Sirkind. Dans une conférence avec ce rajah, lord Lake en apprit le refus des seicks de se joindre à Holkar. L’armée passa ensuite à Nabeh, puis à Amirghur, marchant le long du grand désert de sable qui s’étend depuis les rivages de l’Indus jusqu’à une distance de cent milles de Delhi. C’était une contrée déserte et désolée, dépouillée de verdure et d’arbres, à l’exception de quelques chétifs et rares arbustes, croissant çà et là. À l’horizon, des montagnes de sable donnaient l’idée d’une succession de vagues de l’océan qui auraient été tout-à-coup frappées d’immobilité. À chaque instant de nombreux phénomènes de mirage se jouaient de l’armée ; des rivières, des lacs, des forêts, imitaient la réalité de manière à tromper les gens les plus habitués à ce genre de merveilles. À la vue de ces lacs, de ces ruisseaux, qui paraissaient rouler une eau limpide, les soldats poussaient des cris de joie et battaient des mains. Impatients de s’y plonger, et de s’y désaltérer à longs traits, ils se précipitaient à grands pas de ce côté ; au moment de l’atteindre la vision disparaissait, les laissant dans l’étonnement et le désespoir :

Le colonel Burn, à la tête d’un détachement, avait été chargé de s’emparer de l’artillerie de Holkar ; ce but manqué il rejoignit l’armée à Rawseanah. Le 2 décembre, l’armée atteignit Ludheana, située sur les bords de la Suttlège, vis-à-vis une île formée par la rivière. Là elle fit une halte de deux jours ; puis un bataillon de Cipayes traversa la rivière en bateaux, et, parvenu de l’autre côté, protégea le passage du reste de l’armée qui le suivit. Le lendemain, après avoir campé à Kerenah, l’armée, continuant sa marche, arriva dans le Punjab, ou contrée des Cinq-Rivières. Ce pays était dans le meilleur état de culture, abondait des plantes et des végétaux qui se trouvent dans le reste de l’Inde. Pendant la durée de cette marche, la discipline la plus sévère fut observée par l’armée : aussi, malgré la fierté des habitants et leurs dispositions guerrières, sa marche ne fut-elle nullement inquiétée. Elle marchait au contraire au milieu de l’abondance de toutes choses, les habitants des campagnes s’empressant d’apporter des vivres, qui leur étaient régulièrement payés. À Jumshire, sur la Byne, l’avant-garde de l’armée anglaise aperçut un moment l’arrière-garde de Holkar ; mais il disparut tout-à-coup et sa trace fut de nouveau perdue. Le 9 décembre, l’armée campa sur les rives de la Beyah, l’ancienne Hyphasis, ayant dans le lointain, au nord, les nombreux et gigantesques sommets de l’Hymalaya. Holkar avait alors pris position à moitié chemin de Lahore, capitale des Seicks ; et du camp anglais, en un lieu appelé Amrutsir, ou Eaux de l’immortalité, dénomination empruntée à un magnifique étang qui se trouvait dans le voisinage. À cette époque, les fréquents revers essuyés par Holkar, joints à l’usage immodéré des liqueurs fermentées, finirent par jeter quelque trouble dans son esprit. D’un caractère mobile, et toujours sous l’influence de quelque passion violente, on le voyait toujours dans les extrêmes ; quelquefois il traitait avec bonté les prisonniers ; le plus souvent il se livrait à leur égard aux plus atroces cruautés, Parfois il se plaisait à se revêtir d’habillements splendides, à faire briller sur lui l’or et les diamants ; d’autres fois il parcourait le camp monté sur un petit cheval sans selle, sans étriers, vêtu en simple soldat. Jadis il s’était montré plus subtil, plus fertile en ressources qu’aucun chef de Mahrattes, et c’est par là qu’il s’était rendu redoutable aux Anglais. Mais les moments où il jouissait de son sang-froid, non seulement devenaient de plus en plus rares, mais ne laissaient pas d’être empreints de traces des excès précédents.

La conclusion du traité avec Scindiah, même à la condition d’entrer dans le système d’alliance subsidiaire, ne créa aucune chance favorable à la fondation d’une paix solide. Avant la signature du traité, des difficultés s’étaient élevées par rapport au fort de Gwalior et au territoire de Gohut, qu’il espérait obtenir du gouvernement britannique. Suivant Scindiah, ces territoires étaient pour lui d’une telle importance, qu’il ne pouvait conserver sa situation en les abandonnant. Ces discussions, commencées dès le mois de février 1804 ; furent soutenues avec infiniment de vivacité par les ministres de Scindiah, elles n’empêchèrent pas cependant la signature du traité défensif. Les ministres de Scindiah avaient déclaré que quelque convaincus qu’ils fussent de la justice de leurs droits, et du préjudice énorme qui résulterait pour Scindiah de l’abandon de ces droits, ils ne voulaient pas que cela devint une raison d’interrompre des relations pacifiques si heureusement établies. Le 21 mai 1804, les conditions du traité auxquelles il était obligé de se soumettre lui furent en conséquence communiquées. Toutefois, la paix ne reposait pas sur des fondements bien solides ; aucune disposition vraiment amicale n’existait entre les deux gouvernements. Dans une lettre du 18 octobre 1804, Scindiah énonçait déjà ses griefs au sujet du traité. Il se plaignait que le gouvernement britannique n’eût pas soldé des troupes à son service ; qu’il en eût mal usé par rapport à Gwalior et à Gohut, qui jadis lui avait appartenu à lui-même ; que le rajah de Joodpore eût été compris dans la liste des princes protégés par le gouvernement britannique, quoique ce rajah fût son tributaire ; que les terres reconnues comme sa propriété particulière, à lui Scindiah, n’eussent pas été restituées, malgré de formelles promesses, ni les pensions stipulées acquittées ; enfin, que le gouvernement anglais n’eût pas accordé à ses États la protection qu’il leur devait, mais les laissait au contraire à la merci des troupes de Holkar.

À la date de cette lettre, Scindiah abandonnant Boorhanpore, s’était porté sur la Nerbudda ; il s’occupa d’en opérer le passage à la tête de son armée. Sur les représentations très vives du gouvernement britannique, il parut abandonner ce projet ; il manifesta même l’intention de retourner dans la capitale de ses États, et d’y donner ses soins à l’arrangement de ses affaires. Toutefois, il prit la direction de Bapaul. Avec ou sans son consentement ses troupes pillèrent la ville de Sangur, place appartenant au peschwah : de plus, une partie de ses troupes irrégulières attaqua et pilla la maison du résident anglais. Il devint manifeste que son intention était de profiter du désordre qui devait suivre la levée du siège de Bhurtpoor pour attaquer l’armée anglaise. De son côté, le gouverneur-général répondait, le 14 avril 1805, aux griefs allégués par Scindiah contre le gouvernement britannique par l’exposition des griefs du gouvernement britannique contre Scindiah. Il lui reprochait d’être demeuré à Boorhanpore jusqu’à la fin de l’année 1805, au lieu de s’être rendu subitement à sa capitale, en conséquence de ses promesses ; d’avoir toléré dans son camp un wackel d’Holkar, malgré les remontrances réitérées du résident anglais. Il se plaignait encore que les officiers de Scindiah à Oujein eussent été un obstacle aux opérations du colonel Murray ; que deux des commandants de Scindiah eussent déserté l’armée britannique pour se réunir à l’ennemi ; que Scindiah, tout en se plaignant de sa pénurie de moyens, n’en eût pas moins augmenté son armée à mesure que diminuait celle de l’ennemi, par là donnant lieu de craindre quelque trahison ; enfin, que l’habitation du résident britannique eût été pillée sans qu’aucune démarche eût été faite pour prévenir ou punir cet attentat. Le gouverneur-général énonçait encore beaucoup de sujets de plaintes, mais d’une moindre importance. Il terminait en disant à Scindiah : « Par tous ces actes, Votre Hautesse a manifestement violé non seulement les conditions du traité d’alliance défensive, mais même celles du traité de paix. La longanimité du gouvernement britannique empêche seule le renouvellement de la guerre. »

Le 22 mars 1805, on dut croire effectivement au renouvellement de cette guerre. Scindiah annonça tout-à-coup et officiellement au gouvernement britannique sa résolution de marcher sur Bhurtpoor, avec l’intention d’interposer sa médiation pour la paix entre les parties belligérantes. À ce sujet, le gouverneur-général écrivait : « Marcher à la tête d’une armée au siège des hostilités, dans le but d’imposer une médiation non sollicitée, eût été un acte non seulement inconséquent par rapport à la nature de ses engagements, mais attentatoire à l’honneur en même temps que dangereux pour les intérêts de la Grande-Bretagne. » Le gouverneur-général n’en était pas moins résolu à éviter la guerre. Il se contenta de se mettre en mesure de s’emparer immédiatement des possessions de Scindiah, dans le cas où ce chef pousserait les choses jusqu’à ces dernières extrémités. Les officiers commandant les forces auxiliaires à Poonah et à Hyderabad reçurent l’ordre de se mettre en mesure d’occuper avec leurs troupes les positions les plus favorables à l’envahissement des possessions méridionales de Scindiah. Le commandant en chef fut autorisé à s’opposer à la marche de Scindiah sur Bhurtpoore et de la considérer comme un commencement d’hostilité. Quelques démonstrations de ce côté avaient été effectivement faites par Scindiah ; sur les remontrances du résident britannique, il changea tout-à-coup de projet et parut revenir à des dispositions plus pacifiques. Le résident fut chargé de dire à Scindiah que cette sorte d’excuse était acceptée. Le 2 avril, ce dernier, marchant dans une direction rétrograde, s’avança sur Subbulghur. Le 5, dans une conférence avec le résident anglais, il promit d’attendre en ce lieu certains subsides sollicités par lui du gouverneur-général.

Le 11 avril 1805, le général Lake reçut une lettre où on lui annonçait qu’un ministre de Scindiah se rendait à Bhurtpoore. Le général répliqua que, la paix étant conclue entre cette principauté et le gouvernement britannique, la mission d’un ministre de Scindiah auprès du rajah était inutile. Le ministre n’en continua pas moins d’avancer jusqu’à une petite distance de Bhurtpoore. Il sollicita une entrevue du rajah, que celui-ci refusa. Le ministre de Scindiah retourna auprès de son maître ; mais Holkar, qui, à la soumission du rajah, s’était trouvé dans l’obligation de quitter Bhurtpoore, rejoignit le ministre de Scindiah avec 3 ou 4,000 cavaliers en mauvais état. C’était à peu près tout ce qui lui restait de forces. Tous les deux se dirigèrent vers le camp de Scindiah. Des lettres de celui-ci, interceptées par les Anglais, et dont nous avons déjà parlé, prouvèrent une coïncidence parfaite entre les vues de ces deux chefs. Il était évident qu’ils voulaient unir leurs forces pour obtenir de meilleures conditions de paix, ou pour augmenter leurs facultés de faire la guerre. Tous deux se flattaient de se trouver en mesure de prévenir un arrangement entre le gouvernement britannique et Runjet-Sing. Ameer-Khan, de son côté, se rendit aussi au camp de Scindiah. Celui-ci donna au résident britannique des prétextes spécieux pour faire à chacun d’eux un cordial accueil ; il affirmait que, grâce à son intervention, Holkar avait renoncé à son projet de tenter une invasion sur le territoire anglais. Mais, quittant Bhurtpoore le 21 avril, l’armée anglaise se mit tout-à-coup en route dans cette direction. Le général en chef fit prévenir le résident anglais de quitter immédiatement le camp de Scindiah. Le jour suivant, le 29, après quelques désordres parmi leurs troupes, résultant de la crainte d’une attaque des Anglais, Scindiah et Holkar commencèrent leur retraite avec une grande précipitation. Ils continuèrent ce mouvement pendant plusieurs jours malgré la grande chaleur et les difficultés du terrain. À plusieurs reprises, le résident anglais demanda à quitter le camp de Scindiah, mais cette demande fut éludée.

À cette époque d’importantes négociations furent ouvertes entre Scindiah et le gouvernement britannique. Le représentant de Scindiah était Monshee-Kavel-Nyne ; celui du gouvernement britannique le lieutenant-colonel Malcolm, agent politique du gouverneur-général, sous la direction suprême de lord Lake. Le 23 novembre, la minute d’un traité définitif, où le mot d’alliance offensive et défensive se trouvait omis de propos délibéré, fut conclu aux conditions suivantes : 1° Gwalior et la plus grande partie de la province de Gohut furent abandonnées par les Anglais, non comme obligation du précédent traité, mais par des considérations d’amitié ; 2° la rivière de Chambul fut déclarée limite entre les deux États, comme fournissant une limite distincte de démarcation ; 3° Scindiah renonçait à tous les jaghires, pensions, aussi bien qu’aux districts, considérés comme sa propriété particulière, qui lui avaient été réservés par le traité précédent ; 4° le gouvernement anglais prenait l’engagement de lui payer une pension annuelle de 4 lacs de roupies ; d’assigner des jaghires à sa femme et à sa fille, à la première de 2 lacs, à la seconde de 1 lac de roupies ; 5° le gouvernement britannique s’engageait à ne faire aucun traité avec les rajahs de Odeypoor, Joadpoor, Kottah et autres chefs tributaires de Scindiah ; à ne se mêler en aucune manière des conquêtes faites par Scindiah sur la famille Holkar, entre les rivières Taptee et Chambul ; 6° enfin le gouvernement britannique exigeait que Sirjee-Rao-Gautka, qui, comme ministre de Scindiah, s’était toujours montré ennemi des Anglais, fût à jamais banni de ses conseils. Tel était du moins le traité, tel qu’il fut d’abord négocié, mais une modification survint, sous cette forme il parut au gouverneur-général imposer au gouvernement anglais la protection des États et chefs au nord de la Chumbul, depuis Kottah jusqu’à la Jumna : il insista sur ce qu’un article fût inséré pour écarter l’idée de cette protection, décidé qu’il était à ne pas l’accorder.

Cependant Holkar était complètement désappointé dans ses espérances d’être secouru par les chefs des seicks. Réduit bientôt à toutes les extrémités de la détresse, il n’avait plus, suivant son expression favorite, que ce qui tenait sur la selle de ses chevaux. Il envoya un agent pour demander la paix au général anglais. Celui-ci, par ses instructions, se trouvait dans l’obligation d’accorder à Holkar des conditions plus favorables que ce dernier n’était en droit de l’espérer ; aussi les négociations furent promptement terminées. Par un traité signé le 24 décembre, Holkar renonçait à tous ses droits sur toutes les places au nord de la Chumbul ; à toutes ses prétentions sur Poonah et le Bundelcund ; à tout ce qui se trouvait en la possession, ou seulement sous la protection du gouvernement britannique ; enfin, il s’engageait à ne recevoir aucun Européen à son service sans le consentement des Anglais. De son côté, le gouvernement anglais prenait l’engagement de ne s’interposer en quoi que ce fût dans aucune des possessions ou des dépendances de Holkar ; de plus, de restituer les forteresses et territoires capturés par les forces britanniques au midi des rivières de la Taptee et de la Godavery. Holkar promettait encore, dans un article à part, de ne jamais admettre sous aucun prétexte dans ses conseils Sirjee-Row-Gantka. Disons cependant qu’au bout de peu de mois ce dernier article fut annulé, tant de ce traité que de celui avec Scindiah ; où il se trouvait de même. Sir George Barlow fit aussi encore une autre modification à ce traité : il abandonna le territoire de Holkar au nord de la Chumbul, dans la crainte que ce territoire, réservé aux Anglais par les négociateurs, ne les entraînât dans des dépenses et des embarras, peut-être des guerres, qu’avant tout il voulait éviter.

Sir Georges Barlow avait pour base fondamentale de sa politique de rompre tous les engagements pris par le gouvernement britannique avec les chefs et les États du second ordre situés entre les frontières du Doab et les Mahrattes. Lord Lake fit à ce sujet de nombreuses remontrances, en faveur des rajahs de Boondee et de Jeypore. Il représentait que le district de Boondee, bien qu’il ne fût pas d’une étendue fort considérable, n’en était pas moins d’une grande importance, en tant que commandant certaines passes donnant accès dans l’intérieur de l’empire. Il disait encore comment le rajah, par des services éminents rendus aux Anglais, par son dévouement à leurs intérêts, se trouvait exposé à une haine violente de la part de Holkar, dont il était tributaire. Il rappela les secours fournis au colonel Monson dans sa retraite par le rajah ; il répéta plus d’une fois qu’il n’y avait ni justice, ni honneur, ni prudence même, à abandonner ainsi un allié à la vengeance d’un ennemi. La résolution de sir George Barlow demeura invariable. Ce rajah, au commencement de la guerre avec Scindiah, était entré dans un système d’alliance défensive avec l’empire britannique. Pendant un temps, on ne tira pas grand parti de cette alliance ; mais, au moment où les armées réunies de Scindiah et de Holkar se trouvaient sur les frontières de Jeypoor, il arriva que l’armée de Bombay, alors dans le voisinage de la capitale, en tira une grande partie de ses approvisionnements ; en cette occasion, lord Lake assura le rajah de la protection du gouvernement britannique. Plus tard, Holkar, passant à quelque distance de sa capitale, le général Lake l’engagea de nouveau à remplir les devoirs d’un allié fidèle ; prompt à se rendre à cette invitation, le rajah se hâta de rejoindre en personne l’armée de Bombay. Abandonné du gouvernement britannique, il ne pouvait donc guère manquer de se trouver exposé à une attaque immédiate de Scindiah ou de Holkar ; mais ce fut sans succès que lord Lake mit tout cela sous les yeux du gouverneur-général. Bien plus, dans sa hâte d’annuler, d’effacer pour ainsi dire, jusqu’aux dernières traces de toute influence britannique, sir Georges Barlow ne voulut même pas consentir à ce que la dissolution de cette alliance fût tenue quelque temps secrète, seulement jusqu’à l’éloignement de Holkar, qui devait cependant avoir lieu dans un assez bref délai, aux termes du traité. Sir George Barlow, regardant encore les traités avec le rajah de Bhurtpoore comme imposant des obligations au gouvernement britannique, donna des instructions au général en chef pour qu’il eût à traiter avec ce dernier sur de nouvelles bases ; c’est-à-dire de lui offrir une considérable cession de territoire comme dédommagement de l’alliance qu’il proposait de rompre. Mais ici le danger des concessions parut trop considérable à lord Lake. Il le représenta sous des couleurs tellement alarmantes à sir Georges, que celui-ci, tout en demeurant inébranlable dans sa résolution, consentit pourtant à en différer jusqu’à nouvel ordre l’accomplissement.

