Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XIV


XIV


Deux évêques intrigants, Hermogène et Théophane, avaient introduit à la cour un moine nommé Iliodor qui, depuis 1907, s’était distingué comme fauteur de pogroms. Iliodor, devenu puissant et passant pour saint, protégea à son tour un paysan sibérien nommé Grigori Novykh, qui avait adopté le « nom d’humilité » de Raspoutine, c’est-à-dire « le dissolu », en souvenir des égarements de jeunesse qu’il se reprochait. Ceux qui le poussèrent le plus efficacement agirent, dit-on, en haine d’Iliodor et d’Hermogène, dont certains personnages de la cour voulaient se débarrasser. Une dame d’honneur de l’impératrice, très liée avec elle, Mme  Wyroubov, semble surtout avoir fait la fortune de Raspoutine. Il professait un mysticisme banal, écho lointain du gnosticisme égyptien, et se disait naturellement inspiré de Dieu, investi par lui du don des miracles. À la fin de 1912, peut-être sous l’influence de Raspoutine, qui commençait à être considérable, le Saint-Synode mit Hermogène à l’écart ; sur quoi Iliodor, que Raspoutine haïssait après s’être servi de lui, sortit de l’Église et demanda publiquement pardon aux intellectuels et aux juifs d’avoir ameuté les foules contre eux. Emprisonné dans un couvent, il parvint à s’échapper et gagna les États-Unis, où il est encore (1917).

Comme le bruit courait que la santé du césarévitch dépendait des prières et des exorcismes de Raspoutine et que beaucoup de grandes dames, se disputant son appui, répondaient par leurs faveurs à la sienne, il devint, malgré son ignorance et ses mœurs relâchées, une autorité dans l’État. Les ministres, les évêques, les chefs de service s’inclinaient devant lui, obéissaient à ses recommandations ; même Witte, assure-t-on, désirant revenir aux affaires, crut opportun de lui faire sa cour.

En février 1912, l’opinion fut saisie de ce scandale ; le Gouvernement défendit aux journaux de nommer Raspoutine. Pourtant, le Golos Moskvy publia une protestation d’un théologien réputé contre le paysan thaumaturge ; la feuille fut confisquée, mais l’article eut un écho à la Douma : « La sainteté de l’autel et celle du trône sont en péril, s’écria Goutchkov ; c’est un ulcère qui dévore le cœur du peuple ! » Raspoutine s’éloigna, mais en proférant des menaces ; un malheur allait frapper la famille impériale si elle ne continuait pas à prier avec lui. Effectivement, l’héritier du trône tomba malade ; la Douma ayant été prorogée dans l’intervalle, on rappela en hâte Raspoutine ; l’enfant guérit[1].

Deux ans après (avril 1914), l’évêque André d’Oufa attaqua violemment l’aventurier. Il dit que les faux prophètes étaient un signe de la décomposition nationale et rappela que les gouverneurs de provinces avaient autrefois recherché la faveur d’Iliodor, malgré sa notoire inconduite. Le nouveau faux prophète ne porte pas de froc (Raspoutine ne fut ordonné qu’en juin 1914), mais il est d’autant plus dangereux que le loup a revêtu la peau d’un agneau. Cet homme, à qui l’on devrait refuser les sacrements, a l’impudence de jouer le rôle d’un dispensateur des biens terrestres. « Il m’a offert à moi-même, poursuivait l’évêque, une des situations les plus enviables si je répondais affirmativement à sa question : « Croyez-vous en moi ? » Je lui répondis que je le croyais un parfait charlatan. Si ce misérable est en faveur auprès de la haute société, c’est qu’elle a fait moralement banqueroute. »

Tous les jours une file d’équipages amenait chez Raspoutine des femmes du monde, des fonctionnaires, des solliciteurs. D’étranges histoires couraient sur ses amours infatigables, sur les bains qu’il faisait prendre, sous ses yeux, à ses pénitentes, sur les châtiments purificateurs qu’il leur infligeait. « Ce n’est que par moi qu’on peut être sauvé, déclarait-il. Pour cela, il faut qu’on se confonde en moi, corps et âme. Tout ce qui vient de moi est la lumière qui délivre du péché. » L’Église romaine, à côté de beaucoup d’innocents, a frappé plus d’un Raspoutine ; lorsque l’Inquisition d’Espagne sévissait contre les confesseurs solicitantes y flagelantes, elle avait des avantages sur le Saint-Synode russe, qui sut tout et qui ferma les yeux.

Il est probable que l’imagination s’est donné toute licence pour attribuer à Raspoutine plus de méfaits qu’il n’en a pu commettre ; mais ce qui est sûr, c’est que ce robuste moujik, aux yeux bleus sombres, aux mains agiles et fines, exerçait, sur les femmes du monde comme sur les paysannes, une étrange et périlleuse fascination. La princesse Lucien Murat a dit de lui : « On l’aurait pris pour un homme des bois ; mais il parlait d’amour comme un séducteur »[2].

Au mois de juillet 1914, une femme tenta de l’assassiner, soit pour venger Iliodor, soit par quelque rancune amoureuse. Raspoutine lui-même, plus tard, essaya de faire assassiner Milioukov ; mais le drôle chargé du coup eut peur et avoua. On se hâta d’étouffer l’affaire. Nous verrons plus loin le rôle de Raspoutine pendant la guerre de 1914 et sa fin tragique, qui précéda et annonça celle de ses maîtres. Les destinées d’un grand Empire, celles même de la liberté du monde, furent un long moment à la merci d’un illuminé vénal. Les pires ennemis de l’autocratie russe n’auraient pu rêver pour elle une fin plus lamentable, une chute plus honteuse : la dynastie de Catherine II et d’Alexandre Ier finissait entre les mains non d’un Potemkine ou d’une Barbara de Krüdner, mais d’un paysan perverti.

  1. Gazette de Francfort, 24 juillet 1914 (Wochenblatt).
  2. Figaro du 31 mars 1917 (Polybe). Voir aussi Lindenlaub dans le Temps du 2 janvier 1917, et les lettres d’un grand-duc publiées par F. Masson dans l’Écho de Paris, 10, 17 et 24 avril 1917.