Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XI/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

SIÈGE DE NANTES.


Noble hospitalité de Nantes. — Férocité vendéenne. — Nantes appelle à son secours. — Anarchie du ministère de la guerre. — Les héros à cinq cents livres. — Difficulté de défendre Nantes. — Le maire Baco. — Le ferblantier Meuris. — Le club de Vincent-la-Montagne. — Jalousie des Girondins. — Union des deux partis. — Arrivée des Vendéens. — Les représentants et les militaires ne croient pas pouvoir défendre la ville. — La mort de Cathelineau. — La guerre change de caractère.


§ 1. — DANGER ET ABANDON DE NANTES (MARS-JUIN 1793).


La défense de Nantes était une grande affaire, non seulement de patriotisme, mais d’humanité. Elle était l’asile général des fugitifs de l’Ouest, des pauvres gens qui n’osaient plus rester dans les campagnes, qui fuyaient leurs maisons, leurs biens, abandonnés aux brigands. C’était tout autour comme une mer de flammes et de sang. On arrivait, comme on pouvait, ruiné, dépouillé, souvent en chemise, les hommes blessés, sanglants, les femmes éplorées, ayant vu tuer leurs maris, écraser leurs petits enfants. Pour tout ce peuple naufragé, le port de salut était Nantes.

Nous pouvons en connaissance de cause rendre ce témoignage aux hommes de l’Ouest ; ils sont économes, ils sont généreux. La simplicité antique des mœurs, la sobriété habituelle, la parcimonie même, qui est leur caractère, leur permettent dans les grandes circonstances une munificence héroïque, une noble prodigalité ; quand le cœur s’ouvre, la main s’ouvre aussi, large et grande[1].

Nantes alors nourrit tout un monde ; elle devint la maison de tous ceux qui n’en avaient plus : la grande cité ouvrit à ce pauvre troupeau fugitif de la guerre civile des bras maternels. Elle logea, solda ce peuple, remplit ses couvents déserts des habitants légitimes pour qui ils furent fondés, des pauvres.

Que telle ville, comme Valenciennes, fût prise par les Autrichiens, ou Nantes par les Vendéens, ce n’était pas la même chose. Le droit des gens, dans le premier cas, protégeait les habitants ; qu’avaient-ils à craindre ? Mais Nantes prise, les Nantais allaient se trouver en face d’un peuple aveugle et furieux qui abhorrait la ville du Gouvernement comme la République elle-même, qui connaissait par leur nom pour les détester ses magistrats, ses notables. Les réfugiés surtout se retrouvaient sous la main des meurtriers dont la poursuite les avait chassés de leurs maisons ; la fureur des haines locales, les vengeances particulières, allaient se lâcher, sans bride ni frein. Ce n’était pas la mort qu’on avait le plus à craindre, mais bien les supplices. Les Vendéens en avaient inventé d’étranges et vraiment effroyables. Quand les Nantais arrivèrent, en avril 1793, à Challans, ils virent cloué à une porte je ne sais quoi qui ressemblait à une grande chauve-souris : c’était un soldat républicain qui depuis plusieurs heures restait piqué là, dans une effroyable agonie, et qui ne pouvait mourir.

On a souvent discuté la triste question de savoir qui avait eu l’initiative de ces barbaries, et lequel des

deux partis alla plus loin dans le crime. On a parlé, on parle insatiablement des noyades de Carrier ; mais pourquoi parle-t-on moins des massacres de Charette ? L’entente des honnêtes gens pour réveiller sans cesse certains souvenirs, étouffer les autres, est chose admirable. D’anciens officiers vendéens, rudes et féroces paysans, avouaient naguère à leur médecin, qui nous l’a redit, que jamais ils ne prirent un soldat (surtout de l’armée de Mayence) sans le faire périr, et dans les tortures, quand on en avait le temps. Quand on n’aurait pas ces aveux, la logique seule dirait que le plus cruel des deux partis était celui qui croyait venger Dieu, qui cherchait à égaler par l’infini des souffrances l’infini du crime. Les républicains, en versant le sang, n’avaient pas une vue si haute. Ils voulaient supprimer l’ennemi, rien de plus ; leurs fusillades, leurs noyades, étaient des moyens d’abréger la mort, et non des sacrifices humains. Les Vendéens au contraire, dans les puits, les fours comblés de soldats républicains, dans les hommes enterrés vifs, dans leurs horribles chapelets, croyaient faire une œuvre agréable à Dieu.

La terreur trop légitime que l’attente de ces barbares répandait dans Nantes respire dans les lettres, les adresses suppliantes et désespérées que l’administration nantaise envoie coup sur coup aux départements voisins. Le président du département écrivait au Morbihan : « Nos maux sont extrêmes. Demain Nantes sera livrée au pillage. Une troupe immense de brigands nous enveloppe ; ils sont maîtres de la rivière. Tous les chemins sont fermés ; aucun courrier n’arrive à nous. Nos subsistances sont pillées ; la famine va nous saisir. Au nom de l’humanité, donnez-nous de vos nouvelles. Adieu, frères, cet adieu est peut-être le dernier. »

On peut dire que, ni avant ni après le 2 juin, ni les Girondins ni les Montagnards ne firent rien pour Nantes[2]. Six cents hommes furent envoyés, en avril, à une ville noyée d’un déluge de cent mille barbares ! Le 13 juin, le Comité de salut public proposa d’envoyer mille hommes qu’offrait la ville de Paris. Ils n’y allèrent point, sauf quatre compagnies de canonniers parisiens. Nantes écrivait des adresses furieuses à la Convention. Le 22, elle lui apporta son dernier appel et comme son testament de mort. L’Assemblée vota un secours de cinq cent mille francs et l’envoi de représentants qui devaient essayer de ramasser quelques forces dans les départements voisins. Les Nantais, indignés, s’écrièrent en quittant la barre : « Vous nous abandonnez… eh bien, le torrent vous emportera ! »

