Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVIII/Chapitre 5

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CHAPITRE V

LA BANDE NOIRE.


La bourgeoisie rentre dans les affaires. — Les comités de surveillance ne surveillent pas. — Les spéculateurs s’abritent derrière les autorités. — Les contre-révolutionnaires maîtres des comités des campagnes. — Spéculation de Jourdan et de Rovère. — Nécessité d’une épuration. — La bande noire insaisissable.


L’inquisition révolutionnaire, sous ses deux formes, comme sociétés jacobines et comme comités de surveillance de sections, de villes ou villages, ne pouvait rester pure et forte qu’autant qu’elle restait simplement inquisition. Si elle quittait son rôle de surveillance pour entrer dans les affaires, si le Jacobin surveillant était justement le même homme que le fonctionnaire public qu’il avait à surveiller, on pouvait prédire hardiment qu’il serait indulgent pour lui, que cette fantasmagorie terrible d’inquisition deviendrait illusoire, que, si elle continuait son rôle, ce serait de manière à donner le change, à détourner l’attention, dirigeant ses sévérités ailleurs que sur elle-même, se corrompant de plus en plus, comme tout pouvoir sans contrôle.

Cela arriva par trois fois, aux Jacobins des Lameth, aux Jacobins de Brissot, aux Jacobins de Robespierre. Trois fois, la grande société quitta son rôle de surveillante pour celui de fonctionnaire ; les Jacobins entrèrent dans l’administration, dix mille en une seule fois (1792).

À chaque évacuation de ce genre, la société purifiée, ce semble, recrutée dans une classe plus populaire, paraissait entrer d’un degré de plus dans la démocratie : 1793 y fit le dernier effort et se crut décidément tout près de l’égalité. Erreur, profonde erreur ! En 1793, comme auparavant, par des moyens plus détournés, la bourgeoisie domina.

J’entends ici par bourgeoisie la classe, peu nombreuse alors, qui savait lire, écrire, compter, qui pouvait (peu ou beaucoup) verbaliser, paperasser, le bureaucrate, le commis, celui qui peut l’être, l’ex-procureur, l’ex-clerc, le vrai roi moderne, le scribe.

Tel est le fruit savoureux que la société européenne recueille d’avoir eu douze cents ans le prêtre pour seul instituteur. La masse entière (moins un centième) est restée à l’état barbare, c’est-à-dire mineure, incapable ; à la moindre affaire, la tête leur tourne ; il leur faut se remettre à cette minorité minime qui seule sait compter, griffonner. Elle se trouva peu à peu, alors comme aujourd’hui, maîtresse des affaires.

Des dix ou douze membres d’un comité de surveillance, des quarante, cinquante, cent membres d’une société jacobine, presque tous alors étaient illettrés. Ces patriotes, généralement très embarrassés de leur royauté, ne manquaient pas d’aviser dans un coin l’homme modeste et discret qui pouvait tenir la plume. Il se faisait prier, presser, sommer au nom de la Patrie ; c’était ainsi, malgré lui, qu’il s’emparait des affaires. Les autres croyaient rester maîtres. Il ne les contrariait pas. Seulement, à toute chose qui n’était pas dans ses vues, il les arrêtait par des textes : « Oui, si le décret de brumaire, oui, si la loi de ventôse, n’y étaient contraires », etc. À cela ils ne savaient que dire et suivaient comme des moutons.

La bourgeoisie, fort mêlée aux clubs en 1789, effrayée en 1791 et un moment éloignée, y revint timidement par peur en 1793, y régna peu à peu ensuite, les exploita à son profit.

Était-ce la même bourgeoisie ? Comme classe, non. Comme individus, c’était en partie la même, les procureurs d’autrefois, huissiers et autres gens semblables, auxquels se mêlèrent ceux clés marchands, artisans, qui pouvaient écrivailler, citer bien ou mal les décrets.

Les mêmes hommes furent les meneurs des sociétés populaires et des comités révolutionnaires ou de surveillance.

Sociétés et comités, au fond, c’était la même chose. Les Jacobins ayant déclaré qu’ils ne reconnaîtraient comme sociétés populaires que celles dont ces comités, essentiellement jacobins, seraient le noyau (23 septembre 1793), les autres sociétés fermèrent peu à peu.

Dans chaque localité, ce que les meneurs avaient préparé, proclamé comme société, les mêmes hommes l’exécutaient ensuite comme comité. Tout s’étant trouvé ainsi réduit dans chaque endroit à douze ou quinze personnes, qui menait ces douze était maître.

