Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre V/Chapitre 1


HISTOIRE
DE LA RÉVOLUTION
FRANCAISE



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LIVRE V

JUIN — SEPTEMBRE 1791



CHAPITRE PREMIER

IMPRESSION DE LA FUITE DU ROI (21-25 JUIN 1791).

État de la presse et des clubs. — La Bouche de fer se déclare pour la république. — Paris regrettait-il le roi ? — Impression des départements. — Il n’était pas impossible d’établir la république. — Surprise de La Fayette. — Ordre d’arrêter ceux qui enlèvent le roi. — Il n’y eut nul désordre à Paris. — Protestation du roi. — Robespierre, Brissot et les Roland chez Pétion. — Discours de Robespierre aux Jacobins. — Discours de Danton contre La Fayette. — L’Assemblée veut mettre le roi hors de cause. — Elle lui donne une garde qui réponde de sa personne.


Si, parmi les Français, il se trouvait un traître
Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourments.
Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents…, etc.

Ces vers de Brutus de Voltaire se lisaient, le 21 juin 1791, en tête d’une affiche des Cordeliers, signée de leur président, le boucher Legendre. Ils y déclaraient qu’ils avaient tous juré de poignarder les tyrans qui oseraient attaquer le territoire, la liberté ou la constitution.

Il semble, au reste, que les Cordeliers n’étaient pas bien d’accord sur les mesures à prendre dans cette crise. Le seul expédient que proposent dans leurs journaux Marat et Fréron, c’est précisément un tyran, un bon tyran, dictateur ou tribun militaire. « Il faut choisir, dit le premier, le citoyen qui a montré le plus de lumières, de zèle et de fidélité. » Cela était assez clair, pour quiconque connaissait l’homme ; Marat proposait Marat. Fréron n’ose indiquer personne ; seulement il trouve occasion de rappeler le nom de Danton, jusqu’ici fort secondaire, et veut qu’il soit maire de Paris.

Ni Pétion, ni Robespierre, ni Danton, ni Brissot, ne se prononcèrent sur la forme de gouvernement. Au premier mot de république, les Jacobins s’indignèrent. Robespierre exprimait leur pensée, lorsque, le 13 juillet, il disait encore : « Je ne suis ni républicain ni monarchiste. »

Le seul journal qui se décida tout d’abord pour la république, avec netteté et courage, ce fut la Bouche de fer[1]. Des deux rédacteurs, Fauchet, récemment nommé évêque du Calvados, était dans son évêché. Ce fut l’autre, plus franc, plus hardi, le jeune Bonneville, qui prit cette grande initiative, dans les numéros du 21 et du 23 juin. Il y avait juste deux ans que le même Bonneville, le 6 juin 1789, dans l’assemblée des électeurs, avait le premier fait appel aux armes.

Bonneville, homme de grand cœur, franc-maçon mystique, trop souvent dans les nuages, prenait dans les questions graves, dans les crises périlleuses, beaucoup de lucidité. Il soutenait contre Fauchet, son ami, que la Révolution ne pouvait prendre pour base religieuse un replâtrage philosophique du christianisme[2]. Sur la question de la royauté, il vit aussi fort nettement que l’institution était finie, et il repoussa les formes bâtardes sous lesquelles les intrigants hypocrites essayaient de la ramener. « On a effacé du serment, dit-il, le mot infâme de roi… Plus de rois, plus de mangeurs d’hommes ! On changeait souvent le nom jusqu’ici, et l’on gardait toujours la chose… Point de régent, point de dictateur, point de protecteur, point d’Orléans, point de La Fayette… Je n’aime point ce fils de Philippe d’Orléans, qui prend justement ce jour pour monter la garde aux Tuileries, ni son père, qu’on ne voit jamais a l’Assemblée, et qui vint se montrer hier sur la terrasse, à la porte des Feuillants… Est-ce qu’une nation a besoin d’être toujours en tutelle ?… Que nos départements se confédèrent et déclarent qu’ils ne veulent ni tyran, ni monarque, ni protecteur, ni régent, qui sont des ombres de roi, aussi funestes à la chose publique que l’ombre de cet arbre maudit, le Bohon Upas, dont l’ombre est mortelle. »

Et dans un autre numéro : « Enfin on a retrouvé les piques du 14 juillet ! On nous rend nos piques, frères et amis ! La première qu’on a vue à l’Hôtel de Ville a été saluée de mille applaudissements. Qu’est-ce que nous pourrions craindre ?… Avez-vous vu comme on est frères quand le tocsin sonne, quand on bat la générale, quand on est délivré des rois ?… Ah ! le malheur est que ces moments ne reviennent que rarement !… »

« Il ne suffit pas de dire république ; Venise aussi fut république. Il faut une communauté nationale, un gouvernement national… Assemblez le peuple à la face du soleil, proclamez que la loi doit seule être souveraine, jurez qu’elle régnera seule… Il n’y a pas un ami de la liberté sur la terre qui ne répète le serment. Sans parler d’avance d’aucune forme de gouvernement, celui que la nation la plus éclairée aura préféré sera le meilleur pour la Fête-Dieu. »

C’était le jour de cette fête que le républicain mystique écrivait ces paroles enthousiastes. Quelque jugement qu’on en porte, on est touché de cette foi jeune et vive dans l’infaillibilité de la raison commune.

Elle semblait être justifiée, cette foi, par l’attitude calme, forte, vraiment imposante, de la population de Paris. Elle se passait de roi à merveille. Le départ du roi avait révélé la vérité de la situation, à savoir que depuis longtemps la royauté n’existait que comme obstacle. Elle n’agissait plus, elle ne pouvait rien, elle embarrassait seulement. Plusieurs avaient peur de tomber en république ; mais l’on y était.