La Convention, à vrai dire, croyait Nantes garantie par une armée. Le Comité de salut public n’avait jamais osé lui dévoiler franchement l’horreur de la situation ; à chaque mauvaise nouvelle il amusait l’Assemblée de quelques mensonges. En annonçant la défaite du 24 mai, il dit qu’on allait envoyer une armée de soixante mille hommes ! L’Assemblée se rendormit… Au dernier appel de Nantes, au 22 juin, le Comité assura que le général Biron allait faire une diversion avec son armée de trente-cinq mille hommes. Or, la revue de cette armée, faite avec soin un mois après par deux envoyés montagnards, donna ce chiffre précis : neuf mille hommes, dont trois mille ne sont pas armés et trois mille sont des recrues qui arrivent et ne savent pas tenir un fusil. Biron, en réalité, n’avait que trois mille soldats. Cette misérable troupe était cachée dans Niort, plutôt que logée ; elle n’avait pas de pain en avance pour un jour. On comptait sur elle pour couvrir, non pas Nantes seulement, mais Paris ! On voulait que Biron, avec cette triste bande, traversât un quart de la France, passât sur le corps de la grande armée victorieuse des Vendéens et vînt se poster à Tours pour couvrir la capitale.

Tout ceci ne tenait pas seulement à la désorganisation générale, mais très spécialement à l’anarchie du ministère de la guerre. Il était depuis le 4 avril, dans les mains du Montagnard Bouchotte, patriote, mais très faible, et qui, par un effet naturel de la situation, était le jouet des clubs. Nul ministre n’existait qu’à condition de leur obéir, et Bouchotte avait pour premiers commis les principaux meneurs des sociétés populaires. La défiance maladive de ces sociétés, légitimée, il est vrai, par d’innombrables trahisons, leur faisait demander sans cesse d’autres généraux et dicter de nouveaux choix.

Encore le Rhin et le Nord gardaient une espèce d’ordre. L’horreur du chaos, c’était la Vendée. Là, les généraux changeaient d’heure en heure. « On faisait généraux des hommes qui n’avaient jamais monté la garde. » Le vaudevilliste Ronsin devint général en trois jours. Bouchotte eut la faiblesse de le faire son adjoint, en sorte qu’il se faisait appeler général-ministre.

Robespierre et les Jacobins, maîtres du Comité de salut public à partir du 13 juin (par Saint-Just, Couthon, Jean-Bon Saint-André), ne pouvaient-ils faire quelque chose pour la réforme du ministère de la guerre, misérablement abandonné au dernier des Cordeliers ? La difficulté était celle-ci : Robespierre, comme on l’a vu à la fin de juin, avait humilié, divisé les Cordeliers. Fortifié d’une partie des Cordeliers (Marat, Legendre, Hébert, Chaumette) qui se rattachèrent à lui en cette circonstance, il avait arraché Paris aux Cordeliers enragés (Roux, Leclerc, etc.). Ge grand résultat fut acheté par l’influence qu’on laissa prendre aux Hébertistes au ministère de la guerre, surtout pour l’affaire vendéenne.

Paris les vomit en Vendée ; Ronsin s’y gorgea à plaisir, paradant en voiture découverte devant le front de l’armée, avec des filles publiques, avec un monde d’épaulettes, de jeunes polissons à moustaches qui n’avaient jamais fait la guerre que dans les cafés de Paris.

Ces braves avaient une excuse pour ne pas voir l’ennemi. Leurs troupes n’étaient pas formées. Les héros à cinq cents livres, que l’on avait engagés étaient généralement des ivrognes indisciplinables qui commandaient à leurs chefs, et, colorant leurs frayeurs de défiances fausses ou vraies, criaient aux moindres rencontres : « On nous vend… Nous sommes trahis ! » La plupart restaient à Tours, s’obstinant à attendre les canons qu’on leur promettait de Paris, protestant que, sans canons, ils ne pouvaient faire un pas

Mais si Nantes ne recevait point de secours, elle recevait du moins des conseils. Il lui en venait de tous côtés, des conseils impérieux, car tout le monde commandait. Toute autorité avait ses agents dans l’Ouest, et le ministre de la guerre, et le ministre des relations extérieures, et la Commune de Paris, non seulement la Commune, mais le Département, mais les sections, mais les sociétés populaires. Ronsin y vint avec ses dix aides de camp, et l’effet fut tel dans Nantes qu’on prit le parti de chasser indistinctement tous les agents du pouvoir exécutif et de leur fermer les portes. On alla jusqu’à leur dire qu’on les ferait arrêter.

Il est curieux de savoir ce que Ronsin et Santerre proposaient pour sauver Nantes… Santerre voulait qu’on fît venir six mille hommes de Dunkerque ! Ronsin douze mille hommes de Metz ! Inventions admirables dans un danger si pressant ! J’aime mieux une autre idée de Rossignol et de Santerre : « Envoyez-nous un bon chimiste… Fourcroy, par exemple. Par des mines, des fumigations ou autres moyens, on pourrait détruire, endormir, asphyxier l’armée ennemie. »


§2. — LA RÉSISTANCE DE NANTES. — LE FERBLANTIER MEURIS (juin 1793).


Nantes étant ainsi abandonnée, que pouvait-elle pour elle-même ?

Les gens du métier prononçaient qu’on ne pouvait la défendre. Et leur avis malheureusement ne semblait que trop fondé en raison.

Les motifs qu’ils faisaient valoir, c’était l’immensité du circuit d’une telle ville, l’absence de barrières naturelles au nord. Point de murs, point de fossés, seulement un vieux château qui couvre tout au plus la route de Paris.

Les motifs non avoués pour abandonner la défense, c’est qu’on croyait que le royalisme avait de fortes intelligences dans Nantes, qu’elle avait dans son sein une invisible Vendée.

