Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIII/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

MOUVEMENT DU 4-5 SEPTEMBRE. — LOIS DE LA TERREUR


Point de départ du mouvement. — Mouvement du 4 au soir. — Embarras des Jacobins. — Robespierre ne vient pas le 5 à la Convention. — La Commune dut s’entendre avec les dantonistes. — Comment Chaumette exploite le mouvement du 5. — Triomphe de la Commune, 5 septembre.


Justice, terreur et subsistances, n’était-ce pas là tout l’objet du mouvement, s’il était sincère ? La Convention crut devoir lui donner quelque satisfaction.

Elle était avertie (1er septembre) par une adresse des Jacobins de Mâcon à ceux de Paris, pour demander l’armée révolutionnaire, la guillotine ambulante, le maximum, la mort des Girondins. Les dantonistes voulurent faire quelque chose. Danton (le 3) obtint de la Convention qu’on fixât le maximum du blé ; et Thuriot (le 4) promit pour le lendemain un rapport sur l’accélération du tribunal révolutionnaire.

Le mouvement n’en suivait pas moins son cours. Les vrais et les faux enragés, anarchistes et royalistes, poussaient d’ensemble pour frapper un coup sur la Commune, sur la Convention.

Autant qu’on peut juger par les procès-verbaux des sections, il semble qu’on. ait agi d’abord sur la partie la plus rude du faubourg Saint-Antoine, la moins intelligente, peuplée de jardiniers, maraîchers, qu’on trompait plus aisément que les ouvriers. Le mouvement partit de la lointaine section de Montreuil, espèce de banlieue enfermée dans Paris[1].

Montreuil poussa le vrai faubourg, les Quinze-Vingts, la grande section des ouvriers, et entraîna Popincourt (appendice du faubourg, sa troisième section).

Le mot de ralliement essentiellement populaire, et pour lequel tous les partis pouvaient s’entendre, était simple : Du pain !

On proposa le 4, au nom de la section de Montreuil, que, dans tout le faubourg, le lendemain à cinq heures du matin, on battît la caisse, et que tous, hommes, femmes et enfants, sans armes, mais en ordre, par compagnies, on se réunît sur le boulevard « pour aller demander du pain ».

À quoi l’on ajouta aux Quinze-Vingts une proposition plus révolutionnaire : « Qu’on enverrait à l’Évêché des commissaires avec pouvoirs illimités. »

Tout cela dans la matinée. Mais le peuple, qui n’y entendait point malice, au lieu d’attendre au lendemain, le peuple, le soir même, alla droit à l’Hôtel de Ville. Le flot descendit de lui-même et la rue du faubourg et la grande rue Saint-Antoine, et, par l’arcade Saint-Jean, déboucha à la Grève.

La place, très petite alors, ne contenait pas deux mille ouvriers, mais l’aspect était très sinistre et des plus mauvais jours. On avait grisé de colère ces braves gens contre les affameurs du peuple. Ce mot, lancé par la Commune contre le ministre de l’intérieur, au mois d’août, on le lui lançait alors à elle-même et à son administration des subsistances.

La foule aveugle ne voulait rien qu’agir. Tout à coup, dans la masse, se trouvent par enchantement des gens lettrés, habiles, qui dressent une table sur la place, forment un bureau, nomment président, secrétaire, écrivent une pétition. Puis ils lâchent la foule… Elle se jette dans la salle, pousse au fond et tient acculés le maire et la Commune, commence à les interroger avec insultes et menaces, avec la sombre impatience d’un estomac vide :

« Du pain ! du pain !… mais de suite ! »

Chaumette, peu rassuré, obtient de traverser la foule, d’aller à la Convention. C’était le moyen de gagner du temps. Il la trouva occupée justement de fixer le prix des grains et revint avec cette bonne et calmante nouvelle. La foule n’en criait pas moins, irritée et menaçante : « Du pain ! du pain ! et de suite ! »

Il monta sur une table, parla avec infiniment d’adresse, de présence d’esprit. Il fit la part au feu, abandonna les administrateurs des subsistances. « On va les arrêter et on leur donnera pour gardiens, non des gendarmes (on pourrait les corrompre), mais des gardiens incorruptibles, et j’en réponds ! des sans-culottes, payés cinq francs par jour.

