Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre VII/Chapitre 3

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CHAPITRE III

L’INVASION. — TERREUR ET FUREUR DU PEUPLE (FIN D’AOÛT).


Terreur de Paris à la nouvelle de l’invasion, août-septembre 1792. — Attente d’un jugement solennel de la Révolution par les rois. — La France se voit surprise et trahie. — Combien le roi prisonnier était encore formidable. — Héroïque élan de la France entière. — Nos ennemis, dans ce tableau immense, n’ont voulu voir qu’un point, une tache sanglante. — La France entière se donna à la patrie. — Dévouement, déchirement des femmes, des mères. — Danton fut alors la voix de la France. — Il demande les visites domiciliaires. — Lutte de l’Assemblée et de la Commune. — Violence de la Commune. — L’Assemblée essaye de la briser. — La Commune veut se maintenir par tous les moyens. — Dispositions au massacre, fin d’août 1792.


La trahison de Longwy, celle de Verdun, qu’on apprit bientôt après, remplirent Paris d’une sombre impression de vertige et de terreur. Il n’y avait plus rien de sûr. Il était trop visible que l’étranger avait des intelligences partout. Il avançait avec une sécurité, une confiance significative, comme en un pays à lui. Qui l’arrêterait jusqu’à Paris ? Rien apparemment. Ici même, quelle résistance possible, au milieu de tant de traîtres ? Ces traîtres, comment les distinguer ? Chacun regardait son voisin ; sur les places et dans les rues, le passant jetait au passant un regard défiant, inquiet, tous s’imaginaient voir en tous les amis de l’ennemi.

Nul doute qu’un bon nombre de mauvais Français ne l’attendissent, ne l’appelassent, ne se réjouissent de son approche, ne savourassent en espérance la défaite de la liberté et l’humiliation de leur pays. Dans une lettre trouvée le 10 août aux Tuileries (et que possèdent nos Archives), on annonçait avec bonheur que les tribunaux arrivaient derrière les armées, que les parlementaires émigrés instruisaient, chemin faisant, dans le camp du roi de Prusse, le procès de la Révolution, préparaient les potences dues aux Jacobins. Déjà, sans doute, afin de pourvoir ces tribunaux, la cavalerie autrichienne, aux environs de Sarrelouis, enlevait les maires patriotes, les républicains connus. Souvent, pour aller plus vite, les uhlans coupaient les oreilles aux officiers municipaux qu’ils pouvaient prendre et les leur clouaient au front.

Ce dernier détail fut annoncé dans le bulletin officiel de la guerre ; il n’était pas invraisemblable, d’après les terribles menaces que le duc de Brunswick lui-même lançait aux pays envahis, aux places assiégées, d’après la sommation, par exemple, qu’il fit à celle de Verdun. La main des émigrés n’était pas méconnaissable ; on retrouvait leur esprit dans ces paroles furieuses qu’un ennemi ordinaire n’eût pas prononcées. Bouillé déjà, dans sa fameuse lettre de juin 1791, menaçait de ne pas laisser pierre sur pierre dans Paris.

Paris se sentait en péril ; c’était sur lui certainement qu’on voulait faire un grand exemple. Chacun commençait à faire son examen de conscience, et il n’était personne qui eût lieu de se rassurer. La Fayette, l’imprudent défenseur du roi, qui, ce semble, avait suffisamment lavé par le sang du Champ de Mars, par sa démarche près de l’Assemblée, ses hardiesses révolutionnaires, La Fayette n’était-il pas enfermé dans un cachot ? Qu’arriverait-il aux trente mille, bien autrement coupables, qui avaient été prendre le roi à Versailles, aux vingt mille qui avaient envahi le château le 20 juin, qui l’avaient forcé le 10 août ? Tous, à coup sûr, criminels de lèse-majesté au premier chef. Les femmes, dans chaque famille, commençaient à s’inquiéter fort ; elles ne dormaient plus guère, et leurs imaginations, pleines de trouble, ne sachant à quoi se prendre, enfantaient de terribles songes.

Les mêmes craintes, les mêmes calamités, ramènent les mêmes terreurs. Ces pauvres esprits effrayés deviennent poètes, par leur faiblesse même, de grands et sombres poètes légendaires, comme ceux du Moyen-âge. La philosophie n’y fait rien. À la fin du dix-huitième siècle, après Voltaire, après tout un siècle douteur, l’imagination est la même ; et comment ? La peur est la même. Comme au temps des invasions barbares, comme au temps des guerres anglaises[1], c’est le fléau de Dieu qui approche, c’est le Jugement dernier.

Or, voici comment ce jugement aura lieu (nous suivons ici la pensée populaire, telle que les journaux la recueillent alors). Dans une grande plaine déserte, probablement dans la plaine Saint-Denis, toute la population sera amenée, chassée par troupeaux aux pieds des rois alliés. La terre préalablement aura été dévastée, les villes incendiées… « Car, ont dit les souverains, les déserts valent mieux que les peuples révoltés. » Peu leur importe s’il restera un royaume à Louis XVI, s’il vit ou s’il meurt ; son péril ne les arrêtera pas. Là donc, par-devant ces vainqueurs impitoyables, un triage se fera des bons, des mauvais, les uns à la droite, les autres à la gauche… Quels mauvais ? Les révolutionnaires sans doute, ils périront d’abord ; on les guillotinera. Les rois appliqueront à la Révolution le supplice qu’elle a inventé… « Déjà, au fond de leurs hôtels, au sein de leurs orgies secrètes, les aristocrates savourent ce spectacle en espérance ; ils font mettre parmi les plats de petites guillotines pour décapiter à plaisir l’effigie des patriotes. »

Mais si ce grand jugement doit frapper tous les révolutionnaires, que restera-t-il ? Qui n’a participé de manière ou d’autre à la Révolution ?… Tous périront, et en France, et par toute la terre ; le jugement sera universel. Nul pays, c’est chose convenue entre les rois, ne servira d’asile aux proscrits. Ceux même qui déjà ont passé dans les contrées étrangères seront poursuivis. Nul ne restera sur le globe de cette race condamnée, sauf peut-être tout au plus, les femmes, qu’on réservera pour l’outrage et le plaisir du vainqueur.