Tout ce qui habitait les bas quartiers, le long de la Loire, les trois mille hommes du port, les quatre mille ouvriers de la corderie, des cotons, etc., beaucoup de petit commerce, tout cela était patriote. Les armateurs de corsaires l’étaient ou le paraissaient. Mais MM. les spéculateurs, MM. les négriers enrichis, qui regrettaient amèrement les bons temps de Saint-Domingue, ne pouvaient être bienveillants pour la République. La noblesse avait émigré et le clergé se cachait ; la queue de tout cela restait, remuait, inquiète, intrigante, livrant la ville jour par jour. Les Vendéens savaient mieux que les Nantais ce qui se passait à Nantes. Si les bords boisés de la Sèvre couvraient les approches hardies des éclaireurs de Gharette, les longs jardins murés des hauts quartiers de Nantes, les ruelles infinies qui font des deux côtés de l’Erdre d’inextricables labyrinthes, ne couvraient pas moins bien, au sein de la ville, les sourdes pratiques du monde royaliste et dévot qui appelait l’ennemi. Des tours de Saint-Pierre où l’on avait établi un observatoire, on distinguait avec des longues-vues les bonnes femmes de Nantes, qui, sous mille prétextes, allaient, venaient de la ville aux brigands, des brigands à la ville, les renseignant parfaitement, portant et reportant leurs lettres, leur indiquant les lieux, les heures, les occasions où ils pourraient à leur aise massacrer les patriotes.

Nantes, sans murs ni remparts, vaguement répandue entre ses trois fleuves, pouvait assez bien se garder encore vers la Sèvre par ses ponts, sur la Loire par son château, mais infiniment peu sur l’Erdre. La jaune rivière des tourbières, par ces labyrinthes de jardins murés qui couvrent ses bords, par ces sinistres ruelles de vieux couvents abandonnés, de maisons nobles, devenus biens nationaux et sans habitants, donnait un trop facile accès aux loups, aux renards, qui, de nuit, venaient de près flairer la ville.

Nantes ne manquait pas de chefs militaires. La population aimait beaucoup le général des dragons rouges de Bretagne, l’ex-chirurgien Beysser. C’était un Alsacien, très brave, buveur et rieur, l’un des beaux hommes de France. Il avait fait la guerre aux Indes. Il avait une confiance incroyable, qui souvent le faisait battre. Il chansonnait l’ennemi et fît des chansons jusque sous la guillotine. Inconséquent et léger, il n’était pas au niveau d’une affaire aussi grave que la défense de Nantes.

Un homme fort aimé aussi était le Girondin Coustard, créole intrépide, qui se fit Nantais et représenta Nantes à la Convention. Nous l’avons vu héroïque à la bataille de Saumur. Lui, il voulait défendre Nantes ou bien y périr. Sans nul doute, il avait senti que Nantes abandonnée serait l’opprobre éternel du parti girondin, la confirmation de tout ce qu’on disait de ses liaisons avec la Vendée. Nantes sauvée, au contraire, la Gironde était sauvée, du moins dans l’histoire.

Le maire de Nantes, Baco, autre Girondin, ex-procureur du roi, était un homme de robe fait pour les choses d’épée. Il voulait, le 13 mars, que, par toutes ses issues, Nantes sortît en armes et tombât sur l’ennemi. C’était un homme sanguin violent, impérieux, aristocrate de caractère, républicain de principes. Il plaisait au peuple par sa vigueur, par une sorte d’emphase héroïque qu’il avait dans le commandement, par sa blanche crinière de lion qu’il secouait orgueilleusement. On l’appelait le roi Baco. Personne n’a eu plus d’aventures. Maire de Nantes, il sauva la ville, brava insolemment la Convention qui faillit le guillotiner. Commissaire à l’Ile-de-France, directeur de l’Opéra à Paris, définitivement il alla mourir à La Guadeloupe.

Les beaux registres de Nantes, admirablement conservés, restent pour témoigner à la gloire de cette vigoureuse dictature. On peut y voir la prévoyance universelle, l’activité infatigable, la forte décision, par lesquelles une seule ville intimida tout un monde. Ce gouvernement girondin fît précisément ce que les Montagnards auraient fait. Il convainquit les Vendéens qu’on ne mollirait jamais devant eux. Le 21 mars, on en eut la preuve. Le jury, qui venait de condamner des insurgés, fit savoir à l’administration que, si l’on exécutait, l’ennemi mettrait à mort cent soixante patriotes qu’il avait entre les mains : l’administration donna ordre d’exécuter sur-le-champ.

Avec tout cela, la résistance aurait été fort douteuse, si elle n’avait pris un caractère entièrement populaire, si la question ne se fût posée dans ses véritables termes, entre le Nantais et le Vendéen, l’ouvrier et le paysan, les souliers et les sabots.

Si la défense eût été toute militaire, Nantes était perdue. Si elle eût été bourgeoise seulement et par la garde nationale où dominaient les marchands, négociants, gens aisés, etc., Nantes était perdue.

Il fallait que les bras nus, les hommes rudes, les travailleurs, prissent violemment parti contre les brigands et devinssent une avant-garde. Les bourgeois ne manqueraient pas d’agir également par émulation. C’est précisément ce qui arriva et ce qui sauva la ville.

Le 15 mars, le lendemain de ces terribles nouvelles d’assassinats, de massacres, d’hommes enterrés vifs, il y avait une grande panique. Les femmes, dans une sorte d’agonie de peur et de défaillance, s’accrochaient à leurs maris et les retenaient. Baco et les magistrats firent une chose insolite ; ils parcoururent la ville à pied, s’arrêtant, se mêlant aux groupes, demandant à chacun ce qu’il fallait faire.

Il y avait dans la Haute-Grand’Rue, tout près de Saint-Pierre, un ouvrier en boutique, ferblantier de son état, qui avait grande influence dans le quartier. Meuris, c’était son nom, était un homme marié, de trente-trois ans, et qui avait des enfants ; il n’en était pas moins ardent et propre aux armes. Cet homme devint le centre de la défense populaire.

Le maire voulait qu’on sortît, qu’on fondît sur les Vendéens, qu’une force armée courût le département avec une cour martiale. Mais le commandant Wieland, bon officier suisse, méthodique et prudent, voulait qu’on ne sortît pas, qu’on se gardât seulement. C’était un moyen sûr de mourir de faim, d’être vaincu sans combat.

Meuris se chargea d’organiser cette force armée qui devait courir le département. Mission vraimen hasardeuse, quand on songe au soulèvement universel des campagnes.