« Cinquante moulins, jour et nuit, vont tourner sur la Seine… On créera l’armée révolutionnaire », etc… Le tout assaisonné de choses populaires. « Et moi aussi j’ai été pauvre ! » Il en disait contre les riches plus que le peuple ne voulait.

« Surtout, cria Hébert de sa plus aigre voix, n’oublions pas la guillotine ambulante… Dès demain, réunissons-nous pour faire rendre ces décrets à l’Assemblée nationale. Que le peuple ne lâche pas prise ! »

Une députation des Jacobins, qui survint, ne contribua pas peu à calmer la foule, en promettant d’aller aussi à la Convention et de faire décréter tout

Les Jacobins avaient été surpris par l’événement. Ils n’avaient pas eu le temps de se mettre bien d’accord sur ce qu’ils voulaient faire.

Dès le 1er septembre, lorsque Royer appuya la pétition pour l’armée révolutionnaire, on ne voit pas que Robespierre (qui la proposait le 13 mai) ait rien dit à l’appui. Il crut sans doute que, dans une situation si obscure où la Commune même était débordée, on risquait de donner des armes aux mains les plus suspectes.

Même dissentiment au 4 septembre.

Robespierre dit que le maire et l’Hôtel de Ville étaient assiégés, non par le peuple, mais par quelques intrigants.

Royer, au contraire, soutint (tout en louant la candeur, la pureté de Robespierre) qu’il n’y avait qu’à s’unir au mouvement : « Cessons nos séances, dit-il, ne parlons plus, agissons… Rendons-nous avec le peuple dans le sanctuaire des lois… Qu’autorisé par l’Assemblée, il saisisse dans les maisons ceux qui le trahissent et les livre aux juges ; qu’il assure sa liberté par l’anéantissement de ses ennemis. »

À part de la députation, un homme personnellement attaché à Robespierre, le Jacobin Taschereau, observait à l’Hôtel de Ville. Cela lui tourna mal ; reconnu et saisi, l’explorateur fut arrêté par les administrateurs de police. Peut-être savait-on déjà le mot sévère dont Robespierre avait flétri l’émeute, l’appelant l’œuvre de quelques intrigants.

Qu’un Jacobin aussi connu, un homme de Robespierre, fut si peu respecté, c’était un fait sinistre. Jusqu’à quel point la Commune elle-même trempait-elle dans le mouvement qu’on préparait contre la Convention, et jusqu’où irait-elle ? On ne pouvait le deviner. Robespierre était à ce moment président de l’Assemblée (du 26 août au 5 septembre inclusivement) ; le 5 encore jusqu’au soir, il devait présider. N’avait-il pas à craindre ? Les ennemis de la Montagne n’avaient-ils pas dit hautement que c’était Robespierre que Charlotte Corday eût dû poignarder ? Il avait toujours soutenu les hébertistes de la guerre, mais il savait parfaitement qu’Hébert était un scélérat qui eût profité de grand cœur d’un assassinat royaliste, qu’il eût été ravi d’être débarrassé de ses maîtres, Robespierre et Danton. Ces craintes, nullement ridicules, saisirent probablement les imaginations des amis inquiets qui gardaient Robespierre, de son hôte Duplay, de son imprimeur Nicolas, qui demeurait à sa porte et se faisait son garde du corps, l’escortant habituellement avec un énorme bâton. Les dames Duplay, vives, tendres, impérieuses, auront fermé la porte et tenu sous clé Robespierre. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne le vit pas le 5, et que les dantonistes seuls durent recevoir le choc de cette foule suspecte que menaient leurs ennemis.

Comment la nuit se passa-t-elle ? Les résultats du lendemain le disent assez.