Hélas ! ce ne sont pas seulement les hommes qui périront, mais la pensée de la France. Nous avions cru follement que la justice était juste, que le droit était le droit. Mais l’autorité qui arrive, souveraine et sans appel, va changer ceci. Elle ne vient pas pour vaincre seulement, mais pour juger, pour condamner la Justice. Celle-ci sera abolie et la Raison interdite, comme aliénée et folle. Les juges arrivent dans l’armée des barbares, et avec eux les sophistes pour confondre la pauvre Révolution, l’embarrasser, la bafouer, de sorte qu’elle reste balbutiante, rougissante, comme un enfant intimidé qui ne sait plus ce qu’il dit. Voici venir dans l’armée du roi de Prusse le grand Méphistophélès de l’Allemagne, le docteur de l’ironie, pour tuer par le ridicule ceux que n’aura tués l’épée. Goethe ne voudrait pour rien au monde perdre une telle occasion d’observer les désappointements de l’enthousiasme et les déceptions de la foi.

Dure et cruelle surprise, vraiment pitoyable ! Ce peuple croit, prêche, enseigne ; il travaille pour le monde, il parle pour le salut du monde… Et le monde, son disciple, tourne l’épée contre lui.

Figurez-vous un pauvre homme qui s’éveille effaré, qui s’est cru parmi des amis et qui ne voit qu’ennemis. « Mes armes ! où sont mes armes ? — Mais tu n’en as pas, pauvre fol ! Nous te les avons enlevées. »

Voilà l’image de la France. Elle s’éveillait et elle était surprise. C’était comme une grande chasse du monde contre elle, et elle était le gibier. L’Espagne et la Sardaigne, par derrière, lui tenaient serré le filet ; par devant, la Prusse et l’Autriche lui montraient l’épieu ; la Russie poussait, l’Angleterre riait… Elle reculait au gîte… et le gîte était trahi !

Le gîte était tout ouvert, sans mur ni défense. Depuis que nous avions épousé une Autrichienne, nous avions sagement laissé, sur la frontière la plus exposée, toutes nos murailles par terre. Bonne et crédule nation ! confiante pour Louis XVI, elle avait cru qu’il voudrait sérieusement arrêter les armées des rois, ses libérateurs ; confiante dans ses ministres, soi-disant révolutionnaires, elle avait cru les paroles agréables de Narbonne. « J’ai vu tout », avait-il dit. Il avait vu des armes, et il n’y en avait pas ; des munitions, il n’y en avait pas ; des armées, elles étaient nulles, désorganisées, moralement anéanties. Un homme peu sûr, Dumouriez, le seul qui n’eût pas reculé devant cette situation désespérée, se trouva un moment n’avoir que quinze ou vingt mille hommes contre cent mille vieux soldats.

Et le danger extérieur n’était pas encore le plus grand. Les Prussiens étaient des ennemis moins terribles que les prêtres ; l’armée qui venait à l’Est était peu en comparaison de la grande conspiration ecclésiastique pour armer les paysans de l’Ouest. Paris était sous le coup de la trahison de Longwy, quand il apprit que les campagnes des Deux-Sèvres avaient pris les armes : c’était le commencement d’une longue traînée de poudre. Au moment même, elle éclate et le Morbihan prend feu. La démocratique Grenoble est elle-même le foyer d’un complot aristocratique. Les courriers venaient coup sur coup dans l’Assemblée nationale ; elle n’avait pas le temps de se remettre d’une nouvelle qu’une autre arrivait plus terrible. On était sous l’impression de ces dangers de l’intérieur, quand on apprit que, du Nord, s’ébranlait l’arrière-garde de la grande invasion, un corps de trente mille Russes

Tout cela, ce n’étaient pas des hasards, des faits isolés ; c’étaient visiblement des parties d’un grand système, bien conçu, sûr de réussir, qui se dévoilait peu à peu. À quoi se fiait l’étranger, l’émigré, le prêtre, sinon à la trahison ?

Et le point central, le nœud de la grande toile tissue par les traîtres, où le placer ? Où se rattachait, pour employer l’énergique expression d’un auteur du Moyen-âge, le dangereux tissu de l’universelle araignée ? Où, sinon aux Tuileries !

Et maintenant que les Tuileries étaient frappées par la foudre, le trône brisé, le roi captif et jeté dans la poussière, autour même de la tour du Temple venait se renouer la toile en lambeau, le filet se reformait. À la nouvelle de Longwy livré, des rassemblements royalistes se montrèrent hardiment autour du Temple, s’unissant à la famille royale dans une joie commune et saluant ensemble le succès de l’étranger.