Des groupes avaient menacé La Fayette, à la Grève, l’accusant de complicité. Il les calma d’un seul mot : « Nous sommes vingt-quatre millions d’hommes ; le roi coûtait vingt-quatre millions ; c’est juste vingt sols de rentes que chacun gagne à son départ. »

Camille Desmoulins rapporte qu’une motion fut faite au Palais-Royal (et sans doute c’est lui qui la fit sur son théâtre ordinaire) : « Messieurs, il serait malheureux que cet homme perfide nous fût ramené ; qu’en ferions-nous ? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Homère. Si on le ramène, je fais la motion qu’on l’expose trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête ; qu’on le conduise ensuite par étapes jusqu’aux frontières, et qu’arrivé là », etc.

Cette folie était peut-être ce qu’il y avait de plus sage. Si Louis XVI était dangereux dans les armées étrangères, il l’était bien plus encore captif, accusé et jugé, devenant pour tous un objet d’intérêt et de pitié. La sagesse était ici dans les paroles de l’enfant ; je parle ainsi de Camille. Le plus grand péril pour la France était de réhabiliter par l’excès de l’infortune, de rendre à celui qui lui-même s’ôtait la couronne le sacre de la persécution. On le trouvait avili, dégradé par son mensonge, il fallait le laisser tel. Plutôt que de le punir, on devait l’abandonner comme incapable et simple d’esprit ; c’est ce que dit Danton aux Jacobins : « Le déclarer imbécile, au nom de l’humanité. »

Prudhomme (Révolutions de Paris) donne très bien l’attitude du peuple. « Tous les regards se portaient sur la salle de l’Assemblée. Notre roi est là-dedans, disait-on, Louis XVI peut aller où il voudra… » Si le président de l’Assemblée eût mis aux voix dans la Grève, aux Tuileries, au Palais d’Orléans, le gouvernement républicain, la France ne serait plus une monarchie. »

« Le nom de la république, écrit Madame Roland dans une lettre du 22 juin, l’indignation contre Louis XVI, la haine des rois, s’exhalent ici de partout. »

Des témoins aussi passionnés peuvent paraître suspects. Mais je trouve à peu près les mêmes choses dans la bouche d’un étranger, d’un froid observateur, peu favorable à la France, peu à la Révolution ; je parle du Genevois Dumont, pensionné de l’Angleterre : « Ce peuple sembla inspiré d’une sagesse supérieure. Voilà notre grand embarras parti, disait-il gaiement. » Et encore : « Si le roi nous a quittés, la nation reste ; il peut y avoir une nation sans roi, mais non un roi sans nation. »

Ce qui est fort significatif, c’est que trois maisons du chapitre de Notre-Dame, vendues le 21 juin, furent portées à un prix très élevé et gagnèrent environ un tiers au delà de l’estimation.

Voilà pour Paris. Quelle fut l’impression des départements ? On le verra tout à l’heure, quand nous raconterons le retour de Varennes. Il suffit de dire ici que, dans l’Est et le Nord, en se rapprochant des frontières, dans ces pays où Louis XVI eut amené l’ennemi, l’indignation fut généralement plus violente qu’à Paris même. La moisson était sur pied, et le paysan furieux du danger qu’elle avait couru. Dans le Midi, plusieurs villes, Bordeaux en tête, montrèrent un élan admirable. Quatre mille dames de Bordeaux, toutes mères, jurèrent de mourir, avec leurs époux, pour la nation et la loi. La Gironde écrivit : « Nous sommes quatre-vingt mille, tout prêts à marcher. » Dans l’Ouest, les villes, peu assurées des campagnes, eurent de grandes alarmes. On supposa que le roi n’avait pas fait une telle démarche sans avoir laissé derrière lui des embûches inconnues. Dumouriez, qui alors commandait à Nantes, décrit l’émotion de cette ville à la grande nouvelle, qu’on reçut de nuit. Il y avait quatre à cinq mille personnes en chemise sur la place, qui avaient l’air consterné. « La nation n’en reste pas moins », dit-il, et il écrivit à l’Assemblée qu’il marchait à son secours. Les Nantais se rassurèrent si bien que la nouvelle contraire, celle du retour de Louis XVI, produisit plutôt sur eux une sensation fâcheuse.

En rapprochant tous ces détails, nous n’hésitons pas à dire, contre l’opinion commune, que si, le 21 juin, l’Assemblée, saisissant le moment de l’indignation générale, eut proclamé la déchéance du roi, eût avoué et franchement nommé le gouvernement qui, de fait, existait déjà, le gouvernement républicain, Paris aurait applaudi ; et Paris eût été suivi sans difficulté de tout l’Est et tout le Nord, des villes du Midi, de l’Ouest, et là même obéi des campagnes. La résistance n’était pas prête encore ; il fallut un an ou deux, toutes les intrigues des prêtres, le long martyre de Louis XVI surtout, pour décider l’éruption de la Vendée.

Telle était l’opinion d’un homme passionné, il est vrai, mais doué de hautes lumières pour éclairer sa passion, d’un très ferme jugement et d’une grande liberté d’esprit. Condorcet disait que ce moment était précisément celui où la république était possible et pouvait se faire à meilleur marché : « Le roi, en ce moment-ci, ne tient plus à rien ; n’attendons pas qu’on lui ait rendu assez de puissance pour que sa chute exige un effort ; cet effort sera terrible si la république se fait par révolution, par soulèvement du peuple ; si elle se fait à présent avec une assemblée toute-puissante, le passage ne sera pas difficile » (Condorcet, dans Ét. Dumont, p. 125).

L’objection principale, celle qu’on faisait et qu’on fait toujours, c’était : « Il n’est pas encore temps, nous ne sommes pas mûrs encore, nos mœurs ne sont pas républicaines… » Vérité trop vraie ; il est clair qu’il doit toujours en être ainsi en sortant de la monarchie. La monarchie n’a garde de former à la république : ses lois, ses institutions, n’ont pas apparemment le but de préparer beaucoup les mœurs au gouvernement contraire ; d’où il suit qu’il serait toujours trop tôt pour essayer la république ; on resterait embarrassé à jamais dans ce cercle vicieux : « La législation et l’éducation républicaines peuvent seules former les hommes à la république, mais la république elle-même est préalablement nécessaire pour vouloir et décréter ces lois et cette éducation. » — Pour qu’un peuple sorte de ce cercle, il faut que, par un acte vigoureux de sa volonté, par une énergique transformation de sa moralité politique, il se fasse vraiment digne d’être enfin majeur, digne de sortir d’enfance, de prendre la robe virile, et que, pour ne pas retomber, pour rester à la hauteur de ce moment héroïque, il se donne les lois et l’éducation qui peuvent seules le perpétuer.

