Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IV/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

PREMIER PAS DE LA TERREUR. — RÉSISTANCE DE MIRABEAU.

Les Jacobins persécutent les autres clubs, détruisent le club des Amis de la constitution monarchique, decembre 1790-mars 1791. — La majorité des Jacobins d’alors appartient aux partis Lameth et Orléans. — Le duc d’Orléans nuit à son parti, janvier 1790. — Premières idées de république. — Les Jacobins sont encore royalistes. — Inquisition sans religion. — Premiers effets de l’inquisition politique. — Le départ de Mesdames soulève la question de la liberté d’émigration, février 1791. — Violence des Jacobins rétrogrades dans ce débat. — La discussion troublée par le mouvement de Vincennes et des Tuileries, 28 février 1791. — Mirabeau défend la liberté d’émigrer ; son danger ; il est attaqué aux Jacobins ; immolé par les Lameth, 23 février 1791.


Pour comprendre comment le plus civilisé des peuples, le lendemain de la Fédération, lorsque les cœurs semblaient devoir être pleins d’émotions fraternelles, put entrer si brusquement dans les voies de la violence, il faudrait pouvoir sonder un océan inconnu, celui des souffrances du peuple.

Nous avons noté le dehors, les journaux, et, sous les journaux, les clubs. Mais sous cette surface sonore est le dessous, insondable, muet, l’infini de la souffrance. Souffrance croissante, aggravée moralement par l’amertume d’un si grand espoir trompé, aggravée matériellement par la disparition subite de toute ressource. Le premier résultat des violences fut de faire partir, outre les nobles, beaucoup de gens riches ou aisés, nullement ennemis de la Révolution, mais qui avaient peur. Ce qui restait n’osait ni bouger, ni entreprendre, ni vendre, ni acheter, ni fabriquer, ni dépenser. L’argent, effrayé, se tenait au fond des bourses, toute spéculation, tout travail était arrêté.

Spectacle bizarre ! la Révolution allait ouvrir la carrière au paysan ; elle la fermait à l’ouvrier. Le premier dressait l’oreille aux décrets qui mettaient en vente les biens ecclésiastiques ; le second, muet et sombre, renvoyé des ateliers, se promenait les bras croisés, errait tout le jour, écoutait les conversations. des groupes animés, remplissait les clubs, les tribunes, les abords de l’Assemblée. Toute émeute, payée ou non payée, trouvait dans la rue une armée d’ouvriers aigris de misère, de travailleurs excédés d’ennui et d’inaction, trop heureux, de manière ou d’autre, de travailler au moins un jour.

Dans une telle situation, la responsabilité de la grande société politique, celle des Jacobins, était véritablement immense. Quel rôle devait-elle prendre ? Un seul : rester forte contre sa passion même, éclairer l’opinion, éviter les brutalités terroristes qui allaient créer à la Révolution d’innombrables ennemis, mais en même temps veiller de si près les contre-révolutionnaires qu’à la moindre occasion vraiment juste on pût les frapper.

Loin de là, elle les aida puissamment par sa maladresse. Elle les multiplia, les fortifia en les persécutant et mettant l’intérêt de leur côté. Elle leur valut la propagande la plus énergique et la plus active. En les écrasant dans Paris, elle les étendit en France, en Europe ; elle en étouffa des centaines, elle en enfanta des millions.

Les Jacobins semblent se porter pour héritiers directs des prêtres. Ils en imitent l’irritante intolérance, par laquelle le clergé a suscité tant d’hérésies. Ils suivent hardiment le vieux dogme : « Hors de nous, point de salut. » Sauf les Cordeliers, qu’ils ménagent, dont ils parlent le moins qu’ils peuvent, ils persécutent les clubs, même révolutionnaires. Le Cercle social, par exemple, réunion franc-maçonnique, à qui l’on ne pouvait guère reprocher que des ridicules, club politiquement timide, mais socialement beaucoup plus avancé que les Jacobins, est durement attaqué par eux. L’orléaniste Laclos, qui, comme on a vu, publiait la correspondance des Jacobins, dénonça le Cercle social, et dans son journal, et au club. Le Jacobin Chabroud, qui, la veille même, avait été nommé président du Cercle, n’osa le défendre. Camille Desmoulins s’y hasarda et fut arrêté aux premiers mots par l’improbation universelle des Jacobins. Il s’en dédommagea le lendemain et écrivit son admirable no 54, immortel manifeste de la tolérance politique.