Le traité, ratifié par le gouverneur-général, arriva au camp dans la matinée du 25 décembre ; et la paix alors établie dans toute l’Inde fut saluée par plusieurs salves de l’artillerie anglaise. Les lieux où se trouvait l’armée, ces bords de l’Hyphasis où les Européens pénétraient pour la première fois, ajoutaient à la solennité de cet événement. Les seicks, alors campés dans le voisinage de celui des Anglais, eurent à cette occasion le spectacle d’une grande revue européenne qu’ils avaient souvent désiré. La promptitude, la variété, la précision des manœuvres, les étonnèrent et les charmèrent. L’un d’eux se prit même tout-à-coup à s’écrier : « Grâce au ciel, nous ne sommes point en guerre avec les Anglais ! » Au bout de quelques jours, le wackel d’Holkar revint au camp ; mais au lieu de présenter la ratification du traité telle qu’elle, était attendue, il eut recours à des objections, à des évasions. Le général en chef lui enjoignit de se retirer, et les négociations cessèrent ; alors il montra un écrit de la main de Holkar. Dans ce nouveau document, ce dernier engageait son agent à obtenir de meilleurs termes s’il y avait lieu, dans le cas contraire à se contenter de ceux convenus. L’authenticité de ce nouveau document parut douteuse ; l’ordre de s’éloigner fut répété à l’envoyé de Holkar. Il fut en même temps averti que l’armée marcherait dès le lendemain vers les Ghauts, et qu’elle passerait immédiatement la rivière si le traité n’était pas signé dans le délai de deux jours. Joignant l’effet à la menace, le général Lake commença ce mouvement sous les propres yeux du négociateur. Mais dès le jour suivant, le traité, ratifié, lui fut présenté en grande cérémonie. À droite du général se trouvaient les chefs des seicks, qui laissèrent voir toute la joie que leur causait cet événement ; à gauche le colonel Malcolm et le négociateur mahratte. D’abord les envoyés mahrattes présentèrent à lord Lake une lettre de Holkar, dans un sac de soie brodé ; lettre où ce dernier exprimait ses pacifiques dispositions et son désir de vivre en bonne amitié avec le gouvernement britannique. Le traité lui-même fut livré au général Lake, et au même instant un salut royal fut tiré. La renonciation de Holkar à toutes prétentions sur les districts de Ramporah, Lakharie, Sumeydee, Bhamungaum, Dae, blessait à la fois l’orgueil et les intérêts de Holkar. Le traité, sous tous les autres rapports, différait peu de celui fait avec Scindiah. En général, ils étaient plus favorables à ces chefs que ceux-ci ne pouvaient s’en flatter. Un envoyé anglais, chargé de le rapporter à Holkar, fut reçu dans le camp avec toutes les démonstrations de joie possibles. Les principaux officiers de Holkar exprimèrent diverses reprises leur satisfaction. Le seul Ameer-Khan demeurait à part, vivement blessé de n’avoir pas été compris dans les négociations et retenant à peine l’expression de son mécontentement. Il laissa même échapper quelques menaces. Faisant allusion à l’humilité de sa situation actuelle, il lui arriva de dire : « Après tout, une mouche peut bien tourmenter un éléphant. » Nous avons dit comment d’une situation vulgaire, parvenu par son courage et ses talents au commandement d’un certain nombre d’aventuriers, Ameer-Khan était entré de bonne heure au service de Holkar. Il y demeura après la conclusion de la paix. Après avoir ainsi glorieusement terminé sa tâche, le général Lake commença son mouvement de retraite. La paix avait été conclue aux lieux mêmes où Alexandre éleva douze autels en l’honneur de sa conquête. Le génie de l’antiquité et le génie moderne venaient pour ainsi dire de se rencontrer dans ce lieu solennel, au sein de cette Inde si pleine de merveilles et de mystères.

Le passage de lord Wellesley dans les affaires de l’Inde laissa de profondes traces. Après avoir passé des mains des Mahrattes dans celles des Français, enlevé définitivement à ceux-ci, devait devenir, à compter de ce moment, l’instrument passif et docile des Anglais. Le subahdar du Deccan reçut une force auxiliaire permanente devant être entretenue au moyen de provinces enlevées à la domination de Tippoo. La complète réduction des chefs mahrattes, Scindiah, Ragogee-Bouslah et Holkar, délivra le subahdar du Deccan de toute alarme par rapport à sa sûreté future, en donnant à ses sujets une tranquillité qui jusqu’alors leur était étrangère. Sur les ruines du gouvernement de Tippoo, la famille des anciens rajahs de Mysore remonta sur le trône, sous la tutelle du gouvernement anglais. Dans le Carnatique l’autorité de la Compagnie remplaça celle du rajah ; l’usure et l’oppression donnèrent quelque relâche à cette belle contrée ; les adversaires du nouvel arrangement eux-mêmes ne pouvaient en contester les résultats favorables. Ces nouvelles conquêtes, s’unissant aux anciennes, rendaient les Anglais les maîtres, à peu de chose près, de toute l’étendue des côtes, des bouches du Gange à celles de l’Indus. Le gouvernement subordonné de Bombay, au moyen de nouvelles alliances, s’était agrandi du territoire du Guzerate et de celui de Gwickar. Après avoir hésité long-temps, grâce à sa faiblesse naturelle, à entrer dans un traité d’alliance défensive avec le gouvernement britannique, le peschwah en était enfin devenu un allié fidèle et utile. En revanche ses États, jusque là journellement ravagés par ses grands vassaux, jouissaient enfin de quelque tranquillité. La force auxiliaire anglaise au service du peschwah, stationnée à quarante milles au nord de Poonah, formait, avec la force auxiliaire employée à Hyderabad, une ligne complète de défense. Elle couvrait les frontières du peschwah et du nizam, assurait la domination anglaise dans les États de ces princes ainsi que dans tout le midi de la péninsule.

Dowlut-Row-Scindiah ne pouvait manquer d’être mécontent de la cession de Gwalior et de Gohut ; il faisait tour à tour ses efforts pour reconquérir ces territoires à l’époque où lord Wellesley quitta l’Inde, mais n’était nullement en mesure de renouveler les hostilités. De son côté Jeswunt-Row, de la situation de prince régnant, était descendu à celui d’un chef commandant un corps de partisans, n’ayant plus d’espoir ou de ressources que dans le pillage. Il était pour toujours hors d’état de soutenir une guerre régulière avec les troupes britanniques. Sa dernière campagne, que nous avons racontée, ne fut qu’une fuite depuis le moment où il se présenta au nord de Delhi jusqu’à Amrutsir dans le Penjaub, où le dernier traité fut conclu avec lord Lake. Après l’anéantissement de la puissance française et l’expulsion des Mahrattes, les Anglais demeurèrent établis sans contestation, dans toute l’étendue du Doab, et sur la rive droite de la Jumna. Sous leur protection une ligue de petits États, depuis les montagnes de Cumaoun jusqu’au Bundelcund, furent constitués, comme une barrière contre les pillages futurs des Mahrattes ; la riche province du Bundelcund fut elle-même subjuguée et occupée. Le territoire cédé par le visir en 1801 reçut de nouveaux arrangements administratifs qui augmentèrent de beaucoup son revenu, Enfin, grâce surtout à la vigueur, à l’énergie de lord Wellesley, le gouvernement anglais exerçait alors une autorité prépondérante et incontestée sur tous les États de l’Inde. Le mécontentement de Scindiah et de Holkar pouvait bien produire quelques embarras passagers de finances ; il n’y avait plus à en redouter de dangers sérieux.

Sir George Barlow était allé aussi loin que possible dans le système de neutralité, le rêve chéri de lord Cornwallis. Mais nous en avons signé l’apogée. Une crise survenue à Hyderabad contraignit bientôt le gouverneur-général à l’abandonner. Meer-Allum, le ministre du nizam, avait perdu la confiance de son souverain inconsidéré ; la disgrâce s’en était suivie, puis une apparente réconciliation. L’adversaire du ministre, le rajah Mohiput-Ram, Indou d’une grande influence, fut renvoyé de la cour à son gouvernement de Berar. Mais le nizam n’était pas sincère dans les bonnes intentions affichées par lui à l’égard de Meer-Allum ; il voulait le renverser. Or la disgrâce de celui-ci faisait du même coup la perte du parti anglais auquel il était attaché. Tout partisan qu’il fût du système de non-intervention, sir George Barlow se décida donc à s’en départir en cette occasion. Il écrivait à la cour des directeurs : « Dans cette conjoncture extraordinaire, il n’est besoin d’aucun argument pour décentrer le danger de laisser dans un état de solidité apparente, mais de décadence réelle, notre alliance avec l’État de Hyderabad ; car, l’événement survenant d’une guerre, non seulement les secours auxquels le traité nous donne droit seraient hors de notre disposition, mais notre force auxiliaire se trouverait placée dans un pays ennemi, par conséquent exposée à tous les hasards d’une situation semblable, sans l’avantage d’une ligne de postes, de l’établissement de dépôts, ou de moyens quelconques de communication avec le territoire de la Compagnie. Il n’y a donc pas de moyen terme : nous devons abandonner l’alliance du nizam ou faire tous nos efforts pour la replacer sur ses fondements réels, en usant du poids et de l’influence que nous donne notre situation politique. » Sir George Barlow examinait ensuite s’il était convenable d’abandonner ces alliances ou de les cultiver. Il conclut à ce dernier parti ; c’est-à-dire à l’abandon du système de non-intervention, ce que d’ailleurs il ne cherche nullement à dissimuler. « Il est vrai, dit-il, que l’adoption d’une semblable ligne de conduite est une déviation du système de non-intervention par rapport à l’administration intérieure de Sa Hautesse ; système qui a été établi comme un principe de sage et équitable police. Mais l’adoption de ce système supposait une juste conception, de la part de Sa Hautesse, des vrais principes et des avantages solides de cette alliance, et une sincère disposition à la maintenir. » La cour des directeurs, dans son ardeur d’application du système de non-intervention, désirait depuis long-temps l’annulation du traité de Bassein. Elle continuait en effet à envisager ce traité du même point de vue étroit qui l’avait d’abord portée à s’y s’opposer ; elle en écrivit dans ce sens au gouverneur-général. Sir George Barlow, qui maintenant voyait la chose de plus près, plaida fortement pour le maintien de ce traité. Or, c’était là une grave déviation au système de non-intervention ; c’était, pour mieux dire, son annulation ; car il s’agissait de s’en écarter sur les deux points les plus importants, les cours de Poonah et d’Hyderabad.

Gouverneur à Madras, lord William Bentinck contribua avec beaucoup de zèle à toutes les mesures qui produisirent le succès des armées dans le Deccan. L’armée du Deccan dispersée, et les opérations contre Holkar confinées dans l’Indostan, lord William, après avoir organisé un corps de réserve, donna son attention tout entière à l’administration intérieure de son gouvernement. Les affaires de Tanjore l’occupèrent d’abord. Dès 1800, l’administration de ce pays avait été cédée à la Compagnie ; le collecteur des revenus sembla même montrer quelque empressement à établir cette autorité nouvelle sur toute l’étendue de la province. Il fut alors arrêté qu’un système de rentes payables en argent serait substitué, à l’expiration des baux, à celui alors existant, qui consistait à payer en nature. Avant que cette mesure ne fût mise à exécution, il se forma entre les serviteurs du collecteur et les tenanciers ou propriétaires de terres, une coalition qui amena de grandes diminutions dans les revenus publics. Tous s’entendirent de manière à diminuer la portion des revenus affectée à la Compagnie. D’après une enquête faite sur ce sujet, la dilapidation, en deux années et demie, ne monta pas à moins de 3 lacs et 10,000 pagodes. Lord William Bentinck, pour remédier à tout ce mal, voulut appliquer le principe de la responsabilité. Il voulut que le collecteur, qui, suivant toute apparence, ignorait ces fraudes, fût rappelé. Ce dernier fit des représentations ; il fit observer que le mal ne venait point du gouvernement, mais des dispositions vicieuses des habitants de Tanjore. « Je ne saurais le nier, écrivait lord Bentinck, je suis même porté à croire qu’il y a beaucoup de dépravation à Tanjore, et il en sera toujours ainsi où aura existé long-temps un despotisme oppressif ; le mensonge, la fraude, la finesse, sont alors les seules armes du faible contre le fort. »

Un point de quelque délicatesse occasionnait une différence d’opinions entre les membres du gouvernement civil et le général Stuart ; il s’agissait de l’exercice du patronage militaire. Pour couper court à toute discussion, lord William pria deux membres civils du conseil de réglementer la matière sans qu’il s’en mêlât. En conséquence, ces deux membres prirent une résolution qui fut envoyée en Angleterre pour recevoir la confirmation de la cour des directeurs. En octobre 1804, le major-général Cradock remplaça le général Stuart comme commandant en chef ; après avoir pris son siège, il s’adressa aussitôt à lord William Bentinck, lui déclarant sa résolution de ne pas demeurer dans l’Inde si le règlement en question était maintenu. Lord William Bentinck offrit d’abandonner le patronage tout entier aux mains de sir John Cradock, dans la vue de conserver l’harmonie entre les fonctionnaires. Le patronage militaire lui passa donc tout entier, mais à la vérité par arrangement privé, tandis qu’il eût voulu que ce fût comme arrangement public, chose qu’il prétendait nécessaire à la dignité de sa situation. Mais sur ce point lord William ne voulut pas céder. Il craignait, non sans raison, que cette versatilité d’opinions ne fît tort au gouvernement. La cour des directeurs partagea l’avis de lord William Bentinck ; elle envoya un nouveau règlement au sujet du patronage militaire. Sir George Cradock y fit de nombreuses objections. En 1804, la présidence souffrit beaucoup d’une disette de grains. Lord William Bentinck combattit les funestes effets du fléau avec beaucoup d’habileté et de succès, se servant de son autorité de manière à maintenir le grain à un taux modéré. Grâce à ses soins, du riz arriva en grande quantité de Calcutta. L’établissement de Pondichéry était toujours sous l’autorité anglaise. M. Followfied fut envoyé par la Compagnie pour y établir une cour de justice. Dans cette occasion, comme toujours, lord William montra un grand esprit de modération et de conciliation. Un des membres proposés pour remplir des places de juges était supposé être demeuré très attaché au gouvernement français ; on prétendait qu’il n’avait voulu accepter cette place qu’à certaines conditions, etc. ; ce dernier démentit ces assertions, et offrit de prendre par écrit tous les engagements qu’on voudrait. Lord William s’empressa de refuser, ajoutant qu’il ne voulait d’autre engagement que la simple parole de ce magistrat.

En ce moment le système judiciaire et celui de la collection des revenus attirait toute l’attention du gouvernement. Dans le Bengale, le système des zemindars l’avait emporté ; des taxations permanentes avaient été formées avec cette classe de tenanciers. À Madras, la question était beaucoup plus compliquée, parce que les terres se trouvaient de natures plus diverses ; on distinguait les circars du nord, les anciens jaghires de la Compagnie, les terres sous l’administration directe de la Compagnie, les terres comprises sous la dénomination de territoire cédé ; etc. La cour des directeurs s’était montrée disposée, en 1786, à appliquer à Madras le système des baux alors pratiqué au Bengale. Le manque de connaissances positives, de renseignements certains, avait empêché d’arrêter un plan d’opérations uniforme. Dans les circars du nord, les zemindars étaient un obstacle invincible à toute amélioration réelle, parce qu’ils commençaient par rendre impossible toute enquête détaillée. Aussi les autorités anglaises avaient-elles considéré comme préliminaire indispensable à toute autre mesure la réduction de leur pouvoir militaire. Mais la situation des finances de la Compagnie, l’aspect du pays, qui présentait de nombreux obstacles à l’emploi des troupes, l’union tacite de tous les fonctionnaires indigènes, nécessairement jaloux de tout accroissement de pouvoir de la Compagnie, tout cela s’était réuni pour faire obstacle à la mesure proposée, et la rendre impraticable. Ignorants des langues du pays, les employés supérieurs se trouvaient inévitablement à la merci de leurs employés secondaires. À Bombay, il y avait encore moins de chance de parvenir à administrer un peu tolérablement les districts nouvellement acquis sur la côte de Malabar.

Persuadé de cette incapacité des employés civils de Madras à s’acquitter de leur emploi, lord Cornwallis chargea le capitaine Read et neuf autres officiers de l’arrangement définitif des revenus. Tous savaient la langue du pays, étaient au courant des mœurs, des usages, des croyances des indigènes. Leur zèle et leur habileté devaient assurer le succès de leurs travaux. Leurs premières investigations portèrent d’abord sur la division primaire de la moisson, la nature des produits, et la manière de tenir les comptes des revenus : système d’examen qui les mettait dans l’obligation de retracer l’origine et le progrès de toutes les institutions civiles de la contrée. Voilà un champ de blé. La manière dont le blé est produit, dont il est partagé et consommé, n’était-ce pas là en définitive toute l’histoire de l’administration de ce pays ? Ils s’appliquèrent à comparer la théorie et la pratique de tout système de collection qu’ils trouvèrent exister soit sous les mahométans, soit dans les États de Tippoo. Le système qu’ils formèrent alors devint la règle généralement suivie dans Dindigul, Coïmbatore, Canara, et les districts cédés. Le Bengale ayant changé encore une fois, en 1799, son système de collection, la présidence de Madras voulut adopter ce nouveau système. Assez d’attention n’avait pas été donnée à la différence de la constitution de la propriété et des tenures de terres dans l’un et l’autre pays, Les autorités de Madras se déterminèrent par conséquent à conserver jusqu’à nouvel ordre l’ancien système de collection.

La cour des directeurs avait à cœur qu’une fois le système établi, il fût définitivement suivi ; elle comprenait qu’elle perdait à la fois considération et argent à l’instabilité alors existante. Cependant on s’aperçut bientôt qu’on n’avait pas encore de documents suffisants pour établir une taxation permanente. Une commission fut nommée en 1799 pour réaliser les recommandations du bureau des revenus dans les districts composant les circars du nord. Les circars de Guntoor furent affermés en proportion de ce qu’ils l’avaient été depuis treize ans ; la taxation définitive fut introduite dans les jaghires et autres anciennes possessions de la Compagnie. En 1802, une portion considérable de terres nouvellement acquises était tenue par des polygards ou chefs militaires. Par suite de l’impossibilité d’entrer dans un plan détaillé de location de terres, elles furent généralement affermées aux taux prévalent dans le pays. Ceux qui se présentaient pour leur location se trouvaient dans une situation analogue à celle des polygards. Aussitôt que les circonstances le permirent, on fit des taxations par village ; tout chef de village était tenu de fournir un certain impôt, qu’il répartissait ensuite entre les ryots au prorata des terres qu’il leur sous-louait. Mais ce système avait un inconvénient : les registres de perception abondaient en fraudes pratiquées par les chefs de village. On l’abandonna aussitôt que possible. On y substitua celui-ci : le collecteur ou percepteur entra dans un arrangement direct et individuel avec chacun des ryots compris dans les limites de sa collection. Comme il tendait à supprimer tous les profits que faisaient les tenanciers et les loueurs de terres, il rencontra beaucoup d’opposition. Sir Thomas Munro fut un des fonctionnaires employés le plus efficacement à la réalisation de ce plan. Une connaissance pratique de la langue du pays, des intentions droites, une grande activité de corps et d’esprit, étaient indispensables à un collecteur pour que les ryots pussent y avoir quelque bénéfice, et la Compagnie aussi, par la suppression des profits intermédiaires. Ces qualités étaient, à un degré remarquable, celles de sir Thomas Munro. Toutefois l’expérience ne tarda pas à démontrer les graves et nombreux inconvénients de ce système.