L’homme d’affaires qui tenait la plume, ou le spéculateur caché qui se liguait avec lui, pouvait opérer à l’aise, convert, défendu, enhardi par la Terreur elle-même, je veux dire par ce comité de surveillance qui ne surveillait plus.

Le danger, on se le rappelle, avait fait cette tyrannie. Le gouvernement central l’avait augmentée en supprimant, énervant les pouvoirs intermédiaires qui gênaient ces comités, sans oser en prendre lui-même l’inspection. Il craignait de se dépopulariser, s’il partageait avec eux, en les surveillant, la responsabilité de l’action révolutionnaire. Il résulta malheureusement de cette timidité des deux comités gouvernants que ces petits comités révolutionnaires, quelque patriotes qu’ils fussent, devinrent, souvent sans le savoir, l’instrument des spéculateurs.

L’araignée, en sûreté derrière une telle protection, travaillait à l’aise. Non seulement elle participait à l’inviolabilité de la société et du comité, à leur puissance de terreur, mais elle employait cette terreur au profit de ses affaires, terrifiait ses concurrents ; il ne se trouvait aux enchères nul autre acquéreur patriote.

Et si on l’accusait plus haut, on ne pouvait frapper cet homme qu’à travers le comité, à travers le bouclier trois fois saint, trois fois sacré, de la société populaire.

Quelques faits feront connaître l’intérieur des comités.

On a vu comment se fit l’arrestation de Prudhomme. Ce journaliste avisé, qui toujours avait tourné selon le soleil et le vent, se croyait en sûreté parce qu’il avait défendu contre la Gironde Marat et Hébert (avril-mai 1793). Les hébertistes, en juin, n’en crurent pas moins le moment favorable pour tuer son journal, les Révolutions de Paris, et délivrer le Père Duchesne de ce concurrent.

Un hébertiste qui menait la section des Quatre-Nations, dans laquelle demeurait Prudhomme, fît à lui seul toute l’affaire. 1° Il dénonça Prudhomme à l’assemblée générale de la section (ces assemblées, à cette époque, étaient à peu près désertes) ; 2° président de cette assemblée, il prononça lui-même la prise en considération de la dénonciation et fit décider que l’accusé irait au comité révolutionnaire ; 3° il présida le comité et lui fît décider l’arrestation ; 4° il la fît lui-même à la tête de la force armée. Prudhomme, relâché bientôt, mais alarmé, découragé, cessa bientôt de paraître. C’est ce qu’on voulait. Il reparaît le 3 octobre, mais dompté, au profit d’Hébert et des hébertistes, dont il porte les couleurs.

Autre affaire, plus étonnante. À Paris, sous les yeux mêmes du Comité de sûreté, un comité révolutionnaire, celui de la Croix-Rouge ou du faubourg Saint-Germain, imitant les spéculateurs qui créaient des maisons de santé pour recevoir les prisonniers qu’on favorisait, avait créé, rue de Sèvres, une prison confortable ou l’on payait des prix énormes, de sorte que ceux dont il avait prononcé l’arrestation, il les recevait et les exploitait comme pensionnaires.

Ceux-ci, du reste, n’avaient garde de se plaindre. C’était un brevet de vie. Le comité choyait, gardait, cachait son petit troupeau. On n’y toucha pas avant le 7 thermidor. Ce ne fut qu’alors enfin que la Terreur, qui ne respectait rien, troubla la spéculation du comité de la Croix-Rouge et guillotina quelques-uns de ses précieux pensionnaires.

Comment était composé ce comité ?

Il y avait quatre artistes, un musicien et trois peintres, pauvres diables qui, vivant mal de leur art, avaient pris cette position. Il y avait quatre domestiques d’anciennes maisons qui pouvaient bien renseigner. Un homme d’exécution, ex-gendarme, et deux hommes forts, deux commissionnaires du coin de la rue. Trois marchands, et enfin un ancien notaire, qui probablement menait toute l’affaire et dressait le comité à la spéculation.

Tout cela se passait à Paris. En province, la surveillance était moindre encore. Les registres du Comité de sûreté générale, mutilés aux derniers mois, mais entiers jusqu’en mai 1794, ne donnent presque aucun acte relatif aux départements.

Si quelque chose transpirait des départements à Paris, c’était un miracle, un vrai coup du ciel. Je n’en connais qu’un exemple.