Le 10 août n’avait rien ôté aux forces de l’ennemi. Sept cents Suisses avaient péri ; mais la masse des royalistes se tenait tapie en armes. Sans parler d’une partie fort considérable de la garde nationale, compromise à jamais pour la royauté, Paris était plein d’étrangers, de provinciaux, d’agents de l’Ancien-Régime ou de l’étranger, de militaires sans uniformes, plus ou moins déguisés, de faux abbés, par exemple, dont la démarche guerrière, la figure martiale, démentaient trop leur habit. L’Angleterre même, notre amie, avait ici, dès cette époque, des agents innombrables, payés, non payés, beaucoup d’honorables espions qui venaient voir, étudier. Un de ces Anglais, qui vivait encore vers 1820, me l’a raconté lui-même. Le fils du célèbre Burke écrivait à Louis XVI un mot profondément vrai : « Ne vous souciez ; toute l’Europe est pour vous, et l’Angleterre n’est pas contre vous. » Elle devenait favorable au roi, à mesure que la royauté était l’ennemie de la France.

Ainsi Louis XVI, détrôné, déchu, au Temple même, était formidable. Il avait perdu les Tuileries et gardait l’Europe ; il avait tous les rois pour alliés, la France était seule. Il avait tous les prêtres pour amis, défenseurs et avocats, chez toutes les nations ; chaque jour on prêchait pour lui par toute la terre ; on lui donnait le cœur des populations crédules, on lui faisait des soldats, et des ennemis mortels à la Révolution. Il y avait cent à parier contre un qu’il ne périrait pas (la tête d’un tel otage était trop précieuse), mais que la France périrait, ayant peu à peu contre elle non seulement les rois, mais les peuples, dont on pervertissait le sens.

L’histoire n’a gardé le souvenir d’aucun peuple qui soit entré si loin dans la mort. Quand la Hollande, voyant Louis XIV à ses portes, n’eut de ressources que de s’inonder, de se noyer elle-même, elle fut en moindre danger ; elle avait l’Europe pour elle. Quand Athènes vit le trône de Xerxès sur le rocher de Salamine, perdit terre, se jeta à la nage, n’eut plus que l’eau pour patrie, elle fut en moindre danger ; elle était toute sur sa flotte, puissante, organisée, dans la main du grand Thémistocle, et elle n’avait pas la trahison dans son sein. La France était désorganisée et presque dissoute, trahie, livrée et vendue.

Et c’est justement à ce point où elle sentit sur elle la main de mort que, par une violente et terrible contraction, elle suscita d’elle-même une puissance inattendue, fit sortir de soi une flamme que le monde n’avait vue jamais, devint comme un volcan de vie. Toute la terre de France devint lumineuse, et ce fut sur chaque point comme un jet brûlant d’héroïsme, qui perça et jaillit au ciel.

Spectacle vraiment prodigieux, dont la diversité immense délie toute description. De telles scènes échappent à l’art par leur excessive grandeur, par une multiplicité infinie d’incidents sublimes. Le premier mouvement est d’écrire, de communiquer à la mémoire ces héroïques efforts, ces élans divins de la volonté. Plus on les recueille, plus on en raconte, plus on en trouve à raconter. Le découragement vient alors ; l’admiration, sans s’épuiser, se lasse et se tait. Laissons-les, ces grandes choses que nos pères ont faites ou voulues pour l’affranchissement du monde, laissons-les au dépôt sacré où rien ne se perd, la profonde mémoire du peuple, qui, jusque dans chaque village, garde son histoire héroïque ; confions-les à la justice du Dieu de la liberté, dont la France fut le bras en ce grand jour, et qui récompensera ces choses (c’est notre foi) dans les mondes ultérieurs.

Qui croirait que, devant cette scène admirable, splendidement lumineuse, l’Europe ait fermé les yeux, qu’elle n’ait rien voulu voir de tant de choses qui honorent à jamais la nature humaine, et qu’elle ait réservé toute son attention pour un seul point, une tache noire de boue et de sang, le massacre des prisonniers de septembre ?

Dieu nous garde de diminuer l’horreur que ce crime a laissée dans la mémoire ! Personne, à coup sûr, ne l’a sentie plus que nous ! Personne n’a pleuré peut-être plus sincèrement ces mille hommes qui périrent, qui presque tous avaient fait, par leur vie, beaucoup de mal à la France, mais qui lui firent par leur mort un mal éternel. Ah ! plût au ciel qu’ils vécussent ces nobles qui appelaient l’étranger, ces prêtres conspirateurs qui, par le roi, par la Vendée, mettaient sous les pieds de la Révolution l’obstacle secret, perfide, où elle devait heurter, avec l’immense effusion de sang, qui n’est pas finie encore !… Les trois ou quatre cents ivrognes qui les massacrèrent ont fait, pour l’Ancien-Régime et contre la liberté, plus que toutes les armées des rois, plus que l’Angleterre elle-même avec tous les milliards qui ont soldé ces armées. Ils ont élevé, ces idiots, la montagne de sang qui a isolé la France et qui, dans son isolement, l’a forcée de chercher son salut dans les moyens de la Terreur. Ce sang d’un millier de coupables, ce crime de quelques centaines d’hommes a caché aux yeux de l’Europe l’immensité de la scène héroïque qui nous méritait alors l’admiration du monde.

Revienne donc enfin la justice, après tant d’années ! et que l’on avoue que chez toute nation, au fond de toute capitale, il y a toujours cette lie, toujours cette boue sanguinaire, l’élément lâche et stupide qui, dans les paniques surtout, comme fut le moment de septembre, devient très cruel. Même chose aurait eu lieu, et en Angleterre, et en Allemagne, chez tous les peuples de l’Europe ; leur histoire n’est pas stérile en massacres. Mais ce que l’histoire d’aucun peuple ne présente à ce degré, c’est l’étonnante éruption d’héroïsme, l’immense élan de dévouement et de sacrifices que présenta alors la France.

