Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre X


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Les limites que l’autocratie s’était fixées elle-même, par le manifeste d’octobre 1905, ont toujours été plus apparentes que réelles, même avant l’ukase du 16 juin 1907.

Assurément, le projet soumis en 1809 par Speransky à l’empereur Alexandre Ier avait enfin abouti : la Russie était dotée d’un conseil élu. Sans ce conseil de la nation, la Révolution de 1917 n’eût été peut-être qu’une émeute comme tant d’autres ; il n’en serait pas sorti un gouvernement régulier, fermement constitutionnel, dont le personnel a été formé à l’école des quatre Doumas.

En fait, l’autocratie et l’arbitraire ont à peine été restreints par la création de la Douma d’Empire. On lui reconnaissait le droit de voter des lois ; mais ces lois restaient lettre-morte tant qu’elles n’avaient pas été acceptées par le Conseil d’Empire et par le tsar. Les députés n’étaient pas inviolables ; ils pouvaient être poursuivis pour leurs discours. Le tsar se réservait le droit de proroger la Douma et de la dissoudre ; en son absence, il pouvait promulguer des ordonnances ayant force de loi, quitte à les lui soumettre plus tard, à la placer devant le fait accompli. Le ministère n’était pas responsable devant la Douma ; interpellé par elle, il pouvait refuser de répondre ou faire défaut. La Douma ne votait qu’une partie du budget ; les sommes énormes absorbées par la Guerre, la Marine, les fonds secrets des chancelleries, la liste civile, etc., échappaient à son contrôle (au total, 700 millions de roubles). Enfin, le Gouvernement pouvait avoir recours à l’état de siège, qui suspendait toutes les lois fondamentales. En Pologne, à Pétersbourg et en d’autres villes, il en fut presque toujours ainsi depuis 1905. Ce n’était là, on en conviendra, qu’une caricature du régime constitutionnel.

Le corps appelé Sénat dirigeant, constitué par Pierre le Grand, est une Cour de cassation, une Haute Cour de justice, qui n’a d’un Sénat que le nom. La véritable Chambre haute (depuis 1906) est le Conseil d’Empire, institué par Alexandre Ier, dont la moitié des membres est élue par différents corps, le reste étant nommé par l’empereur. Il a fallu la crise nationale de 1916 pour que le Conseil d’Empire se mit d’accord sur des questions essentielles avec la Douma ; en général, il lui a fait contre-poids ou opposition.

Le Saint-Synode, créé en 1721, est préposé au gouvernement de l’Église russe orthodoxe. Le procurateur (laïc) représente le tsar, qui est à la fois chef de l’armée, de l’Église et du peuple ; il préside un conseil comprenant des métropolitains et des évêques. Alors que les réformes de 1864 avaient aboli la procédure secrète, séparé les pouvoirs judiciaires et administratifs (du moins en théorie), la procédure secrète a été maintenue dans les tribunaux ecclésiastiques, chargés non seulement de juger le clergé, mais de prononcer dans les questions concernant les mariages et les divorces. L’église russe ne s’est jamais montrée à la hauteur de sa tâche ; elle n’a fait régner dans le pays qu’un christianisme superficiel de pompes et d’icônes, s’accommodant plutôt bien que mal, du haut en bas de la société, avec l’incrédulité libertine, l’esprit de secte et les superstitions les plus dégradantes. Les procurateurs ont été presque tous des serviteurs empressés de la réaction. L’un d’eux, Pobedonotszev, fut l’adversaire le plus résolu des réformes de Witte, qu’il accusait de rendre la Russie « nerveuse », de transformer les paysans en ouvriers socialistes, et le persécuteur infatigable des dissidents et des infidèles, en particulier des juifs dont il disait : « Un tiers se convertira ; un tiers émigrera et le reste peut mourir de faim. » Cette manière de voir avait l’approbation de Nicolas II, convaincu que l’essai de révolution de 1905 avait été l’œuvre des juifs. « C’est une calomnie, répondait l’un d’eux ; nous ne l’aurions pas conduite si mal. »