Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XI/Chapitre 3

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CHAPITRE III

LES GIRONDINS (JUIN 1793).


Opinion des Montagnards en mission. — Efforts de conciliation. — Les Girondins se perdent eux-mêmes. — La Convention pouvait-elle traiter avec les départements ? — Les Girondins confondus avec les royalistes. — Les robespierristes au Comité de salut public. — Stratégie de Robespierre.


§ 1. — LES GIRONDINS.

Avons-nous oublié la Gironde ? On pourrait le croire. Elle est déjà reculée dans le temps. Elle enfonce d’heure en heure. Elle précipite encore sa chute en la méritant, par l’appel à la guerre civile. Les réclamations de la droite pour obtenir qu’on juge les membres détenus reviennent de moment en moment, toujours moins entendues, comme une voix tardive, un impuissant écho des abîmes du passé. Peu de jours après le 2 juin, la Convention reçut une lettre de deux Montagnards arrêtés par les Girondins du Calvados, Rorame et Prieur (de la Côte-d’Or ) : « Confirmez notre arrestation et constituez-nous otages pour la sûreté des députés détenus à Paris. »

Admirable abnégation, qui montre tout ce qu’il y eut de dévouement et de ferme douceur d’âme dans ces hommes héroïques, dignes de l’Antiquité.

Remarquez que cette arrestation avait cela d’odieux que les deux représentants, envoyés à l’armée des côtes, étaient là pour assurer la défense du pays, pour protéger contre les flottes anglaises la population égarée qui les arrêtait.

Quand on lut la lettre à la Convention, quelqu’un fit observer que peut-être « ils avaient été forcés… — Vous vous trompez, dit Couthon, Romme serait libre au milieu de tous les canons de l’Europe. »

L’Auvergnat Romme, esprit raide, âpre et fort, portait dans la liberté l’esprit rigoureux des mathématiques. Libre en Russie, libre au Calvados, comme dans la Convention, il crut à la Révolution quand personne n’y croyait plus. Dans la réaction qui suivit Thermidor, il défendit les furieux dont il n’avait pas imité les excès, et jusqu’à se perdre lui-même. L’émeute de prairial, qui tuait la République, tua Romme aussi. Condamné pour avoir pris le parti du peuple affamé, il prévint l’échafaud et se perça le cœur.

Dans cette cruelle circonstance du 2 juin et de son arrestation par les Girondins, Romme ne tergiversa pas. Inflexible contre lui-même dans la théorie du droit révolutionnaire, il dit froidement aux insurgés (comme plus tard en prairial) : « Persuadés qu’on vous opprime, vous usez légitimement du droit de résistance à l’oppression. »

L’autre député, Prieur, mathématicien, comme Romme, et officier de génie, illustre comme fondateur de l’École polytechnique, fut le second de Carnot dans la défense de la France. Comme lui, il était député de la Côte-d’Or ; comme lui, il avait l’âme généreuse du pays des bons vins, des cœurs chaleureux. Je croirais volontiers reconnaître sa main dans une adresse touchante que la Côte-d’Or adressa aux départements girondins : « Non, vous ne prendrez pas les armes ! vous ne persisterez pas dans l’aveugle mouvement où vous pousse le délire de la liberté… Tremblez des crimes où l’amour même de la patrie peut porter la vertu… S’il était vrai que les paroles fraternelles de vos amis de la Côte-d’Or ne pussent arrêter cet élan de guerre, ils iront au-devant de vous, sans armes, et vous diront : « Frappez ! … Avant d’immoler la patrie, immolez-nous… « Si nous apaisons votre fureur, nous aurons assez « vécu. »

Cet appel de fraternité partait de Dijon, du pays le plus montagnard de la France. Et c’était le cri de la France même. Les Cordeliers, si violents, mais sensibles aux grandes choses, avaient vivement applaudi la motion suivante que fit un des leurs : « Je propose que trois mille des nôtres marchent à la rencontre de nos frères des départements qui viennent contre Paris, mais sans armes, pour les embrasser ! »

La section de Bondy déclara qu’elle irait aussi, mais avec un juge de paix et une branche d’olivier.