Autre objection : « En supposant que la république fût déjà possible, était-elle juste à cette époque ? N’eût-elle pas été imposée par une minorité à la majorité royaliste, imposée par force et contre le droit ? La nation était-elle généralement républicaine ? » Si l’on exige que la nation eût l’idée et la volonté nette et précise de la république, non, elle ne l’avait pas. L’idée, la volonté nationale, à ce moment, dans l’indignation qu’inspire la désertion du roi, fut, pour parler avec précision, anti-royaliste ; elle fut républicaine, en prenant la république comme simple négation de la monarchie. La minorité éclairée, en profitant de ce moment, en fondant par les institutions une république positive, eût confirmé la masse dans la tendance anti-royaliste qui se déclarait alors ; elle n’eût point opprimé la masse, elle lui eût traduit sa propre pensée, formulé ses instincts obscurs, eût rendu fixe et permanent le sentiment si juste qu’elle avait à ce moment de la fin de la royauté.

Les politiques attendirent, hésitèrent, et le moment fut manqué. Un sentiment non moins naturel reprit force, au retour du roi, la pitié pour son malheur. On ne pouvait le refaire comme roi ; on le restaura, comme homme, dans l’intérêt et la sympathie, en le ramenant captif, humilié, infortuné. Tel fut l’entraînement des âmes généreuses et tendres ; elles ne virent plus, à travers les larmes, le roi double et faux, elles virent un homme résigné, et elles s’en firent un saint : la réalité s’obscurcit pour elles derrière la douloureuse légende qu’elles trouvaient dans leur cœur navré. Qui eut tort ? La France innocente, et non plus le roi coupable.

Oh ! qui eût suivi la courageuse inspiration qui dicta La France libre à Camille Desmoulins, en 1789, il aurait sauvé la France !… Dans cet immortel petit livre, rayonnant de jeunesse et d’espoir, avec tout le soleil du 14 juillet, la prêtrise et la royauté ne sont plus traitées comme choses vivantes, mais pour ce qu’elles sont, deux néants, deux ombres (et qui s’amuserait alors à frapper dessus ?…), deux ombres qui vont se cacher, qui s’enfoncent au couchant. Et à l’horizon se lève la réalité de la république, en qui sont désormais la vie, la substance.

On avait le bonheur de voir le roi partir, mais ce n’était pas assez ; il fallait lui donner des chevaux pour aller plus vite ; et lui donner encore, de peur qu’il ne revînt les chercher, tout ce qu’il avait de courtisans et de prêtres, leur ouvrir les portes bien grandes.

À sa place allaient entrer dans Paris les vrais rois de la république, les rois de la pensée, ceux par qui la France avait conquis l’Europe ; je parle de Voltaire, de Rousseau. Voltaire, parti de son tombeau, était en marche vers Paris, où il entra en triomphe le 11 juillet. Que l’entrée eût été plus belle, si l’on n’eût eu la maladresse d’y ramener le fatal automate de l’Ancien-Régime, le roi des prêtres et des dévots !


Il faut pourtant raconter par quelles pitoyables machines la vieille idole fut relevée de terre. Routine, habitude, faiblesse, facile entraînement de cœur ; par-dessus, l’intrigue, qui l’exploite et qui s’en moque, voilà le fonds de l’histoire.

Les intrigants de nuances diverses qui travaillaient pour la cour sous le masque constitutionnel, se trouvaient désappointés ; elle les avait joués eux-mêmes. Il s’agissait maintenant pour eux de savoir avec quel parti de l’Assemblée le roi, devenu libre, voudrait bien négocier. Un de ces personnages équivoques, d’André, député de Provence, sorte de Figaro politique, qui (selon Weber) recevait trois mille francs par mois pour jouer les deux partis, sut des premiers l’évasion et alla chez La Fayette. Il était près de sept heures, et l’on devait croire que les fugitifs avaient gagné beaucoup de terrain. La Fayette dormait du sommeil du juste, de ce profond sommeil historique qu’on lui a tant reproché pour le 6 octobre. « Bah ! dit-il, c’est impossible ! » En effet, il avait laissé son aide de camp, Gouvion, la veille, à minuit, dormant le dos appuyé à la porte de la reine.

La Fayette avait reçu beaucoup d’avertissements ; mais ce qui le rassurait, ainsi que Bailly, ainsi que Montmorin, et Brissac, commandant du château et ami personnel du roi, c’était la confiance qu’ils avaient tous dans la sensibilité de Louis XVI. Ils juraient sur leur tête que le roi ne partirait pas, se figurant en effet qu’il ne voudrait pas les mettre en danger.

Les premières personnes que La Fayette, descendant précipitamment, trouve dans la rue, c’est Bailly et Beauharnais : celui-ci était président de l’Assemblée ; Bailly, le nez, le visage longs et jaunes, plus encore qu’à l’ordinaire. Personne ne devait en effet s’accuser plus que Bailly. Il avait livré à la reine ces dénonciations écrites dont on a parlé, de sorte que, sachant précisément les avis qu’on avait contre elle, elle chercha et trouva une issue moins surveillée. Bailly, fils du garde des tableaux du roi, protégé par lui, héréditairement attaché à la maison royale, se montra meilleur domestique que magistrat et citoyen, se fiant de tout à la reine, croyant la lier d’honneur et de sensibilité, s’imaginant qu’elle hésiterait à perdre par sa fuite le faible et dévoué serviteur qui lui immolait son devoir.