Cet audacieux Meuris mérite bien d’être un peu connu. Il n’était pas de Nantes. C’était un Wallon des Pays-Bas[3], de cette race très particulière dont les Liégeois sont une tribu, et qui a fourni peut-être les plus fougueux soldats de l’Europe. Dans ce nombre innombrable de braves gens qui ont rempli les armées de la Révolution, quelques Liégeois ont marqué par une bravoure emportée, furieuse, et qu’on pourrait dire frénétique, absolument les mêmes qu’en 1468, lorsque trois cents Liégeois entrèrent dans un camp de quarante mille hommes pour tuer Charles-le-Téméraire.

Meuris avait été élevé à Tournai, ville wallonne et plus que française au milieu des Flandres, sorte de petite république, et il y avait pris de bonne heure l’esprit républicain. Comme beaucoup de dinandiers, de ferblantiers et de batteurs de fer de toute sorte, qui font volontiers leur tour de France et s’y établissent parfois, Meuris vint jusqu’à Nantes, s’y maria, s’y fixa.

La vieille petite Tournai, qui se disait la ville de Clovis, la mère de Gand et de toute la Belgique, était l’orgueil et la guerre même. Française au sein des Pays-Bas, en vive opposition avec la lourde population flamande qui l’environne, elle a toujours exagéré les qualités françaises. Nos rois, charmés d’avoir en elle une France hors de la France, lui conservèrent des privilèges illimités. Ce petit peuple d’avant-garde, très ardent, très inquiet, qu’on croirait méridional, a vécu de siècle en siècle l’épée à la main, toujours en révolution quand il n’était pas en guerre. Un Tite-Live de Tournai a écrit en cent volumes ses révolutions, bien autres que celles de Rome. Mais l’histoire n’est pas finie.

J’ai cité ailleurs les chansons guerrières de Tournai contre les Flamands[4]. La marche de Nantes et de Vendée n’a pas été moins féconde en chansons bonnes ou mauvaises. Si les gens de Charette dansaient, les mariniers de la Loire se vengeaient en chants satiriques et parfois rapportaient dans Nantes au bout de leurs baïonnettes les jupes des Vendéennes.

Pour cette population gaillarde d’ouvriers, de mariniers, Meuris fut un centre électrique.

À la bravoure résistante du vaillant pays de Cambronne, il ajouta la fougue, l’élan, l’étincelle. Il appartenait au club de Vincent-la-Montagne, que venaient de fonder d’ardents patriotes, Chaux, Goullain et Bachelier.

Nous verrons les services immenses que ces hommes tant calomniés ont rendus à leur pays. Leurs lettres, que j’ai sons les yeux, chaleureuses et frémissantes d’un fanatisme sublime, étonnent dans la froide vieillesse où la France est parvenue. L’église de Saint-Vincent, achetée par Chaux pour la société, devint une vraie église où vinrent jurer les martyrs ; et ils ont tenu parole sur les champs de la Vendée.

Ce club de Vincent-la-Montagne, peu nombreux au milieu d’une population essentiellement girondine, eut pourtant assez de force pour la maintenir ou la ramener dans l’orthodoxie révolutionnaire. L’administration de Nantes, par deux fois, se laissa aller à adhérer aux adresses bretonnes contre la Convention, mais se rétracta par deux fois. L’énergie du club Vincent soutint Nantes dans la foi de l’unité.

L’administration, qui, en mars, avait créé les bataillons Meuris, si utiles à la défense, voulait les dissoudre en juin, ou du moins les épurer, en faire sortir les Montagnards. Y trouvant difficulté, elle leur suscita une troupe rivale. Le 11 juin, entrèrent dans le conseil général de jeunes Nantais, clercs ou commis, commerçants, fils de famille, qui demandaient à former un corps spécial. Ces jeunes bourgeois (dont plusieurs marquaient comme duellistes) ne voulaient pas se confondre dans les corps déjà formés. Ils s’intitulèrent eux-mêmes légion nantaise, nom jusque-là commun à toute la garde nationale. L’administration les accueillit avec tant de faveur qu’elle leur donna une solde, dont ils n’avaient guère besoin. Justes sujets de jalousie pour les bataillons Meuris, qui déjà avaient fait leurs preuves dans un service dangereux et méritaient tout autant de s’appeler légion nantaise.

La nouvelle grave et terrible de la bataille de Saumur, de l’évacuation d’Angers, la marche des Vendéens vers l’Ouest, firent taire ces rivalités. Les Montagnards furent admirables. Goullain, au nom du club de Saint-Vincent, proposa au club girondin et aux corps administratifs de se réunir tous à Saint-Pierre, dans la cathédrale, pour aviser au salut public et fraterniser. On convint que, tous ensemble, Montagnards et Girondins, s’inviteraient dans l’église, et, se prenant par le bras, iraient ensuite les uns chez les autres prendre le dîner de famille, et de là, toujours ensemble, travailleraient aux fortifications. Cette proposition excita une joie universelle. Toute la nuit, les membres des deux clubs allèrent de poste en poste annoncer cette grande communion révolutionnaire. Elle eut lieu le lendemain ; tous y puisèrent une incroyable force et jurèrent de sauver la France (15 juin 1793).


§3. — COMBAT DE MEURIS A NORT. — LA DÉLIVRANCE DE NANTES (27-29 JUIN 1793).


La sommation des Vendéens, apportée le 22 juin, demandait qu’on livrât la place et les deux représentants du peuple qui s’y trouvaient, promettant de garantir les personnes et les propriétés. C’était promettre plus qu’on eût pu tenir. Rien n’aurait arrêté la haine des paysans, ni la fureur du pillage. De trente lieues à la ronde, il venait des gens tout exprès pour piller Nantes. Naguère encore (1852), une vieille femme me disait : « Oh ! oui, j’y étais, au siège ; ma sœur et moi, nous avions apporté nos sacs. Nous comptions bien qu’on entrerait tout au moins jusqu’à la rue de la Casserie. » C’était celle des orfèvres. Quiconque voit, les jours de marché, la naïve admiration des paysans plantés devant les boutiques d’orfèvres, leur fixe contemplation, tenace et silencieuse, comprend à merveille pourquoi une si grande foule grossissait l’armée vendéenne et venait fêter la Saint-Pierre à la cathédrale de Nantes (dimanche 29 juin 1793).