Rien ne fut plus touchant que de voir à une fête des Champs-Elysées les canonniers de Paris, ce corps montagnard s’il en fut, verser des larmes au moment de partir pour le Calvados : « En vain, disaient-ils, on voudrait nous inspirer la haine contre les autres citoyens de la France… Ce sont nos frères, ils sont républicains, ils sont patriotes… S’ils marchent vers Paris, nous irons au-devant d’eux, non pour les combattre, mais pour les embrasser, pour jurer avec eux la perte des tyrans et le salut de la patrie. »

Les Montagnards en mission, qui voyaient l’état des départements, furent accablés de la nouvelle du 2 juin.

Carnot protesta.

Le jurisconsulte Merlin (de Douai) écrivit à la Convention son opinion sur cette violation du droit national et sur le danger où elle mettait la France. Cette adresse fut signée de Gilet, Sevestre, Cavaignac.

Lindet à Lyon, Treilhard à Bordeaux, n’essayèrent pas de justifier l’événement ; ils dirent seulement que, dans la situation de la France, il fallait accepter le fait accompli et se rallier au seul centre possible, à la Convention.

Beaucoup de citoyens de Paris s’offraient comme otages pour rassurer, calmer les départements.

Danton s’offrait de nouveau, et d’autres. Couthon même s’offrit.

Deforgues, agent de Danton, avait été de bonne heure dans le Calvados s’entendre avec Prieur et Romme. Les bonnes paroles, l’argent, les promesses, rien ne fut épargné pour la Normandie. La voie fut ainsi ouverte à la sagesse de Lindet, qui, Normand lui-même, ménagea habilement ses compatriotes.

Les Girondins, il faut le dire, contribuèrent beaucoup à leur perte.

Le sentiment de leur honneur, de leur innocence, poussa Vergniaud et Valazé à repousser tout compromis. Ils déclarèrent ne vouloir que justice. Très mal gardés dans les commencements, ils pouvaient échapper, comme d’autres. Ils restèrent à Paris prisonniers volontaires avec une douzaine de leurs amis, résignés à périr, s’ils n’obtenaient leur réintégration et la victoire du droit. Loin de se laisser oublier, de moments en moments, ils écrivaient à la Convention des paroles violentes, lui lançaient un remords. Ils ne demandaient rien que ce qu’elle avait décrété elle-même ; ils s’en tenaient à sa décision du 2 juin : la Commune fournira les pièces et le rapport sera fait sous trois jours. « Qu’ils prouvent, disait Vergniaud, qu’ils prouvent que nous sommes coupables ; sinon qu’ils portent eux-mêmes leur tête sur l’échafaud. »

Quand Barère, le 6 juin, vint au nom du Comité de salut public demander à la Montagne de donner des otages aux départements, les Girondins qui restaient à la Convention, Ducos, Fonfrède, s’y opposèrent : « Cette mesure, dirent-ils, est mesquine et pusillanime. » Ils soutinrent avec Robespierre, qu’il fallait un jugement. Ils prétendaient être jugés par la Convention ; Robespierre entendait qu’ils fussent envoyés au tribunal révolutionnaire.

Le soir même du 6, soixante-treize députés de la droite firent une protestation secrète contre le 2 juin. Quelques-uns étaient royalistes ou le devinrent ; mais la plupart, comme Daunou, Blanqui, etc., étaient républicains sincères et crurent devoir protester pour le droit.

Le jugement en réalité était impossible et le devenait de plus en plus.

Vouloir que la Convention réformât le 2 juin, c’était vouloir qu’elle s’avilit, qu’elle avouât avoir succombé à la crainte, à la violence, qu’elle annulât tout ce qu’elle avait fait depuis ce jour.

Non coupables de trahison, les Girondins n’étaient pourtant pas innocents. Leur faiblesse avait encouragé tous les ennemis de la République. Leur lutte obstinée avait tout entravé et désarmé la France au moment du péril. Manquant de faits précis contre eux, la Convention eût bien été obligée de les recevoir, et ils l’auraient forcée de poursuivre leurs ennemis, de faire un autre 2 juin en sens inverse.