Lord William Bentinck sentait de plus en plus que la taxation définitive employée au Bengale ne pourrait pas s’appliquer à une grande partie du territoire de la présidence de Madras. Il résolut de se rendre à Calcutta pour faire des représentations et présenter quelques modifications sur la continuation de l’arrangement direct avec les ryots. Le gouvernement suprême prit une décision analogue à ses représentations ; et celui-ci s’en retourna à Madras par les circars du nord. Il pensait qu’il y avait un grand avantage au système suivi ; ce système était, en effet, fondé sur l’intérêt personnel, le mobile le plus constant et le plus puissant des actions humaines. Chaque ryot, sur d’avoir à payer seulement la taxe qui lui était imposée par le collecteur, devait faire des efforts pour augmenter son revenu, afin d’avoir pour gain la différence. Lord William Bentinck se détermina donc à adopter ce mode d’administration. Décidé à juger autant que possible par lui-même de l’état des choses, il résolut de visiter Malabar et Canara, et les districts cédés, accompagné de M. William Thackeray. Ce dernier préparait des objections au système des zemindars, et des considérations en faveur d’un mode de taxation permanente, directement convenue avec les ryots. Mais lord Bentinck ne put accomplir ce projet : une révolte, éclatée tout-à-coup à Velore en 1806, le rappela à Madras avant qu’il eût visité le Malabar et Canara. Ce ne fut qu’avec beaucoup de répugnance qu’il abandonna ce projet. Il pensait que la présence du gouverneur devait être profitable en faisant une impression favorable à la fois sur les fonctionnaires secondaires et les administrés. Au reste, le rapport qu’il se proposait de faire lui-même le fut par M. Thackeray, qui conclut aussi à l’arrangement annuel et à la taxation directe du ryot par le collecteur. En 1808, ce mode de collection fut pourtant mis de côté ; on en revint à la taxation par village. Cependant le colonel Munro, et c’était la meilleure autorité qu’on put avoir, était pour la taxation annuelle. Le rapport de M. Thackenay, quoique fait en 1807, ne fut connu de la cour des directeurs qu’en 1810. Les opinions soutenues par lord William Bentinck et le colonel Munro avaient alors en leur faveur d’avoir passé par l’épreuve de l’expérience.

La forteresse de Velore, à la fin de la guerre avec Tippoo, en 1799, avait été fixée pour la résidence de la famille de Tippoo-Sultan ; elle fut au moment de devenir, quelques années après, le théâtre de fort graves événements. Le major-général sir John Cradock ayant pris possession de sa charge s’étonna de l’absence de tout code militaire, Il entreprit d’y suppléer, et ce fut l’objet d’un projet de recueil de lois, règlements, ordres du jour, etc., qu’il fit paraître en 1805. Tout ce qu’il avait voulu, disait-il, c’était la réunion collective de différents ordres déjà publiés ayant par conséquent la sanction du gouvernement. Toute nouveauté dont il croirait l’introduction nécessaire ne manquerait pas, ajoutait-il, d’être soumise à l’approbation du gouverneur avant d’être mise en pratique. Or, dans les nouveaux ordres émanés du général Cradock, il s’en trouvait un conçu en ces termes : « Les Cipayes sont tenus de paraître à la parade le menton rasé, et la moustache de la lèvre supérieure coupée d’après le même modèle ; il leur est ordonné de ne jamais porter soit leurs boucles d’oreilles, soit les marques distinctives de leurs castes, quand ils sont en uniforme. Un turban d’un nouveau modèle sera de plus ordonné pour les Cipayes. » Parfaitement ignorant des choses de l’Inde, amoureux de l’uniformité européenne, le général Cradock n’attacha aucune importance à cette disposition réglementaire. Mais de graves symptômes de mécontentement ne tardèrent pas à éclater dans toutes les garnisons, surtout à Velore. Le 7 mai, le bataillon, appelé à recevoir le nouveau turban, manifesta plusieurs signes de mauvaise volonté et d’indiscipline. Il fallut avoir recours à des mesures répressives. Par un singulier accident, ce fatal et nouvel article du règlement avait été comme glissé parmi les anciens, où il était demeuré inaperçu, et, sanctionné par le gouvernement, il n’avait été lu par aucun de ses membres. Le général Cradock institua aussitôt une cour d’enquête pour remonter aux causes de l’insubordination. Les officiers non commissionnés qui avaient refusé de porter le turban furent dégradés ; l’adoption immédiate du turban par le bataillon indiscipliné fut promptement exigée. La cour d’enquête condamna, en outre, dix-neuf des plus mutins à recevoir un certain nombre de coups de fouet. Grâce fut faite à dix-sept ; les deux autres reçurent 900 coups chacun. La subordination parut rétablie ; mais ce n’était qu’une trompeuse apparence.

Un mécontentement universel continuait d’exister contre le nouveau turban. Le bruit se répandit, en outre, parmi les Cipayes, qu’il était question de les forcer à embrasser le christianisme. Le conseil du gouvernement fit en conséquence une proclamation dans laquelle les assurances plus positives étaient données aux Cipayes qu’il n’existait aucune intention dans le gouvernement d’établir de changement d’uniforme quelconque, surtout incompatible avec les lois, les usages et la religion du pays. Le général Cradock jugeant cette proclamation inutile, puisque la mutinerie semblait apaisée, ne la publia pas. Mais au moment même où il transmettait cette assurance au gouvernement, la sédition éclata plus vive et plus menaçante que jamais. À deux heures du matin, une attaque subite fut faite contre la garnison européenne, 14 officiers commissionnés, en y comprenant le colonel Faucourt, 99 officiers non commissionnés furent massacrés, et 15 autres moururent de la suite de leurs blessures. Le conseil, prêtant l’oreille à ce terrible avertissement, adopta la résolution de retirer le nouveau turban, et de permettre aux Cipayes de reprendre l’ancien. Mais on craignait que ce ne fût pas la seule cause de l’insurrection. Les princes de la famille de Tippoo habitaient Velore ; toute espérance pour l’avenir, tout mécontentement du présent, devait presque inévitablement se rattacher à eux. On prit le parti de les éloigner et de les envoyer au Bengale ; Ils furent en conséquence embarqués sur le Culloden, et confiés à un détachement sous les ordres du colonel Gillepsie. Mais l’idée que c’était le projet du gouvernement de les contraindre à embrasser le christianisme se répandit de plus en plus parmi les troupes indigènes. Une cour martiale instituée par le général en chef condamna à la peine de mort quelques uns des principaux chefs de la révolte, ou de ceux paraissant tels. Les autres, au nombre de 600, furent emprisonnés dans des forteresses du voisinage, jusqu’à ce que le gouvernement eût décidé sur le parti convenable à prendre à leur égard. À Hyderabad, la même cause produisit la même agitation, et fut sur le point d’amener les mêmes résultats. La garnison, montant à 10,000 hommes, donnait les signes les moins équivoques de mécontentement. On s’attendait à la voir se soulever d’un moment à l’autre. Le colonel Montrose, voulant éviter d’en venir à de terribles extrémités, s’entendit avec le résident et prit sur lui de suspendre l’exécution des nouveaux ordres. À l’instant même le mécontentement s’apaisa et tout indice de révolte disparut.

Le général Cradock voulait faire exécuter par détachements aux différentes divisions de l’armée les Cipayes condamnés à mort par le conseil de guerre. Le conseil de Madras se refusa à sanctionner cette mesure ; il alléguait, avec toute raison, que ce serait témoigner une défiance injurieuse à la majorité des troupes indigènes, Cradock demandait encore la radiation des régiments coupables des états de l’armée ; cette mesure, approuvée par le conseil, fut annulée par le vote décisif de lord William Bentinck. On en référa au gouvernement du Bengale, qui prononça dans le sens de la majorité ; la radiation fut donc exécutée. Deux officiers fort distingués furent alors chargés d’apprécier, avant leur mise en jugement, le degré de culpabilité respective des prisonniers. Mais on vit bientôt que le même sentiment les avait poussés à la révolte tous à la fois ; d’ailleurs, faute de témoins, aucun de ces hommes n’aurait pu être condamné par une cour martiale. Il fallut donc abandonner encore ce projet de les mettre en jugement. Le général Cradock sollicita du gouvernement du Bengale leur bannissement ; celui-ci penchait pour une amnistie. Lord William Bentinck était d’avis d’un emprisonnement temporaire qui permît d’agir suivant les circonstances ; avis adopté par le conseil et qui finit par prévaloir au près du gouvernement suprême. En conséquence, les accusés furent provisoirement emprisonnés. Malgré cette mesure de douceur, l’agitation continua quelque temps encore dans les différents cantonnements des troupes indigènes.

Un frère de Purneah, ce ministre, qui à une autre époque avait rendu de grands services à sir Arthur Wellesley, fut soupçonné de prendre part à ces menées. Purneah, au lieu de chercher à disculper son frère, se borna à demander l’examen de la conduite de celui-ci par un conseil composé seulement d’officiers anglais ; l’enquête dirigée de cette façon eut effectivement lieu, et le résultat en fut favorable à l’accusé. Le gouvernement de Madras fit alors tous ses efforts pour effacer l’impression fâcheuse qu’une semblable accusation avait dû produire sur la population indigène ; l’officier commandant à Mysore qui avait soutenu l’accusation fut rappelé. Le commandant en chef attribuait à cette mansuétude de lord William à l’égard des indigènes, le mauvais état des affaires ; ce dernier n’en persista pas moins dans ce système ; il se borna à isoler les uns des autres les mécontents en les entremêlant avec des troupes européennes. En ce même moment, Palamcottah voyait se passer dans ses murs un événement fort extraordinaire. L’officier commandant prit la résolution de désarmer tout son corps ; il sépara les Indous des Musulmans ; il arma les premiers ; chassa les autres du fort, et en prit possession avec ses fidèles Indous et quelques Européens. Il prétendit, dans sa lettre au gouverneur de Ceylan, qu’il avait découvert une grande conspiration ; il demandait en toute hâte l’aide des Européens. Le général Maitland, qui commandait à Ceylan, fit parvenir immédiatement cette nouvelle en Angleterre, sans qu’elle eût passé par l’intermédiaire du gouverneur de Madras. Cette affaire n’avait pas elle-même aucune consistance, mais comme elle arrivait en même temps que la nouvelle de la sédition de Velore, les directeurs imaginèrent que les deux événements tenaient aux mêmes causes ; ils s’en exagérèrent l’importance. Bientôt ils songèrent à leur expédient ordinaire dans toutes les situations difficiles, le rappel et le remplacement du gouverneur. Peu à peu cependant toutes les appréhensions réciproques n’avaient pas tardé à se dissiper de côté et d’autre ; les Cipayes finirent par se persuader qu’aucune tentative ne serait faite pour leur ôter le libre exercice de leur religion ; les officiers purent se livrer au sommeil sans avoir de pistolets sous leur oreiller.

Le gouvernement suprême du Bengale envoya des ordres pour le bannissement des prisonniers. Lord William Bentinck fit des objections à cette mesure, qu’il trouvait impolitique. Le Commandant en chef au contraire, le général Cradock, l’approuvait ; c’était l’avis que lui-même avait d’abord essayé de faire prévaloir. La majorité du conseil se rangea néanmoins à l’avis de lord William, qui consistait à faire des représentations sur ce sujet au gouvernement suprême ; lord Minto, alors nommé gouverneur-général, venant à toucher à Madras en ce moment même, donna son approbation aux mesures de mansuétude de lord William. Mais, dès la nouvelle de la mutinerie de Velore, la cour des directeurs avait pris le parti de rappeler ce dernier, et avec lui le général Cradock, M. Petrie devant remplir par interim la charge de gouverneur. Les honneurs inhérents à la charge de gouverneur, aux termes des lettres de la cour des directeurs, devaient être continués à lord William pendant tout le temps de son séjour à Madras ; il les refusa, n’étant point satisfait des termes de la lettre de rappel. Il était d’usage aussi que le gouverneur remplacé continuât les fonctions jusqu’à l’arrivée de son successeur, ou du moins jusqu’à son départ. En dépit de ces précédents, lord William Bentinck cessa immédiatement les siennes. Sir John Cradock hésita quelques instants à abandonner le commandement des troupes du roi, sur l’ordre des directeurs ; mais le conseil se croyait en droit de prendre telle mesure qu’il jugerait convenable pour le contraindre à l’obéissance ; il le fit savoir à sir John Cradock, qui se résigna à obéir. Un des griefs ostensiblement reprochés par les directeurs à lord William Bentinck, était son voyage à Calcutta. Ce voyage violait, dit-on, l’obligation imposée par le parlement aux gouverneurs, de ne communiquer entre eux que par l’intermédiaire des conseils. On lui reprochait encore l’emploi des militaires dans les fonctions civiles, en dépit de la nature des choses qui l’exigeait impérieusement. On lui faisait enfin un dernier tort de cette insurrection des Cipayes, à laquelle nous avons vu combien il était étranger. Au reste, nous verrons lord William Bentinck reparaître plus tard dans de plus hautes fonctions sur ce grand théâtre de l’Inde.

Lord Minto succédait à sir Georges Barlow en qualité de gouverneur-général. Après avoir touché à Madras au commencement de l’année 1807, il arriva à Calcutta le 21 du même mois. Partisan du système de neutralité politique et de non-intervention, lord Minto se montrait décidé à marcher sur les traces de lord Cornwallis et de sir Georges Barlow. Mais en ce moment ce système se trouvait d’une exécution plus difficile que jamais, sinon tout-à-fait impossible. Déjà sir Georges Barlow s’était vu forcé de renoncer au système de non-intervention pour les États de Poonah et d’Hyderabad. Deux années s’étaient à peine écoulées depuis le traité de paix conclu avec Scindiah et Holkar, et c’était plus de temps qu’il n’en fallait pour apprécier le mérite du système suivi. Les provinces de Malwa et le Rajpootana se trouvaient dans un état déplorable. La cavalerie irrégulière licenciée à la fin de la guerre, des hordes barbares appartenant à des nations différentes, n’ayant d’autre but que le pillage, promenaient en tous sens leurs dévastations. L’armée de Holkar, après la démence qui le frappa, s’était dispersée, débandée tout entière. Scindiah, pour payer ses troupes, n’avait lui-même d’autre ressource que le pillage. Parmi ces bandes, les unes professaient une obéissance nominale à Scindiah, d’autres à Holkar, d’autres à Ameer-Khan. Quelques unes qu’on appelait pindarries obéissaient à des chefs nommés Chettoo, Kurreem-Khan, etc., etc. Mais la conduite de toutes était la même. La situation des anciens États rajpoots, Odeypore, Joudpore, Jeypore, et autres principautés, était devenue déplorable. Eux-mêmes appelaient avec impatience l’aide du gouvernement britannique pour les délivrer de tous ces maux. À propos de leurs demandes répétées à ce sujet, le résident anglais écrivait : « Le peuple ne craint pas de dire hautement qu’il a droit à la protection britannique. Il dit qu’il a existé de tout temps quelque grand pouvoir dans l’Inde, auquel se soumettaient les États inférieurs dans de pacifiques dispositions, obtenant en retour de cette soumission une protection efficace ; qu’alors leurs propres gouvernements étaient respectés ; qu’ils se trouvaient à l’abri des invasions et des attaques, de bandits sans feu ni lieu, etc. ; que le gouvernement britannique a succédé à ce grand pouvoir, qu’il en occupe maintenant la place, qu’il est par conséquent le protecteur naturel du faible et de l’opprimé ; qu’en raison de ses refus de se servir de son pouvoir dans le but de protection, les États faibles et de dispositions paisibles sont continuellement exposés aux attaques et aux cruautés de bandits et de pillards de toute sorte, gens sans foi ni loi, les plus abandonnés de l’espèce humaine. » Les provinces des États indépendants du visir de Oude, du gouvernement de Baroda, des rajahs de Mysore et de Travancore, continuaient au contraire à jouir de quelque tranquillité. Aucun grand changement n’avait modifié leur situation. La province de Bundelcund présentait de jour en jour un aspect plus satisfaisant ; ses chefs nombreux, sous la protection du gouvernement britannique, changeaient rapidement leurs habitudes de pillage et de rapines contre celles de l’ordre et de la subordination. Il en était de même dans les provinces situées entre le Gange et la Jumna. Là, les anciens chefs, confirmés dans leurs possessions héréditaires, les chefs qui en avaient reçu de nouvelles, continuaient de vivre en paix. En revanche, des troubles et des désordres de toute nature ne cessaient de se manifester chez les seicks, où ne s’étendait pas la protection anglaise.