Combien, en réalité, pouvaient être les Vendéens ? À Ancenis, d’Elbée fît préparer du pain et des logements pour quarante mille hommes. Mais ce nombre put s’accroître d’Ancenis à Nantes, par l’affluence des hommes de l’intérieur ou des côtes. Il faut y ajouter enfin l’armée de Charette, qui avait au moins dix mille hommes. Le tout pouvait s’évaluer à cinquante ou soixante mille[5].

Bonchamps, avec ses Bretons, devait attaquer par la route de Paris et par le château. La division des Poitevins, sous Stofflet et Talmont, venait par la route de Vannes. La troisième, la plus forte, l’armée d’Anjou, suivait la route centrale, celle de Rennes, sous Cathelineau. Sous d’Autichamp, quatre mille hommes remontaient la rivière d’Erdre, pour passer à Nort et rejoindre l’armée d’Anjou. Quant à Charette, on le laissa de l’autre côté de la Loire, du côté où Nantes est le moins prenable. On se contenta de son assistance lointaine, de sa canonnade. La grande armée, maîtresse de la Loire, aurait pu certainement amener des barques et le faire passer.

Toutes les routes étaient prises ainsi, les vivres devenaient rares dans Nantes et d’une cherté excessive. Tout le peuple était dans la rue, l’administration très inquiète. Par deux fois elle défendit aux sections de se réunir et de rester en permanence.

La responsabilité était grande pour les représentants du peuple Merlin et Gillet. Merlin (de Douai), le célèbre jurisconsulte, esprit vif et fin, caractère équivoque et timide, n’était nullement l’homme qui pouvait prendre une initiative héroïque dans cette grande circonstance. Il n’était d’ailleurs nullement soutenu du centre. Nantes semblait plus isolée de Paris que de l’Amérique.

Merlin, pendant tout le mois, eut beau écrire lettre sur lettre, il n’obtint pas une ligne du Comité de salut public. Le 28, il reçut un mot, absolument inutile à la défense de Nantes.

Il avait eu le bon esprit de retenir pour commander un excellent officier, l’ex-marquis de Canclaux, général destitué, esprit froid et ferme, connu par de bons ouvrages sur la tactique militaire. Son avis toutefois, conforme à celui du commandant de l’artillerie et du château, était qu’on ne pouvait défendre la ville. Canclaux, arrivé à l’âge de cinquante-quatre ans, avec une bonne réputation militaire, se souciait peu de la compromettre.

Canclaux ne croyait guère qu’aux troupes de ligne, et il n’en voyait que cinq bataillons de cinq régiments différents. C’est tout ce qu’on avait pu tirer des côtes, qu’on n’osait trop dégarnir. Il ne savait que penser de tout le reste, simples gardes nationaux de Nantes ou des départements, qui, touchés de son péril, lui avaient envoyé quelques bataillons. Les Côtes-du-Nord avaient envoyé les premières, puis Ille-et-Vilaine, Mayenne et Maine-et-Loire, Orne et Seine-Inférieure, Seine-et-Marne et Seine-et-Oise, enfin la Charente. Chose admirable, le Bas-Rhin, si exposé et si loin, envoya aussi ! mais n’arriva pas à temps. Dans ces gardes nationales, ce que Canclaux avait de meilleur sans comparaison, c’étaient les quatre compagnies des canonniers de Paris. Tout cela ensemble faisait une force peu considérable, en tout dix ou onze mille hommes, nombre bien petit pour garder l’immense étendue de Nantes.

Quand la sommation arriva, le commandant de l’artillerie, déclarant qu’il ne répondait nullement de défendre la ville : « Eh bien, moi, dit le maire, je la défendrai !

— Et moi aussi, dit Beysser ; honte aux lâches ! » Ce mot ramena les autres. On se rangea à l’avis de Baco.

La situation où les deux partis se trouvaient dans Nantes ne contribua pas peu à faire prendre cette grande initiative au maire girondin et aux généraux du parti Beysser et Goustard. Les Montagnards voulaient la défense, et Meuris, envoyé avec son bataillon au poste lointain et dangereux de Nort, avait juré de tenir ou de se faire tailler en pièces ; et, en effet, le bataillon périt.

En présence de cette rivalité héroïque des deux partis, Merlin ne pouvait pas aisément abandonner la ville. Il la déclara en état de siège, soumettant tout à l’autorité militaire, à son général Canclaux, et se réservant ainsi d’évacuer Nantes, si tel était décidément l’avis des hommes du métier.

Dans le rapport qu’il a fait après la victoire, Canclaux dit qu’à l’approche de l’armée vendéenne, se voyant si faible, il sentit qu’il ne pouvait livrer bataille et qu’il se rapprocha de Nantes, La municipalité affirme que, s’il s’en rapprocha, ce n’était pas pour y entrer, mais bien pour reculer vers Rennes, les représentants du peuple ayant décidé que Nantes serait abandonnée.

La grande armée vendéenne environnait déjà la ville. C’était le 28 au soir. On voyait sur les collines et dans les prairies de grands feux qui s’allumaient. Des fusées d’artifice qui montaient au ciel étaient les signaux que, de la rive droite, l’armée faisait à Charette qui était sur la rive gauche. Les assiégeants arrivaient très confusément, s’appelaient par de grands cris pour se réunir par paroisses ; ayant encore peu de tambours, ils y suppléaient en hurlant dans des cornes de bœufs. Ces sons barbares et sinistres, qui semblaient moins des voix d’hommes que de bêtes, remplissaient tout de terreur ; on disait dans les rues de Nantes : « Voilà les brigands ! »

Le peuple était fort ému, frémissant à la fois de crainte et de courage ; plus on craignait, plus on sentait qu’il fallait combattre à mort. Malheureusement, les soldats de ligne (qui pourtant se battirent très bien) goûtaient fort l’avis de leurs chefs, qui étaient pour la retraite. On en jugera par ce fait. Un Nantais (M. Joly), rentrant en ville avec du blé, les soldats veulent le lui prendre. « Pourquoi me prenez-vous mon blé, quand vous ne manquez pas de pain ? — C’est, disent-ils, pour que les Nantais, n’ayant pas de vivres, n’essayent pas de se défendre[6]. »

L’évacuation commençait. Les canons, les caisses d’argent, les voitures du général, du représentant, tout était prêt au départ. Un événement populaire changea la face des choses.