Plus on sondera cette époque, plus on cherchera sérieusement ce qui fut vraiment le fond général de l’inspiration populaire, plus on trouvera, en réalité, que ce ne fut nullement la vengeance, mais le sentiment profond de la justice outragée, contre l’insolent défi des tyrans, la légitime indignation du droit éternel.

Ah ! combien je voudrais pouvoir montrer la France dans ce grand et sublime jour ! C’est bien peu de voir Paris. Que je voudrais qu’on pût voir les départements du Gard, de la Haute-Saône, d’autres encore, debout tout entiers en huit jours et lançant chacun une armée pour aller à l’ennemi !

Les offrandes particulières étaient innombrables, plusieurs excessives. Deux hommes, à eux seuls, arment, montent, équipent chacun un escadron de cavalerie. Plusieurs donnèrent, sans réserve, tout ce qu’ils avaient. On vit dans un village, non loin de Paris, quand la tribune fut dressée pour recevoir les enrôlements et les offrandes, le village se donner lui-même, apporter la somme énorme de près de trois cent mille francs. Quand le paysan va jusqu’à donner son argent, son sang ne compte plus après, il le donne, il le prodigue. Des pères offraient tous leurs enfants, puis ils croyaient n’avoir pas fait assez encore, ils s’armaient, partaient eux-mêmes.

Les dons pleuvent à l’Assemblée au milieu même des scènes funèbres de septembre. Et pourquoi donc ces journées ne rappellent-elles qu’un seul fait, un fait local, celui du massacre ? Pourquoi ne pas se souvenir qu’elles sont dignes par l’héroïque élan d’un grand peuple, de tant de millions d’hommes, par mille faits touchants, sublimes, de rester dans la mémoire ?

Paris avait l’air d’une place forte. On se serait cru à Lille, à Strasbourg. Partout des consignes, des factionnaires, des précautions militaires, prématurées, à vrai dire ; l’ennemi était encore à cinquante ou soixante lieues. Ce qui était véritablement plus sérieux et touchant, c’était le sentiment de solidarité profonde, admirable, qui se révélait partout. Chacun s’adressait à tous, parlait, priait pour la patrie. Chacun se faisait recruteur, allait de maison en maison, offrait à celui qui pouvait partir des armes, un uniforme et ce qu’on avait. Tout le monde était orateur, prêchait, discourait, chantait des chants patriotiques. Qui n’était auteur en ce moment singulier, qui n’imprimait, qui n’affichait ? Qui n’était acteur dans ce grand spectacle ? Les scènes les plus naïves où tous figuraient se jouaient partout sur les places, sur les théâtres d’enrôlements, aux tribunes où l’on s’inscrivait ; tout autour, c’étaient des chants, des cris, des larmes d’enthousiasme ou d’adieu. Et par-dessus tous ces bruits, une grande voix sonnait dans les cœurs, voix muette, d’autant plus profonde… la voix même de la France, éloquente en tous ses symboles, pathétique dans le plus tragique de tous, le drapeau saint et terrible du Danger de la Patrie, appendu aux fenêtres de l’Hôtel de Ville. Drapeau immense qui flottait aux vents et semblait faire signe aux légions populaires de marcher en hâte des Pyrénées à l’Escaut, de la Seine au Rhin.

Pour savoir ce que c’était que ce moment de sacrifice, il faudrait, dans chaque chaumière, dans chaque misérable logis, voir l’arrachement des femmes, le déchirement des mères, à ce second accouchement plus cruel cent fois que celui où l’enfant fit son premier départ de leurs entrailles sanglantes. Il faudrait voir la vieille femme, les yeux secs et le cœur brisé, ramasser en hâte les quelques hardes qu’il emportera, les pauvres économies, les sols épargnés par le jeûne, ce qu’elle s’est volé à elle-même, pour son fils, pour ce jour des dernières douleurs.

Donner leurs enfants à cette guerre qui s’ouvrait avec si peu de chances les immoler à cette situation extrême et désespérée, c’était plus que la plupart ne pouvaient faire. Elles succombaient à ces pensées ou bien, par une réaction naturelle, elles tombaient dans des accès de fureur. Elles ne ménageaient rien, ne craignaient rien. Aucune terreur n’a prise sur un tel état d’esprit ; quelle terreur pour qui veut la mort ?