Une guerre plus violente encore fut celle que les Jacobins firent au Club des Amis de la constitution monarchique, par lequel les constitutionnels essayaient de renouveler leur Club des impartiaux. Ces hommes, la plupart distingués (Clermont-Tonnerre, Malouet, Fontanes, etc.), étaient, il est vrai, suspects, moins encore pour leurs doctrines que pour la dangereuse organisation de leur club. À la grande différence du Club de 1789 (Mirabeau, Sieyès, La Fayette, etc.), peu nombreux, cherchant l’action, le Club monarchique admettait les ouvriers, distribuait des bons de pain ; ces bons n’étaient pas donnés aux mendiants, mais aux travailleurs ; on ne donnait pas le pain tout à fait gratuitement. C’était là une base très forte pour l’influence de ce club. Nul moyen d’y mettre obstacle. Les Monarchiens étaient en règle, ils avaient demandé, obtenu de la ville l’autorisation requise, qu’on ne pouvait leur refuser ; plusieurs décrets, l’un entre autres, récent, du 30 novembre, sollicités par les Jacobins eux-mêmes, dans l’intérêt de leurs sociétés de province, reconnaissaient aux citoyens le droit de se réunir pour conférer des affaires publiques, bien plus, le droit des sociétés à s’affilier entre elles. Avec tout cela les Jacobins n’hésitèrent pas à poursuivre les Monarchiens de rue en rue et de maison en maison, effrayant par des menaces les propriétaires des salles où ils s’assemblaient. La municipalité eut la faiblesse d’accorder aux Jacobins un arrêté qui suspendit les séances des Monarchiens. Ceux-ci protestant contre cet acte éminemment illégal, on n’osa maintenir l’interdit. Alors les Jacobins eurent recours à un moyen plus indigne, une atroce calomnie. Il y avait eu récemment une collision sanglante entre les chasseurs soldés et les gens de La Villette, qu’on accusait de contrebande ; on répandit dans Paris que les Monarchiens avaient payé ces soldats pour assassiner le peuple. Barnave leur lança, de la tribune nationale, un mot cruellement équivoque : « qu’ils distribuaient au peuple un pain empoisonné ». On ne leur permit pas de réclamer, de faire expliquer ce mot. Ils s’adressèrent aux tribunaux ; mais alors, armant contre eux des gens payés ou égarés, les Jacobins en finirent à coups de pierres et de bâtons ; les blessés, loin d’être plaints, furent en grand péril ; on soutint effrontément, on répandit dans la foule qu’ils portaient des cocardes blanches.

Au milieu de cette lutte brutale, les Jacobins proclamèrent un principe qui, dès l’origine, avait été le leur, mais qu’ils n’avaient pas avoué. Ils jurent, le 24 janvier, « de défendre de leur fortune et de leur vie quiconque dénoncerait les conspirateurs ».

Tout ceci ferait supposer que la société avait dès lors ce fanatisme profond dont plus tard elle fit preuve. On le croirait, on se tromperait.

Beaucoup d’hommes ardents, et ceux-là devaient peu à peu se rattacher à Robespierre, y étaient entrés, il est vrai. Mais la masse appartenait à deux éléments tout autres :

1o Aux fondateurs primitifs, au parti Duport, Barnave et Lameth. Ils tâchaient de se soutenir, en présence des nouveaux venus, par une ostentation de violence et de fanatisme. Chose triste ! ils ne différaient guère des Monarchiens, qu’ils persécutaient, que par l’absence de franchise. Mais plus ils se sentaient près d’eux, plus ils déclamaient contre eux. Qu’on juge des extrémités où la fausse violence peut mener, par l’équivoque homicide du pain empoisonné qui échappa à Barnave.

2o Un élément moins pur encore du club des Jacobins étaient les Orléanistes. On a vu, par l’attaque de Laclos contre le Cercle social, l’indigne manège par lequel on cherchait la popularité dans des fureurs hypocrites. Les Orléanistes venaient de recevoir un coup très grave, dont ils avaient bien besoin de se relever. Et de qui ce coup partait-il ? Qui le croirait ? Du duc d’Orléans. Lui-même détruisait son parti.

Remontons un peu plus haut. Le sujet est assez important pour mériter explication.

Les Orléanistes se croyaient très près de leur but. La plus grande partie des journalistes, gagnés ou non gagnés, travaillaient pour eux. Ils tenaient par Laclos le journal des Jacobins. Aux Cordeliers, Danton, Desmoulins, leur étaient favorables, Marat même, presque toujours. Le chef de la maison d’Orléans, il est vrai, était indigne. Mais les enfants, mais les dames, Mme de Genlis, Mme de Montesson, étaient fréquemment mentionnées avec éloge. Le duc de Chartres plaisait, ralliait beaucoup d’esprits. Desmoulins assure que ce prince le traitait « comme un frère ».