Bailly pouvait se croire perdu si le roi n’était rejoint : « Quel malheur, dit-il, qu’à cette heure l’Assemblée ne soit pas réunie encore ! » Le président appuya. Tous deux montrèrent à La Fayette le roi ralliant les émigrés, amenant les Autrichiens, la guerre civile, la guerre étrangère : « Eh bien, dit La Fayette, pensez-vous que le salut public exige le retour du roi ? — Oui. — J’en prends la responsabilité. » Il écrivit un billet portant « que les ennemis de la patrie ayant enlevé le roi, il était ordonné aux gardes nationaux de les arrêter ».

La Fayette n’eût guère pu refuser sans confirmer l’opinion, générale au premier moment, qu’il était de connivence, qu’il avait favorisé l’évasion. Il crut, au reste, qu’à cette heure le roi ne pouvait être rejoint. Son aide de camp, Romeuf, qui sans doute avait sa pensée, partit, mais d’abord courut sur une route tout autre que celle du roi ; il fut rejoint, remis dans le chemin par l’autre envoyé, Baillon, qui le força d’accélérer sa route vers Varennes. Il n’avait nulle volonté d’arriver, et comptait bien courir en vain ; c’est ce qu’il dit lui-même à MM. de Choiseul et de Damas.

Le mot d’enlèvement, écrit d’abord dans cet ordre de La Fayette, fut avidement saisi par les Barnave et les Lameth, par les constitutionnels en général, pour innocenter le roi et sauver la royauté. Ils se précipitèrent, tête baissée, par cette porte qu’on leur ouvrait. Ce mot fut employé par Regnault de Saint-Jean-d’Angely, qui fit décréter par l’Assemblée qu’on poursuivrait ceux qui enlevaient le roi. On adopta le mot, qui semblait tout un système, et l’on adopta l’auteur ; je parle de La Fayette. Il venait s’excuser à l’Assemblée ; Barnave et Lameth, ses anciens ennemis, s’empressèrent d’aller au-devant et de le justifier ; bien plus, ils réclamèrent pour lui, accusé et suspect, la plus haute confiance, le firent charger d’exécuter les mesures qui seraient ordonnées. Ils s’emparèrent ainsi de lui, l’entraînèrent, le lièrent. Ce fut alors, comme toujours, l’invariable destinée de cet excellent républicain d’être mystifié par les royalistes.

Les constitutionnels, entrant dans ce travail impossible de refaire la royauté, allaient se trouver justement en contradiction avec eux-mêmes. Il n’y avait pas trois mois que, dans une discussion mémorable, soutenue par Thouret avec un caractère de force et de grandeur qui n’appartient qu’à la raison, l’Assemblée avait décidé que la royauté était une fonction publique, qu’elle avait des obligations et qu’une sanction pénale devait consacrer ces obligations. Thouret, suivant inexorablement la droite ligne logique, en avait fini avec les rois dieux, les rois messies, comme il dit lui-même. La ténébreuse doctrine de l’incarnation royale, prolongée au delà de toute probabilité, par delà les temps barbares, en plein âge de lumière, avait péri ce jour-là (28 mars 1791).

L’Assemblée avait décrété : « Si le roi sort du royaume, il sera censé avoir abdiqué la royauté. » Elle voulait maintenant éluder son propre décret. Les meneurs, qui s’étaient récemment rapprochés de la cour, ne pouvaient, quoique abandonnés par elle, se décider à changer leurs plans, à briser leurs espérances. Déjà consultés par la reine, et sans doute mortifiés de voir qu’elle s’était jouée d’eux, ils pensaient qu’après tout, s’ils ramenaient, sauvaient l’infidèle, elle serait trop heureuse de se remettre à discrétion, n’ayant plus nul autre espoir. D’autre part, les Thouret, les Chapelier, les pères de la constitution, pleins d’inquiétudes paternelles et d’amour-propre d’auteur, craignaient tout mouvement violent qui aurait troublé la santé d’un enfant si délicat ; il leur fallait, à tout prix, le retour, le rétablissement du roi, pour soigner paisiblement, éduquer, mener à bien cette chère constitution.

La bonne attitude du peuple facilitait singulièrement la tâche de l’Assemblée. On aurait pu s’attendre à de grands désordres, la reine avait déployé, pour tromper l’opinion, un luxe de duplicité qui devait ajouter beaucoup à l’irritation. Elle avait dit qu’elle voulait fournir de ses écuries les quatre chevaux blancs pour la pompe de Voltaire. Elle avait fait avertir qu’elle serait, avec le roi, à la procession de la Fête-Dieu. L’avant-veille, on avait fait voir dans Paris le dauphin allant à Saint-Cloud ; et la veille même, au soir, la reine, allant le promener au parc de Monceaux, avait suivi les boulevards, gracieuse, parée de roses, le bel enfant sur ses genoux ; elle souriait à la foule et jouissait en esprit de son départ tout préparé.

Le peuple, quelque irrité qu’il fût, se montra plus dédaigneux que violent. Tout le désordre se borna à casser les bustes du roi ; puis une promenade de curiosité inoffensive, que les femmes firent aux Tuileries, sans bruit ni dégât. Elles ôtèrent le portrait du roi de la place d’honneur et le suspendirent à la porte. Elles visitèrent le cabinet du dauphin et le respectèrent ; beaucoup moins celui de la reine : une femme y vendit des cerises. Elles regardèrent fort ses livres, supposant que c’étaient tous livres de libertinage. Une fille qu’on coiffait d’un bonnet de Marie-Antoinette le jeta bien loin, disant qu’il la salirait, qu’elle était honnête fille.