Un bateau ramena par l’Erdre ce qui restait du glorieux, de l’infortuné bataillon Meuris, une trentaine d’hommes sur cinq cents. Le bataillon avait tenu son serment. Il s’ensevelit à Nort, pour donner huit heures de délai à la ville de Nantes. L’attaque, ainsi retardée, manqua, Nantes fut sauvée. Disons mieux, la France le fut. Son salut, dit Napoléon, tenait au salut de Nantes.

Lorsque la France se souviendra d’elle-même, deux colonnes, l’une à Nort, l’autre à Nantes, rappelleront ce que nous devons à l’immortel bataillon et au ferblantier Meuris.

Il faut dire que le bataillon avait trouvé dans Nort même, cette toute petite bourgade, une admirable garde nationale. Nort, la sentinelle de Nantes, parmi les Tourbières de l’Erdre, était constamment aux mains. Rien n’était plus patriote. Émigrée une fois tout entière devant l’ennemi, elle s’était reconquise elle-même. Nantes lui avait, à cette occasion, voté un secours d’honneur, de reconnaissance.

Les hommes du club Vincent, Chaux surtout, dont se retrouve partout la main dans les grandes choses, avait formé, choyé cette vaillante avant-garde de la capitale de l’Ouest.

Nort n’a ni mur ni fossé, sauf l’Erdre qui passe devant, et elle tint toute une nuit. À la vivacité du feu, les Vendéens ne soupçonnèrent pas le petit nombre de ses défenseurs. Au petit jour, une femme de Nort fit semblant de poursuivre une poule, passa la rivière à gué, montra le gué aux Vendéens. Cette femme a vécu jusqu’en 1820, en exécration dans tout le pays.

Les cavaliers vendéens, prenant chacun en croupe un Breton (ces Bretons étaient d’excellents tireurs), passèrent et se trouvèrent alors front à front avec Meuris.

Meuris, entre autres vaillants hommes, avait à lui deux capitaines qui méritent bien qu’on en parle. L’un était un très beau jeune homme, aimé des hommes, adoré des femmes, un Nantais de race d’Irlande, le maître d’armes O’Sullivan, tête prodigieusement exaltée, noblement folle[7], à l’irlandaise ; c’était une lame étonnante, d’une dextérité terrible, dont tout coup donnait la mort. L’autre, non moins brave, était un nommé Foucauld, véritable dogue de combats, dont on a trop légèrement accusé la férocité ; eût-il mérité ce reproche, ce qu’il a fait pour la France dans cette nuit mémorable a tout effacé dans nos souvenirs.

Ces hommes obstinés, acharnés, disputèrent tout le terrain pied à pied, à la baïonnette ; puis, quand ils eurent perdu Nort, ils continuèrent de se battre sur une hauteur voisine, jusqu’à ce qu’ils fussent tous par terre entassés en un monceau. L’Irlandais, percé de coups, dit à Meuris : « Pars ! laisse-moi et va dire aux Nantais d’en faire autant ! »

Meuris empoigna le drapeau. Il ne voyait plus que trente hommes autour de lui. Ils reviennent ainsi à Nantes, couverts de sang. Qu’on juge de l’impression quand on vit ces revenants, quand on apprit qu’un bataillon avait arrêté une armée, quand on demanda où il était ce corps intrépide, et qu’on sut qu’il était resté pour garder éternellement le poste où le mit la Patrie.

Les trente étaient encore si furieux du combat qu’ils ne sentaient pas leurs blessures. Foucauld était effroyable par un coup bizarre qui lui abattit la peau de la face ; le dur Breton , sans s’étonner , avait ramassé son visage, et, en allant à l’hôpital, il criait de toutes ses forces : « Vive la République ! »

Le peuple grandit en ce moment d’une manière extraordinaire. Il parla avec autorité à ses magistrats. Il fit revenir Merlin qui était déjà parti. On le retint chez Coustard, qui enfin lui fit entendre raison. Du reste, on avait coupé les traits des chevaux et dételé les voitures. Merlin, le jurisconsulte, fut forcé d’être un héros.

Si Meuris n’avait tenu huit heures à Nort, Autichamp et ses Vendéens seraient arrivés le soir, et le combat eût commencé, comme il était dit, à deux heures de nuit, un moment avant le jour. Il ne commença que fort tard, à dix heures, en pleine et chaude matinée. Charette avait tiré à deux heures et se morfondait dans l’attente, ne sachant comment expliquer le silence de la grande armée.

Il lui manquait ce corps d’élite, ces tireurs bretons retardés à Nort, quatre mille hommes qui, faute de barques, durent sans doute venir à pied. Ce corps venu et reposé, l’attaque commença vivement par les routes de Paris, de Vannes, et au centre par celle de Rennes.

Beysser, voyant bien que Charette ne ferait rien de sérieux, prit des forces au pont coupé qui se gardait de lui-même, les porta sur la route de Paris, chargea Bonchamps avec une fureur extraordinaire et le repoussa.