La Commune s’entendit, non avec le Comité de salut public qu’elle croyait renverser, non avec Robespierre, son allié pour d’autres choses, mais qui n’eût point cédé pour la royauté de Paris. Elle s’adressa tout droit à ses ennemis, aux dantonistes, compromis par leur indulgence, harcelés par Hébert dans le Père Duchesne, dans les clubs. C’étaient eux véritablement qui avaient tout à craindre. Si Hébert ou Chaumette vinrent à eux dans la nuit, comme l’événement du lendemain le ferait croire, ils vinrent tenant en main, pour ainsi parler, l’outre des tempêtes, et disant qu’ils pouvaient la fermer ou l’ouvrir.

De tous les dantonistes, le plus compromis sans nul doute, un homme quasi perdu, c’était Bazire, du Comité de sûreté générale, Bazire, de la Côte-d’Or, l’une des plus riches natures qu’il y ait eu dans la Convention, jeune homme ardent et généreux, véhément, violent, et qui a donné à la Révolution plusieurs mots sublimes par lesquels elle vit dans les cœurs. Bazire en quelques mois s’était brisé. Entre lui et la mort il n’y avait plus rien. Il était devenu l’enclume sur laquelle tout frappeur novice venait frapper aux Jacobins, s’exercer, montrer sa vigueur. Le texte obligé des attaques quotidiennes, c’était Bazire, l’indulgence de Bazire, la faiblesse de Bazire, les femmes obligées par Bazire, etc.

L’infortuné se décela en juin, lorsqu’on guillotina les dames Desilles, qui avaient caché La Rouerie ; confidentes du complot terrible qui enveloppa la Bretagne, on ne pouvait pas les sauver. Elles étaient fort touchantes ; filles dociles, épouses soumises, elles n’avaient guère fait qu’obéir. Bazire, le cœur percé, se hasarda à demander un sursis, « pour qu’elles fissent des révélations », trois jours au moins. Et il n’y gagna rien qu’un mot amer de Robespierre qui notait sa faiblesse. Dès lors, on eut les yeux sur lui.

On découvrit bientôt qu’il avait rassuré Barnave, alors retiré à Grenoble et très inquiet de son sort. Cette fatale réputation d’indulgence lui fit d’autres affaires très dangereuses. Les femmes, dès qu’elles entrevirent de ce côté quelque lueur, se précipitèrent, assiégèrent le Comité de sûreté générale, le noyèrent de leurs larmes, l’enlacèrent de mille ruses, d’invincibles prières, de ces douloureuses caresses où se brisent les nerfs de l’homme. Telle se réfugia hardiment chez son juge, s’y cacha et n’en sortit plus.

D’autres membres étaient compromis d’une manière plus fâcheuse encore, par des affaires d’argent. Mais ce qui rendait la situation du Comité de sûreté extrêmement périlleuse, c’est qu’il gardait obstinément les pièces du procès des Girondins, n’en faisant point usage et les refusant à Fouquier-Tinville. Sa répugnance était insurmontable pour les envoyer à la mort.

Les Jacobins disaient à Fouquier : « Juge ou meurs ! » Fouquier se rejetait sur le Comité. Le 19 août, il écrivait à la Convention qu’on ne lui donnait pas les pièces. L’Assemblée ordonne que le Comité fera son rapport sous trois jours, et le Comité fait toujours le mort. Nouvelle lettre de Fouquier-Tinville à l’Assemblée : « Si le tribunal est insulté, menacé dans les journaux et dans les lieux publics, pour sa lenteur à juger la Gironde, il l’est à tort… Les pièces ne sont pas dans ses mains. » Amar, le futur rapporteur, vient balbutiant au nom du Comité, allègue gauchement la complication de l’affaire. Amar, ex-trésorier du roi, était un homme très compromis lui-même. Nous avons donné cette longue explication pour montrer comment le Comité in extremis, accusé chaque jour et presque aussi malade que la Gironde qu’il défendait, ne pouvait rien refuser aux menaces de la Commune ; Bazire, bien moins encore qu’aucun membre du Comité.

La fantasmagorie de ce grand mouvement, si terrible le soir, disparut le matin du 5. Le peuple se confia aux promesses et resta chez lui. Il ne vint que des députations à l’Hôtel de Ville, point de foule. Presque personne n’alla à l’Évêché. Les royalistes avaient manqué leur coup. Il restait de toute l’affaire juste assez d’apparence pour que la Commune pût l’exploiter encore, parler au nom du peuple et tourner tout à son profit.