Cependant l’Assemblée mandait les ministres, s’emparait du sceau, changeait le serment, ordonnait la levée de trois cent mille gardes nationaux, payés quinze sols par jour. Ces mesures furent interrompues par la lecture d’une pièce étrange, qu’on apporta. C’était une protestation du roi, annulant tout ce qu’il avait fait et sanctionné depuis deux ans, dénonçant l’Assemblée, la nation. Il certifiait ainsi que, pendant tout ce temps, il avait été le plus faux des hommes ; moins encore pour avoir signé que pour avoir si souvent approuvé, loué de vive voix, souvent sans nécessité, ce qu’il désavouait aujourd’hui. Tout cela, dans une forme aussi triste que le fond, lourde, plate et sotte, mêlant aux choses les plus graves des choses ou basses ou futiles. Il s’appesantissait sur sa pauvreté (avec une liste civile de vingt-cinq millions), sur le séjour des Tuileries, « où, loin de trouver les commodités auxquelles il était accoutumé, il n’a pas même rencontré les agréments que se procurent les personnes aisées ». Pour comble il parlait et reparlait de sa femme, avec la fâcherie d’un mari trompé, qui proteste qu’il est content et n’en veut qu’aux mauvais plaisants. Ceci à l’adresse des émigrés et des princes, bien plus que de l’Assemblée. La reine, en partant, se faisait donner contre eux, contre les conseils dont ils allaient assiéger le roi, une sorte de certificat ; son mari la proclamait une épouse fidèle, qui venait de mettre le comble à sa bonne conduite. Il se disait indigné de ce qu’en octobre on avait parlé de la mettre au couvent, etc. L’étrange pièce avait été, la veille, communiquée au capital ennemi de la reine, à Monsieur, pour qu’il corrigeât, approuvât et se mît ainsi hors d’état de pouvoir attaquer plus tard.

Le ton général de cet acte était accusateur, menaçant pour l’Assemblée. Les royalistes ne cachaient pas leur joie. Un de leurs journaux, ce jour même du 21 juin, avait osé imprimer : « Tous ceux qui pourront être compris dans l’amnistie du prince de Condé pourront se faire enregistrer dans notre bureau d’ici au mois d’août. Nous aurons quinze cents registres pour la commodité du public ; nous n’en excepterons que cent cinquante individus. »

Beaucoup de gens supposaient, d’après cet excès d’audace, qu’apparemment les royalistes avaient dans Paris ou bien près des forces considérables. Les imaginations voyageaient rapidement sur ce texte ; aucune n’allait plus vite, en telles occasions, que celle de Robespierre. La séance ayant été suspendue de trois heures et demie jusqu’à cinq, il passa ce temps chez Pétion, qui demeurait tout près, au faubourg Saint-Honoré, et là déchargea son âme, exprima librement tout son rêve de terreur. L’Assemblée était complice de la Cour, complice de La Fayette ; ils allaient faire une Saint-Barthélémy des patriotes, des meilleurs citoyens, de ceux qu’on craignait le plus. Pour lui, il sentait bien qu’il était perdu, qu’il ne vivrait pas vingt-quatre heures…

Le croyait-il ? Pas tout à fait. La chose était trop peu vraisemblable. Ce moment de la Révolution n’était nullement sanguinaire ; La Fayette ne l’était pas, ni les hommes influents d’alors. L’eussent-ils été, il était facile, dans l’état de désorganisation où était la police, de se cacher dans Paris. Robespierre avait peur sans doute, mais il exagérait sa peur. Pétion l’écoutait assez froidement. Les deux hommes différaient trop pour agir beaucoup l’un sur l’autre. Robespierre, nerveux, sec et pâle, et plus pâle encore ce jour-là. Pétion, grand, gros, rose et blond, flegmatique et apathique. Il interprétait les choses d’une façon toute contraire, selon son tempérament : « L’événement est plutôt heureux, disait-il ; maintenant on connaît le roi. » Le journaliste Brissot, qui était venu chercher des nouvelles, parla aussi dans ce sens : « Soyez sûr, dit-il avec son air imaginatif et crédule, que La Fayette aura favorisé l’évasion du roi pour nous donner la république. Je vais, outre le Patriote, écrire dans un nouveau journal, le Républicain. » Robespierre, se rongeant les ongles, demandait, en tâchant de rire : « Qu’est-ce que la république ? »

La république elle-même, en réponse à cette question, on eût pu le croire ainsi, entra dans la chambre. Je parle de Madame Roland, qui survint en ce moment avec son mari. Elle entra, jeune, vive et forte, illuminant la petite chambre de sérénité et d’espoir. Elle paraissait avoir trente ans, et elle en avait trente-six. Sous ses beaux et abondants cheveux bruns, un teint virginal de fille, d’une transparence singulière, où courait, à la moindre émotion, un sang riche et pur. De beaux yeux parlants, le nez un peu gros du bout et peu distingué. La bouche assez grande, fraîche, jeune, aimable, sérieuse pourtant dans le sourire même, raisonneuse, éloquente, même avant d’avoir parlé.

Les Roland venaient du Pont-Neuf et purent dire à leurs amis l’affiche des Cordeliers. L’initiative hardie que ceux-ci prenaient rendit cœur à Robespierre. Les voyant planter si loin en avant le drapeau de la Révolution, il pensa que les Jacobins suivraient dans la voie qui leur était propre, la défiance et l’accusation. Déjà, à l’Assemblée, dans la séance du matin, il avait jeté un mot dans ce sens.

Il ne dit rien du tout dans la séance du soir, attendit et observa. Entre neuf et dix heures, il vit que Barnave et les Lameth, déjà sûrs de La Fayette, qu’ils avaient en quelque sorte surpris le matin, entraînaient de plus Sieyès et l’ancien club de 1789. Tous ensemble, une grande masse, deux cents députés environ, ils se mettaient en mouvement ; tous, en corps d’armée, ils allaient se rendre aux Jacobins, où depuis longtemps on ne les voyait plus guère ; ils allaient les étonner de cette image inattendue d’union et de concorde, et sans doute d’un premier élan enlever la société. Il n’y avait pas un moment à perdre. Robespierre court aux Jacobins.