Lord Minto, d’un caractère essentiellement modéré, joignait à cette qualité beaucoup de fermeté de caractère, et de plus une intelligence supérieure. Le but qu’il se proposait, c’est-à-dire, de soutenir le crédit de la nation, tout en évitant le guerre, était grand et noble. Le choix des moyens ne lui était pas entièrement laissé. L’abandon du système de conquête, la non-intervention des Anglais dans la politique des États indous, faisaient le fond de ses instructions. Les directeurs, tout en désirant d’éviter la guerre, en raison des dépenses qu’elle entraîne, et parce qu’au fond toute guerre leur semblait plus ou moins injuste, n’en étaient pas moins résolus, il faut le dire, à demeurer fidèles aux anciennes promesses, aux alliances précédemment contractées. Ainsi ni la cour des directeurs ni le bureau du contrôle ne se trouvaient complètement satisfaits des mesures qui avaient suivi la conclusion de la paix avec Holkar et Scindiah. Des doutes s’étaient élevés dans beaucoup d’esprits si ce n’avait pas été un grand tort et une violation de la foi promise que de rompre l’alliance avec Jeypore. Selon la cour des directeurs, le rajah de cette principauté avait failli à ses engagements pendant la guerre avec Holkar ; mais comme en même temps ce rajah n’en avait pas moins fourni, sur la demande du général Lake, des secours aux Anglais vers la fin de la guerre, elle inclinait à croire que ce prince n’en devait pas moins continuer à jouir de la protection britannique. L’abandon subit de cette alliance paraissait tout à la fois en contradiction soit avec les engagements pris, soit avec la justice. Selon les directeurs, le rajah, dans tous les cas, se trouvait au moins en droit de s’attendre à ce que le gouvernement anglais ne rompit pas cette alliance avant d’avoir arrangé par sa puissante médiation toutes les difficultés alors existantes entre lui et Scindiah. Ils écrivaient dans ce sens au gouverneur-général. La cour des directeurs se montrait encore préoccupée de la mauvaise impression que pourrait faire l’annulation d’un article d’un traité conclu par lord Lake. Article excluant de la cour de Scindiah, Sirjee-Kow-Ghatkia, l’ennemi, l’adversaire déclaré des Anglais. Mais ces craintes, fort légitimes d’ailleurs, n’en cédaient, pas moins chez les directeurs à un très vif désir d’éviter pour l’avenir toute extension de l’influence britannique. Ils reculaient à la pensée de se faire les successeurs immédiats du grand Mogol ; ils n’osaient se saisir de ce pouvoir dont l’immensité avait quelque chose d’effrayant pour l’imagination. Et pourtant cette situation dont la seule pensée suffisait en quelque sorte à les troubler, n’en était pas moins en grande partie réalisée. La puissance anglaise avait bien certainement remplacé, à peu près en tout et partout, celle du grand Mogol. Lord Cornwallis avait bien tenté d’arrêter, à deux reprises différentes, ce cours inévitable des choses : d’abord dans la guerre avec Tippoo, en dernier lieu par la dissolution de la plupart des alliances défensives, mais toujours sans succès. Plus récemment encore, sir Georges Barlow n’avait pas été plus heureux dans la même tentative. Les directeurs et lord Minto ne s’en proposaient pas moins de marcher de nouveau dans la même voie. Lord Minto avait pour mission de maintenir la paix dans l’Inde sans se saisir de la suprématie politique, de conserver la paix en se refusant à toute extension de pouvoir, à toute alliance.

Certains changements survenus dans le du nizam étaient de nature à amener quelques modifications dans ses relations avec les Anglais. Ameer-Alaum, premier ministre de ce prince, mourut à la fin de l’année 1808, et ce fut un événement malheureux pour les intérêts britanniques. Pendant une administration de trente années, Ameer-Alaum n’avait jamais cessé de se montrer tout dévoué aux Anglais. À sa mort, plusieurs compétiteurs se présentèrent pour les charges qu’il laissait vacantes, Moueer-ul-Mulk le remplaça comme ministre, Chaud-u-Lal comme dewan : arrangement qui constituait une sorte de compromis entre le nizam et les Anglais. Le nizam favorisait Moueer-ul-Mulk, et les Anglais Chaud-u-Lal. Mais celui-ci succéda en réalité au pouvoir du ministre décédé. Le nizam s’était engagé à laisser conduire toutes ses affaires d’État par le dewan. Toutefois le ministre nominal ne pouvait manquer de faire des efforts pour arriver à la réalité du pouvoir dont on ne lui donnait que la seule apparence. De cette situation combinée avec la faiblesse du nizam et le manque de dignité du dewan, devait résulter un grand nombre d’intrigues compliquées, une position fausse pour tout le monde. D’un autre côté, sir Georges Barlow se montrait bien résolu à ne se mêler en aucune façon, sous aucune condition, de l’administration intérieure du pays. Toute l’action du gouvernement anglais à Hyderabad se borna, en conséquence, à la réforme de l’établissement militaire ; ce qui d’ailleurs fut exécuté avec un plein succès. Des corps nombreux furent disciplinés par des officiers anglais ; une armée régulière ne tarda pas à exister. Le dewan acquiesçait volontiers à tout ce qu’on lui demandait, soit pour la nomination des officiers, soit pour le solde et l’équipement des troupes nouvelles ; il voulait s’assurer l’appui des Anglais contre ses nombreux ennemis. Le nizam, dont quelques uns ont été jusqu’à prétendre que la raison était troublée, vivait dans un état de sombre mélancolie. La noblesse était tombée dans un état absolu de dégradation. Le dewan, ses parents, ses favoris, un petit nombre de banquiers, prospéraient seuls au milieu de la désolation générale. L’appui du gouvernement anglais l’affranchissait de ces craintes de la disgrâce qui sont le frein de la toute-puissance des ministres dans des États despotiques. C’était là, il faut le dire, le mauvais côté de l’influence anglaise sur l’administration intérieure du pays. Aussi lord Minto ne tarda pas à comprendre cet état de choses et à le déplorer. Mais le modifier était difficile, ou du moins l’aurait obligé à sortir des limites dans lesquelles il voulait renfermer son influence.

À Poonah, aucun événement de quelque importance ne survint. En diverses occasions, le peschwah essaya de faire revivre les anciennes relations fédérales qui jadis avaient existé entre les États mahrattes. Il en fut empêché par le gouverneur-général. Au reste, une seule question requérait une intervention décidée, celle concernant les chefs feudataires appelés les jagheerdars du Midi. Depuis le traité de Bassein, les nouveaux devoirs de ces chefs étaient devenus le sujet de discussions irritantes, source de troubles et de dissensions fréquentes. Ces puissants feudataires, tout en se disant sujets du peschwah, n’avaient montré depuis bien des années qu’un faux semblant de soumission, tantôt obéissant aux ordres venus de Poonah, tantôt les enfreignant, selon l’exigence de leurs propres intérêts. Le résident britannique à Poonah proposait, par ordre de lord Minto, une réconciliation aux conditions suivantes : le mutuel oubli du passé ; — l’abandon réciproque de toute réclamation pécuniaire ; — la garantie de certaines terres qui leur avaient été concédées pour tout le temps qu’ils serviraient le peschwah avec fidélité ; — l’abandon réciproque de toute usurpation ; — le service des réfractaires quand le peschwah en aurait besoin, avec toutes les forces dont il leur était possible de disposer. De son côté, le gouvernement anglais leur promettait de se constituer garant de leur sûreté personnelle et de celle de leur famille aussi long-temps qu’ils se conformeraient à ces conditions. Le résident britannique demandait que la force fût employée au besoin pour contraindre les jagheerdars à accepter ces conditions ; mais il demandait aussi que, dans le cas où le peschwah refuserait son consentement, ce refus fût considéré comme un motif suffisant pour lui retirer l’assistance de ce gouvernement dans le cas d’hostilités survenant entre ce prince et ses grands feudataires. Or lord Minto écrivit au résident qu’à ses yeux le peschwah avait un droit incontestable aux services et à l’obéissance des jagheerdars, ces derniers se trouvant ses feudataires ; que le gouvernement britannique ne pouvait lui refuser l’aide et le secours auxquels il avait droit par le traité de Bassein. D’ailleurs lord Minto avait de grandes appréhensions qu’une guerre quelconque ne vînt mettre le peschwah hors d’état de remplir ses engagements à l’égard du gouvernement britannique ; mais le peschwah ne se laissa persuader qu’avec une extrême difficulté de soumettre ses prétentions et ses droits sur les jagheerdars à l’arbitrage du gouvernement britannique. Dans le premier moment, il ne voulait entendre aucune proposition qui n’impliquerait pas leur soumission immédiate à son autorité et la confiscation de toutes leurs terres par la force des armes. À la fin cependant toutes les objections furent levées. Le résident fit signifier aux jagheerdars d’apparaître personnellement à Pinderpore ; lui-même se rendant de son côté à cette place, ainsi que le peschwah et les forces auxiliaires. Là ils furent sommés de restituer au peschwah les terres possédées par eux sans sunnuds (c’est-à-dire sans titre de dotation) ; on les menaça de faire marcher les troupes en cas de refus. Après avoir tenté de résister, ils ne tardèrent pas à en comprendre l’inutilité. Un arrangement définitif, rendu difficile par le caractère des parties et la nature même de l’objet en question, fut enfin conclu.

Sir Georges Barlow, comme nous l’avons dit, dans son empressement à conclure la paix, avait retiré la protection anglaise aux petits chefs du midi de la Suttlège. Runjeet-Sing, rajah de Lahore, toujours aux aguets des moyens d’étendre son pouvoir, profita de cette résolution de sir Georges pour intervenir par deux fois dans les querelles de ces chefs. Il les contraignit d’accepter son arbitrage. D’abord cette conduite ne fut pas remarquée ; mais bientôt lord Minto ne put se dissimuler qu’elle était chez Runjeet-Sing le résultat d’un plan arrêté. En conséquence, il résolut de s’opposer aux progrès ultérieurs de cette politique. Runjeet-Sing, en se mêlant aux affaires de ces petits princes seicks du midi de la Suttlège, ne pouvait manquer de demeurer en définitive maître de leurs États, ce qui le mettrait en contact avec la domination anglaise. Lord Minto crut plus profitable d’étendre la protection anglaise sur ces petits princes, et de les maintenir comme une barrière entre le rajah et les Anglais. Lord Minto assembla en conséquence un corps de troupes considérable sur la frontière. Dans le premier moment, le rajah parut décidé à tenter la fortune des armes ; mais presque immédiatement il fit au contraire un mouvement rétrograde. Le corps principal de l’armée anglaise retourna dans ses cantonnements. Sir David Ochterlony, à la tête d’un détachement, continua d’occuper une position permanente sur la rive gauche de la Suttlège, à Loodana. On vit bien alors que cette tentative de Runjeet-Sing, d’étendre son pouvoir sur le territoire situé entre la Jumna et la Suttlège, tenait uniquement à la résolution annoncée par les Anglais de renoncer à toute influence sur les petits princes de ces contrées. L’indépendance d’un État à l’égard d’un plus fort était une idée qui ne pouvait entrer dans des têtes indoues. Peu après ces événements, une mission fut envoyée à Lahore au sujet d’une invasion française qu’on ne cessait de redouter, et un traité fut conclu entre Runjeet-Sing et le gouvernement anglais. Les Anglais prenaient l’engagement de ne point intervenir dans les affaires intérieures de Lahore, et le rajah celui de ne jamais maintenir sur la rive septentrionale de la Suttlège une force plus considérable que celle nécessaire à l’administration intérieure de ses districts situés de ce côté. Les Anglais, aussitôt le traité conclu, s’empressèrent de retirer une portion des troupes qu’eux-mêmes avaient dans ces environs, ce qui acheva de convaincre Runjeet-Sing de leur bonne foi et de leur modération, du moins par rapport à lui.

Cependant Napoléon, au milieu de ses vastes projets, en même temps qu’il parcourait en vainqueur les capitales de l’Europe, ne perdait pas tout-à-fait de vue l’Orient. Un des rêves de son enfance avait été d’y réaliser une grande destinée. Mis en inactivité de service après le siège de Toulon, il songea, dit-on, à passer en Turquie. Plus tard il fit reprendre ce projet d’une invasion en Égypte, remontant déjà au siècle de Louis XIV, mais qu’il créa de nouveau pour ainsi dire en le réalisant. On sait le mot singulier qu’il laissa échapper à propos du siège de Saint-Jean-d’Acre et de sir John Smith : « Cet homme m’a fait manquer ma fortune. » Aussi, même sur le trône impérial, l’Orient venait-il quelquefois se mêler à toutes ses préoccupations. En 1808, il envoya à la cour de Perse une ambassade dans le but d’établir une alliance qui lui permît d’attaquer plus tard les Anglais dans l’Inde. Justement alarmé de cette nouvelle, lord Minto résolut aussitôt une démarche analogue, afin de contre-carrer les projets des Français, de contre-balancer leur influence. Cette mission fut confiée au colonel, depuis sir Georges Malcolm, et ne pouvait être en meilleures mains. Le colonel Malcolm s’avança jusqu’à Aboushir ; mais, arrivé là, il ne put obtenir la permission de se rendre à Téhéran. Le shah voulait que la négociation fût d’abord ouverte avec son fils, vice-roi de Shiras. L’envoyé anglais déclina cette proposition. « La dignité de la nation anglaise, disait-il, ne peut permettre à son représentant de traiter dans une ville de province avec un simple dignitaire de l’empire, tandis que l’envoyé d’une autre puissance traite dans la capitale avec le souverain lui-même. » Ces représentations n’amenèrent néanmoins aucun résultat, et le colonel Malcolm n’eut plus qu’à s’en retourner à Calcutta. Lord Minto s’occupa tout aussitôt des préparatifs d’une expédition destinée à s’emparer d’une île dans le golfe Persique. Ne pouvant attendre de secours de la France dans cette occasion, le shah se serait probablement trouvé heureux de regagner, au prix de quelque concession, cette alliance anglaise si récemment dédaignée. Mais un autre ambassadeur, sir Hartsfort Jones, sur ces entrefaites, venait d’être envoyé auprès du shah par le ministère anglais. Il se rendit directement à Téhéran. Le projet d’expédition de lord Minto n’eut point son approbation. D’ailleurs le crédit de l’ambassade française avait beaucoup baissé ; il fut facile à l’envoyé anglais de conclure avec la Perse un traité d’alliance. Au moyen de ce traité, la Perse devait recevoir un subside de 200,000 livr. sterl. par an pendant qu’elle serait en guerre avec la Russie. Elle s’engageait de son côté à aider les Anglais à repousser toute tentative d’invasion française dans l’Inde. Les mêmes alarmes d’une invasion française suggérèrent l’idée d’une autre ambassade à la cour de Caboul. L’envoyé fut l’honorable M. Elphinston, depuis gouverneur de Bombay. La race fière, guerrière, ignorante des Afghans se trouva alors pour la première fois en contact avec le gouvernement anglais. Leur pays fut exploré, et leur gouvernement étudié.

De nouvelles relations s’établirent encore avec une autre race de montagnards également guerrière, les Ghoorkas ; possédant la province du Népaul, ils commirent à plusieurs reprises des actes d’agression dans les provinces de Gorruckpore et de Sarun. Le gouvernement anglais n’y vit d’abord que des actes d’indiscipline de la part des officiers commandant sur les frontières ; mais bientôt la hardiesse et la fréquence de ces tentatives leur donnèrent un caractère plus sérieux et plus alarmant. Lord Minto se crut obligé d’avoir recours à un langage menaçant, même à des préparatifs de guerre, qui toutefois n’eurent pour le moment aucune suite. À cette époque, les affaires, de Oude réclamaient non moins impérieusement la sollicitude du gouverneur-général. Le visir n’avait d’autre moyen de maintenir en repos ses États que ceux empruntés par lui au gouvernement britannique ; aussi les révoltes des zemindars étaient-elles fréquentes. Lord Minto essaya de remédier à cet état de choses. D’après ses instructions, le résident britannique à Lucknow proposa au visir l’établissement d’un nouveau système d’administration. D’abord le visir parut prêter une oreille favorable à cette proposition ; puis, avant que rien n’eût été fait, il changea tout-à-coup d’avis. Le résident lui reprocha vivement cette versatilité ; il indiquait en même temps au gouverneur-général le refus positif et ferme de tout concours des troupes anglaises comme le seul moyen capable de vaincre l’obstination du visir. Mais, aux termes de ses instructions et du traité avec le visir, lord Minto ne se crut pas autorisé à pousser les choses jusque là. Suivant ce dernier, les abus de l’administration du visir, l’appui à lui accordé par les Anglais, donnaient bien le droit à ces derniers de solliciter une réforme, de mettre en avant tous les arguments possibles pour la faire adopter ; mais non d’aller au delà. D’un autre côté, il était bien évident que tout nouveau plan d’administration introduit dans les États du visir, non seulement sans le consentement de ce dernier, mais contre sa volonté, ne pouvait manquer d’être illusoire quant à ses avantages. Le pouvoir achevait d’échapper aux mains débiles de ces visirs dont les ancêtres avaient été jadis tout-puissants ; seulement les Anglais voulaient bien consentir à faire encore l’aumône de quelque respect à ces princes qui ne l’étaient plus que de nom. L’empereur de Delhi, Shah-Alaum étant mort sur ces entrefaites, fut remplacé par son fils Akbar-Shah, qui à son tour désigna pour son héritier l’aîné de ses fils. Le gouvernement anglais accorda en conséquence à ce dernier un supplément de pension de 10,000 roupies par mois.

Les États rajpoots, à cette époque, étaient en proie à des troubles fort sérieux. Les rajah de Jeypore et de Joudpoor avaient des prétentions rivales à la main de la fille du rajah d’Odeypoor. Cette dernière famille tenait le rang le plus élevé parmi les Rajpoots. La tradition la faisait descendre de ce Porus adversaire d’Alexandre-le-Grand, dont il arrêta les progrès ; aussi cette alliance était-elle le plus grand honneur auquel pût aspirer un prince de ces tribus. La princesse, nommée Kishen-Kower, ajoutait à l’illustration de cette grande naissance le don d’une beauté extraordinaire ; elle avait été fiancée à Bheem-Sing, rajah de Joudpoor. Celui-ci étant mort, eut pour successeur un parent éloigné, Maun-Sing ; mais, deux années après, Sevajee-Sing, ancien ministre du rajah décédé ; produisit un enfant de ce prince réel ou supposé. Un parti se forma pour soutenir ses droits. Comme moyen d’en venir à son but, l’ancien ministre fit tous ses efforts pour rendre implacables ennemis les princes de Joudpoor et de Jeypoor. Sachant que Maun-Sing nourrissait l’espérance d’obtenir la main de la princesse d’Odeypoor, Sevajee-Sing poussa le rajah de Jeypoor à la demander lui-même en mariage. Ce prince, charmé par tout ce qu’il entendait de la merveilleuse beauté de la princesse, donna dans le piège ; une négociation fut ouverte avec le rajah d’Odeypoor, pour la main de sa fille. Déjà le mariage paraissait assuré, lorsque tout-à-coup la négociation fut rompue par les manœuvres de Sevajee-Sing. Les deux rivaux en appelèrent bientôt aux armes pour décision de leurs querelles. Tous deux recherchèrent l’appui du gouvernement anglais ; mais celui-ci prit, dès le commencement de l’affaire, la résolution de demeurer neutre. Scindiah donna à l’un de ses princes, le rajah de Joupoor, les bandes disciplinées dont il ne savait que faire pendant la paix. Holkar fit à l’autre un présent plus funeste encore dans la personne d’Ameer-Khan et de ses afghans. Alors commença une guerre longue, acharnée, qui amena la ruine, la dépopulation, en quelque sorte l’anéantissement des deux États.