Au centre, sur la route de Rennes, où était l’affaire la plus chaude[8], Cathelineau eut deux chevaux tués sous lui, sans pouvoir forcer le passage. L’artillerie républicaine, servie admirablement par les canonniers de Paris, arrêtait les Vendéens. Là se tenait, froid et paisible, Canclaux observant le combat. Là, Baco, le vaillant maire, remarquable par sa forte tête, couverte d’épais cheveux blancs, dans sa juvénile ardeur, encourageait tout le monde, jusqu’à ce qu’une balle le força de quitter la place. On le mit dans un tombereau. Mais lui, souriant toujours, criait : « Ne voyez-vous pas ? c’est le char de la victoire. »

Les Vendéens étaient parfaitement instruits de l’état intérieur de la place, de la rivalité, des défiances mutuelles des Montagnards et des Girondins. Ils employèrent une ruse de sauvages, qui témoigne également de leur perfidie et de leur dévouement fanatique. Trois paysans, l’air effrayé, viennent se jeter aux avant-postes, se font prendre. Des grenadiers d’un bataillon de Maine-et-Loire leur demandent comment vont les affaires des Vendéens. « Elles iraient mal, disent simplement ces bonnes gens, si nous n’avions pour nous un représentant du peuple, qui est depuis longtemps à Nantes et nous fait passer des cartouches… — Comment se nomme-t-il ? — Coustard[9]. »

Cette accusation, jetée en pleine bataille, était infiniment propre à diviser les assiégés, à susciter des querelles entre eux, qui sait ? peut-être à les mettre aux prises les uns contre les autres.

Cathelineau, selon toute apparence, n’avait attaqué de front la route de Rennes que pour occuper la meilleure partie des forces nantaises. Pendant que cette attaque continuait, le chef rusé, qui connaissait à merveille les ruelles de Nantes, les moindres passages, prit avec lui ses braves, sa légion personnelle, ses voisins du Pin-en-Mauges ; il se glissa entre les jardins et il arriva ainsi au coin de la place Viarme. Avant qu’il fût sorti encore de la rue du Cimetière pour déboucher dans la place, un savetier qui se tenait à sa mansarde (du n° 1) vit l’homme au panache blanc avec l’état-major brigand, appuya tranquillement son fusil sur la fenêtre, tira juste… l’homme tomba.

La Vendée, frappée du coup, n’alla pas plus loin. Ils l’avaient cru invulnérable, ils furent tous blessés à l’âme ; si profondément blessés qu’ils ne s’en sont jamais relevés.

Au moment même où il tomba, ils commencèrent à réfléchir. Ils n’avaient réfléchi jamais.

Ils commencèrent à avoir faim et à remarquer que le pain manquait.

Ils s’aperçurent aussi qu’un canon était démonté et qu’il était tard pour refaire la batterie.

Ils apprirent que Westermann, l’étourdi, l’audacieux, avait percé au fond de la Vendée, qu’il allait prendre Châtillon, pendant qu’ils ne prenaient pas Nantes.

Extraordinairement refroidis par ces graves réflexions, ils se mirent, de côté et d’autre, à faire leurs arrangements et replier leurs bagages. En avançant dans la journée, et le soir, il se trouva que tous étaient prêts à partir. Leurs généraux, qui le voyaient, se hâtèrent d’en donner l’ordre, de peur qu’ils ne s’en passassent.

Pour célébrer leur départ et de crainte de quelque surprise, Nantes illumina le soir et toute la nuit.

Chacun mangea sous les armes ; on dressa des tables tout le long du quai magnifique, par devant la grande Loire, sur une ligne d’une lieue. Debout, gardes nationaux et soldats, Nantais, Parisiens, Français de tout département, prirent ensemble le repas civique, buvant à la République, à la France, à la fin de la guerre civile, à la mort de la Vendée.

Charette, qui, par-dessus les prairies, voyait l’illumination et Nantes resplendissante de cette fête nationale, voulut avoir la sienne aussi. Il s’ennuyait là depuis vingt-quatre heures, la grande armée était partie sans songer seulement à l’avertir. Il dédommagea la sienne en lui donnant les violons. Après avoir quelque peu canonné encore, jusqu’au soir du lendemain, pour montrer que même seul il n’avait pas peur, le soir il ouvrit le bal. Selon l’usage consacré de nos pères, qui ne manquaient jamais de danser dans la tranchée, les joyeux bandits de Charette firent des rondes, et, pour dire à Nantes le bonsoir de cette noce, tirèrent quatre coups de canon.


Ce jour fut grand pour la France. Il établit solidement le divorce des Vendées.

La mort de Cathelineau y contribua. On fit d’Elbée général, sans daigner consulter Charette (14 juillet).

« Cet homme-là, dit naïvement un historien royaliste, portait avec lui une source intarissable de bénédictions qui disparut avec lui. » Rien de plus vrai. Cathelineau avait en lui, sans nul doute, les bénédictions de la guerre civile. Pourquoi ? C’est que, dans la contre-révolution, il représentait encore la Révolution et la démocratie.

Ce qu’il était en lui-même, on le sait peu. On ne peut dire jusqu’où et comment les fourbes qui menaient l’affaire abusaient de son ignorance héroïque. Ge qui est sûr et constaté, c’est qu’en lui furent les deux forces populaires de la Vendée, et qu’elles disparurent avec lui : la force de l’élection, la force de la tribu.

Élu du peuple, élu de Dieu, tel il apparaissait à tous. Lui vivant, nous le croyons, la sotte aristocratie du conseil supérieur n’eût pas osé toucher à l’élection populaire. Lui mort, elle la supprime, déclarant que les conseils des localités élus par le peuple sont incompatibles avec le gouvernement monarchique, et décidant qu’ils seront désormais nommés… par qui ? Par elle-même, par le conseil supérieur, une douzaine de nobles et d’abbés !

Ce n’est pas tout. L’insurrection avait commencé par paroisses, par familles et parentés, par tribus. Cathelineau lui-même était moins un individu qu’une tribu, celle des hommes du Pin-en-Mauges. En toute grande circonstance, elle était autour de lui et elle l’entourait encore quand il reçut le coup mortel. Cette guerre par tribus et paroisses où chacun se connaissait, se surveillait, pouvait redire à la maison les faits et gestes du combattant d’à côté, elle donnait une extrême consistance à l’insurrection. Or, c’est justement ce que les sages gouverneurs de la Vendée suppriment à la mort de Cathelineau. Dans leur règlement idiot du 27 juillet 1793, ils défendent (article 11) de classer dans une même compagnie les cultivateurs d’une même ferme ou les habitants d’une même maison.