Ce jeune homme avait été reçu membre des Jacobins avec plus d’éclat, de cérémonie, que son âge ne l’eût fait attendre. Ce fut comme une petite fête. Le mot d’ordre fut donné pour faire valoir dans l’opinion les aimables qualités de l’élève de Mme de Genlis. Desmoulins mit en tête d’un de ses numéros une touchante gravure, représentant le jeune prince, au lit des malades, à l’Hôtel-Dieu, et faisant une saignée.

Les Orléanistes marchaient bien, n’eût été le duc d’Orléans. On avait beau tâcher de le rendre ambitieux ; il était, avant tout, avare. Par là il gâtait d’un côté ce qu’on faisait pour lui de l’autre. Le premier usage qu’il fit de sa popularité renaissante fut de tirer du comité des finances une promesse de lui payer le capital d’une somme dont sa maison recevait la rente depuis le Régent. Le Régent, qu’on ne présente que comme un prodigue, méritait ce nom à coup sûr ; mais ce qui était moins connu, c’était son avidité. Ce prince, voulant sans bourse délier faire prendre au duc de Modène sa fille (fort décriée), s’adresse au roi, à son pupille, et fait signer à ce petit garçon de onze ans, un enfant dépendant de lui, une dot de quatre millions aux dépens du Trésor royal.

Le Trésor était à sec ; dans la déplorable détresse d’une banqueroute de trois milliards et du système de Law, on ne put que payer la rente. Voilà qu’au bout de soixante-dix ans, à une époque aussi misérable, dans la pénurie extrême de janvier 1791, le duc d’Orléans vient réclamer le capital ; sans droit, de toute façon, car la dot n’avait été donnée à la fille qu’autant qu’elle renoncerait à tous ses droits en faveur de son frère aîné, des descendants de ce frère. Le duc d’Orléans était un de ces descendants, de ces représentants de l’aîné, à qui profitait la renonciation. Pouvait-il en même temps se faire le représentant de celle qui avait renoncé ?

Le rapporteur de l’affaire était un homme irréprochable, austère, dur, le janséniste Camus. Chaque jour il biffait, ajournait de malheureuses petites pensions de trois cents ou quatre cents livres. Quels moyens furent employés auprès de lui pour le rendre doux et facile, de quelle pressante et puissante obsession fut-il l’objet ? On ne peut que le deviner. Lui aura-t-on fait croire que c’était le seul moyen naturel de rembourser au prince les sommes qu’il avait généreusement dépensées au service de la liberté ?… Quoi qu’il en soit, Camus propose de payer ! et de payer sur-le-champ, dans l’année, en quatre termes.

Il y eut heureusement une vive indignation dans la presse. Brissot, ancien employé de la maison d’Orléans, n’en sonna pas moins le tocsin. Desmoulins, tout frère et ami du prince qu’il se disait, burina cette affaire honteuse en deux ou trois phrases terribles, consentant, disait-il, qu’on récompensât le duc d’Orléans, « mais sans employer des voies basses pour détourner l’argent des citoyens et saigner le Trésor public dans les souterrains d’un comité ». Il désavoua la gravure flatteuse et l’imputa à son éditeur.

Ce gros morceau échappa ainsi à la gloutonnerie des Orléanistes. Ce qui resta, ce fut une diminution considérable de leur crédit, leur homme enterré pour longtemps, un préjugé très grave créé contre la royauté, tant citoyenne fût-elle. Une foule de révolutionnaires royalistes, favorables à l’institution monarchique et dominés par la routine anglaise d’appeler les branches cadettes, en furent déroyalisés.

Robespierre a eu tort de dire : « La République s’est glissée entre les partis sans qu’on sût comment. » On connaît très bien la porte par laquelle elle est entrée dans ce pays si monarchique, si obstinément amoureux des rois. L’histoire n’y avait rien fait ; en vain Camille Desmoulins, dans son merveilleux pamphlet de juillet 1789 (La France libre), avait prouvé de règne en règne que l’ancienne monarchie n’a presque jamais tenu ce que se promettait d’elle l’aveugle dévotion du peuple : il parlait inutilement. L’objection ne semblait pas toucher le nouvel idéal de royauté démocratique que beaucoup de gens se faisaient. Cet idéal fut tué par la royauté en herbe. Son candidat fit penser qu’avec lui le Trésor public serait une caisse sans fond.