On nous a raconté qu’un jour (sans doute en août ou septembre), une bande de ces femmes furieuses rencontrèrent Danton dans la rue, l’injurièrent comme elles auraient injurié la guerre elle-même, lui reprochant toute la Révolution, tout le sang qui serait versé et la mort de leurs enfants, le maudissant, priant Dieu que tout retombât sur sa tête. Lui, il ne s’étonna pas ; et, quoiqu’il sentît tout autour de lui les ongles, il se retourna brusquement, regarda ces femmes, les prit en pitié ; Danton avait beaucoup de cœur. Il monta sur une borne, et, pour les consoler, il commença par les injurier dans leur langue. Ses premières paroles furent violentes, burlesques, obscènes. Les voilà tout interdites. Sa fureur, vraie ou simulée, déconcerte leur fureur. Ce prodigieux orateur, instinctif et calculé, avait pour base populaire un tempérament sensuel et fort, tout fait pour l’amour physique, où dominait la chair, le sang. Danton était d’abord, et avant tout, un mâle ; il y avait en lui du lion et du dogue, beaucoup aussi du taureau. Son masque effrayait ; la sublime laideur d’un visage bouleversé prêtait à sa parole brusque, dardée par accès, une sorte d’aiguillon sauvage. Les masses, qui aiment la force, sentaient devant lui ce que fait éprouver de crainte, de sympathie pourtant, tout être puissamment générateur. Et puis, sous ce masque violent, furieux, on sentait aussi un cœur ; on finissait par se douter d’une chose, c’est que cet homme terrible, qui ne parlait que par menaces, cachait au fond un brave homme… Ces femmes ameutées autour de lui sentirent confusément tout cela ; elles se laissèrent haranguer, dominer, maîtriser ; il les mena où et comme il voulut. Il leur expliqua rudement à quoi sert la femme, à quoi sert l’amour, la génération, et qu’on n’enfante pas pour soi, mais pour la patrie… Et, arrivé là, il s’éleva tout à coup, ne parla plus pour personne, mais (il semblait) pour lui seul… Tout son cœur, dit-on, lui sortit de la poitrine, avec des paroles d’une tendresse violente pour la France… Et, sur ce visage étrange, brouillé de petite vérole et qui ressemblait aux scories du Vésuve ou de l’Etna, commencèrent à venir de grosses gouttes, et c’étaient des larmes. Ces femmes n’y purent tenir ; elles pleurèrent la France au lieu de pleurer leurs enfants, et, sanglotantes, s’enfuirent, en se cachant le visage dans leur tablier.

Danton fut, il faut le dire, dans ce moment sublime et sinistre, la voix même de la Révolution et de la France ; en lui elle trouva le cœur énergique, la poitrine profonde, l’attitude grandiose qui pouvait exprimer sa foi. Qu’on ne dise pas que la parole soit peu de chose en de tels moments. Parole et acte, c’est tout un. La puissante, l’énergique affirmation qui assure les cœurs, c’est une création d’actes ; ce qu’elle dit, elle le produit. L’action est ici la servante de la parole ; elle vient docilement derrière, comme au premier jour du monde : Il dit, et le monde fut.

La parole chez Danton, nous l’expliquerions si c’était ici le lieu de le dire, est tellement une action, tellement une chose héroïque (sublime et pratique à la fois), qu’elle sort de toute classification littéraire. Lui seul alors ne dérive pas de Rousseau. Et sa parenté avec Diderot est tout extérieure ; il est nerveux et positif, Diderot enflé et vague. Répétons-le, cette parole ne fut pas une parole, ce fut l’énergie de la France devenue visible, un cri du cœur de la patrie !

Le nom tragique de Danton, quelque souillé, défiguré qu’il ait été par lui-même ou par les partis, n’en restera pas moins au fond des chers souvenirs et des regrets de la France. Ah ! comment s’arracha-t-elle celui qui avait formulé sa foi dans son plus terrible jour ?… Lui-même se sentait sacré et ne voulut pas croire à la mort. On sait ses paroles quand on l’avertit du danger : « Moi, on ne me touche pas, je suis l’Arche. » Il l’avait été, en effet, en 1792 ; et comme l’Arche qui contenait la foi d’Israël, il avait alors marché devant nous…

Danton n’a jamais eu qu’un accusateur sérieux, c’est lui-même. On verra plus tard les motifs étranges qui ont pu lui faire revendiquer pour lui les crimes qu’il n’avait pas faits. Ces crimes sont incertains, improbables, quoi qu’ait dit la ligue des royalistes et robespierristes, unis contre sa mémoire. Ce qui est plus sûr, c’est qu’il eut l’initiative de plusieurs des grandes et sages mesures qui sauvèrent la France ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’il eut à la fin, avec son ami, le grand écrivain de l’époque, le pauvre Camille, l’initiative aussi des réclamations de l’humanité[2].

Le 28 août au soir, Danton se présenta dans l’Assemblée et réclama la grande et indispensable mesure des visites domiciliaires. Dans un si extrême péril, lorsqu’une armée royaliste, on ne peut dire autrement, était dans Paris, nous périssions, sans nul doute, si nous ne leur faisions sentir fortement sur eux la main de la France. Il fallait que cette masse ennemie, très forte matériellement, devînt moralement faible, qu’elle fût paralysée, fascinée, que chacun tremblât, voyant sur sa tête la Révolution, l’œil ouvert et le bras levé. Il fallait que la Révolution sût tout, dans un tel moment, qu’elle pût dire : « Je sais les ressources, je sais les obstacles, je sais où et quels sont les hommes, et je sais où sont les armes. » — « Quand la patrie est en danger, dit très bien Danton, tout appartient à la patrie. » Et il ajoutait : « En autorisant les municipalités à prendre ce qui est nécessaire, nous nous engagerons à indemniser les possesseurs. » — « Chaque municipalité, dit-il encore à l’Assemblée, sera autorisée à prendre l’élite des hommes bien équipés qu’elle possède. » Et en même temps il proposa à la Commune d’enregistrer les citoyens nécessiteux qui pouvaient porter les armes et de leur fixer une solde. Il y avait un avantage, sans nul doute, et dans deux sens, à donner des cadres militaires à ces masses confuses dont une partie, s’écoulant vers l’armée, aurait allégé Paris.