Les meneurs de la veille furent furieux de voir que la pétition, arrangée par Chaumette, ne spécifiait rien de leurs demandes qu’un tribunal contre les affameurs et l’armée révolutionnaire. L’un d’eux, un imprimeur connu, attendit Chaumette au Pont-Neuf, et là, le voyant venir à la tête du cortège, il lui sauta à la gorge, criant : « Misérable ! tu te joues du peuple. »

La Convention, en attendant, pour avoir un gâteau à jeter au Cerbère redouté, s’était hâtée d’organiser le nouveau tribunal révolutionnaire, multiple, nombreux et rapide, qui fonctionnerait par quatre sections. Thuriot était au fauteuil.

Elle vota avec acclamation les propositions de la Commune, auxquelles Danton et Bazire ajoutèrent celles-ci, vraisemblablement convenues.

Danton reproduisit l’ancienne proposition de Robespierre, que l’on salariât ceux qui assisteraient aux assemblées de sections, qu’ils reçussent deux francs par séance ; les séances n’auraient plus lieu que le dimanche et le jeudi. On maintenait à ce prix une ombre de sections, chose utile pour que chacune d’elles ne fut pas toute absorbée dans son comité révolutionnaire.

Bazire demanda : « Que les comités révolutionnaires de sections arrêtassent les suspects, mais que préalablement la Commune fût autorisée à épurer ces comités ET À LEUR NOMMER D’AUTRES MEMBRES provisoirement. »

Proposition énorme, qui faisait trois choses à la fois :

1° Elle reconnaissait, sanctionnait la toute-puissance de ces comités ;

2° Mais cette royauté, elle la subordonnait à celle de la Commune, qui pouvait non seulement les censurer, les épurer, bien plus : les recréer ;

3° La centralisation de ces comités de police qui eût pu se rattacher au grand Comité de sûreté ou de haute police, c’était ce Comité lui-même qui, par la voix de Bazire, demandait qu’on la plaçât dans la Commune.

Et la Commune reconnaissante, que faisait-elle pour ce généreux Comité, pour Bazire ? Une seule chose : elle omettait dans sa pétition de demander la mort de la Gironde. Elle semblait donner un répit au fatal rapport.

Ils ne l’échappèrent pas. Si la Commune se tut, les Jacobins ne se turent point. Ils vinrent aussi à la Convention et demandèrent le renvoi au tribunal révolutionnaire, au nouveau tribunal, au tribunal vierge, sévère, et l’étrenne du glaive. Voté sans discussion.

Les dantonistes étaient fort abattus. La mort avançait vers eux d’un degré. Thuriot montra cependant une gravité intrépide. Un membre ayant dit follement : « C’est peu d’arrêter les suspects. Si la liberté devient en péril, qu’ils soient massacrés ! » (Murmure général.) Thuriot interpréta dignement le sentiment de l’Assemblée : « La France n’est pas altérée de sang, mais de justice. »

Deux curieuses carmagnoles égayèrent ce sombre jour. Chaumette demanda que les Tuileries et autres jardins publics fussent cultivés en légumes. « Ne vaut-il pas mieux, dit-il, des aliments que des statues ? »

Mais Barère fit le bonheur de l’Assemblée en donnant une nouvelle qu’il réservait pour la fin : « On a pris, dit-il, un neveu de Pitt !… » La joie fut telle que pendant longtemps il ne put continuer.

Barère résuma la journée avec sa netteté ordinaire : « Les royalistes ont voulu organiser un mouvement. .. Eh bien ! ils l’auront… (Applaudissements.) Ils l’auront organisé par l’armée révolutionnaire qui, selon le mot de la Commune, mettra la terreur à Tordre du jour… Ils veulent du sang… eh bien ! ils auront celui des leurs, de Brissot et d’Antoinette… »

  1. Procès-verbaux de la Commune et des sections. (Archives de la Préfecture de la Seine et delà Préfecture de police.)