Le principal fondateur de la République fut le duc d’Orléans.

L’initiative républicaine, prise par Camille Desmoulins, fut reprise par un autre Cordelier, Robert. Il posa de nouveau l’idée qui seule pouvait donner une simplicité franche et forte à la Révolution, l’idée de la République. Il publia sa brochure : Le Républicanisme adapté à la France. Cette question fut peu à peu adoptée par Brissot, comme celle qui dominait la situation. Question de fond, non de forme, comme on le dit trop souvent encore. Nulle amélioration sociale n’était possible, si la question politique n’était nettement posée. À tort, Robespierre et Marat, suivant en cela, il est vrai, l’idée du grand nombre, croyaient-ils pouvoir ajourner, subordonner cette question : elle ne pouvait être résolue en dernier lieu. Continuer le mouvement en traînant un tel bagage, une royauté captive, hostile, puissante encore pour le mal, faire marcher la Révolution en lui laissant au pied cette terrible épine, c’était la blesser à coup sûr, la fausser, l’estropier, probablement la tuer.

Le rédacteur orléaniste du journal des Jacobins, Laclos, ne manqua pas d’être l’avocat de la royauté. Le club même se déclara expressément pour l’institution monarchique. Le 25 janvier, un député d’une section prononçant aux Jacobins le mot de républicains, plusieurs crièrent : « Nous ne sommes pas des républicains ! » L’Assemblée invita l’orateur à ne pas laisser subsister ce mot.

Des trois fractions des Jacobins qu’on peut désigner par trois noms, Lameth, Laclos, Robespierre, les deux premières étaient décidément royalistes, la troisième nullement contraire à l’idée de royauté.

Ainsi la guerre brutale des Jacobins contre les Monarchiens, ce mépris de l’ordre et des lois, cet avant-goût de Terreur qu’on n’aurait nullement excusé chez des fanatiques, tout cela était appliqué par des politiques, par les meneurs de la majorité jacobine, qui y cherchaient un remède à leur popularité décroissante C’étaient au fond des royalistes qui maltraitaient des royalistes.

L’inquisition jacobine se trouvait en vérité dans des mains peu rassurantes : son journal de délations dans celles de l’Orléaniste Laclos, et son comité d’intrigues et d’émeutes sous la trinité Lameth.

Une inquisition sans religion ! sans foi arrêtée ! une inquisition exercée par des hommes d’autant plus inquiets et âpres qu’ils sont plus suspects eux-mêmes !

Cette puissance, mal fondée, mal autorisée et mal exercée, n’en avait pas moins une action immense. Elle agissait au nom d’une société considérée comme le nerf du patriotisme même et de la Révolution ; elle agissait de toutes les forces multiples des sociétés de province dociles et ferventes, ignorant généralement le foyer d’intrigues d’où leur venait le mot d’ordre.

La Révolution hier était une religion ; elle devient une police.

Cette police, que va-t-elle être ? Changement inattendu ! Une machine à faire des aristocrates, à multiplier les amis de la contre-révolution. Elle va donner à celle-ci les faibles, les neutres (un grand peuple !), les bonnes âmes ignorantes et compatissantes, etc.

Une foule d’hommes inoffensifs, qui, sans idées arrêtées, tenaient d’habitudes ou de position à l’Ancien-Régime, se trouvèrent, par l’effet des délations jacobines, dans une situation impossible, voisine du désespoir. Qu’auraient-ils fait ? Renié l’opinion qu’on leur reprochait ? Mais personne ne les aurait crus ; ils n’en auraient eu que la honte. Rester était difficile, partir était difficile. Pour celui qui se trouvait lié de cette sorte d’excommunication politique, rester ètait un supplice ; le pauvre diable d’aristocrate (baptisé ainsi à tort ou à droit) marchait sous un regard terrible ; la foule, les petits enfants, suivaient l’ennemi du peuple. Il rentrait ; la maison était peu sûre, les domestiques ennemis. La peur le gagnait ; un matin il trouvait le moyen de fuir. Cet homme, qui eût été neutre, faible indifférent, si on l’eût laissé tranquille, était jeté dans la guerre, et, s’il ne blessait de l’épée, il blessait de la langue, à coup sûr, de ses plaintes, de ses accusations, tout au moins du spectacle de sa misère, de la pitié qu’il inspirait.

La pitié, cet ennemi terrible, grandissait contre nous dans l’Europe, et la haine de la France et de la Révolution.