Si son discours fut celui que lui prête son ami Camille[3], c’était une vaste dénonciation de tous et de toutes choses assez adroitement tissue de faits, d’hypothèses ; il accusait, non seulement le roi et le ministère, et Bailly, et La Fayette, non seulement les comités, mais l’Assemblée tout entière. Cette accusation, à ce point générale et indistincte, ce sombre poème, éclos d’une imagination effrayée, semblait bien difficile à accepter sans réserve. Robespierre entra alors dans un sujet tout personnel, son propre péril, fut ému et éloquent ; il s’attendrit sur lui-même ; l’émotion gagna l’auditoire. Alors, pour enfoncer le coup, il ajouta cette parole : « Qu’au reste, il était prêt à tout ; que si, dans les commencements, n’ayant encore pour témoins que Dieu et sa conscience, il avait fait d’avance le sacrifice de sa vie, aujourd’hui qu’il avait sa récompense dans le cœur de ses concitoyens, la mort ne serait pour lui qu’un bienfait. »

À ce trait touchant, une voix s’élève, un jeune homme crie en sanglotant : « Nous mourrons tous avec toi !… » Cette sensibilité naïve eut plus d’effet que le discours ; ce fut une explosion de cris, de pleurs, de serments : les uns, debout, s’engagèrent à défendre Robespierre ; les autres tirèrent l’épée, se jetèrent à genoux et jurèrent qu’ils soutiendraient la devise de la société : Vivre libre ou mourir. Madame Roland, qui était présente, dit que la scène fut vraiment surprenante et pathétique.

Le jeune homme était le camarade, l’ami d’enfance de Robespierre, Desmoulins, le mobile artiste, qui, deux heures auparavant, dans un moment de confiance, serrait la main de La Fayette.

Avec tout cela, on perdait de vue le point précis de la situation, et l’ennemi allait arriver. Le discours trop général de Robespierre, l’explosion de vague sensibilité qui avait suivi, n’avançaient pas assez les choses. Danton s’en aperçut à temps, il ramena à la question, il la limita ; il sentit que, pour agir, il ne fallait frapper qu’un coup et frapper sur La Fayette[4].

Chose bizarre à dire, mais vraie, le danger était La Fayette. Il était dangereux, comme mannequin de dictature républicaine, propre à faire toujours avorter la république ; — dangereux, comme dupe, toujours prête, des royalistes, éternellement prédestinée à être trompée par eux ; — dupe de sa générosité, il y avait à parier que le roi venant de le mettre en danger de mort, La Fayette serait royaliste. Le parti Lameth et Barnave, en attendant qu’il pût reprendre le roi, avait besoin d’un entre-roi, ferme contre l’émeute et faible contre la cour. La Fayette était le seul dangereux, parce qu’il était le seul honnête, si visiblement honnête qu’à ce moment même où tout semblait l’accuser, il était populaire encore.

Donc Danton devait l’attaquer.

Il n’y avait qu’une difficulté, c’est que, de toute cette assemblée peut-être, Danton était le seul qui dût craindre de l’attaquer.

La Fayette connaissait Danton ; il savait que, trop docile aux exemples du maître, aux leçons de Mirabeau, il était en rapport avec la cour. Il n’avait pas vendu sa parole, qui évidemment ne cessa jamais d’être libre ; mais, ce qui est plus vraisemblable, c’est qu’il s’était engagé, comme bravo de l’émeute, pour une protection personnelle contre les tentatives d’assassinat, une protection analogue à celle des brigands d’Italie. Qu’avait-il reçu ? On l’ignore ; la seule chose qui semble établie (sur un témoignage croyable, quoique celui d’un ennemi), c’est qu’il venait de vendre sa charge d’avocat au Conseil, et qu’il avait reçu du ministère bien plus qu’elle ne valait. Ce secret était entre Danton, Montmorin et La Fayette ; celui-ci avait sur lui cette prise ; il pouvait l’arrêter court entre deux périodes, lui lancer ce trait mortel.

Ce danger n’arrêta pas Danton ; il vit du premier coup d’œil que La Fayette n’oserait ; que, ne pouvant blesser Danton sans blesser aussi le ministre Montmorin, il ne dirait rien du tout.

« Monsieur le président, crie-t-il, les traîtres vont arriver. Qu’on dresse deux échafauds ; je demande à monter sur l’un, s’ils n’ont mérité de monter sur l’autre ! »

Et à ce moment ils entrent. La masse était imposante. En tête, Alexandre de Lameth, donnant le bras à La Fayette, signe parlant de la réconciliation, toute la gauche de l’Assemblée marchant sous un même drapeau. Puis l’homme de 1789, homme déjà antique, le père et le prophète, tout au moins le parrain de la Révolution, Sieyès, l’air abstrait, plein de pensées ; et à côté, pour contraste, l’avocat des avocats, Barnave, le nez au vent. Puis les grands hommes d’affaires de l’Assemblée, ses rédacteurs habituels, ses organes presque officiels, Chapelier et autres, tout le comité de la constitution.

En face de ces grandes forces, Danton prit tout d’abord une surprenante offensive. Il accusa La Fayette d’avoir attenté à sa moralité politique, essayé de le corrompre ? non précisément, mais de l’amortir, d’attiédir son patriotisme, de le gagner aux deux chambres, « au système du prêtre Sieyès ». Puis il lui demanda brusquement pourquoi, dans un même jour, ayant arrêté à Vincennes les hommes du faubourg Saint-Antoine, il avait relâché aux Tuileries les chevaliers du poignard ?… Pourquoi (cette accusation n’était pas la moins dangereuse), la nuit même de l’évasion du roi, on avait confié la garde des Tuileries à une compagnie soigneusement épurée par La Fayette ?