Tout accabla les Girondins, et la fuite de plusieurs des leurs et l’appel de ces fugitifs à la guerre civile. Les violences, les fureurs de la Gironde départementale, la guillotine dressée à Marseille et à Lyon contre les Montagnards, les outrages subis en Provence par les représentants du peuple, c’étaient autant de coups sur les Girondins de Paris. On s’en prenait à eux de tout ce qui se faisait par les leurs aux extrémités de la France, des crimes même que les royalistes faisaient en leur nom.

L’expédient des otages refusé par eux-mêmes n’était plus acceptable. L’imposer à la Montagne, c’était humilier l’Assemblée devant les départements, c’était relever, enhardir non seulement les Girondins, mais la détestable queue de la Gironde, le royalisme masqué ; c’était confirmer la dissolution de la République, déjà tellement avancée par la mollesse du gouvernement des parleurs.

L’Assemblée aurait traité avec les départements d’égal à égal ! Mais traiter avec qui ? C’est ce qu’on ne savait même pas. Ce qu’on appelait très mal, très vaguement parti girondin, était un mélange hétérogène de nuances diverses. Les réunions qui se formèrent pour organiser la résistance girondine, à Rennes par exemple, furent des monstres et de vrais chaos.

Robespierre s’opposa à tout compromis, et sans nul doute il eut raison.

Les événements accusaient la Gironde. Les mauvaises nouvelles des victoires royalistes, des résistances girondines, tombaient pêle-mêle et comme une grêle sur la Convention.

On apprit en même temps et les mouvements royalistes de la Lozère et la formation du comité girondin des départements de l’Ouest, à Rennes.

On apprit en même temps et la victoire des Vendéens à Saumur et l’organisation militaire des forces girondines de Bordeaux, d’Évreux, de Marseille, les décisions menaçantes de plusieurs départements contre la Convention, etc.

La Montagne, les Jacobins, les meilleurs patriotes, se trouvèrent ainsi dans ce qu’on peut appeler un cas d’ignorance invincible. Il était presque impossible de ne pas croire que les faits qui arrivaient en même temps fussent sans liaison entre eux. Le soir du 12, quand Robespierre annonça aux Jacobins la défaite de Saumur, qui mettait les Vendéens sur la route de Paris, la fureur fut extrême, mais contre les Girondins, contre la droite de la Convention. L’honnête et aveugle Legendre dit qu’il fallait arrêter, détenir comme otages, jusqu’à l’extinction de la Vendée, les membres du côté droit.

Un Montagnard très loyal et franc comme son épée, le vaillant Bourbotte, envoya de l’Ouest une preuve qu’un des Girondins était royaliste. On conclut que tous l’étaient.

Les Girondins retirés dans le Calvados, Pétion, Buzot, etc., brisés par les événements, usés, blasés et finis, se laissèrent dominer par les gens du Calvados. Ceux-ci avaient pris pour chef militaire un royaliste constitutionnel, le général Wimpfen. Louvet, plus clairvoyant, avertit Buzot, Pétion, leur dit que cet homme était un traître et un royaliste. Ils répondirent mollement qu’il était homme d’honneur et que, seul, il avait la confiance des troupes et des Normands. Wimpfen se démasqua bientôt, parla d’appeler les Anglais. Les Girondins refusèrent, mais ils n’en furent pas moins perclus et parurent avoir mérité leur sort.

Tout ceci fît donc décidément croire une chose très fausse : Que la Gironde était l’alliée de la Vendée.

Le 13, l’Assemblée recevant à la fois cette terrible nouvelle de Saumur, et d’autre part une lettre insolente où Wimpfen lui annonçait qu’il avait arrêté deux de ses membres, le nœud fut tranché.

Danton, déjà accusé aux Cordeliers, aux Jacobins, crut ne plus pouvoir se taire sans se perdre, dans la vive émotion où paraissait l’Assemblée. Il invectiva contre la Gironde, loua le 31 mai et dit qu’il l’avait préparé.

Couthon saisit ce moment où la Montagne semblait décidément une par cette explosion de Danton. Il proposa et fît décréter la déclaration suivante : « Au 31 mai et au 2 juin, le conseil révolutionnaire de la Commune et le peuple ont puissamment concouru à sauver la liberté, l’unité, l’indivisibilité de la République. »


§ 2. — ROBESPIERRE ENTRE LES GIRONDINS ET LES ENRAGÉS (JUIN 1793).