Haine au fond injuste. L’inquisition jacobine n’était nullement dans les mains du peuple. Ceux qui l’organisaient alors étaient les Jacobins bâtards issus de l’Ancien-Régime, nobles ou bourgeois, politiques sans principes, d’un machiavélisme inconséquent, étourdi. Ils poussaient, exploitaient le peuple, chose peu difficile dans cet état d’irritabilité, défiante et crédule à la fois, où mettent les grandes misères.

Cette situation éclata avec une extrême violence, lorsque Mesdames, tantes du roi, voulurent émigrer (fin de février). La difficulté de suivre leur culte, de garder des prêtres de leur choix, l’épreuve imminente de Pâques, troublaient ces femmes craintives. Le roi lui-même les engagea à partir pour Rome. Nulle loi n’y mettait obstacle. Le roi, premier magistrat, devait rester ou abdiquer ; mais ses tantes, à coup sûr, n’étaient tenues nullement. Il n’était pas bien à craindre que cette recrue de vieilles femmes fortifiât beaucoup les troupes des émigrés. Il eût été plus noble à elles, sans doute de s’obstiner à partager le sort de leur neveu, les misères et les dangers de la France. Mais enfin elles voulaient partir : il fallait les laisser aller, et elles, et tous ceux qui, préoccupés de dangers imaginaires ou réels, aimaient mieux leur sûreté et la vie que la patrie, ceux qui pouvaient abandonner la qualité de Français. Il fallait leur ouvrir les portes, et, si elles n’étaient pas assez larges, plutôt abattre les murailles.

Le peuple était très justement alarmé d’une fuite possible du roi et mêlait ces deux questions absolument différentes.

Mirabeau eut connaissance du prochain départ de Mesdames, comprit le bruit, le danger qui allaient en résulter. Il pria inutilement le roi de ne pas le permettre. Paris s’alarma, fit même prière au roi, à l’Assemblée nationale. Nouvelle alarme pour Monsieur, qui, disait-on, voulait partir, et qui donna parole de ne pas quitter son frère ; en quoi il s’engageait peu, se promettant en effet de partir avec Louis XVI.

Cette fermentation, loin d’arrêter Mesdames, hâte leur départ. L’explosion prédite ne manque pas d’avoir lieu. Marat, Desmoulins, toute la presse crie qu’elles emportent des millions, qu’elles enlèvent le dauphin, qu’elles partent devant le roi pour retenir les logis. Il n’était pas difficile de deviner qu’elles auraient peine à passer. Arrêtées d’abord à Moret ; leur escorte force l’obstacle. Arrêtées à Arnay-le-Duc. Mais là nul moyen de passer. Elles écrivent, et le roi écrit pour que l’Assemblée les autorise à continuer leur route.


Cette affaire, grave en elle-même, l’a été bien autrement, en ce qu’elle fut un solennel champ de bataille, où se rencontrèrent et se combattirent deux principes et deux esprits : l’un, le principe original et naturel qui avait fait la Révolution, la justice, l’équitable humanité, — l’autre, le principe d’expédients, d’intérêt, qui s’appela le salut public et qui a perdu la France :

Perdu, en ce que la jetant dans un crescendo de meurtres, qu’on ne pouvait arrêter, elle rendit la France exécrable dans l’Europe, lui créa des haines immortelles ;

Perdu, en ce que les âmes brisées, après la Terreur, de dégoût et de remords se jetèrent à l’aveugle sous la tyrannie militaire ;

Perdu, en ce que cette tyrannie eut pour dernier résultat de mettre son ennemi à Paris et son chef à Sainte-Hélène.

Dix ans de salut public, par les mains des républicains ; quinze de salut public par l’épée de l’empereur… Ouvrez le livre de la dette, vous payez encore aujourd’hui pour la rançon de la France. Le territoire fut racheté, les âmes ne l’ont pas été. Je les vois serves toujours, serves de cupidité et de basses passions, serves d’idées, ne gardant de cette histoire sanglante que l’adoration de la force et de la victoire, — de la force qui fut faible et de la victoire vaincue.

Ce qui n’a pas été vaincu, c’est le principe de la Révolution, de la justice désintéressée, l’équité quand même. C’est là qu’il faut revenir. Assez d’une expérience.

Les docteurs de l’intérêt public, du salut du peuple, auraient dû lui demander au moins s’il voulait être sauvé. L’individu, il est vrai, avant tout, veut vivre ; mais la masse est susceptible de sentiments bien plus hauts. Qu’auraient-ils dit, ces sauveurs, si le peuple eût répondu : « Je veux périr et rester juste. »

Et celui qui dit ce mot, c’est celui qui ne périt point.