Les choses en étant à ce point, Sevajee-Sing mit de, nouveau en avant le prince posthume dont il soutenait les prétentions. Déserté de la plupart des chefs, Maun-Sing se vit obligé d’abandonner le champ de bataille suivi d’un petit nombre d’adhérents. Poursuivi jusqu’à Joudpoor, il vit tous ses États livrés au pillage, et son rival Jugguz-Sing élevé au trône. Doué d’un grand courage personnel, il ne désespéra pourtant pas de sa cause ; il fit à Ameer-Khan des propositions qui furent écoutées ; sous prétexte d’arrérage de solde de ce dernier, se sépara de l’armée, puis se mit à lever indistinctement des contributions sur les districts de Joudpoor et de Jeypoor. Ce dernier fit ses dispositions pour l’attaquer ; mais, prévenu par Ameer-Khan lui-même, fut défait. Ameer-Khan pouvait alors se porter sans obstacle jusqu’à Jeypoor, où régnait la plus extrême consternation ; il se contenta néanmoins d’en piller les environs. Cette nouvelle n’en causa pas moins un grand effroi à Jugguz-Sing ; il fit d’immenses promesses aux auxiliaires envoyés par Scindiah à condition qu’ils le reconduiraient en sûreté dans sa capitale, et se hâta de se faire précéder par le canon et les dépouilles prises dans sa première action. Quelques chefs demeurés fidèles à Maun-Sing, mais devenus l’objet de ses soupçons, ce qui les avait éloignés de Joudpoor, se déterminèrent à donner à leur prince une preuve convaincante de leur attachement. Ils concertèrent une attaque, défirent complètement les troupes du rajah de Joudpoor et reprirent quarante pièces de canon ainsi que beaucoup d’autre butin, dont ce dernier s’était emparé. Ayant après cela effectué leur jonction avec Ameer-Khan, ils marchèrent en triomphe avec ce chef jusqu’à Joudpoor. Ces événements rétablirent la fortune de Maun-Sing ; mais il n’en comprit pas moins qu’il ne pouvait jouir que d’une sûreté précaire pendant la vie de son ennemi mortel Sevajee-Sing. Ce chef s’était réfugié dans Nagore ; le rajah engagea Ameer-Khan à marcher contre lui, lui faisant une avance de 2 lacs de roupies, lui promettant fortune et faveur comme récompense de cette entreprise en cas de succès. Ameer-Khan entreprit cette tâche ; mais en vint à bout par la ruse plutôt que par la force. Ayant été prendre position à quelques milles de Nagore, il afficha d’abord un grand mécontentement des procédés de Maun-Sing ; bientôt il fit des ouvertures d’alliance à Sevajee-Sing. D’abord ce dernier soupçonna la trahison ; mais sur la parole personnelle de l’envoyé de Ameer-Khan, il se laissa surprendre la promesse d’une entrevue avec ce dernier. À force de protestations de dévouement et d’amitié, Ameer-Khan parvint à apaiser les soupçons de Sevajee, à l’attirer dans son camp. Ainsi maître de lui, il le fit assassiner avec la plus grande partie de ceux qui l’avaient accompagné.

À cette époque, Holkar acheva de perdre la raison. Ameer-Khan en profita pour établir plus fortement que jamais son influence à la cour de ce prince, puis essaya plus tard de poursuivre séparément les objets de son ambition. Il commença par menacer le rajah de Berar, auquel il réclamait de fortes sommes au nom de Holkar. Le rajah ne sollicita pas le secours du gouvernement britannique ; mais le gouverneur-général, lord Minto, ne pouvait contempler avec indifférence l’armée de Ameer-Khan, incessamment grossie de Pindarries, campée sur les bords de la Nerbudda, toute prête à envahir la province de Nagpore. La véritable question, en effet, n’était pas de savoir si l’on secourrait ou non le rajah de Berar, mais si l’on permettrait à un ambitieux chef musulman d’établir son autorité sur les ruines de la domination du rajah, sur des territoires contigus à ceux du nizam ; la communauté de religion, la réunion des ressources locales de ces chefs, pouvaient conduire, en effet, à la formation de projets de nature dangereuse pour la Compagnie. Lord Minto jugea donc avec raison la circonstance grave. Il se hâta d’assembler sur la frontière de Berar une force considérable sous le commandement du colonel Close. Le rajah se trouva d’autant plus heureux de ce secours des Anglais que le service fut tout-à-fait gratuit. Le gouverneur-général avait pris la résolution de ne demander aucune compensation soit d’argent, soit de territoire. Lord Minto, aussitôt qu’il crut possible de mettre en mouvement ce corps d’armée, écrivit à Ameer-Khan ; il le sommait de vider le territoire de Nagpore. Il écrivit dans le même sens à Jeswunt-Row-Holkar, au nom duquel Ameer-Khan prétendait agir, dans le but de savoir de Holkar lui-même si c’était avec ou sans son autorisation qu’il se permettait d’agir de la sorte. Pour toute réponse, Ameer-Khan refusa de reconnaître au gouvernement anglais le droit d’intervenir dans ses discussions avec le rajah de Berar. Il y joignait la menace d’envahir le territoire de la Compagnie en cas d’hostilités commencées par les troupes anglaises. La réplique de Holkar, ou pour mieux dire de son ministre, fut conçue en termes fort différents ; elle contenait le désaveu le plus positif de la conduite de Ameer-Khan. Malgré la fierté de son langage, n’osant demeurer sur les frontières de Nagpore, ce dernier ne tarda pas à faire un mouvement rétrograde. Le colonel Close, renforcé d’un détachement sous les ordres du lieutenant-colonel Martindale, encouragé d’ailleurs par cette circonstance, pénétra aussitôt dans la province de Malwa. Il occupa Seronge, la capitale de Ameer-Khan, dont la perte parut alors imminente ; mais un changement dans la politique du gouvernement supérieur devint tout-à-coup son salut.

Lord Minto, se décidant à intervenir en faveur du rajah de Berar, se proposait la dispersion ou la destruction de l’armée d’Ameer-Khan. Des instructions furent envoyées en conséquence au colonel Close. Après plus amples réflexions, lord Minto, considérant la grande étendue de ce plan d’opérations, l’extrême complication des intérêts en jeu, l’accroissement inévitable de dépenses qui en résulterait, limita son plan à ce seul objet : l’expulsion des envahisseurs du territoire du rajah. Le colonel Close conservait d’ailleurs plein pouvoir d’agir suivant ses premières instructions, dans le cas où le premier plan pouvait être exécuté sans les inconvénients redoutés du gouverneur-général. À la vérité, c’était imposer une grande responsabilité à un simple officier que de le laisser ainsi sans ordre précis ; aussi le colonel Close se borna-t-il à protéger le territoire du rajah. Ameer-Khan put se retirer avec une armée en assez bon état pour suivre de nouveaux projets d’ambition. Le gouverneur-général, dans la crainte du retour d’un danger semblable pour la saison prochaine, entra en négociations avec le rajah de Nagpore ; il lui offrit le secours permanent d’un corps de troupes anglaises. Le rajah se montra d’abord opposé à cette proposition. La discipline observée par les troupes anglaises le réconcilia plus tard avec cette idée ; d’ailleurs s’il voulait les troupes, c’était à condition de n’entrer pour rien dans leurs dépenses. Or, le gouverneur-général ne pouvait céder entièrement à cette prétention. Après quelques pourparlers il finit toutefois par consentir à se charger d’une partie de cette dépense ; mais de nouveaux événements firent retirer les troupes avant que le traité n’eût été signé.

La cour des directeurs partagea de son côté l’avis de lord Minto sur l’avantage d’une alliance défensive avec le rajah de Nagpore ; c’était bien là cependant sacrifier encore une fois ce système de neutralité politique et de renonciations toutes les alliances que la cour des directeurs, le parlement, avaient sans cesse recommandées ; qu’ils avaient spécialement chargé lord Minto d’appliquer. Au reste, de nouvelles et de plus importantes déviations à ce système n’allaient pas tarder à devenir nécessaires. La dissolution de l’État de Holkar, les désordres intérieurs qui déchiraient ceux de Scindiah, l’esprit séditieux manifesté par plusieurs des feudataires du nizam, une armée considérable sous les ordres de Ameer-Khan, annonçaient de grands événements dans un avenir rapproché. Au dire de beaucoup, Ameer-Khan nourrissait aussi au fond du cœur le projet d’une restauration du pouvoir mahométan dans tout l’Indostan. Jadis un mendiant renommé par sa sainteté lui avait dit : « Tu t’assiéras un jour sur le trône de Delhi. » Les partisans du chef de Pindarries allaient répétant cette prédiction çà et là. Le moment eût été sans doute favorable pour l’exécution de semblables projets, tout gigantesques qu’ils fussent. Mais il s’en fallait du tout au tout qu’Ameer-Khan fût à la hauteur de ce rôle. Ne cessant jamais d’agir au nom de Holkar, il borna constamment toute son ambition à être un chef de bande plus considérable que les autres.

À cette époque, une réconciliation si long-temps désirée fut effectuée avec les rajahs de Jeypoor et d’Odeypoor : des circonstances en firent une cruelle et touchante tragédie. On imagina de cimenter cette réconciliation par un double mariage : Jugguz-Sing devait épouser la fille de Maun-Sing, et ce dernier la sœur de Jugguz-Sing. Mais, pour l’accomplissement de ces doubles noces, la mort de Kishen-Kower, la belle princesse de Odeypoor, parut un sacrifice nécessaire à l’honneur des prétendants qui se l’étaient disputée, et aussi un garant de leur tranquillité future. Ameer-Khan se trouvait à Odeypoor au moment où se discuta cette question de vie ou de mort ; on lui reprocha d’y avoir pris une part active. Il représenta aux conseillers du prince la difficulté d’établir jamais une paix durable tant que la cause de la guerre subsisterait. Il insista auprès du rajah sur l’impossibilité de donner jamais sa fille en mariage à un autre chef sans offenser les deux plus puissants princes de Rajpootana. L’orgueil de famille venait ajouter tout son poids à ces arguments fondés sur la politique ; dans l’Inde, c’est une tache, une disgrâce, un déshonneur pour une famille que d’avoir parmi ses membres une fille non mariée. Aucun de ces raisonnements, aucune de ces menaces n’avaient pu l’emporter dans le cœur du malheureux père sur la voix du sang. Mais une sœur de Kishen-Kower se trouva plus accessible aux terribles arguments du point d’honneur et de la politique. Au nom de leur père, de leur famille, de leur tribu, elle pria, elle somma Kishen-Kower de prévenir les malheurs que menaçaient de produire ces dons pour elle si funestes de la naissance et de la beauté. Elle lui présenta le breuvage empoisonné. La grandeur d’âme de la princesse se trouva au niveau de sa destinée. D’une main assurée, saisissant la coupe fatale, elle la vida tout entière ; puis, par un douloureux retour vers le monde qui s’allait fermer pour elle, elle s’écria : « Voilà donc la fête nuptiale qui m’était réservée ! » La cruelle nouvelle ne tarda pas à se répandre d’abord dans le palais et bientôt dans tout Odeypoor. L’extraordinaire beauté, les nobles qualités, la grandeur d’âme, la jeunesse de la victime excitaient dans tous les cœurs l’horreur et la pitié. De tous côtés s’élevaient de grands cris de douleur, des lamentations sans fin ; c’était à qui plaindrait sa fatale destinée, à qui célébrerait son courage, à qui prodiguerait la menace et l’injure aux auteurs, aux conseillers de ce cruel sacrifice… Frappée du même coup, la malheureuse mère survécut à peine quelques jours à sa fille bien-aimée, sa joie et ses délices.

Un des grands d’Odeypoor, Adjeit-Sing, qui possédait un crédit sans limites sur l’esprit du rajah, avait été dans cette circonstance le misérable instrument d’Ameer-Khan. En revanche, un autre chef d’une famille puissante eut une conduite bien différente. Sugwan-Sing, chef de Karraduz, déjà courbé par l’âge, eut à peine appris ce qui se passait, qu’il monte à cheval et s’élance vers Odeypoor. Arrivé au seuil du palais, sans s’arrêter à aucune forme d’étiquette, il s’avance vers le prince, assis en ce moment au milieu de plusieurs de ses ministres, paraissant en proie à une violente affliction. Il demande : « La princesse est-elle morte ou vivante ? » Adjeit-Sing l’engage à ne pas troubler un père dans sa douleur. Alors le vieux chef détache le sabre qui pend à son côté, il défait son bouclier, et, les déposant aux pieds du rajah, lui dit d’un ton à la fois calme et résolu : « Pendant plus de trente générations mes ancêtres ont loyalement servi les vôtres. Il ne m’est pas permis d’exprimer ce que je sens : je le sais. Mais je dois pourtant ajouter ceci : c’est que ces armes ne seront jamais employées à votre service. » Puis, se retournant vers Adjeit-Sing : « Quant à vous, misérable, qui avez jeté cette ignominie sur le nom du rajah, que la malédiction d’un père retombe sur vous ! Puissiez-vous mourir sans enfants ! » Ayant ainsi parlé, il se retire et laisse l’assemblée entière frappée d’horreur, de crainte et de respect. Il vécut encore long-temps ; il continua à demeurer feudataire du rajah ; mais rien ne put le déterminer à reprendre jamais les armes pour son service. Le dernier enfant d’Adjeit-Sing mourut peu de mois après ; on ne douta pas que ce ne fût l’accomplissement de la malédiction prononcée par Seewan-Sing. Après le dénouement de cette tragédie, Ameer-Khan quitta Odeypoor pour se rendre à Joudpoor. Dès ce moment, la querelle était terminée entre Jeypoor et Joudpoor ; aussi passa-t-il tour à tour, avec ses bandes de mahométans, au service des différents princes du Rajpootana, selon les chances de pillage et de butin qu’il en espérait.

La nomination de sir Georges Barlow comme gouverneur-général ne fut pas confirmée par la couronne. En revanche il fut appelé, peu après, à remplacer lord William Bentinck dans le gouvernement de Madras. Il se rendit à ce nouveau poste dans le mois de décembre 1807. En ce moment se trouvaient soulevées plusieurs questions d’une nature épineuse, les unes relatives au dépôt des grains, les autres à un nouvel arrangement pour les dettes du nabob du Carnatique, etc., etc. Il existait encore certaines difficultés d’une autre nature. Le général Hay Mac Dowall avait succédé au général Cradock dans le commandement des troupes ; mais, en dépit de tous les précédents, il ne fut pas nommé membre du conseil. Mac Dowall fit d’abord quelques démarches pour obtenir réparation de ce procédé ; n’ayant pu y réussir, ne voulant pas être, suivant ses propres expressions, le premier officier général qui aurait accepté une situation dépouillée de ses prérogatives honorifiques, il résigna son commandement. Mais avant que cette démission ne fût acceptée, diverses circonstances achevèrent de mettre la mésintelligence entre l’autorité civile et l’autorité militaire, car l’armée tout entière partageait le mécontentement de son général en chef. Alors survint un nouvel incident qui eut quelque importance.

Le quartier-maître-général de l’armée, discutant quelques détails de service avec le prédécesseur de Mac Dowall, recommanda l’abolition d’un marché alors en vigueur pour les tentes. Dans son opinion ce système tendait à placer en contradiction les intérêts privés de l’officier et ses devoirs publics. Il consistait, en effet, à ce que les chefs de corps se chargeaient, moyennant certaine somme, de la fourniture et du transport des tentes. Le général Cradock demanda un rapport à ce sujet, et ce rapport, par suite de son départ, fut remis au général Mac Dowall. Ce dernier fut irrité ; il regarda les insinuations du quartier-maître comme injurieuses pour le commandant en chef, comme tendant à jeter des soupçons sur les commandants de corps ; il le mit aux arrêts. Cet officier en appela au gouvernement, lui demandant protection et défense. Le légiste conseil du gouvernement fut consulté ; on lui demanda son opinion sur la légalité, de ce procédé. Celui-ci répondit que le papier en question, car la réponse du quartier-maître-général avait été faite par écrit, ne justifiait pas les accusations portées contre ce dernier ; que ces accusations ne portaient sur aucun fondement ; que le quartier-maître-général devait être soutenu dans l’exercice légal de son autorité. Le juge avocat-général fut du même avis ; il dit que, « toutes les fois que la loi enjoint un devoir, elle doit protéger l’agent qui l’accomplit ; que tel était le cas du quartier-maître-général. » Le gouvernement recommanda instamment au commandant en chef la levée des arrêts du quartier-maître-général. Le général Mac Dowall refusa à plusieurs reprises de se rendre à cette invitation ; les arrêts n’en furent pas moins levés par une décision spéciale du gouvernement. Comme représailles le général Mac Dowall envoya, par l’intermédiaire du gouvernement, une adresse à la cour des directeurs, signée d’un grand nombre d’officiers de l’armée de Madras ; cette adresse énonçait une quantité de griefs, dont ceux-ci croyaient avoir à se plaindre, et en première ligne l’exclusion du général du conseil. Après cela, le général Mac Dowall s’embarqua pour l’Europe, le 28 janvier, sans attendre que sa démission eût été officiellement acceptée. Il laissa derrière lui un ordre du jour dans lequel la conduite du quartier-maître-général était fortement condamnée. Or, de l’ensemble de ces circonstances diverses, un grand mécontentement était né, s’était développé parmi les officiers de l’armée. Prenant parti pour le général en chef, chacun d’eux se considérait comme personnellement offensé par l’exclusion de ce dernier du conseil. Cette animosité, quelquefois assoupie, mais toujours existante entre l’autorité civile et l’autorité militaire, éclata de nouveau ; un moment vint où tous les corps d’officiers se trouvèrent à peu près en révolte ouverte contre le gouvernement. C’était un de ces moments où le prétexte le plus frivole, la circonstance la plus inattendue suffit à produire des catastrophes sans fin, de terribles révolutions. Aussi lord Minto, se hâtant de quitter Calcutta, arriva immédiatement à Madras. À son arrivée, les choses avaient déjà repris un meilleurs cours, il s’empressa de l’annoncer aux directeurs, attribuant d’ailleurs cet heureux résultat à la fermeté de sir Georges Barlow. Il disait à cette occasion : « La nécessité de mutuelles concessions dans les discussions et les altercations qui surviennent parmi les hommes est indispensable ; les éléments mêmes de la nature humaine le veulent ainsi. Cependant les révoltes et les séditions militaires sont au petit nombre des exceptions qu’il faut faire à ce salutaire principe. La révolte d’une armée qui se propose d’en imposer au gouvernement exclut tout compromis, tout moyen terme : c’est un de ces maux pour lesquels il n’est d’autre remède qu’une résistance ferme, vigoureuse, inébranlable. »

La France, alors aux prises avec l’Europe entière, ne pouvait s’occuper de ses possessions d’outremer, d’ailleurs en petit nombre. À son passage pour se rendre dans l’Inde, lord Minto avait déjà pris possession de l’Île-de-France et de Bourbon, qui, dénuées de moyens de défense, étaient tombées sans coup-férir. En 1809, une autre expédition avait été envoyée, sous les ordres de l’amiral Drury, pour prendre possession de l’île de Macao, à l’entrée de la rivière de Canton. La conquête s’en fit sans difficulté ; mais l’impression qu’elle produisit sur l’esprit des Chinois arrêta tout-à-fait le cours du commerce. Les Chinois ne voulurent consentir à entamer des relations avec les nouveaux venus qu’à la condition que l’expédition s’éloignerait. Il fallut subir cette condition. Cette tentative pour faire un établissement permanent en Chine fut donc non seulement inutile, mais nuisible ; elle effraya les Chinois, et les remplit pour long-temps de défiance à l’égard des Anglais. La perte de Bourbon et de l’Île-de-France n’avait pas suffi à anéantir complètement la puissance française dans l’Orient. La conquête de la Hollande par la France, qui amena plus tard la réunion des deux pays, fit passer dans les mains de celle-ci la possession des îles à épices. Inutiles en ce moment pour la France, dont la guerre continentale absorbait toute l’activité, ces colonies pouvaient devenir fort importantes entre ses mains en cas de paix avec l’Europe. Ces considérations déterminèrent lord Minto à s’occuper de la conquête de Java, le plus considérable de ces établissements. On savait sa garnison composée seulement d’un très petit nombre de jeunes soldats récemment arrivés d’Europe et nullement acclimatés ; elle avait pour gouverneur le général de division Janssens, d’origine belge. Les préparatifs de cette expédition se trouvaient déjà en partie faits à l’époque du départ de lord Minto de Calcutta ; ils furent achevés pendant son séjour à Madras. À son départ de cette dernière ville, il alla se réunir à la flotte alors assemblée.