Robespierre avait vaincu, et le même jour 13 juin il entra réellement au Comité par ses hommes, Couthon et Saint-Just.

Delmas, qui en était membre, ayant hasardé de défendre une des administrations inculpées, était lui-même l’objet des accusations jacobines. Il se créa un moyen de salut en ouvrant la porte du Comité aux robespierristes. Le 13, il proposa une distribution du Comité en sections, et dans cette division on leur fit la meilleure part[1].

La section principale, celle qui donnait tout le maniement clés affaires (correspondance générale), se composa de Couthon et de Saint-Just, de plus, du juriste Berlier, homme spécial, nullement politique, qui ne gênait guère ses collègues. Le quatrième membre enfin fut Cambon, fort attaqué et inquiet, absorbé et englouti dans l’enfer de nos finances, vivant, mangeant et couchant à la trésorerie ; tiraillé de cent côtés, dévoré par les mille besoins de l’intérieur et de la guerre, poursuivant dans le chaos sa création nouvelle, comme une île volcanique sur la mer de feu où la Révolution devait jeter l’ancre : c’est la création du grand-livre.

Donc la section principale du Comité gouvernant fut en deux hommes seulement. Cette section de correspondance générale ne correspondait pas seulement par écrit ; elle répondait de vive voix aux membres de la Convention, aux députations, aux particuliers. Tous ceux enfin qui avaient affaire au Comité de salut public étaient reçus par Couthon et Saint-Just dans la salle à deux colonnes. Tout le grand mouvement du dehors venait se heurter aux deux immobiles. Couthon l’était de nature et de volonté ; le paralytique Auvergnat, dans sa douceur apparente, avait le poli, le froid, la dureté du silex de ses montagnes. Le chevalier de Saint-Just (comme l’appelle Desmoulins), dans son étonnante raideur jacobine, le cou Fortement serré d’une cravate empesée, ne tournait qu’en entier et tout à la fois, immobile en soi lors même qu’il se transportait d’un point à un autre. Certes dans le tourbillonnement d’une situation si confuse, on n’eût jamais pu trouver une image plus arrêtée d’un gouvernement immuable.

Cette fixité draconienne et terrible des deux hommes de Robespierre l’autorisait singulièrement. Si tels sont les disciples, disait-on, quel est donc le maitre ? La force de son autorité morale parut spécialement dans le coup qu’il frappa sur les Cordeliers, sur les enragés qui, à ce moment, s’étaient emparés de leur club. Ils avaient repris le rôle de Marat, ses thèses les plus violentes ; ils les mêlaient d’attaques contre la constitution, c’est-à-dire contre Robespierre.

Le 24, l’enragé des enragés, le Cordelier Jacques Roux, au nom de sa section, celle des Gravilliers, apporta à la barre une violente pétition, qu’il rendit plus violente en l’ornant d’additions improvisées. Tout n’était pas absurde dans cette furieuse remontrance à la Convention. Il reprochait à la Montagne de rester immobile « sur son immortel rocher » et de ne rien faire.

Avec un impitoyable bon sens, les tribunes applaudirent. La Montagne furieuse ne se connaissait plus. Elle se leva tout entière, Thuriot en tête, contre le malencontreux orateur, et Legendre le fit chasser de la barre.

Qu’était-ce au fond que Jacques Roux ? Ses discours, visiblement mutilés, sa vie violemment étouffée par un surprenant accord de tous les partis, ne le font pas deviner. Nous le voyons accouplé dans les malédictions du temps avec le jeune Varlet, hardi prêcheur de carrefour, d’autre part avec Leclerc, le jeune Lyonnais ami de Chalier, qui, en mai, était venu s’établir à Paris chez sa maîtresse, Rose Lacombe, chef et centre des femmes révolutionnaires. Quelles étaient les doctrines de Roux ? Jusqu’à quel point était-il en rapport avec Lyon, avec Chalier, son apôtre ? ou bien avec Gracchus Babeuf, qui avait publié, dès 1790, son Cadastre perpétuel, et s’agitait fort à Paris ? Nous ne pouvons malheureusement répondre à ces questions.