Mirabeau fut ici l’organe même du peuple, la voix de la Révolution. C’est, parmi toutes ses fautes, un titre impérissable pour lui. Dans cette occasion, il défendit l’équité.

Robespierre s’abstint.

Ce furent des Jacobins bâtards, Barnave, Duport et Lameth, qui posèrent, contre la justice, le droit de l’intérêt, du salut, l’arme meurtrière, l’épée sans poignée, dont ils furent percés eux-mêmes.

Et pourquoi défendirent-ils ce droit de l’intérêt ? Quelque sincères qu’on les croie, il faut remarquer pourtant qu’ils y avaient intérêt. C’est le moment où les Lameth venaient de se découvrir encore par une faute très grave. Pendant que les deux aînés, Alexandre et Charles de Lameth, tenaient à Paris l’extrême point du côté gauche, l’avant-garde de l’avant-garde, leur frère Théodore organisait à Lons-le-Saulnier une société rétrograde ; il lui avait fait accorder, par le crédit de ses frères, l’affiliation des Jacobins, et l’avait fait retirer à la primitive société de la même ville, énergiquement patriote. Celle-ci inséra dans le journal de Brissot une adresse foudroyante pour les Lameth (2 février). Brissot soutint cette adresse, et, malgré tous les efforts des Lameth, les Jacobins détrompés ôtèrent l’affiliation à la société rétrograde, la rendirent à l’autre.

Coup terrible, qui pouvait être mortel à leur popularité ! et qui explique pourquoi ils se montrèrent violents, durs, pétulants, impatients, dans la discussion relative au droit d’émigrer. Ils avaient besoin, devant les tribunes, de faire montre de zèle. Ils s’agitaient sur leurs bancs, criaient, trépignaient. Ils soutinrent avec Barnave que la commune qui avait arrêté Mesdames n’était point coupable d’illégalité, parce qu’elle avait cru agir pour l’intérêt public. Mirabeau demandant quelle loi s’opposait au voyage, les Lameth ne répondant rien, un de leurs amis, plus franc, répondit : « Le salut du peuple. »

L’Assemblée permit néanmoins à Mesdames de continuer leur voyage. Elle chargea son comité de constitution de lui présenter le projet d’une loi sur l’émigration.

Ce projet, goûté de Merlin, le futur rédacteur de la Loi des suspects, était déjà, en effet, comme un premier article du code de la Terreur ; il était copié de l’autre Terreur, de la Révocation de l’Édit de Nantes. La législation barbare de Louis XIV, modèle de celle-ci, commence de même par frapper l’émigré de confiscation ; puis, de peine en peine, toujours plus dure et plus absurde, elle va jusqu’à prononcer les galères contre la pitié, l’humanité, contre l’homme charitable qui a sauvé le proscrit.

Donc il s’agissait de savoir si l’on ferait le premier pas dans les voies de Louis XIV, dans les voies de la Terreur, si la France, libre d’hier, serait fermée comme un cachot. Une discussion qui intéressait à ce point la liberté demandait d’abord une chose : que l’Assemblée fût libre et calme. Cependant, dès le matin, tout annonçait une émeute. Deux sortes de personnes y travaillaient, les Maratistes, les aristocrates. Marat, par sa feuille du jour, sommait le peuple de courir à l’Assemblée, de manifester hautement, violemment son opinion, de chasser les députés infidèles. D’autre part, les royalistes, travaillant habilement le faubourg Saint-Antoine (c’est à eux que La Fayette attribue ce mouvement), l’avaient poussé vers Vincennes, lui faisant croire que l’on y organisait une nouvelle Bastille. C’était un moyen infaillible de faire sortir de Paris La Fayette et la garde nationale. Beaucoup de gentilshommes, mandés des provinces depuis plusieurs jours, étaient entrés furtivement, un à un, dans les Tuileries, armés de poignards, d’épées et de pistolets ; selon toute vraisemblance, ils comptaient enlever le roi. La garde nationale, revenue de Vincennes, au soir, et de mauvaise humeur, les trouva aux Tuileries, les désarma, les maltraita.