Ils ignoraient parfaitement le côté fort et profond de la guerre qu’ils conduisaient. Ils ne pouvaient pas sentir l’originalité vendéenne, cette fermeté, par exemple, dans la parole donnée qui tenait lieu de discipline (dit le général Turreau). Tout homme allait, de temps à autre, voir sa femme et revenait exactement au jour qu’il avait promis. L’abbé Bernier traitait ces absences de désertions, ne voyant pas que la Vendée devait finir le jour où elle ne serait plus spontanée, il proposait d’instituer des peines dégradantes pour qui s’absentait, le fouet et les étrivières ! Admirable moyen de convertir la Vendée et de la refaire patriote.

  1. Tels ils étaient alors, tels je les ai trouvés, quand dans ce grand naufrage je suis venu poser ici mon mobile foyer. Mon cœur s’est réchauffé en voyant que la France est toujours la France. Il ne tenait qu’à moi d’user très largement de cette noble hospitalité. — Un brave Vendéen tout d’abord, excellent patriote, sachant que j’écrivais ici la Vendée de 1793, vint m’offrir de me prendre dans sa voiture et de faire avec moi, pour moi, la visite de toutes les localités devenues historiques ; je refusai de lui faire faire ce dispendieux voyage. Alors il s’enhardit et m’avoua qu’il avait un autre but auquel il voulait en venir, de m’offrir sa maison de Nantes. — D’autres personnes ont aussi voulu également s’emparer de moi et me conduire partout. — Qu’ils m’excusent de n’avoir rien accepté. Le lien fort et sacré de l’hospitalité antique, égal à celui de la parenté, n’en est pas moins formé entre eux et moi. Ceux de la sympathie existaient dès longtemps. Les premières pages de ma Description de la France (t. II de mon Histoire) le témoignent assez. — Ce dont j’avais besoin, en sortant de Paris, c’était d’être éclairé, soutenu dans mon travail par les précieux documents que contiennent les dépôts publics, les collections particulières de Nantes. Ils m’ont été ouverts avec une libéralité dont je resterai toujours reconnaissant. La bibliothèque, les archives de la mairie, du département et des tribunaux m’ont révélé un monde que je ne soupçonnais même pas. L’historien a pu dire comme Thémistocle sorti d’Athènes : « Nous périssions, si nous n’eussions péri. » — Qu’aurais-je fait, même à Paris, si je n’avais eu connaissance de la collection de M. Dugast-Matifeux, unique pour l’histoire de la Révolution dans l’Ouest ? M. Dugast, lui-même historien (et qui nous doit cette grande histoire), n’en a pas moins ouvert le trésor de sa collection, de son érudition plus vaste encore, au nouveau venu qui esquisse l’épopée vendéenne, s’ingéniant à se voler lui-même, pour donner à un autre la fleur de tant de choses neuves, importantes, si laborieusement amassées. J’en suis heureux pour moi, mais j’en suis fier pour la nature humaine, pour la France que tant de gens dépriment aujourd’hui, pour la France patriote.
  2. Les Mémoires de Mercier du Rocher établissent parfaitement l’indifférence commune des deux partis. Le département de la Vendée n’eut réponse ni de Monge, ni de Bournonville, ni de Bouchotte, ni de la Convention.
  3. L’acte de décès de Meuris, que m’a communiqué M. Guéraud, de Nantes, le dit né à Tournai.

    M. Gachard, archiviste général de Belgique, et M. le secrétaire de la ville de Tournai avaient mis une extrême obligeance à chercher pour moi son acte de naissance dans les registres de cette ville.

    Mais son acte de mariage, trouvé depuis à Nantes par M. Dugast-Matifeux, apprend qu’il n’était pas né à Tournai : Amable-Joseph Meuris était né en 1760 sur la paroisse de Russignies (commune wallonne du Brabant), diocèse de Malines ; il était domicilié de la paroisse Saint-Georges de Tournai, et il épousa en 1784 à Nantes Marie-Ursule Belnau, fille d’un tailleur. D’après l’inscription de sa tombe (cimetière delà Bouteilleric), Meuris servait depuis trois ans cinq mois six jours (dans la garde nationale sans doute), lorsqu’il fut tué malheureusement le 14 juillet 1793.

  4. J’ai cité une très belle chanson de Tournai sur sa victoire de 1477 (Histoire de France, t. VI). — Pour les chansons vendéennes (des deux partis), un employé de la Loire-Inférieure, voyer d’un chemin, si je ne me trompe, en a fait un recueil. Il serait fort à désirer qu’il le publiât.
  5. Lettre de d’Elbée publiée par M. Fillon (Entrée des Vendéens à Ancenis).
  6. Je tiens ce fait de mon ami M. Souvestre, qui sait l’histoire de l’Ouest dans un étonnant détail. Plusieurs chapitres du Sans-culotte breton sont de belles pages d’histoire, admirablement exactes.
  7. Je veux dire extrêmement inégale.

    Il était très doux (c’est lui qui empêcha de fusiller les cent trente-deux Nantais), mais avec des accès de violence et d’exaltation. L’appréciation si judicieuse de la Terreur qu’on trouve sans nom d’auteur, à la page 495 de Guépin (Histoire de Nantes, 2e édition), est de O’Sullivan. L’éminent historien appartient lui-même à l’histoire par son immortelle initiative au pont de Pirmil ; c’est lui qui, le 30 juillet 1830, coupa ce pont, communication principale entre la Bretagne et la Vendée, et peut-être trancha le nœud de la guerre civile.

  8. Là fut tué le vaillant grand-père du vaillant et généreux M. Rocher, commissaire de la République dans cinq départements, en 1848, et si estimé de tous les partis.

    Ces belles légendes de Nantes auraient mérité d’être dites par son Walter Scott, l’éloquent auteur du Champ des Martyrs, M. E. Ménard.

  9. Greffe de Nantes, registre intitulé Dépôt de pièces et procédures, 21 septembre 1793, no 181.