Cette flotte était composé de 100 vaisseaux, y compris les chaloupes canonnières ; elle arriva dans la baie de Batavia le 4 août 1811. L’armée fut immédiatement divisée en quatre brigades : une formant l’avant-garde, deux le corps de bataille, la quatrième la réserve. L’avant-garde était commandée par le colonel Gillespie, le corps de bataille par le major-général Wetherall, la réserve par le colonel Wood ; le lieutenant-genéral sir Samuel Auchmuty commandait en chef. Lord Minto après avoir résolu l’expédition comme gouverneur-général, l’accompagnait en simple volontaire. Le total de l’armée montait à 11,960 hommes, savoir : 5,344 Européens, 5,777 indigènes. La Léda, qui avait déjà fait une reconnaissance de la côte, la rangea de nouveau ; elle se plaça de manière à protéger le débarquement à la gauche, tandis que quelques chaloupes canonnières faisaient le même office à la droite. Le village de Chillingching, à dix milles environ à l’est de Batavia, fut choisi comme point de débarquement. Les difficultés du lieu empêchaient qu’il ne fût gardé ; aussi l’armée prit-elle terre sans obstacle. Sous les ordres du colonel Gillespie, l’avant-garde se porta aussitôt en avant et prit position au-delà du village, de manière à protéger la formation du reste de l’armée. Des difficultés du local, un vent assez violent qui s’éleva, empêchèrent le débarquement de s’exécuter tel qu’il avait été d’abord résolu. Les bateaux se dirigèrent en toute hâte et avec ordre vers le rivage, où d’ailleurs aucune résistance ne les attendait.

L’on prit terre dans une contrée basse, entrecoupée d’étangs, de marais, de canaux. Malgré ces difficultés, avant la nuit, l’infanterie et l’artillerie se trouvaient déjà débarquées ; les avant-postes poussèrent à deux milles en avant. Les troupes furent divisées en deux corps, dont l’un se porta sur la route de Cornelis, l’autre sur celle de Batavia, la gauche sur la première, la droite sur la seconde. N’ayant pas eu le temps d’exécuter de reconnaissance, le général en chef n’était pas sans inquiétude. La moindre alerte pouvait jeter dans les rangs un désordre dont les conséquences eussent été fatales ; mais il n’en fut rien. Une patrouille de quelques hommes fut tout ce que l’on rencontra d’ennemis ; à la vérité une fusillade s’ensuivit où quelques hommes furent tués. Le 5, l’armée se rapprocha de Batavia ; les chevaux de l’artillerie et ceux de la cavalerie débarquèrent. Le général Wetherell prit position sur la route de cette ville, ayant sa gauche appuyée à un canal, sa droite à la mer. La réserve demeura au point de débarquement pour être à même de se porter où besoin serait ; bientôt on apprit qu’une colonne ennemie se dirigeait sur Chillingching. L’avant-garde se porta immédiatement à sa rencontre ; mais on sut qu’elle rétrogradait, n’ayant eu probablement d’autre projet que de s’opposer au débarquement, ce dont il n’était plus temps. La chaleur était excessive ; des hommes frappés du soleil, après avoir chancelé quelques instants comme s’ils eussent été ivres, tombaient çà et là dans les rangs. Le général songea à se porter en avant. D’après des ordres sévères, tous les gens suivant l’armée, tous ceux qui ne portaient point fusil, durent se charger d’un fardeau ; les soldats eux-mêmes n’en furent pas exempts. L’armée put ainsi emporter avec elle pour dix jours de vivres. Le 6, le colonel Gillepsie poussa une reconnaissance jusqu’aux faubourgs de Batavia, et prit position à six milles de là ; l’inaction de l’ennemi, une grande fermentation régnant dans la ville, déterminèrent le général en chef à effectuer la nuit suivante le passage de la rivière d’Aujole, qui la couvrait. Dans la soirée, l’avant-garde commença son passage ; il fut effectué à minuit, sans obstacle de la part de l’ennemi. Au point du jour, les avant-postes de l’armée anglaise touchaient déjà les faubourgs de la ville. Les ponts qui traversent les canaux arrosant le pays avaient tous été brisés ou brûlés par les Français ; mais ils voulaient pour le moment s’en tenir à ces obstacles sans risquer une action. Le corps de bataille suivant de près l’avant-garde, passa la rivière ; l’arrière-garde suivit. Le 8, le général en chef fit faire une sommation à la ville : une députation composée des principaux magistrats de Batavia se rendit auprès de lui et réclama sa protection. Les Français se trouvaient en position aux environs de la ville, dans le camp retranché de Welterwreden. Les habitants de Batavia avaient été contraints de l’évacuer par le général Janssens ; afin qu’ils ne pussent donner aux Anglais ni secours ni nouvelles. La ville était absolument déserte, les aqueducs qui y conduisaient l’eau brisés ; chaque maison ne contenait qu’une fort petite quantité de vivres ou d’eau, proportionnée au nombre de ses habitants ; toutes choses qui rendaient nécessaire de n’agir qu’avec beaucoup de prudence. Aussi le général en chef se décida-t-il à n’envoyer d’abord en ville qu’un détachement fort peu considérable et seulement pour examiner ce qui s’y passait. Dans sa marche vers la ville, ce détachement aperçut un grand nombre d’éclaireurs français, qui, à son approche, se retirèrent dans la direction de Welterwreden. Le détachement arriva sans difficulté à la maison de ville de Batavia, mit un terme au pillage auquel les Malais commençaient à se livrer ; déjà, en effet, de nombreux magasins contenant des marchandises coloniales avaient été enfoncés et dévastés. Arborées aussitôt sur les édifices publics, les couleurs britanniques furent saluées par le feu de tous les vaisseaux en rade. Dans l’après-midi, l’avant-garde entra dans la ville, se forma en bataille devant l’hôtel-de-ville, et s’alla loger immédiatement dans les différents quartiers. Cependant l’ennemi n’était qu’à trois milles environ ; on pouvait s’attendre à une attaque pendant la nuit : chose d’autant plus à craindre qu’il y avait à peine 800 hommes et pas une seule pièce d’artillerie dans toute la ville. Toutes les précautions d’usage furent donc prises pour prévenir une surprise. De plus, le capitaine Rabimon, aide-de-camp de lord Minto, alla porter une sommation au général Janssens ; conduit, comme d’usage, les yeux bandés, cet officier entendit, en traversant le camp, beaucoup de mouvements de troupes et de bruit de voitures : l’attente où l’on était d’une attaque nocturne se trouva confirmée.

À onze heures, les troupes s’assemblèrent en silence sur la grande place en avant de l’hôtel-de-ville. À peine atteignaient-elles le lieu de rassemblement que les têtes de colonnes ennemies parurent ; elles ouvrirent un feu de mousqueterie sur les troupes stationnées au pont conduisant de Welterwreden à la ville. Le colonel Gillespie sortit de la ville à la tête d’un détachement avec l’intention d’attaquer les Français en flanc ; ce mouvement eut un plein succès : le feu cessa pendant le reste de la nuit. Protégés par les maisons, les Anglais ne perdirent pas un seul homme. Il leur était ordonné de ne pas faire feu, pour éviter d’enseigner aux assaillants la situation de leurs différents postes ; ils devaient se contenter de repousser à la baïonnette les attaques des Français. Au reste, cette résistance suffit à étonner ces derniers : ignorant les renforts nouvellement arrivés, ils ne supposaient la ville occupée que par deux seules compagnies. À la vérité, la plupart des Anglais ne se trouvaient pas en état de faire grande résistance. À défaut d’eau, les maisons de Batavia recélaient en abondance des liqueurs spiritueuses, dont les soldats avaient été à même de faire usage, c’est-à-dire abus. Après que cette attaque eut été repoussée, les troupes n’en demeurèrent pas moins sous les armes le reste de la nuit. Le lendemain arrivèrent de nombreux détachements d’artillerie et de cavalerie. La nuit suivante, un Malais fut arrêté au moment même où il mettait le feu à un magasin qui contenait une grande quantité de poudre à canon : c’était le 10 août, à deux heures après minuit. On relevait les gardes, par suite d’une attaque méditée sur les positions de l’ennemi ; c’est là ce qui le fit découvrir, et sauva sans doute une grande partie de la ville, bâtie en bois. L’incendiaire fut pendu le lendemain ; mais il s’en fallut de peu qu’au lieu d’une ville florissante, les Anglais n’eussent conquis qu’un monceau de cendres.

Le pont sur la rivière d’Anjole avait été renforcé de manière à devenir capable de porter de l’artillerie. Le 10 août, l’armée effectua ce passage. L’avant-garde, sous les, ordres de Gillespie, composée de 1,000 Européens et de 450 Cipayes, prit immédiatement la route de Welterwreden. Elle s’avança dans un profond silence, trouvant la route bordée d’un grand nombre de magnifiques maisons, mais toutes également désertes ; seulement on aperçut de temps à autre certains signaux faitst avec des lumières bleues, rouges, etc. Au point du jour, elle atteignit Welterwreden, et le trouva en grande partie abandonné. Les Français s’étaient contentés d’y laisser un détachement peu considérable ; ils avaient pris une situation plus forte sur la route de Cornelis, à un mille de là. L’armée anglaise marcha aussitôt dans cette direction. Les Français avaient leur droite appuyée à la Slokau, leur gauche à la grande rivière. Un abattis de bois interceptait la route conduisant de Welterwreden à Cornelis ; derrière l’abattis se trouvait une batterie de 4 pièces d’artillerie à cheval prête à se porter où besoin serait ; l’infanterie française occupait deux villages des deux côtés de la route. Aussitôt que les deux armées se trouvèrent en présence, l’action s’engagea par l’artillerie. Pendant ce temps, le colonel Gillespie, au lieu d’attaquer de front, en dépit de tous les obstacles que présentait le terrain, conçut l’idée de tourner par la gauche la position de l’ennemi. Il s’empara des villages, qui furent réduit sen cendre. De celui de gauche, les troupes anglaises chargèrent l’artillerie à la baïonnette et l’enlevèrent. En ce moment même le commandant en chef arriva sur le champ de bataille ; il avait devancé de sa personne son corps d’armée dans le but de diriger l’action, déjà décidée d’ailleurs, du moment que la gauche de l’ennemi se trouvait tournée. La retraite celui-ci ne tarda pas effectivement à s’opérer sous les ordres du général Jumel. Abandonnant en même temps son quartier-général de Struiswick, le général Janssens se retira à Cornelis. Le reste de l’armée anglaise étant alors arrivé sur le champ de bataille, l’avant-garde poussa plus loin ; elle poursuivit l’ennemi jusque sous les canons de Cornelis, qui ne cessèrent de tirer tout le reste du jour. Dans l’arsenal de Welterwreden, il se trouva plus de 300 pièces de canon d’ordonnance, et une grande quantité de munitions et d’approvisionnements de toute sorte. Les conséquences morales de l’action furent encore plus importantes que ces avantages matériels. Les Français prirent le parti de se renfermer au-dedans de leurs ouvrages, et d’abandonner la paisible possession de Batavia à l’armée envahissante ; leur perte fut de 500 hommes et de 4 pièces d’artillerie légère, celle des Anglais de 17 hommes tués et de 72 blessés. Un autre fort grand avantage de la capture de Welterwreden fut la possession d’un cantonnement extrêmement salubre, chose fort rare dans ce pays, et qui le rendait un point essentiel dans tout système de défense de la colonie. Aussi, en cas d’attaque, le général Daendels, prédécesseur du général Janssens dans le gouvernement de Java, avait-il formé le projet d’abandonner tout d’abord Batavia. Il comptait se retirer à Welterwreden, donner le temps au mauvais air de la ville d’agir sur les conquérants, puis, le moment venu, de reprendre l’offensive. C’était aussi le plan de campagne de Janssens.

Cornelis était un camp retranché couvert par deux rivières, l’une à l’ouest, l’autre à l’est ; un grand nombre de redoutes et de batteries en défendaient les approches ; l’ensemble de ces lignes n’occupait pas moins de cinq milles d’étendue ; elles étaient garnies de 280 pièces de canon ; à la vérité, c’était le dernier refuge des Français ; leurs troupes, entièrement composées de recrues nouvelles, se trouvaient dans un état de santé déplorable. Le général Janssens, au moyen de quelques ordres du jour, s’efforçait de leur inspirer une ardeur, une confiance dans les succès que sans doute lui-même ne partageait plus. Il entrait aussi dans de nombreux détails sur les mesures à prendre pour la mise à exécution du plan général de défense que nous venons d’indiquer. Ce plan était à coup sûr fort bien imaginé quant à son idée fondamentale : occuper une bonne position dans l’intérieur du pays et dans une situation salubre était certes chose bien préférable à la possession ou à la défense de Batavia ; le séjour de cette ville ne pouvait manquer de devenir en peu de temps funeste à une armée envahissante ; mais son exécution, il faut le dire, n’avait point entièrement répondu à sa conception. La position choisie par le général Daendels, trop rapprochée de Batavia, avait l’immense inconvénient de laisser à l’ennemi la faculté des transports par eau jusque dans son voisinage. Il eut fallu la choisir, tout au contraire, à trente ou quarante milles dans l’intérieur. Les fatigues de la route, les difficultés du transport, le climat surtout, ne pouvaient manquer de devenir dans ce cas bientôt funestes aux conquérants. Peut-être aussi était-ce une faute du général Janssens, que d’avoir en quelque sorte exagéré le plan, en n’essayant pas de défendre les approches de Batavia, ce qu’il pouvait faire avec fort peu de monde. La seule mesure de défense poursuivie avec activité fut la destruction des magasins de Batavia. On livra aux flammes l’immense magasin de la citadelle, rempli de denrées précieuses ; ceux de l’intérieur de Batavia ne pouvaient être brûlés sans danger pour le reste de la ville ; mais on détruisit, on gâta, on dispersa tout ce qu’ils contenaient.

Jaloux de ne rien laisser au hasard, sir Samuel Auchmuty se décida à reconnaître exactement la position des Français ; il s’occupait en même temps avec une extrême activité de rassembler ses moyens d’attaque. Il fit débarquer l’artillerie de siège et rassembla de nombreux matériaux pour l’érection des batteries. Ces préparatifs, qui d’abord semblaient ne devoir prendre que quelques jours, consommèrent beaucoup de temps en raison de différents obstacles qui survinrent. Cependant, immédiatement, après l’affaire du 10, l’armée anglaise avait pris position à 800 verges environ des lignes françaises. La réserve, demeurée d’abord à Chillingching, la rejoignit ; l’artillerie de siège fut mise en état. Pendant ce temps, une correspondance assez active se poursuivait entre le général Janssens et le général Auchmuty au sujet de l’échange des prisonniers. Le 15 août était alors une grande époque pour les Français ; on se rappelle avec quelle pompe, quel enthousiasme les armées de Napoléon célébraient sa fête dans la plupart des capitales de l’Europe. Cette poignée de Français exilée au bout du monde ne manqua point à ces solennités. Des décharges d’artillerie et de mousqueterie entremêlées de cris de vive l’empereur ! remplirent toute cette journée. Le 19, les assiégés, au moyen d’une communication entre la Slokau et la grande rivière, essayèrent de remplir les fossés de leurs retranchements ; mais ils ne tardèrent pas à abandonner ce projet, s’apercevant du dommage qu’en recevaient les remparts. Ils tentèrent alors d’inonder le refrain occupé par les avant-postes anglais : deux tranchées creusées pour aider les communications, servir d’abri aux troupes et garder les batteries se trouvèrent tout-à-coup remplies d’eau ; mais à cela se bornèrent les effets de l’inondation. Des batteries furent commencées dans la nuit du 20 au 21. Une batterie de 12 canons de 18 dut jouer sur la gauche des retranchements des assiégés ; une seconde batterie de 8 canons de 18 à la gauche de cette première batterie, et, à la gauche encore de celle-ci, une troisième batterie composée de 9 mortiers ou obusiers.