Les registres des Cordeliers nous manquent pour cette époque ; ceux de la section des Gravilliers, le grand centre industriel de Paris, mentionnent Roux, en bien, en mal, fréquemment, mais brièvement.

Je croirais volontiers que la Montagne n’en savait guère plus que nous et n’en voulait pas savoir davantage sur ce monstre, objet d’horreur. Les républicains classiques avaient déjà derrière eux un spectre qui marchait vite et les eût gagnés de vitesse, le républicanisme romantique aux cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui le socialisme. Entre les uns et les autres, il y avait un abîme qu’on croyait infranchissable : l’idée très différente qu’ils avaient de la propriété. Marat, Hébert, quoique parfois dans leur violence étourdie ils aient paru autoriser le pillage, n’en étaient pas moins défenseurs du droit de la propriété.

Que feraient les Cordeliers ? Ils avaient d’abord ordonné l’impression de la pétition de Jacques Roux. Roux, Leclerc, à ce moment, c’étaient leurs apôtres. Les femmes révolutionnaires venaient à cet ardent foyer mêler la dissolution, l’ivresse et l’extase. Si la chose eût suivi le cours qu’elle eût eu à d’autres époques, les Cordeliers auraient abouti à un communisme barbare, anarchique, au vertige orgiastique dont, tant de fois, furent saisies les démagogies antiques et celles du Moyen-Âge.

Ces pensées, confusément entrevues, faisaient horreur à Robespierre, aux plus sages des Jacobins. Ami des idées nettes et claires, arrêté dans ses principes, il frémissait de voir la Révolution subir cette transformation fantastique. Il craignait aussi, non sans apparence, les tentations de la misère, la faim mauvaise conseillère, les démangeaisons de pillage, qui, commençant une fois à gagner dans une ville de sept cent mille âmes (où il y avait cent mille indigents), ne pourraient être arrêtées. Le 26 et le 27 juin, des femmes saisirent un bateau de savon et se l’adjugèrent au prix qu’elles fixaient elles-mêmes. On supposa que ces violences étaient l’effet de la pétition de Jacques Roux. Robespierre, le 28 au soir, lança l’excommunication contre lui aux Jacobins. Roux voulut se justifier à la Commune, mais là, Hébert et Chaumette l’accablèrent et l’écrasèrent. Une autorité souveraine le frappa enfin, celle de Marat.

Tout cela paraissait fort. Cependant Robespierre comprit que ce serait d’un effet passager, si Roux n’était frappé par les siens même, par les Cordeliers, s’il n’était abandonné, renié d’eux et condamné. Robespierre n’avait jamais été aux Cordeliers et il n’en parlait jamais. Il avait pour eux une profonde antipathie de nature. Il la surmonta pour cette grande et décisive occasion. Il prit avec lui celui de tous les Jacobins qui avait au plus haut degré le tempérament cordelier, le puissant acteur des clubs, Collot d’Herbois, et de plus Hébert, délégué de la Commune, et tous trois associés dans cette croisade jacobine du maintien de l’ordre, ils se présentèrent le soir du 30 juin aux portes du club des Cordeliers. Ceux-ci ne s’y attendaient pas. Ils furent frappés d’une visite si imposante, si inusitée. Ils le furent bien plus encore, lorsqu’une de ces femmes révolutionnaires, alliées ordinaires de Jacques Roux et de Leclerc, demanda la parole contre Jacques Roux, l’accabla de moqueries, conta ironiquement ses excentricités bizarres sur son théâtre ordinaire, la section des Gravilliers. Cette violente sortie d’une femme, qui, devant Robespierre et les Jacobins, traitait l’apôtre comme un fou, humilia les Cordeliers ; un seul hasarda quelque défense pour Roux et Leclerc. La société faiblit, les raya de la liste de ses membres et promit de désavouer Roux à la barre de la Convention.