Le 29, à quatre heures du soir, dans une belle journée d’août, la générale battit, chacun fut averti de rentrer chez soi à six heures précises, et Paris, tout à l’heure si animé, si populeux, en un moment se trouva comme désert. Toute boutique fermée, toute porte close. Les barrières étaient gardées, la rivière gardée. Les visites ne commencèrent qu’à une heure du matin. Chaque rue fut cernée, occupée de fortes patrouilles, chacune de soixante hommes ; les commissaires de sections montaient dans chaque maison et à chaque étage frappaient : « Au nom de la loi !… » Ces voix, ces coups frappés aux portes, le bruit de celles des absents qu’on ouvrait de force, retentissaient dans la nuit d’une manière effrayante. On saisit deux mille fusils, on arrêta environ trois mille personnes, qui furent généralement relâchées le lendemain. L’effet voulu fut obtenu : les royalistes tremblèrent. Rien ne le prouve mieux que le récit d’un des leurs, Peltier, écrivain menteur, s’il en fut, partout médiocre, mais ici sincère, éloquent, admirable de vérité et de peur. Tous les autres historiens l’ont fidèlement copié.

Cette visite ne fit, au reste, que régulariser par l’autorité publique ce que le peuple faisait déjà irrégulièrement de lui-même. Déjà, sur les bruits qui couraient que certains hôtels recelaient des dépôts d’armes, la foule les avait envahis ; c’est ce qui eut lieu particulièrement pour la maison et les jardins de Beaumarchais, à la porte Saint-Antoine. Le peuple se les fit ouvrir, les visita soigneusement, sans rien toucher ni rien prendre. Beaumarchais le raconte lui-même ; une femme seulement s’avisa de cueillir une fleur, et la foule voulait la jeter dans le bassin du jardin.

Il est superflu de dire que cette terrible mesure des visites domiciliaires fut très mal exécutée. L’opération, confiée à des mains ignorantes et maladroites, fut une œuvre de hasard, prodigieusement arbitraire ; elle varia infiniment dans les résultats. Plusieurs des commissaires croyaient devoir arrêter tout ce qu’ils trouvaient de personnes ayant signé la pétition royaliste contre le 20 juin. Les signataires étaient vingt mille. La Commune se hâta de déclarer qu’il fallait les élargir, qu’il avait suffi de les désarmer.

Deux choses étaient à craindre :

Les visites domiciliaires ayant ouvert à la masse des sectionnaires armés les hôtels des riches, leur ayant révélé un monde inconnu d’opulence et de jouissances, attisé leur convoitise, donnaient aux pauvres non pas l’envie du pillage, mais un redoublement de haine, de sombre fureur ; ils ne s’avouaient pas à eux-mêmes les sentiments divers qui les travaillaient, et croyaient ne haïr les riches que comme aristocrates, comme ennemis de la France. Grand péril pour l’ordre public. Si la terreur populaire n’avait circonscrit son objet, qui sait ce que seraient devenus les quartiers riches, spécialement les maisons des vendeurs d’argent, que la Commune avait très imprudemment déclarés dignes de mort ?

Un autre danger non moins grave des visites domiciliaires, c’est qu’elles changèrent en guerre ouverte la sourde hostilité qui existait depuis vingt jours entre l’Assemblée et la Commune.

Revenons sur ces vingt jours.

L’Assemblée, peu sûre d’elle-même, s’était généralement laissé traîner à la suite de la Commune, essayant de défaire ce que faisait celle-ci ; puis, quand elle montrait les dents, l’Assemblée reculait avec maladresse. L’Assemblée eût dû suspendre le directoire du département, entièrement royaliste ; la Commune le fit pour elle. Vite, alors, l’Assemblée décrète que les sections vont nommer de nouveaux administrateurs du département ; elle ordonna par un décret que la police de sûreté, qui appartient aux communes, n’agira qu’avec l’autorisation des administrateurs du département, qui, eux-mêmes, n’autoriseront qu’avec le consentement d’un comité de l’Assemblée. Celle-ci serait ainsi restée le centre de la police du royaume, en eût conservé les fils dans la main.

Pour faire accepter doucement tout ceci de la redoutable Commune, l’Assemblée lui vota généreusement la somme énorme, monstrueuse, de près de un million par mois, pour la police de Paris. Mais ce don n’attendrit nullement la Commune, elle déclara qu’elle ne voulait point d’intermédiaire entre elle et l’Assemblée, qu’elle ne tolérerait pas un directoire de Paris, ajoutant cette menace : « Sinon il faudra que le peuple s’arme encore de sa vengeance. » L’Assemblée avait honte de révoquer son décret ; Lacroix trouva un moyen de reculer honorablement, on décida qu’il y aurait un directoire, mais qu’il ne dirigerait rien, se réduisant à surveiller les contributions.

La Commune, il faut le dire, avait placé la dictature dans les mains les plus effrayantes, non dans celles des hommes du peuple, mais dans celles de misérables scribes, des Hébert et des Chaumette. Elle confia à ce dernier l’étrange pouvoir d’ouvrir et fermer les prisons, d’élargir et d’arrêter. Elle prit à ce sujet une autre décision, infiniment dangereuse, celle d’afficher aux portes de chaque prison les noms des prisonniers. Ces noms, lus et relus sans cesse du peuple, étaient pour lui une constante excitation, un appel à la violence, comme une titillation de toutes les envies cruelles ; ils devaient avoir cet effet de les rendre irrésistibles. Pour qui connaît la nature, une telle affiche était une fatalité de meurtre et de sang.