Le 25 pluviôse 1794, on dénonça à la Convention un huissier (du district de la Souterraine, département de la Creuse), lequel, cumulant dans son village les fonctions de maire et de membre du comité de surveillance, exerçait sur les paysans une terreur lucrative, étonnamment audacieuse. Il les emprisonnait et les rançonnait à quatre cents, cinq cents, six cents livres par tête. Il leur vendait des exemptions de la réquisition. Il les faisait travailler à son profit par corvée sur un bien national dont il s’était fait fermier. Il les fit contribuer pour acheter des blés dans un moment de disette, puis, ces blés, les leur vendit trente sous plus cher par boisseau qu’ils ne lui avaient coûté. Ce tyran, à l’exemple des anciens seigneurs, mariait à sa volonté. Un homme qu’il mit en prison n’en sortit qu’en épousant une fille qu’il lui imposa. Le curé voulait se marier, il ne le permit pas, et, pour plus de sûreté, il enferma la fiancée, puis la bannit de la commune.

Ce qui le rendait si hardi, c’est qu’à bon marché il s’était fait un renom de patriotisme en célébrant avec éclat l’abolition de la féodalité. Pour la fête, il avait levé une somme énorme de deux mille quatre cents livres, et coupé dans les forêts de l’État cent cordes de bois dont il fit un feu de joie sur une montagne voisine.

On se plaignit au district. Mais un des administraleurs était parent de l’huissier. Le district ne souffla mot.

Le tribunal criminel du département n’osait trop mettre en accusation ce grand patriote. Il demanda à la Convention s’il était compétent pour le faire. La Convention, indignée, décréta qu’on l’arrêterait sur-le-champ, lui et ses protecteurs, les administrateurs du district, et les envoya tous au tribunal révolutionnaire.

Le 19 ventôse, aux Jacobins, le dantoniste Thirion déclara à la société que les comités de surveillance des petites communes étaient profondément corrompus, que les aristocrates, les intendants, économes, valets des anciens seigneurs y étaient les maîtres, que c’étaient eux qui empêchaient les paysans d’apporter leurs denrées en ville.

L’observation porta coup. Peu après, la Convention, sur la très sage proposition de Couthon, décida qu’il n’y aurait plus de comité de surveillance qu’aux villes de district, où sans doute le comité devait mieux marcher sous les yeux des Jacobins. Changement immense et trop peu remarqué ! Ce n’est pas moins que le reflux de l’océan révolutionnaire. La Révolution, par une défiance tardive, se retire des campagnes, se concentre dans les villes.

Eh quoi ! les acquéreurs de biens nationaux ne lui constituent-ils pas dans les campagnes une phalange invincible contre l’aristocratie ?… Mais s’ils sont aristocrates ?

Je crains que même au district, la spéculation concentrée n’y soit pas moins cupide, pas moins contre-révolutionnaire. L’âge des principes s’en va, celui des intérêts commence. Là se fera, sans nulle peine, la monstrueuse alliance des partis. Faux patriotes, aristocrates, tous vont spéculer ensemble.

On se rappelle Jourdan, l’homme de la Glacière, chassé par les constitutionnels, ramené par Barbaroux en triomphe dans Avignon. Cet homme portait alors le drapeau des Girondins. En 1794, il s’était rapproché des royalistes et spéculait avec eux. Du reste, grand patriote, bien reçu des Jacobins de Paris, le 11 nivôse il reçoit l’accolade de leur président ; le 28, il est reçu membre. On n’eût osé l’entamer, si, par un excès d’audace et d’effronterie, il n’avait soulevé contre lui la colère de l’Assemblée.

Le représentant Maignet envoya à la Convention une lettre où Jourdan, colonel de gendarmerie, désignait comme suspect un représentant qui avait passé à Avignon avec un congé de l’Assemblée. Jourdan se portait pour plus patriote que la Convention même. Merlin (de Thionville) et Legendre demandèrent que ce drôle fût envoyé au Comité de sûreté générale. D’autres appuyèrent. Jourdan fut arrêté, amené, épluché.