« Que venez-vous chercher ici ? Pourquoi vous réfugier dans cette salle que vos journalistes appellent un antre d’assassins ?… Et quel moment prenez-vous pour vous réconcilier ? Celui où le peuple est en droit de vous demander votre vie. Êtes-vous traître ? Êtes-vous stupide ? Dans les deux cas, vous ne pouvez plus commander. Vous aviez répondu sur votre tête que le roi ne partirait pas. Venez-vous payer votre dette ?… »

Répondre, contester, récriminer, c’eût été chauffer l’incendie. Pour y jeter de l’eau froide, Lameth fit une pastorale sur les douceurs de l’union fraternelle. La Fayette développa, sans dire un mot de la question, son radotage habituel : « Qu’il avait le premier dit : Une nation devient libre, dès lors qu’elle veut être libre », etc. Sieyès, Barnave, reprirent la thèse de la concorde ; ils en firent une adresse que Barnave rédigea. Seulement, pour contenter la fraction avancée des Jacobins, on y mit ce mot, plus accusateur que celui d’enlèvement : « Le roi, égaré, s’est éloigné… » La société fut satisfaite, car, vers les minuit, les députés sortant, Lameth et La Fayette en tête, tous les Jacobins, tous les auditeurs et spectateurs, deux ou trois mille personnes peut-être, se mirent à leur faire cortège, et cela sans exception ; ceux qui, tout à l’heure, avaient juré de défendre Robespierre, n’en suivirent pas moins La Fayette. Toute la rue Saint-Honoré se mit aux fenêtres et vit avec grande joie passer aux lumières cette pompeuse comédie d’harmonie et de concorde[5].

Le fameux mot enlèvement, absent de l’adresse des Jacobins, reparaît le lendemain dans celle de l’Assemblée. Le roi avait beau dire dans la protestation qu’il fuyait, l’Assemblée, dans son adresse, soutenait qu’il avait été enlevé. Elle prenait l’engagement de venger la loi (promesse légère, simple phrase éloignée de sa pensée). Elle s’excusait d’avoir parfois gouverné, administré : « C’est que le roi ni les ministres n’avaient pas alors la confiance de la nation. » Le roi l’avait-il regagnée, en allant chercher l’étranger ? La confiance, perdue à ce point, se recouvre-t-elle ?… Ainsi, l’adresse flottait, elle disait trop ici et là trop peu. Elle faisait déjà sentir ce que pouvait être le système faux et boiteux dans lequel on s’engageait, la transaction incertaine d’une Assemblée impopulaire et d’une royauté captive, méprisée, à jamais suspecte, lequel traité, déchiré un jour par la franchise du peuple, brisé d’un accès de colère, risquait de fonder l’anarchie[6].

Le 22, vers neuf heures du soir, un grand bruit se fait autour de l’Assemblée ; puis une voix, un coup de tonnerre : « Il est arrêté ! » Peu s’en réjouirent. Tels qui applaudirent le plus, pour se conformer aux sentiments des tribunes, n’en sentaient pas moins les embarras immenses que cet événement préparait.

Le lendemain 23, l’inquiétude de l’Assemblée, le désir général parmi ses membres de sauver la royauté, se formula dans un décret voté sur la proposition de Thouret : « L’Assemblée déclare traîtres ceux qui ont conseillé, aidé ou exécuté l’enlèvement du roi, ordonne d’arrêter ceux qui porteraient atteinte au respect dû à la dignité royale. » La royauté, la personne royale, se trouvait être ainsi innocentée, garantie.

Robespierre dit que la seconde partie du décret était inutile, et la première incomplète ; qu’on n’y parlait que des conseillers, que le devoir des représentants les obligerait d’agiter une question plus importante. Un frémissement de l’Assemblée l’avertit qu’il en disait trop.

Un grand mouvement du peuple, décisif contre la royauté, était fort probable. Le 23 juin, de bonne heure, le faubourg Saint-Antoine s’agitait, s’ébranlait. Les constitutionnels trouvèrent moyen d’exploiter le mouvement au profit de la royauté. La Fayette, avec son état-major, prit la tête de l’immense colonne, qui suivit docilement, de la Bastille à la place Vendôme, aux Feuillants, à l’Assemblée. La tête, comme nous l’avons vu parfois dans nos dernières émeutes, dit précisément le contraire de ce que le corps pensait[7]. Tous venaient contre le roi, et les chefs dirent à l’Assemblée que ce peuple venait jurer obéissance à la constitution, ce qui, au fond, comprenait l’obéissance au roi, partie de la constitution. Toute l’après-midi, toute la soirée, pendant plusieurs heures, cette grande foule armée défilait dans la salle, bienveillante généralement, mais d’une familiarité rude ; il y eut même des mots menaçants pour les mauvais députés.

Le 25, Thouret proposa, l’Assemblée vota : « Qu’à l’arrivée du roi, il lui serait donné une garde provisoire qui veillât à sa sûreté et répondît de sa personne… Ceux qui ont accompagné le roi seront interrogés, le roi et la reine entendus dans leurs déclarations… Le ministre de la justice continue d’apposer le sceau aux décrets, sans qu’il soit besoin de la sanction royale. »

Malouet : « Alors le gouvernement est changé ! le roi prisonnier !… » Rœderer, croyant adoucir : « Ceci n’attaque pas l’inviolabilité ; il est seulement question de tenir le roi en état d’arrestation provisoire. » — Thouret contre Rœderer : « Non, non, ce n’est pas cela. » — Et Alexandre de Lameth : « C’est pour la sûreté du roi autant que pour la sûreté nationale. »

D’André, saisissant cette occasion d’engager et compromettre décidément l’Assemblée, se mit à parler pour elle et fit, en son lieu, une haute profession de royalisme, déclarant que la monarchie était la meilleure forme de gouvernement. Toute l’Assemblée applaudit, mais les tribunes se turent. Ce silence devint fort sombre et gagna toute la salle, lorsque la députation de l’Hérault, lisant une adresse toute empreinte de la violence du Midi, prononça ces paroles : « Le monde attend un grand acte de justice. »

Presque immédiatement (il était environ sept heures et demie du soir) une grande agitation se manifeste ; le bruit se répand que le roi traverse les Tuileries… puis que les trois courriers qui sont sur la voiture du roi sont entre les mains du peuple, en danger de mort… Vingt membres vont au secours. Bientôt entrent dans la salle Barnave, Pétion et Latour-Maubourg, que l’Assemblée avait chargés de diriger et protéger le retour du roi. Ils viennent lui rendre compte.