Ce n’est pas tout, l’étrange dictature, loin de s’inquiéter de la vie de tant de proscrits, ne craignit pas d’en faire d’autres, de dresser des tables. Elle fit imprimer les noms des électeurs aristocrates de la Sainte-Chapelle. Elle décida que les vendeurs d’argent seraient punis de la peine capitale. Rien ne l’arrêtait. Elle se mit à prononcer des jugements sur des individus dans un moment où son opinion exprimée équivalait à la mort. Je ne sais quel individu vient demander à la Commune de décider que M. Duport a perdu la confiance de la nation. Cette décision portée, on verra qu’il fallut à Danton les plus persévérants efforts pour empêcher que le célèbre député de la Constituante, ainsi désigné au massacre, ne fut immolé trois semaines après.

Non contente de fouler aux pieds toute liberté individuelle, elle porta, le 29 août, l’atteinte la plus directe à la liberté de la presse. Elle manda à sa barre, elle poursuivit dans Paris Girey-Dupré, jeune et hardi Girondin, pour un article de journal ; elle alla jusqu’à faire investir le ministère de la guerre, où Girey-Dupré s’était, disait-on, réfugié. L’Assemblée, à son tour, manda à sa barre le président de la Commune, Huguenin, qui ne daigna comparaître. Elle prit alors une résolution naturelle, mais fort périlleuse dans la situation, ce fut de briser la Commune.

Celle-ci se brisait elle-même par son furieux esprit de tyrannie anarchique. Chacun des membres de ce corps étrange affectait la dictature, agissait en maître et seul, sans se soucier d’aucune autorité antérieure, souvent sans consulter la Commune elle-même. Ce n’est pas tout ; chacun de ces dictateurs croyait pouvoir déléguer sa dictature à ses amis. Les affaires les plus délicates, où la vie, la liberté, la fortune des hommes, étaient en jeu, se trouvaient tranchées par des inconnus, sans mandat, sans mission, par de zélés patriotes, dévoués, de bonne volonté, qui n’avaient nul autre titre. Ils allaient chez les suspects (et tout riche était suspect), faisaient des saisies, des inventaires, prenaient des armes précieuses ou autres objets qui, disaient-ils, étaient d’utilité publique.

Un fait étonnant de ce genre fut révélé à l’Assemblée. Un quidam, se disant membre de la Commune, se fait ouvrir le Garde-Meuble, et, voyant un canon d’argent, donné jadis à Louis XIV, le trouve de bonne prise, le fait emporter. Cambon, l’austère gardien de la fortune publique, s’éleva avec indignation contre un tel désordre et fit venir à la barre l’homme qui faisait un tel usage de l’autorité de la Commune. L’homme vint, il ne nia point, ne s’excusa point, dit froidement qu’il avait pensé que cet objet courait quelque risque ; que d’autres auraient bien pu le prendre ; que, pour éviter ce malheur, il l’avait emporté chez lui.

L’Assemblée n’en voulut pas davantage. Un tel fait parlait assez haut. Une section, celle des Lombards, présidée par le jeune Louvet, avait déclaré que le conseil général de la Commune était coupable d’usurpation. Cambon demanda et fit décréter par l’Assemblée nationale que les membres de ce conseil représentassent les pouvoirs qu’ils tenaient du peuple : « S’ils ne le peuvent, dit-il, il faut les punir. » Le même jour, 30 août, à cinq heures du soir, l’Assemblée, sur la proposition de Guadet, décida que le président de la Commune, cet Huguenin qui dédaignait de comparaître, serait amené à la barre, et qu’une nouvelle Commune serait nommée par les sections dans les vingt-quatre heures. — Du reste, pour adoucir ce que la décision avait de trop rude, on décréta que l’ancienne avait bien mérité de la patrie. On la couronnait et on la chassait.

La Commune du 10 août s’obstinait à subsister ; elle ne voulait ni être chassée ni couronnée. Son secrétaire, Tallien, à la section des Thermes, près des Cordeliers, demanda qu’on marchât en armes contre la section des Lombards, coupable de blâmer la Commune. Et ce qui parut effrayant, c’est que le prudent Robespierre parla dans le même sens, au sein même du conseil général, à l’Hôtel de Ville. Un homme de Robespierre, Lhuillier, à la section de Mauconseil, ouvrit de même l’avis que le peuple se levât et soutînt par les armes la Commune contre l’Assemblée.

Il était évident que la Commune était résolue à se maintenir par tous les moyens. Tallien se chargea de terrifier l’Assemblée. La nuit même, il y alla avec avec une masse d’hommes à piques, rappela insolemment « que la Commune seule avait fait remonter l’Assemblée au rang de représentants d’un peuple libre », vanta les actes de la Commune, spécialement l’arrestation des prêtres perturbateurs : « Sous peu de jours, dit-il, le sol de la liberté sera purgé de leur présence. » Ce dernier mot, horriblement équivoque, soulevait un coin du voile. Les meneurs étaient décidés à garder la dictature, s’il le fallait, par un massacre. Tallien ne parlait que des prêtres ; mais Marat, qui du moins eut toujours le mérite de la clarté, demandait dans ses affiches qu’on massacrât de préférence l’Assemblée nationale.

