Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXXII


XXXII


Au milieu de l’inquiétude générale, l’attention fut bientôt absorbée par un événement tragique. Le 30 décembre, le prince Youssoupov, marié à une nièce de l’empereur, réunit dans un souper « galant et funèbre », dont les détails sont encore inconnus, le grand-duc Dimitri Pavlovitch, le député Pourishkevitch, Raspoutine et quelques dames, parmi lesquelles on a nommé une princesse Radziwill, les comtesses de Creutz et de Drenteln, et une danseuse de l’Opéra, Mme  Cavalli. Sur le tard, une rixe éclata : Raspoutine fut tué à coups de revolver et son corps caché dans un trou de glace près du pont Petrovsky (petite Néva), où il fut découvert le 1er  janvier par des plongeurs. On raconte que l’impératrice réclama la chemise sanglante du misérable pour en envelopper son fils et que le corps fut transporté dans la nécropole impériale de Tsarskoié-Sélo, d’où il fut exhumé et brûlé dans les premiers jours de la Révolution[1]. Qui peut dire ce qu’il y a de vrai dans ces macabres détails ?

Deux enquêtes furent immédiatement instituées sur la mort de Raspoutine : l’une officielle, conduite par le ministre de la Justice ; l’autre clandestine, menée par Protopopov, Manouilov et leur bande. Trepov et Ignatiev se fâchèrent, menacèrent de s’en aller ; ils apprirent par le journal qu’ils étaient relevés de leurs fonctions. À la place de Trepov, on nomma un homme inexpérimenté, le prince N. Galitzine, qui eut beau déclarer : « Notre mot d’ordre, c’est tout pour la victoire ; » Pétrograd savait que le vrai maître du gouvernement était désormais Protopopov. Il avait, dit-on, appris les « trucs » de Raspoutine, faisait parler les tables et s’en servait pour accroître son crédit. Bientôt on amenait à la cour un autre moujik, Mitia Koliaga, plus ignorant encore que Raspoutine, qui savait à peine se faire comprendre et dont la coterie comptait user comme d’un nouvel oracle auquel on ferait dire ce qu’on voudrait.

En prévision de mouvements populaires, les gouverneurs de province reçurent, au mois de janvier, l’ordre de se montrer très sévères ; on fit venir de Crimée à Tsarskoié-Sélo un régiment de Tartares dont l’impératrice était titulaire, et le général Khovalov, connu pour sa « poigne », fut nommé commandant des troupes de Pétrograd. Le Conseil d’Empire ayant montré des velléités libérales, un ukase l’augmenta de dix-huit membres, presque tous de l’extrême droite (15 janvier). Pokrovsky, devenu gênant au Pont des Chantres, fut mis en congé pour deux mois (16 janvier). La Douma et le Conseil d’Empire furent ajournés au 25 janvier, puis au 27 février, sous prétexte que le président du Conseil avait besoin d’étudier les affaires pendantes. Ainsi s’annonçait la dictature de Protopopov.

Sur ces entrefaites, l’ambassadeur de Russie en Angleterre, le vieux comte Benckendorf, était mort à Londres. Toute la presse européenne se fit l’écho de ses dernières paroles : « Une épidémie d’aliénation mentale d’espèce mystérieuse sévit dans les milieux dirigeants de Pétrograd » (20 janvier).

Makharov, ministre de la Justice, avait donné sa démission pour avoir reçu défense de poursuivre l’escroc Manouilov. Il fut remplacé par un spirite, homme tout à fait déconsidéré, le sénateur Dobrovolsky. Belaïev, un des militaires de la coterie, fut ministre de la Guerre, à la place de Chouvaïev, coupable d’avoir serré la main de Milioukov. Le néfaste Stcheglovitov, protecteur des Cents Noirs, fut nommé président du Conseil d’Empire (19 janvier). Back, comme Pokrovsky, fut prié de prendre un congé ; Stürmer rentra au Pont des Chantres à titre de conseiller.

Quelque déplorable que fût l’entourage de Nicolas II, sa bonne volonté et sa bonne foi ne se démentirent point. Il vivait d’ailleurs presque toujours au quartier général de Mohilev, entouré de militaires, soustrait aux influences malfaisantes qui s’exerçaient à Tsarskoié-Sélo et à Pétrograd ; rien ne prouve qu’il ait jamais pactisé avec les fauteurs de la « paix allemande ». Le 20 janvier, il adressa un rescrit au prince Galitzine, où il traçait un programme vraiment national : lutte jusqu’à la victoire, collaboration avec la Douma, solution des problèmes (devenus très inquiétants) du ravitaillement et des transports. Belaïev déclara (le 24) qu’il voulait poursuivre l’œuvre de ses prédécesseurs, tirer parti de toutes les organisations — zemstvos, municipalités — pour les besoins de l’armée, mobiliser toutes les forces sociales. Le tsar institua une commission pour préparer le statut de la future Pologne (25 janvier) et fit venir au quartier général, pour conférer avec lui, le président de la Douma (28).

Le 10 février, lors de la visite des délégués alliés à Moscou, le président de l’Union commerciale rappela que les négociants de cette ville avaient été les premiers à s’élever contre l’idée d’une paix séparée avec l’Allemagne. Le délégué anglais, lord Milner, eut une conversation particulière avec le tsar ; on dit qu’il appela avec insistance, mais inutilement, l’attention du souverain sur les intrigues qui se tramaient autour de lui par les pro-germains. Comme il se croyait, bien à tort, seul maître de la politique étrangère de la Russie, Nicolas II ne pouvait admettre qu’on attribuât à cette politique des objets qu’il ne lui prescrivait pas.

La Douma et le Conseil de l’Empire reprirent enfin leurs séances le 27 février. Dans l’intervalle, un congrès de la noblesse russe, réuni à Moscou, avait voté à l’unanimité une résolution demandant à l’empereur de se conformer aux vœux réitérés de la Douma et du Conseil, relativement aux réformes à introduire et à la formation d’un ministère possédant la confiance du pays (22 février). Peu de jours avant, le tsar avait reçu un mémoire signé de dix-sept noms les plus connus de la haute société russe, concluant à la nécessité d’une collaboration efficace du pouvoir avec les institutions législatives et les organisations populaires, dans l’intérêt suprême de la défense nationale. Du haut en bas de l’échelle, on réitérait sans cesse les mêmes vœux ; mais, tout en haut, on s’abstenait systématiquement d’en faire état.

  1. Journal de Genève, 16 avril 1917.