Les troupes qui jusque là avaient marché sous les ordres du colonel Gillespie, furent chargées de la garde des tranchées. Les travailleurs purent continuer leur ouvrage pendant toute la nuit sans être inquiétés. Dans la matinée du 21, les batteries ne se trouvaient pas encore terminées. Les assiégés, depuis l’ouverture de la tranchée, entretenaient un feu assez vif pendant toute la journée, mais en général devenaient silencieux pendant la nuit. Ce jour-là, ayant découvert les travailleurs au point du jour, ils ouvrirent un feu plus vif encore que de coutume, qui endommagea les batteries en construction et fit éprouver de grandes pertes aux troupes. Les batteries furent achevées dans la nuit du 21 au 22 ; les canons, transportés à bras par les marins, et montés dans la journée du 23. Ce même jour, une expédition hardie fut tentée par les Anglais. Un détachement considérable se cacha dans les jungles sur le front des batteries. Pendant ce temps, une forte colonne, avec quatre pièces d’artillerie à cheval, fit un long circuit pour aller attaquer la gauche du camp retranché. Le feu commencé par ce détachement devait avertir celui caché dans les jungles d’ouvrir le sien. Mais la colonne de droite se trompa de chemin à cause de l’obscurité ; le détachement caché, s’impatientant de ce délai, attaqua sans attendre le signal convenu. Une des batteries tomba momentanément au pouvoir des Français ; toutefois ils en furent bientôt repoussés sans avoir eu le temps d’enclouer les canons, La colonne de droite, après avoir passé toute la nuit en marches et contre-marches, se retrouva au point du jour à peu près au lieu d’où elle était partie. Cette colonne se résolut alors à attaquer de front ; mais les Français n’attendirent pas la charge, et se retirèrent après avoir tiré quelques coups de canon. Le colonel Gibbs, cantonné dans un village sur le chemin de Welterwreden, fut lancé en avant pour incommoder la retraite des assiégés. Ceux-ci, s’apercevant du mauvais succès de leur sortie, commencèrent un grand feu de toutes leurs redoutes. 40 pièces de gros calibre ne cessèrent de jouer toute la journée, et tuèrent 150 hommes aux assaillants.

Sir Samuel Auchmuty se décida pour le 24 à une attaque générale. Une décharge de toute son artillerie, à laquelle les assiégés répondirent immédiatement, annonça ses intentions. Le feu continua avec une grande vivacité des deux côtés. Les Français se trouvaient supérieurs en nombre de canons, mais inférieurs quant à leur service ; aussi leurs redoutes les plus avancées furent-elles successivement réduites au silence. Avant la fin de la journée, la plupart de leurs canons étaient démontés, plusieurs de leurs batteries gravement endommagées. La nuit s’écoula en préparatifs pour la journée du lendemain. L’artillerie anglaise ayant fait des pertes considérables, il fallut remplacer les soldats tués ou blessés par des hommes pris à cet effet dans les différents régiments. Au point du jour, le feu recommença avec une grande vigueur. Une allée qui conduisait du camp anglais à Struiswich fut tellement endommagée par le feu des combattants, que tous les arbres en furent brisés, et par leurs débris portèrent long-temps témoignage de cette terrible scène. Les Français essuyaient de grandes pertes tant en hommes tués qu’en pièces mises hors de service ; mais il devint évident que les batteries anglaises ne pouvaient obtenir d’effet décisif à la distance où elles se trouvaient, il fallut songer à les rapprocher de la place. D’un autre côté, l’état de fatigue et d’épuisement où se trouvaient les troupes, les grandes chaleurs, dont l’effet était désastreux, tout cela faisait redouter au général en chef d’imposer à l’armée de nouveaux travaux. Les assiégés, mettant le temps à profit, avaient creusé sur leur front un double fossé, et élevé au-delà quelques ouvrages avancés. Ne voulant pas leur laisser le temps d’ajouter encore à leurs moyens de défense, le général en chef prit la résolution de faire donner un assaut général. Mais on ne possédait que des données fort incomplètes sur la force des assiégés. Le général Daendels et son successeur avaient pris de telles précautions sur ce point, que les habitants de Batavia l’ignoraient eux-mêmes complètement. On ne connaissait aussi qu’approximativement la force réelle de leur position et la disposition des ouvrages ; on savait seulement qu’il fallait d’abord franchir un premier retranchement, puis qu’au-delà se trouvait une autre ligne de redoutes. Toutefois, d’après les raisons déjà dites, le général en chef se décida à tenter une attaque.

Des quatre faces dont se composait le camp retranché des Français, celle de droite, faisant face à la Slokau, était sans nulle comparaison la plus faible. D’un autre côté, il avait été possible d’en faire une reconnaissance plus exacte que des autres ; on croyait même qu’il ne serait pas fort difficile de s’emparer par surprise d’une de leurs redoutes les plus avancées. Cependant sir Samuel Auchmuty n’osait en faire faire une reconnaissance détaillée, de peur d’attirer l’attention de l’ennemi sur ce point. Un déserteur, d’origine hollandaise, le sauva de cet embarras en lui donnant tous les renseignements désirés ; il indiqua les défenses de la redoute et un pont qui l’unissait aux autres ouvrages. Ces révélations, mettant fin à toute indécision, l’entreprise fut résolue pour le 26 août. Le colonel Gillespie, à la tête d’un détachement composé de l’infanterie de l’avant-garde et d’une partie de la brigade du colonel Gibbs, fut chargé de cette opération. Le jour indiqué, au coup de minuit, ces troupes se mirent en mouvement guidées par le déserteur dont nous avons parlé. Il leur fallut faire un détour de plusieurs lieues à travers une contrée difficile, entrecoupée de ravines, de clôtures, de plantations de bétel, etc. Souvent le sentier se rétrécissait de telle sorte qu’il ne donnait plus passage qu’à un seul homme de front. La colonne chemina donc aussi lentement que possible. Toutefois, en raison des obstacles multipliés de la route, un grand intervalle ne tarda pas à se former entre la tête et la queue de la colonne. À un carrefour où plusieurs routes se croisaient, le chemin se trouva tout-à-coup perdu. Après avoir hésité quelque temps, le guide confessa son ignorance sur la direction à prendre. On tint un moment conseil. Un officier peu de jours auparavant chargé d’une reconnaissance crût reconnaître le véritable chemin dans celui de droite. Peu d’instants après, le guide, à l’aspect de certains objets qui l’avaient frappé dans sa fuite, confirma cette opinion. Déja la tête de la colonne touchait aux ouvrages des Français ; mais on apprit en même temps que la queue se trouvait encore fort en arrière. En proie à ces mille anxiétés qui assaillent un chef dans ces terribles moments où se décide le sort d’une grande entreprise, Gillespie ordonne un mouvement rétrograde. Il se met en communication avec la queue de la colonne, qui marchait à grands pas pour le rejoindre. Mais le jour approchait, et avec lui la nécessité de prendre un parti définitif. Encore quelques instants, et le détachement ne pouvait manquer d’être découvert par les Français. D’un autre côté, la retraite n’était pas sans dangers ; enfin aucune chance de succès ne restait aux attaques secondaires, dans le cas où aurait échoué l’attaque principale. Le colonel Gillespie, par cette dernière raison, crut les inconvénients d’une attaque moindres que ceux d’une retraite. En ce moment la lueur douteuse du crépuscule découvrit les vedettes françaises à la gauche de la route ; elles crient : Qui vive ? Un piquet commandé par un officier se trouvait établi auprès de la principale redoute. De là se fait entendre ce même cri : Qui vive ? Alors Gillespie se décide. Pour toute réponse, il donne aux siens l’ordre de marcher en avant. Le mouvement s’exécute avec une telle rapidité, qu’aucun des hommes du piquet n’en échappa ; tous furent tués ou faits prisonniers.

Au bruit de cette attaque, une lueur soudaine éclate sur tous les points de la ligne des Français. Ils jettent des pots à feu dans toutes les directions pour éclairer l’approche de l’ennemi et font une décharge générale de leur artillerie. Les boulets passent par-dessus la tête du détachement. D’ailleurs les assiégés de la redoute la plus voisine de celui-ci n’eurent pas le loisir de recharger. Les assaillants comprenant que tout dépend de ce moment l’attaquent à la baïonnette avec une telle impétuosité, qu’elle est aussitôt enlevée ; et la garnison faite prisonnière. Cette redoute se trouvait au-delà de la Slockau par rapport au camp des Français. Aussi Gillespie se hâta-t-il de s’assurer le passage de la Slockau. Défendu par 4 pièces d’artillerie à cheval, ce point était en outre flanqué par plusieurs batteries. S’étant assuré du passage, il tourne immédiatement à gauche, et attaque une seconde redoute située au-dedans de la ligne des retranchements. Un combat acharné suivit. La garnison de la redoute était nombreuse, et bien que surprise, se défendit vaillamment. Elle fut pourtant emportée ; mais plusieurs officiers payèrent ce succès de leur vie. Pendant ce temps les troupes commandées par le colonel Gibbs avaient pris à droite après avoir passé le pont et attaqué une autre redoute située de ce côté, et qui malgré sa défense vigoureuse fut de même enlevée ; mais alors éclata tout-à-coup une épouvantable explosion. Le magasin à poudre de cette redoute prit feu ; un grand nombre de bombes et d’obus furent enflammés, et retombèrent en pluie également fatale aux assiégés et aux assiégeants ; catastrophe suivie pendant quelques minutes d’un silence effrayant. Le terrain demeura jonché de cadavres défigurés, de membres épars, amis et ennemis, entassés pêle-mêle. Éloigné du lieu de l’explosion, le colonel Gibbs fut renversé de cheval par le contre-coup, mais sans être blessé ; même accident arriva à quelques autres. Deux officiers français qui s’étaient juré de ne jamais tomber vivants aux mains des Anglais, avaient mis le feu à ce magasin. Un redoublement d’activité dans le feu des assiégés suivit cette explosion ; néanmoins Gibbs continua son mouvement par la droite, Gillespie par la gauche. Ils emportèrent successivement toutes les batteries puis se trouvèrent en face du parc d’artillerie des Français. Leur cavalerie, formant leur gauche, se disposait à charger ; elle en fut empêchée par un feu très vif et bien dirigé. Gillespie s’avance alors vers la quatrième redoute, qu’il attaque avec le même succès, mais avec les mêmes difficultés que les autres. Le petit fort de Cornelis ne résista pas davantage. Dès ce moment le général français n’eut plus qu’à ordonner la retraite.

Après le succès de l’attaque principale, les divers détachements chargés de faire des démonstrations sur d’autres points opérèrent leur jonction. À la tête des dragons et d’un petit détachement d’artillerie à cheval, Gillespie poursuivit l’ennemi pendant l’espace de dix milles ; le général Janssens et ses principaux officiers essayèrent plusieurs fois de rallier leurs troupes, mais ne purent en venir à bout. À un lieu nommé Campony-Macassar, les Français, sous la protection de charrettes brisées, de haies épaisses, et de quatre pièces d’artillerie à cheval, essayèrent toutefois quelque résistance. Conduite par le colonel Gillespie, la cavalerie anglaise les chargea plusieurs fois par les avenues qui conduisaient à ce poste, les contraignit de l’évacuer ; puis les poursuivit avec une grande ardeur jusqu’à la moitié de la route de Cornelis à Buitenzorg, où la lassitude des chevaux l’obligea de s’arrêter. Peu de fugitifs atteignirent ce dernier endroit, poste d’une grande force à trente-cinq milles de Batavia. Que le général Janssens eût pu conduire jusque là une retraite en bon ordre, et rien n’était encore décidé pour le sort de Java, malgré le résultat de cette journée. Mais le plus grand nombre de fuyards échappés au fer et au feu de l’ennemi se dispersant aussitôt, chercha un refuge dans les bois et les jungles ; bien peu atteignirent Buitenzorg. Six mille prisonniers tombèrent aux mains des Anglais ; parmi eux se trouvaient deux généraux, deux aides-de-camp du général Janssens, le commandant du génie, le commissaire-général, les chefs des différentes administrations, 5 colonels, 4 majors, 21 lieutenants-colonels (chefs de bataillon), 60 capitaines, 124 lieutenants, etc. ; 280 pièces d’artillerie furent prises soit dans le fort de Cornelis, soit dans les différentes redoutes. Un détachement de cavalerie peu considérable parvint seul à gagner Butenzorg en conservant quelque ordre. Le général Janssens et le général Jummel se trouvèrent plusieurs fois au milieu des dragons anglais ; ils n’échappèrent qu’en se mêlant, à pied, dans le jungle, à la foule des simples soldats. La perte des Anglais fut de 500 hommes tués ou blessés, parmi lesquels 48 officiers. La force de l’armée française consistait en 8,000 hommes, celle de l’armée anglaise en 9,500. Mais la première comptait un petit nombre d’Européens, encore affaiblis par le climat, malades, incapables de combattre, Les troupes anglaises, au contraire, se trouvaient en majorité composées d’Européens ; elles étaient parfaitement acclimatées, de plus, l’élite de ces armées qui venaient de faire les dernières guerres de l’Inde.

Le général Janssens s’arrêta à Buitenzorg ; déjà deux fois des propositions de paix lui avaient été adressées, au moment où l’armée parut devant Batavia, et après l’affaire du 10 août ; un aide-de-camp de lord Minto lui fut de nouveau envoyé. La réponse du général Janssens fut également négative ; il se flattait de conserver assez de ressources pour fatiguer la fortune ennemie. Le jour suivant, c’est-à-dire le 28 août, n’ayant pu parvenir à réunir des débris de son armée qu’un petit nombre de cavaliers, il se dirigea immédiatement à leur tête vers l’est, accompagné parle général Jummel. Le même jour l’avant-garde anglaise prit possession de Buitenzorg ; les Français travaillaient encore aux fortifications de cette place, susceptible de devenir une forteresse redoutable si le temps n’eût manqué, pour l’achever. L’intention du général Janssens avait été de s’y retirer dans le cas où il se serait trouvé dans l’obligation d’abandonner Cornelis. Le désordre de la retraite, qu’il ne put effectuer régulièrement, la poursuite vigoureuse de la cavalerie anglaise, dérangèrent ce projet ; Buitenzorg fut occupé sans coup férir. Il s’y trouva quarante-trois pièces de canon, et des approvisionnements considérables de toutes sortes.

Deux frégates françaises, la Nymphe et la Méduse, bloquées dans le port de Sourabaya, réussirent à s’en échapper ; l’une d’elles était montée par un aide-de-camp du général Janssens, chargé d’aller apprendre en France les tristes nouvelles de Batavia. Dans ses dépêches, le général Janssens annonçait sa détermination de demeurer dans l’île le plus long-temps possible ; il se flattait de trouver des ressources parmi les habitants, et de les entraîner à fatiguer les Anglais par une guerre de détail. Déjà les Français avaient noué des intelligences avec quelques uns des princes du pays ; ils comptaient quelques alliés. Sir Samuel Auchmuty, informé de la fuite du général Janssens et de la direction prise par lui, se hâta d’envoyer par mer un détachement à Cheribon, que sa situation rendait alors importante. La chaîne de montagnes qui court du nord au midi de l’île approche tellement près de cette place, qu’elle commande les communications entre l’est et l’ouest de l’île ; dans le but d’éviter cette chaîne de montagnes, il a fallu faire passer dans son voisinage la grande route qui va de l’est à l’ouest. Deux frégates, des troupes de marine et un bataillon de Cipayes, commandés par le colonel Wood, furent employés à ce service ; le fort de Cheribon se rendit à la première apparition de l’escadre. Le général Janssens avait passé par cette place deux jours avant, dans sa route vers l’est. Le général Jummel devait y passer aussi pour rejoindre Janssens ; il ignorait complètement qu’elle fût alors aux mains des Anglais ; il ne l’apprit qu’en devenant leur prisonnier. Jummel avait pris le commandement des troupes à leur sortie de Buitenzorg ; mais une révolte éclata parmi les Malais ; ils refusèrent d’obéir, ce qui le mit dans l’obligation d’aller rejoindre le général Janssens afin de partager sa mauvaise fortune. La prise de Cheribon entraîna la reddition du peu de cavalerie qui restait encore au général Janssens. Aucun détachement, même aucun individu isolé, ne pouvait plus passer à l’est ; ceux qui voulurent le tenter partagèrent le sort du général Jummel, car la route qui passait par Cheribon était la seule qui menât de l’ouest à l’est de l’île. Bientôt il n’y eut plus un seul homme armé dans la partie occidentale de l’île. Sir Samuel Auchmuty commença promptement ses préparatifs pour se mettre en mesure de suivre le général Janssens dans la partie orientale de l’île. Le général quitta Batavia le 5 septembre ; le rendez-vous des troupes était à Zebayo. Il avait pris la résolution de débarquer sur ce point, présumant que le général Janssens se rendrait à Sourabaya, et ferait ses efforts pour défendre cette place et le fort de Ludowyck. Mais Janssens était à Samarang, avec l’intention de n’y faire qu’un court séjour, et de se diriger sur Solo, la capitale de l’empire. Sir Samuel, en l’apprenant, se dirigea aussitôt sur la première de ces îles, où se trouvait une partie de l’escadre anglaise ; l’amiral avait jugé convenable, en effet, de s’emparer d’un port pour la mauvaise saison. On apprit là qu’il existait beaucoup d’effervescence parmi les indigènes ; les Européens étaient, disait-on, menacés d’un massacre général à Batavia.