Et alors on en vit plus qu’on n’en voulait voir. Dans ses spéculations, il était l’associé du représentant Rovère, du comtat d’Avignon. Demi-Italien, ex-garde du corps du pape, riche, marquis de Fonvielle, changeant de figure tous les jours, tantôt des illustres Rovères d’Italie, tantôt petit-fils d’un boucher. Ce caméléon donna le plus surprenant spectacle. Avec Jourdan il organisa dans le Midi la première de ces bandes noires qui achetaient à vil prix les biens nationaux. Les complices furent des royalistes, les agents des émigrés, les parents, amis de ceux que Jourdan avait massacrés. Cet intelligent Rovère leur fit aisément comprendre qu’ils pouvaient, en profitant de la simplicité révolutionnaire, sur les dépouilles des morts, de leurs propres morts, faire les plus beaux coups. La Révolution elle-même avait travaillé pour eux ; elle les faisait peu nombreux, et il ne tenait qu’à eux qu’elle ne les fît héritiers. Ils commencèrent à reconnaître que la Terreur avait du bon. Les marquises sympathisèrent fort avec M. de Fonvielle, que dis-je ? avec M. Jourdan. « Hélas ! disaient-elles en soupirant quand on lui fit son procès, on nous ôte M. Jourdan quand il revient aux bons principes. »

On guillotina Jourdan. Rovère resta à la Montagne, muet, tapi dans les rangs des dantonistes qu’il déshonorait. Ce furent eux cependant, précisément les dantonistes, qui firent, comme on vient de le voir, arrêter son associé.

Les faits qui précèdent indiquent combien rarement, difficilement venait la lumière.

Même chez les robespierristes, qui, d’après les vertus de leur maître, affectaient de grands dehors d’abstinence et d’austérité, on a vu la fortune subite du Jacobin Nicolas, ouvrier en 1792, possesseur en 1793 d’une vaste imprimerie, et qui, sur le tribunal seulement, avait déjà gagné cent mille francs.

Dubois-Crancé fît en avril une proposition hardie. De Rennes où il était alors, il écrivit aux Jacobins que leur rôle de surveillants et censeurs des fonctionnaires ne leur permettait pas d’être fonctionnaires eux-mêmes, qu’il fallait opter.

La chose était-elle possible ? Le personnel révolutionnaire étant devenu si peu nombreux, les Jacobins n’étaient-ils pas obligés de cumuler ces choses peu conciliables ? Les places délaissées par eux n’eussent-elles pas passé en des mains peu sûres ? Quoi qu’il en soit, au seul énoncé de la proposition, la salle pensa s’écrouler. Les zélés se mettaient la main aux oreilles pour n’entendre un tel blasphème. Robespierre faillit en faire le point de départ d’une accusation de haute trahison.

Nul doute cependant que l’affaiblissement précoce du gouvernement révolutionnaire ne tînt à deux choses :

Premièrement ce cumul du surveillant fonctionnaire, n’ayant de contrôle que lui-même ;

Deuxièmement la tolérance de plusieurs sociétés ou comités pour la spéculation, et l’agiotage exercé souvent par leurs propres membres, acquéreurs, vendeurs, trafiquants de biens nationaux, brocantant et s’enrichissant « pour le salut de la patrie ».

Ces deux fléaux minaient la République. Elle triomphait de l’Europe et elle dépérissait en dessous.

Il devait lui arriver, comme à un vaisseau superbe qui règne sur l’Océan et qui porte dans son sein un monde de vers acharné à le dévorer.

Il est une ville de France, un port, dont plusieurs maisons, habitées par de nouveaux hôtes, peuvent s’écrouler un matin. Un vaisseau probablement les apporta des colonies. Depuis, maîtres absolus dans un quartier de La Rochelle, les termites, c’est leur nom, laborieux, silencieux, invisibles ouvriers, travaillent sans que rien les arrête. Un pieu neuf planté dans la terre est dévoré en vingt-quatre heures. Solives, lambris, portes, châssis de fenêtres, marches et rampes d’escaliers, tout mangé sans qu’il y paraisse. La forme seule reste. Vous appuyez sur ce bois ferme en apparence, vernis, reluisant, et la main enfonce, ce n’est que poussière. Les parquets cèdent sous les pieds ; on tâche de marcher doucement. Que sont les poutres en dessous ? On n’ose y penser. On vit suspendu à l’abîme…

Tel fut le réveil étrange de la Révolution, lorsque, toute préoccupée d’idées, de principes, de disputes et de factions, elle vit que par-dessous on pensait à autre chose, qu’il s’agissait d’intérêts, d’agio, de coalition, que tous s’entendaient avec tous.

De ces termites de 1794 et 1795, le nom était : Bande noire. Mais comment les reconnaître ? L’insecte, plus dangereux que celui de La Rochelle, vivait non dans la maison seulement et dans le bois, mais dans l’homme, la chair et le sang, et jusque dans les entrailles des sociétés créées pour lui faire la guerre, de sorte que trop souvent, là où l’on cherchait le moyen de détruire le monstre, on trouvait le monstre même.