Le matin, au milieu de ces mouvements dont on ne s’expliquait pas bien les auteurs ni la portée, l’Assemblée délibérait. Elle entendait battre la générale partout dans Paris, le bruit plus ou moins éloigné des tambours dans la rue Saint-Honoré, le bruit du peuple des tribunes, entassé, étouffé et se contenant à peine, celui plus redoutable encore de la foule grondante qui se pressait à la porte. Agitation, émotion, fièvre universelle, vaste et général murmure du dehors et du dedans.

Visiblement un grand duel allait avoir lieu entre deux partis, bien plus, entre deux systèmes, deux morales. Il était curieux de savoir qui voudrait se compromettre, descendre en champ clos.

Robespierre tout d’abord se retira sur les hauteurs, dit un mot, sans plus, parla pour ne pas parler. Le rapporteur Chapelier ayant lui-même déclaré que son projet était inconstitutionnel et demandé que l’Assemblée décidât préalablement si elle voulait une loi, Robespierre dit : « Je ne suis pas plus que M. Chapelier partisan de la loi sur les émigrations ; mais c’est par une discussion solennelle que vous devrez reconnaître l’impossibilité ou les dangers d’une telle loi. » Et puis il resta témoin muet de cette discussion. Que Mirabeau s’y compromît, ou les ennemis de Mirabeau (Duport et Lameth), Robespierre devait toujours y trouver son avantage.

Amis, ennemis de Mirabeau, tous désiraient qu’il parlât, pour sa gloire ou pour sa perte. Dans six billets qu’il reçut, coup sur coup, en un moment, on le sommait de proclamer ses principes, et en même temps on lui montrait l’état violent de Paris. Il entendit parfaitement l’appel qu’on faisait à son courage et, pour ne tenir personne en suspens, lut une page vigoureuse que, huit ans auparavant, il avait écrite au roi de Prusse sur la liberté d’émigrer. Et il demanda que l’Assemblée déclarât ne vouloir entendre le projet, qu’elle passât à l’ordre du jour.

Nulle réplique de Duport, nulle des Lameth, nulle de Barnave. Profond silence. Ils laissent parler les gens en sous-ordre, Rewbell, Prieur et Muguet. Rewbell établit qu’en temps de guerre, émigrer, c’est déserter. Or c’était là justement le nœud de la situation : était-on en temps de guerre ? On pouvait dire non ou oui. Tant que l’état de guerre n’est pas déclaré, les lois de la paix subsistent, et la liberté pour tous d’entrer, de sortir.

On lut le projet de loi. Il confiait à trois personnes, que l’Assemblée nommerait, le droit dictatorial d’autoriser la sortie ou de la défendre, sous peine de confiscation, de dégradation du litre de citoyen. L’Assemblée presque entière se souleva à cette lecture et repoussa l’odieuse inquisition d’État que le projet lui déférait. Mirabeau saisit ce moment et parla à peu près ainsi : « L’Assemblée d’Athènes ne voulut pas même entendre le projet dont Aristide avait dit : « Il est utile, mais injuste. » Vous, vous avez entendu. Mais le frémissement qui s’est élevé a montré que vous étiez aussi bons juges en moralité qu’Aristide. La barbarie du projet prouve qu’une loi sur l’émigration est impraticable. (Murmures.) Je demande qu’on m’entende. S’il est des circonstances où des mesures de police soient indispensables, même contre les lois reçues, c’est le délit de la nécessité ; mais il y a une différence immense entre une mesure de police et une loi… Je nie que le projet puisse être mis en délibération. Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l’infamie de nommer une commission dictatoriale. (Applaudissements.) La popularité que j’ai ambitionnée, et dont j’ai eu l’honneur… (Murmures à l’extrême gauche.) dont j’ai eu l’honneur de jouir comme un autre, n’est pas un faible roseau ; c’est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l’imperturbable base de la raison et de la liberté. (Applaudissements.) Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n’y obéir jamais. »

Le projet du comité est rejeté à l’unanimité.

Et pourtant les Lameth avaient murmuré ; l’un d’eux avait demandé la parole, et il l’avait laissé prendre à un député de son parti, qui, dans une proposition fort obscure, demanda l’ajournement.