Il était deux heures de nuit ; la bande qui représentait le peuple et qui suivait Tallien, demanda à défiler dans la salle, « pour voir, disaient-ils, les représentants de la Commune », affectant de croire qu’ils étaient en péril dans le sein de l’Assemblée. Celle-ci se montra très ferme, fit dire qu’on n’entrerait pas. « Alors donc, disait l’orateur de la bande, sur un ton niaisement féroce, alors nous ne sommes pas libres. » L’effet fut juste le contraire de celui qu’on avait cru. L’Assemblée se souleva, se montra prête à prendre des mesures sévères, hardies, et le procureur de la Commune, Manuel, crut prudent de calmer cette indignation en faisant arrêter le malencontreux orateur.

Le lendemain, Huguenin, président de la Commune, vint amuser l’Assemblée par un mot illusoire de réparation. Le but était probablement de couvrir ce que préparaient les meneurs. Convaincus fermement qu’eux seuls pouvaient sauver la patrie, ils voulaient assurer leur réélection par la terreur. Le massacre était dès lors résolu dans leur esprit.

Il n’était pas nécessaire d’ordonner, il suffisait de laisser Paris dans l’état de sourde fureur qui couvait au fond des masses. Cette grande foule d’hommes qui, du matin au soir, les bras croisés, le ventre vide, battaient le pavé, souffraient infiniment, non de leur misère seulement, mais de leur inaction. Ce peuple n’avait rien à faire, demandait quelque chose à faire ; il rôdait, sombre ouvrier, cherchant tout au moins quelque œuvre de ruine et de mort. Les spectacles qu’il avait sous les yeux n’étaient pas propres à le calmer. Aux Tuileries, on tenait exposé un simulacre de la cérémonie funèbre des morts du 10 août, qui toujours demandaient vengeance. La guillotine en permanence au Carrousel, c’était bien une distraction, les yeux étaient occupés, mais les mains restaient oisives. Elles s’étaient employées un moment à briser les statues des rois. Mais pourquoi briser des images ? Pourquoi pas les réalités ? Au lieu de punir des rois en peinture, n’aurait-on pas dû plutôt s’en prendre à celui qui était au Temple, à ses amis, aux aristocrates qui appelaient l’étranger ? « Nous allons combattre les ennemis à la frontière, disaient-ils, et nous les laissons ici ? »

L’attitude des royalistes était singulièrement provocante. On ne passait guère le long des murs des prisons sans les entendre chanter. Ceux de l’Abbaye insultaient les gens du quartier, à travers les grilles, avec des cris, des menaces, des signes outrageants. C’est ce qu’on lit dans l’enquête faite plus tard sur les massacres de septembre. Un jour, ceux de la Force essayèrent de mettre le feu à la prison, et il fallut appeler un renfort de garde nationale.

Riches pour la plupart et ménageant peu la dépense, les prisonniers passaient le temps en repas joyeux, buvaient au roi, aux Prussiens, à la prochaine délivrance. Leurs maîtresses venaient les voir, manger avec eux. Les geôliers, devenus valets de chambre et commissionnaires, allaient et venaient pour leurs nobles maîtres, portaient, montraient, devant tout le monde, les vins fins, les mets délicats. L’or roulait à l’Abbaye. Les affamés de la rue regardaient et s’indignaient ; ils demandaient d’où venait aux prisonniers ce pactole inépuisable ; on supposait, et peut-être la supposition n’était pas tout à fait sans fondement, que l’énorme quantité de faux assignats qui circulait dans Paris, et désespérait le peuple, se fabriquait dans les prisons. La Commune donna à ce bruit une nouvelle consistance en ordonnant une enquête. La foule avait grande envie de simplifier l’enquête en tuant tout, pêle-mêle, les aristocrates, les faussaires et faux-monnayeurs, leur brisant sur la tête leur fausse planche aux assignats.

À cette tentation de meurtre une autre idée se joignit, idée barbare, enfantine, qu’on retrouve tant de fois aux premiers âges des peuples, dans la haute Antiquité, l’idée d’une grande et radicale purgation morale, l’espoir d’assainir le monde par l’extermination absolue du mal.

La Commune, organe en ceci du sentiment populaire, déclara qu’elle arrêterait non les aristocrates seulement, mais les escrocs, les joueurs, les gens de mauvaise vie. Le massacre, chose peu remarquée, fut plus général au Châtelet, où étaient les voleurs, qu’à l’Abbaye et à la Force, où étaient les aristocrates L’idée absolue d’une purgation morale donna à beaucoup d’entre eux une sérénité terrible de conscience, un scrupule effroyable de rien épargner. Un homme vint quelques jours après se confesser à Marat d’avoir eu la faiblesse d’épargner un aristocrate ; il avait les larmes aux yeux. L’Ami du peuple lui parla avec bonté, lui donna l’absolution, mais cet homme ne se pardonnait pas à lui-même, il ne parvenait pas à se consoler.

  1. Il est curieux d’observer combien l’imagination populaire se retrouve la même dans les dangers publics. (Consulter notre Histoire de France, au temps de Charles VI, année 1415, t. IV, p. 230.)
  2. Les faits eux-mêmes vont se charger de caractériser Danton, en divers sens, dans cette grande et terrible crise. Nous n’anticiperons pas. Qu’on nous permette seulement de donner ici, sur lui, le jugement d’un homme grave, qui est précisément le nôtre. Un jeune homme, qui venait d’Arcis-sur-Aube, pays de Danton, y avait entendu conter plusieurs faits honorables à sa mémoire ; se trouvant à Paris, chez M. Royer-Collard, il se hasarda à dire devant l’orateur royaliste : « Il me semble pourtant que ce Danton eut une âme généreuse… — Monsieur, dites magnanime », dit Royer-Collard. — (Je tiens ce mot de notre illustre Béranger.)