  1. La Bouche de fer était ouverte rue du Théâtre-Français (Ancienne-Comédie et Odéon) et non rue Richelieu, comme nous l’avons dit par erreur au deuxième volume de la première édition. Les Cordeliers étaient à deux pas, rue de l’École-de-Médecine ; la principale société fraternelle d’ouvriers, qui dépendait des Cordeliers, se réunissait rue des Boucheries. Legendre, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fréron, demeuraient tout près. — Si je faisais ici l’histoire de Paris, j’insisterais spécialement sur l’aspect de ce quartier, sur le rôle de cette redoutable section du Théâtre-Français, qui, dans tous les mouvements, agit seule et d’elle-même, comme une république à part. Je lis, le 21 juin, dans les registres de la Ville : « La section et le comité permanent du Théâtre-Français ordonnent au bataillon de Saint-André-des-Arts de ne recevoir d’ordre que du comité permanent, et de faire arrêter tout aide de camp qui se présenterait sur le territoire de la section. Signé : Boucher et Momoro. » — Le conseil municipal déclara cet arrêté nul, inconstitutionnel, et en écrivit au commandant général de la garde nationale, pour qu’il agît au besoin. La section, voyant que Paris ne suivait pas son mouvement, répondit plus modestement au conseil municipal : « Qu’elle n’avait pris cet arrêté que pour le salut public, qui était la suprême loi… mais que les ordres de la municipalité seraient respectés. Signé : Sergent et Momoro. » (Arch. de la Seine, Conseil général de la commune, reg. 19.)
  2. Nous trouvons ce curieux détail sur Bonneville dans les Lettres de Madame Roland à Bancal. — Ce fol admirable était plein de sens dans les grandes circonstances. Il ne se trompe ici ni sur la situation générale, ni sur les petites nuances. Seul alors il juge très bien La Fayette et Barnave, avec sévérité, avec équité et modération, précisément comme les jugera la postérité. — Bonneville n’a point de notice, que je sache, dans aucun dictionnaire biographique. Il était petit-neveu de Racine et l’a souvent imité, copié même (par droit de famille, dit-il), dans son poème mystique qu’il appelle une tragédie : L’année MDCCLXXXIX ou les Tribuns du peuple. Il y a quelques beaux vers. — M. Tissot, professeur de philosophie, raconte, dans un fort bel article d’un journal de province, qu’il vit encore Bonneville à Paris en 1824. « Il traînait ses derniers jours au fond d’une arrière-boutique (rue des Grès, 14), où il avait été recueilli par une vieille marchande de bouquins, presque aussi pauvre que lui, et qui était restée son admiratrice enthousiaste. Elle cachait son dévouement avec cette exquise pudeur dans le bien… Pour la rassurer, il fallait la certitude d’une communauté de sentiments et de culte. Oh ! alors elle était heureuse de parler de M. Bonneville, de raconter sa vie, d’offrir, avec un certain mystère, un recueil de poésies nationales… Cette année même, Bonneville, qui n’était déjà presque plus de ce monde, finit par le quitter tout à fait ; il ne tarda pas à être suivi par sa bienfaitrice, dont je vois encore les larmes tomber sur sa robe de deuil. »
  3. Camille Desmoulins, qui écrit plusieurs jours après, mêle deux discours de Robespierre. Il lui prête ses idées, son style, le fait parler contre les prêtres, ce qu’il ne faisait guère, etc.
  4. Dès le matin, Danton avait pris contre La Fayette et les autorités de la Ville la plus violente initiative : « Le 21 juin, le département allant à l’Assemblée et traversant à pied les Tuileries, un particulier injuriait M. de La Fayette, disait qu’il était un traître. Danton, mon collègue, qui marchait avec nous, escorté de quatre fusiliers, lorsque nous n’avions aucun garde, se retourna et dit au peuple d’une voix très forte, d’un air menaçant : « Vous avez raison, tous vos chefs sont des traîtres et vous trompent. » Aussitôt des cris s’élevèrent : « Vive Danton ! Danton en triomphe ! Vive notre père Danton ! » (Déposition de deux administrateurs du département. Arch. de la Seine, cart. 310.)
  5. Voir cette scène arrangée (au point de vue de 1828) par Alexandre de Lameth (Histoire de l’Assemblée constituante, I, 427.)
  6. Les Lameth appuyaient leur système sur l’alliance des diverses fractions, plus ou moins constitutionnelles, de l’Assemblée. Ils avaient rallié La Fayette, Sieyès ; il leur manquait encore le groupe qu’on appelait Monarchien, Malouet, Clermont-Tonnerre, ces constitutionnels royalistes, qu’eux-mêmes, les Lameth, alors chefs des Jacobins, avaient chassés de club en club, de salle en salle, par la violence du peuple. Il s’agissait maintenant de se les associer, ces hommes si maltraités, de les employer près du roi, de même qu’on employait La Fayette près du peuple de Paris. Dans la journée du 22, on parlementait avec eux, on prenait heure pour conférer le lendemain. Telles étaient en effet les prévisions naturelles ; si le roi n’était pas arrêté, s’il fallait traiter avec lui dans le camp des armées étrangères, les Monarchiens, Malouet, étaient l’intermédiaire naturel ; si le roi était arrêté, Lameth et Barnave se flattaient d’être ses sauveurs, ses confidents, ses conseillers obligés. Voir Droz, ici important ; il suit les Mémoires inédits de Malouet.
  7. Ce qui est fort curieux, c’est que Madame Roland, qui paraît avoir assisté à la scène, mais qui sans doute était tout entière à ses vives impressions, ne voit pas l’étrange adresse avec laquelle on changea le sens de cette manifestation contre la royauté : « Ils ont crié : « Vive la loi ! vive la liberté ! f… du roi ! Vivent les bons députés ! Que les autres prennent garde à eux !… » Durant cette scène imposante dans sa triviale énergie et faite pour encourager les républicains, les Jacobins passaient leur temps en discussions pitoyables, ils admettaient d’Orléans, Chapelier… Ils improuvaient Robert, qui vantait la république… » (Lettres de Madame Roland à Bancal des Issarts, p. 252.)