Nous avons dit comment trois fois déjà des propositions de paix avaient été adressées au général Janssens. Bien que toutes eussent été repoussées, sir Samuel se décida à lui en adresser de nouvelles ; l’amiral se joignit à lui dans cette démarche. Le porteur de la dépêche trouva le général Janssens entouré d’un nombreux état-major. Quelques troupes se trouvaient, en outre, campées dans le voisinage. La lettre de sir Samuel Auchmuty finissait par ces mots : « Assez, monsieur, a été fait pour la gloire ; songez maintenant aux intérêts de ceux qui se trouvent sous votre protection. En vous soumettant à une destinée devenue inévitable, arrêtez la main des misérables en ce moment peut-être baignés dans le sang des colons ; les troupes anglaises seront heureuses d’être alors employées à leur protection. Mais si vous continuez à être sourd aux cris de détresse d’un peuple opprimé, si le sang doit être versé sans nécessité, si les indigènes sont laissés libres de piller et de massacrer les Européens de Java, nous vous en rendrons responsables, vous et vos adhérents actuels. C’est notre ferme volonté de prévenir ces horreurs. Votre persévérance dans une cause sans espoir ne doit pas rendre nos efforts inutiles. » Le général en chef et l’amiral demeuraient fidèles dans ce langage au système de politique européenne qui avait toujours voulu tenir les indigènes en dehors des guerres où se décidait leur sort. Le général, Janssens répondit : « Les fidèles vassaux du gouvernement ont la même cause à défendre que moi-même ; je leur dois la même protection qu’aux sujets directs de Sa Majesté l’empereur et roi. Je ne suis point insensible aux maux endurés par les habitants de la colonie, mais il n’est pas en mon pouvoir de les soulager. J’ai une trop haute opinion de Votre Excellence pour ne pas être assuré qu’en même temps qu’elle combat ceux qui ont les armes à la main, elle saura protéger les paisibles colons et les indigènes qui se trouvent dans les lieux occupés par les troupes de Sa Majesté britannique, et pour ne pas prévenir les horreurs qui ne sont pas les résultats nécessaires de la guerre. »

Après ce dernier refus de traiter, l’amiral en chef occupa Solo. Sir Samuel Auchmuty se proposait de l’y poursuivre ; mais comme les transports qui devaient lui amener des troupes n’arrivaient pas, il ne put se mettre en route que le 12. À son arrivée devant la ville, il la trouva déjà abandonnée, et les grands ouvrages qui la protégeaient démantelés. Le général Janssens, après avoir rassemblé une force assez considérable en grande partie composée d’indigènes commandés par leurs princes, avait pris position à quelque distance. Parmi les alliés, se trouvait le prince Prang-Wedom, à la tête de 1,500 hommes, la plupart à cheval ; il avait le grade de colonel dans l’armée française. Sir Samuel se décida pourtant à attaquer. Les troupes furent débarquées le 13. Le 14, plusieurs vaisseaux ayant paru à l’horizon, le général différa de s’engager plus avant ; il se flattait que ce pourrait être un renfort attendu depuis quelque temps. Pendant ce temps, l’amiral s’occupait des préparatifs d’une attaque sur Ludowick. Les renforts attendus une fois reçus, sir Samuel se décida à marcher plus avant. L’avant-garde se mit en marche le 16 septembre, à deux heures du matin, et après une marche de six milles à travers un pays fort difficile et fort montueux, aperçut l’ennemi à Jattoo. Le colonel faisant halte s’occupa de reconnaître l’ennemi. Le général Janssens avait pris position sur les sommets de quelques collines fort escarpées, à quelques milles de Samarang, à cheval sur la route de Solo. Des abatis d’arbres protégeaient son front ; ses flancs se trouvaient défendus par de grandes difficultés de terrain ; on ne pouvait le tourner qu’au moyen d’un circuit de plusieurs milles ; 30 pièces de canon établies sur des plates-formes occupaient les intervalles des troupes. Enfin, une petite vallée séparait les deux armées. La position du général Janssens parut tellement formidable aux officiers anglais qu’ils la jugèrent au premier aspect inattaquable de front. Sir Samuel se décida pourtant pour ce dernier parti. Il ne pouvait plus espérer de renfort ; des délais à attaquer auraient révélé sa faiblesse à l’ennemi, dont il ne pouvait tourner les flancs ; enfin les succès des jours précédents avaient nécessairement enflammé le courage de ses troupes, abattu celui des Français. En conséquence, il envoie un détachement avec deux canons occuper une hauteur qui semblait commander la gauche de l’ennemi ; le reste de l’artillerie reçut l’ordre d’attaquer de front, en tirant par-dessus la vallée. Au premier feu de ces pièces, l’avant-garde, sous les ordres du colonel Gibbs, se précipita à travers la vallée, et, par la grand’route, elle atteignit le sommet des hauteurs, puis s’arrêta quelques instants pour reprendre haleine et donner le temps au corps d’armée de la rejoindre. Les Français, surpris, n’eurent pas le temps de faire feu, ou du moins de renouveler leur feu avant que les assaillants n’en fussent à couvert ; seulement ils commencèrent une canonnade parfaitement inoffensive. La confusion et le désordre qui suivent toujours une attaque à l’improviste chez les troupes attaquées, le feu de l’artillerie anglaise, l’avant-garde ennemie déjà sur les hauteurs, l’aspect imposant du corps d’armée, qui au-delà s’avançait en bon ordre sur une longue colonne, tout cela les frappa d’étonnement et paralysa leurs moyens de défense. Encouragés par le premier succès, à peine le corps d’armée eut-il gagné le sommet des hauteurs, que l’avant-garde les descendant rapidement se précipita à l’attaque. Mais l’ennemi ne l’attendit pas ; les Javanais et les Malais rassemblés avec tant d’efforts par le général Janssens s’enfuirent dans toutes les directions ; ils n’emmenèrent pas un seul de leurs canons. Le colonel Gibbs se porta aussitôt sur Ouarang, petit fort carré sur la route de Solo ; mais il se trouva déjà évacué.

Après avoir fait de vains efforts pour rallier le reste de son armée et de ses alliés, Janssens fut chercher un asile dans le fort de Salatiga ; il s’y trouva seul, abandonné, déserté du peu de soldats qui l’avaient accompagné jusque là. Le même soir, il envoya demander à sir Samuel une cessation momentanée des hostilités afin de régler les conditions d’une capitulation. Cette proposition convenait à merveille au général anglais, qui devait craindre de s’aventurer plus loin dans l’intérieur. Cependant quelques difficultés s’élevèrent : le général Janssens demandait à capituler avec lord Minto, alors à Batavia, c’est-à-dire à trois cent cinquante milles de là. Le général Auchmuty craignait, en accordant ce délai, que Janssens ne parvint à rassembler quelques troupes ; et à se diriger sur Solo ou Sourabaya. Dans ce cas, la guerre se serait peut-être prolongée quelque temps encore. Or, l’approche de la mousson, l’insalubrité du climat aurait peut-être amené quelque nouvelle chance favorable aux Français. Sir Samuel Auchmuty répondit que c’était avec lui seul que le général Janssens devait s’attendre à traiter. Il ajouta que la cessation des hostilités me s’étendrait sous aucun prétexte au-delà de vingt-quatre heures. Sir Samuel faisait connaître ensuite les conditions principales devant servir de base à toute négociation : elles étaient : « Que le traité comprendrait Java et toutes ses dépendances ; que tous les militaires deviendraient prisonniers de guerre ; que le nouveau gouvernement demeurerait libre d’agir comme il l’entendrait sur tous les points ; que d’ailleurs la dette publique serait garantie et le papier-monnaie liquidé. » Le général Janssens fit de fortes objections aux clauses du traité concernant la dette publique ; il réclama une entrevue du général anglais. Celui-ci la déclina ; il fit signifier sa résolution de n’admettre aucune modification aux conditions précédentes. Il se mit en même temps en marche vers Salatiga. Déjà même il avait fait quelques milles, lorsque la ratification arriva. En envoyant cette ratification, le malheureux général français écrivait : « Si j’ai demandé à traiter d’une capitulation, c’est que toutes mes ressources étaient épuisées. S’il m’en fut resté, je ne me serais jamais rendu. Dans une situation semblable, je ne pouvais donc prétendre à dicter les articles d’une capitulation. Toutefois, une chose m’a affecté, je l’avoue ; c’est le refus de Votre Excellence d’avoir avec moi un entretien ; cela ne l’eût engagée en rien. La prolongation ou la suspension de l’armistice m’était tout-à-fait indifférente. N’ayant plus un seul soldat ; il n’y avait plus pour moi possibilité de résistance. Je suis convaincu que si Votre Excellence m’eût accordé cet entretien elle eût consenti, sans abandonner aucun des avantages que son gouvernement venait de gagner, à m’accorder une capitulation dont les termes eussent été moins durs et moins humiliants pour moi. » — Il ajoutait : « Je me soumets, parce que je préfère à mes propres intérêts de mettre un terme au malheur des colons et de mes compatriotes. En ce moment, il est également impossible d’améliorer ma situation ou de la rendre pire. Je n’ai plus qu’à attendre vos ordres pour ma future destination, sur laquelle je suis parfaitement indifférent. Je dois seulement prier Votre Excellence d’adoucir autant qu’elle croira pouvoir le faire la condition des officiers qui ont eu le malheur de servir sous mes ordres. »

Sous la modération des expressions, se font sentir toute la douleur et toute l’amertume qui remplissaient alors le cœur du général Janssens. Cependant, même dans son malheur, la conscience d’avoir fait son devoir en général et en soldat eût dû lui apporter quelque consolation ; elle doit lui valoir quelque sympathie de la part de ceux qui savent honorer le courage indépendamment du succès. Son plan de campagne était judicieusement conçu, il l’exécuta avec habileté, il sut de plus soulever et réunir à sa cause les habitants de l’île, chose beaucoup plus importante. Mais nous l’avons dit, ce qu’il avait avec lui d’Européens ne consistait qu’en nouvelles levées chaque jour décimées par le climat, ou bien en indigènes nullement dressés à l’européenne : que pouvait-il faire en face de vieilles troupes européennes acclimatées depuis long-temps, ayant fait les dernières guerres de l’Inde ? Un exprès fut immédiatement envoyé à l’amiral pour le prier de suspendre les hostilités. Celui-ci était arrivé le 17 à Zedayo ; le 18, c’est-à-dire le jour même de la capitulation d’Onarang, il fit débarquer 500 hommes. Sourabaya, à la nouvelle de la capitulation, se rendit sans résistance. Le fort Ludovick suivit cet exemple ; ce qui acheva la réduction complète de tous les postes occupés par les Français dans l’île de Java. La capitulation comprenait, outre Batavia, Macassar, Timor et toutes les autres dépendances du gouvernement de Batavia. Ces îles furent successivement occupées par les troupes anglaises. Ainsi fut perdu pour la France ce grand établissement, trop éloigné d’ailleurs et trop en dehors de ses habitudes guerrières et commerciales, pour qu’il soit permis de croire qu’elle en eût jamais retiré une véritable utilité. Le général Janssens partit immédiatement pour l’Angleterre. On peut regretter, en l’honneur de la générosité anglaise, que les procédés de sir Samuel Auchmuty n’eussent pas été d’une nature plus propre à adoucir l’amertume d’une défaite que ne pouvaient prévenir ni le courage, ni l’habileté de son ennemi.

L’île de Java est divisée dans toute sa longueur par une chaîne de montagnes, allant de l’est à l’ouest, le centre de cette chaîne se trouve le point le plus élevé de l’île. Les sommets d’un grand nombre de ces montagnes sont des cratères de volcans maintenant éteints, qui dans les temps reculés ont couvert l’île entière de lave et de cendre. Le climat de Java est varié ; le long des côtes il est chaud et humide, mais à mesure qu’on avance dans l’île, il devient plus sec et plus froid. Peut-être n’y a-t-il aucune autre contrée du globe comparable à celle-là pour la richesse de ses produits. Les basses terres sont couvertes de champs de riz, à tous les degrés de croissance et de maturité, depuis le moment où il sort de terre en herbe verdoyante, jusqu’à celui où il va tomber sous la faux en gerbe dorée ; des fruits et des légumes de toutes sortes remplissent les jardins ; des multitudes de cocotiers bordent tous les champs ; les montagnes sont couvertes d’arbres de toute sorte dont le plus grand nombre est admirablement propre aux constructions navales. On y trouve encore une immense quantité de bambous, de bétel, de benjoin odorant dont la gomme forme une branche lucrative de commerce ; les épices, girofle, cannelle, muscades, etc., sont une autre source de richesses. La population entière de Java montait à 5 millions d’habitants, dont les colons européens ne formaient qu’une imperceptible fraction. Elle se divisait en indigènes et en étrangers, généralement compris sous la dénomination de Malais, quoi qu’il s’en fallût de beaucoup que ceux-ci appartinssent tous à cette nation. Habitant les bords de la mer, où ils se livrent à la pêche et au commerce, ces derniers deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on avance davantage dans les terres. La population de l’intérieur est au contraire composée d’indigènes, ou de Javanais qui se livrent à l’agriculture. L’empereur, ou souverain, est en droit le propriétaire du sol ; toutefois il en distribue des portions à certaines familles, sous forme de majorats, transmissibles de mâle en mâle ; il en résulte une classe intermédiaire ou de noblesse entre le cultivateur et le souverain. Il y a de plus une innombrable classe d’officiers et de fonctionnaires à divers degrés, chargés de percevoir le revenu au nom de ce dernier. Dans certaines parties de l’île, le cultivateur, ayant une portion de terrain suffisante à nourrir deux buffles, ne retire, pour lui et sa famille, que le quatorzième des revenus de sa terre [1]. Le village javanais forme une petite communauté, qui ne manque pas de ressemblance avec le village indou ; les habitants nomment à leur choix un chef ou maire, chargé de la police du village, de la collection ou impôts, etc.

Sous le gouvernement hollandais, chaque branche de revenu était affermée aux enchères ; il en était de même de la collection des droits sur l’opium, l’arack, les nids d’oiseaux si chers aux gastronomes chinois. Nulle part le régime exclusif sur lequel a été fondé jusqu’à présent le gouvernement colonial n’a été poussé aussi loin qu’à Java. Batavia, l’entrepôt de toutes les productions des Moluques, recevait la récolte des épiceries tout entière. On chargeait chaque année sur les vaisseaux ce qu’on jugeait nécessaire à la consommation de l’Europe, puis on détruisait le reste. C’est ce commerce qui faisait la prospérité, on pourrait dire l’existence même de la Compagnie des Indes ; c’était lui seul qui la mettait à même de soutenir la dépense de son administration et de son gouvernement. La police de ce commerce était singulière ; après avoir chassé les Espagnols et les Portugais des Moluques, les Hollandais comprirent que cela ne suffisait pas à rendre le commerce des épices exclusif. Le grand nombre de ces îles en rendait la garde presque impossible ; il ne l’était pas moins d’empêcher un commerce de contrebande des insulaires avec la Chine, les Philippines, Macassar, etc. La Compagnie devait craindre davantage encore qu’on lui enlevât des plants d’arbres, et qu’on ne parvint à les faire réussir ailleurs. Elle prit alors un parti extrême, ce fut de détruire, autant qu’elle le put, les arbres à épices dans toutes ces îles, et de n’en laisser subsister que sur quelques unes qui fussent petites et faciles à garder. Alors il ne s’agissait plus que de bien fortifier ces dépôts précieux. Pour atteindre ce but, il lui fallut désintéresser les chefs dont les plants faisaient la totalité ou la plus grande partie du revenu. Quelquefois elle brûla les plants de ceux des chefs qui se trouvaient moins forts qu’elle, et refusaient de les lui vendre. D’autres fois, elle employa la ruse : les plants à épices, dépouillés de leurs feuilles encore vertes ne tardent pas à périr ; elle savait cette circonstance ignorée des indigènes. Elle en profita pour acheter les feuilles vertes à des prix extrêmement élevés. De cette façon, elle parvint bientôt à tenir dans ses mains tout ce qu’il existait de ces plantes précieuses. Alors elle consacra l’île de Ceylan à la culture de la cannelle ; les îles Banda à celle de la muscade ; les îles d’Amboyne et d’Urcaster à celle du girofle, sans qu’il fût permis d’avoir de la girofle à Banda ni de la muscade à Amboyne. Les autres établissements des Hollandais dans les Moluques avaient pour objet d’empécher les autres. nations de s’y établir, de découvrir et de brûler au fur et à mesure tous les arbres à épices. La récolte en épices se faisait en décembre ; à cette époque, les gouverneurs d’Amboyne et de Benda rassemblaient tous les fonctionnaires sous leurs ordres ; plusieurs jours se passaient en réjouissances et en festins ; puis ils partaient sur de grands bateaux, pour assister à la récolte de la partie des épices conservées, pour détruire et brûler l’autre. L’industrie de l’homme, qui partout ailleurs se propose d’aider à la fertilité de la nature, avait ici pour objet de la combattre et de la resserrer ; singulière lutte qui se renouvelait d’année en année, entre l’avarice insatiable du monopole et la puissance productive d’un sol d’une inépuisable fertilité.

Batavia, appelée autrefois la reine de l’Orient, avait vu depuis plusieurs années sa prospérité décroître. À cette époque, elle était encore riche, populeuse et centre d’un commerce immense. Les rues de Batavia étaient larges, droites, et pour la plupart bordées d’un canal et d’arbres. Par la construction et la forme des édifices, elle rappelait une ville hollandaise, qu’on s’étonnait de retrouver dans le voisinage de l’équateur. On y retrouvait aussi tout le luxe et les habitudes de la vie européenne. La population, singulièrement variée, se composait de Hollandais, de Portugais, des descendants de ceux-ci et de femmes indigènes, d’habitants des autres îles de l’archipel, d’Arabes qui avaient fait autrefois le commerce exclusif de cette partie du monde ; de Javanais ou indigènes, livrés en général à la culture et aux arts manuels ; de Malais, c’est-à-dire d’habitants de la presqu’île de Malaca ou de ses environs, puis étendu à tous les étrangers ; enfin de Chinois, de beaucoup plus nombreux, car ils dépassaient le nombre 100,000. Le commerce et l’industrie de la colonie se trouvaient presque entièrement dans leurs mains ; avant l’établissement des Européens, ils avaient de plus affermé tous les revenus et percevaient les impôts. L’amour du lucre entassait dans les rues de Batavia cette population venue de tous les coins du monde, et que l’insalubrité du climat et les maladies qui en sont le résultat nécessaire, éclaircissaient régulièrement à certaines époques de l’année. Le grand nombre de canaux, de rizières, d’eaux stagnantes qui entourent Batavia, combinés avec la grande chaleur du climat, en ont toujours fait effectivement l’un des endroits les plus malsains du globe. Dans certains mois de l’année, on ne pouvait, suivant l’assertion d’un voyageur, se trouver à un dîner de dix personnes sans avoir la certitude morale d’accompagner, dans le courant de la semaine, l’un des convives à sa dernière demeure. Là il n’était nullement besoin de la présence du cercueil pour que l’idée de la mort vînt se mêler à la joie des festins.

Disons un mot maintenant de l’état financier de la Compagnie, depuis les derniers jours de l’administration de lord Cornwallis jusqu’à la fin de la guerre avec les Mahrattes. En 1793-4, les revenus de l’Inde montaient à 8,276,770 livres sterl. ; les dépenses de toute nature, les intérêts de la dette, s’élevaient à 6,633,951 livr. sterl. Il y eut par conséquent un surplus de revenus ou un bénéfice de 1,642,819 livres sterling. Mais on pourrait croire que ce bénéfice tenait à des causes accidentelles ; il s’évanouit en effet, dès 1797 et 1798, où il se trouva au contraire un déficit dans les revenus, ou un surplus dans les charges. Dans cette dernière année, les revenus montèrent à 8,059,880 livres sterling, la totalité de charges à 8,178,626 livres sterling ; les charges surpassèrent par conséquent les bénéfices de 118,746 livres sterling. Cela ne fit qu’augmenter pendant l’administration de lord Wellesley. Dans l’année 1805-6, où se termina son administration, les revenus montèrent à 15,403,409 livres sterling, les dépenses à 15,672,017 liv. sterl. ; le déficit était donc de 268,608 livres sterling. Si nous comparons la dette à ces époques, nous aurons les résultats suivants : en 1793, la dette, tant en Angleterre que dans l’Inde, se montait à 15,962,743 livr. sterl. ; en 1797, à 17,059,192 livres sterling ; en 1805, à 31,638,827 livres sterling. Il est juste de faire observer que ce fut un temps de guerre ; on sait d’ailleurs combien les chiffres peuvent mentir. D’un autre côté, il est bon de remarquer que le mouvement des affaires, développé dans l’Inde pendant tout ce temps, a peut-être produit en Angleterre un bénéfice plus considérable que ce déficit apparent.


  1. Mémoire sur la conquête de Java, par Thorn.