Les Cordeliers, en réalité, abdiquaient leur rôle nouveau. La plupart se jetèrent aux places, aux missions lucratives… Momoro, Vincent, Ronsin, se serrèrent tous près d’Hébert et tous ensemble fondirent sur une proie riche et grasse, le ministère de la guerre. Le ministre, le faible Bouchotte, serf des clubs et du Père Duchesne, fut absorbé tout entier. Le petit furieux Vincent fut secrétaire général de la guerre. Hébert, pour son Père Duchesne, suça effrontément Bouchotte, en tira des sommes énormes. Ronsin, ex-vaudevilliste, bas flatteur de La Fayette, eut de tous la plus large part ; nommé général-ministre, il eut en propre la grande place du pillage, celle où tout était permis, la dictature de la Vendée. L’avancement de Ronsin rappelle les plus tristes histoires des favoris de la monarchie : capitaine le 1er juillet, il fut le 2 chef de brigade, et le 4 général. Trois mois après, en récompense de deux trahisons qui méritaient l’échafaud, il reçoit le poste de suprême confiance, il est nommé général de l’armée révolutionnaire !

Ces scélérats étaient parfaitement connus de Robespierre. Il les fit périr dès qu’il put. Ils lui étaient nécessaires cependant. Maîtres de la Comraune, des Cordeliers, de la presse populaire, et suc cesseurs de Marat, ils paraissaient être l’avant-garde de la Révolution. Si Robespierre eût eu la force de les démasquer, qu’eût-il fait ? Il eût ouvert la porte à Jacques Roux, à Leclerc, aux enragés, qui les suivraient par derrière.

Il craignait encore moins les Hébertistes que les enragés. Pourquoi ? Les Hébertistes ne représentaient nulle idée, ils n’avaient nulle prétention de doctrine, rien que des convoitises et des intérêts ; c’étaient des fripons qui ne pouvaient manquer un matin d’être pris la main dans le sac et mis à la porte. Les enragés au contraire étaient des fanatiques, d’une portée inconnue, d’un fanatisme redoutable, emportés par un souffle vague encore, mais qui allait se fixer peut-être, prendre forme et poser une révolution en face de la Révolution.

Cette nécessité violente de frapper les enragés, d’humilier et mutiler les Cordeliers dans leur partie la plus vitale, entraînait pour la Montagne, spécialement pour Robespierre, une nécessité de bascule, celle de frapper sur la Gironde.

Le jour même où parla Jacques Roux, l’Assemblée, émue de quelques paroles attendrissantes du jeune Ducos, avait décidé que le rapport sur les Girondins se ferait enfin le lendemain 26. Après le discours de Jacques Roux, elle annula son décret sur la proposition de Robespierre.

Le rapporteur était Saint-Just. Il avait montré d’abord des sentiments fort modérés, offrant d’aller avec Garat pacifier le Calvados. Son rapport, lu le 2 juillet au Comité de salut public, fut atroce de violence. Les Girondins de Caen étaient déclarés traîtres, ceux de Paris complices.

Personne n’objecta rien. Et Danton était présent. Sa signature se trouve au registre.

Ce fut la fin du Comité ; il fut comme guillotiné moralement. On le refit, le 10 juillet, sous l’influence jacobine[2].

  1. Registres du Comité de salut public, 13-15 juin, p. 96, 107. (Archives nationales.)
  2. Les Mémoires de Barère prétendent que ce fut Danton qui fit le second Comité de salut public. Erreur. Il n’y eut dans ce Comité que deux dantonistes, Thuriot et Hérault ; le premier n’y fut que deux mois et donna sa démission. — Les éditeurs de ces Mémoires, hommes honorables et consciencieux, en ont relevé quelques fautes ; ils auraient pu en indiquer d’autres. — C’est Danton qui a prolongé la Vendée ! Danton était acharné au supplice des Girondins ! Danton a fait donner 100 000 écus à M. de Staël, qui, au lieu de les porter en Suède, est resté à Coppet ; on n’en a plus entendu parler ! Apparemment M. de Staël partagea avec Danton ! — Dans le partage hypothétique de la France où les alliés s’attribuaient d’avance ce qui touchait leurs États, la Prusse aurait pris la Flandre ! — Pour expliquer son mot fameux : « Qu’il n’y a que les morts qui ne reviennent pas », Barère assure que les Anglais, épargnés par Houchard (le 7 septembre), vinrent ensuite assiéger Valenciennes (prise le 28 juillet). — Il est évident que ce sont des notes écrites négligemment sur les vagues souvenirs d’un homme qui avait alors plus de quatre-vingts ans.