Mirabeau persista dans l’ordre du jour pur et simple, et voulut parler encore. Alors un homme de la gauche : « Quelle est donc cette dictature de M. de Mirabeau ? » Celui-ci, qui sentit bien que cet appel à l’envie, à la passion ordinaire des assemblées, ne manquerait pas son but, s’élança à la tribune, et, quoique le président lui refusât la parole : « Je prie, dit-il. Messieurs les interrupteurs de se rappeler que j’ai toujours combattu le despotisme ; je le combattrai toujours. Il ne suffit pas de compliquer deux ou trois propositions… (Murmures plusieurs fois répétés.) Silence aux trente voix !… Si l’ajournement est adopté, il faut qu’il soit décrété que d’ici là il n’y aura pas d’attroupements ! »

Et il y avait attroupement ; on ne l’entendait que trop. Les trente, qui cependant avaient ce peuple pour eux, n’en furent pas moins attérés et ne sonnèrent mot. Mirabeau avait fait tomber d’aplomb sur leur tête la responsabilité, et ils ne répondaient pas. Le public, la foule inquiète qui remplissait les tribunes attendait en vain. Jamais il n’y eut un coup plus fortement asséné.

La séance finit à cinq heures et demie. Mirabeau alla chez sa sœur, son intime et chère confidente, et lui dit : « J’ai prononcé mon arrêt de mort. C’est fait de moi, ils me tueront. »

Sa sœur, sa famille, depuis longtemps en jugeait de même, elle croyait sa vie en danger. Quand il sortait le soir pour aller à la campagne, son neveu, armé, le suivait de loin, malgré lui. Plusieurs fois, on avait cru son café empoisonné. Une lettre qui subsiste prouve qu’on lui dénonça, d’une manière détaillée et précise, un complot d’assassinat.

Cette fois, il avait tellement humilié ses ennemis, les avait montrés si parfaitement indignes de ce grand rôle usurpé, qu’il devait s’attendre tout ; non que Duport et les Lameth fussent gens à commander le crime, mais, dans ceux qui les entouraient, fanatiques ou intéressés, il y avait nombre d’hommes qui n’avaient nul besoin de commandement.

Aussi, quoique Mirabeau eût la fièvre et, par-dessus, la fatigue de cette séance violente, il voulut, le soir même, l’affaire étant chaude encore, une heure après la séance, aller droit à ses ennemis, droit aux Jacobins, entrer dans cette foule hostile, en fendre les flots, et, parmi tant d’hommes furieux qui toucheraient sa poitrine, voir s’il en était quelqu’un qui, du poignard ou de la langue, osât l’attaquer.

Il était sept heures du soir, il entre… La salle était pleine. Les muets de l’Assemblée avaient recouvré la parole. Duport était à la tribune ; il parut déconcerté. Au lieu d’en venir au fait, il errait, s’embarrassait dans un interminable préambule, parlant toujours de La Fayette et pensant à Mirabeau. Il hésitait pour plusieurs causes. Bien supérieur aux Lameth, il sentait probablement que, s’il portait à Mirabeau un irréparable coup, s’il parvenait à le mettre hors des Jacobins, il pourrait bien n’avoir fait que travailler pour Robespierre. Enfin il franchit le pas ; n’ayant rien dit le matin, ne rien dire encore le soir, c’eût été tomber bien bas. « Les ennemis de la liberté, dit-il, ils ne sont pas loin de vous. » (Tonnerre d’applaudissements.) Tous regardent Mirabeau, plusieurs viennent insolemment lui applaudir à la face. Alors Duport retraça la séance du matin, non sans quelque ménagement, se déclarant l’admirateur de ce beau génie, mais soutenant que le peuple avait besoin avant tout d’une probité austère. Il reprocha à Mirabeau l’orgueil de sa dictature. Vers la fin, il parut s’attendrir encore, dans ce suprême combat, et dit ces paroles habiles, que tout le monde trouva touchantes : « Qu’il soit un bon citoyen, je cours l’embrasser ; et s’il détourne le visage, je me féliciterai de m’en être fait un ennemi, pourvu qu’il soit ami de la chose publique. »

Ainsi il laissait la porte ouverte au repentir de Mirabeau, faisait grâce à son vainqueur, lui offrait en quelque sorte l’absolution des Jacobins.

Mirabeau ne profita pas de cette générosité. À travers les applaudissements donnés à Duport, qui pour lui sont des anathèmes, il avance d’une marche brusque et dit : « Il y a deux sortes de dictatures, celle de l’intrigue et de l’audace, celle de la raison et du talent. Ceux qui n’ont pas établi ou gardé la première et qui ne savent pas s’emparer de la seconde, à qui doivent-ils s’en prendre, sinon à eux-mêmes ? » Puis, leur demandant compte de leur silence du matin, il assura que sa conscience ne lui reprochait pas d’avoir soutenu une opinion qui, quatre heures durant, avait paru celle de l’Assemblée nationale, et que n’avait attaquée aucun des chefs d’opinion. — Justification irritante ; le mot chef sonnait très mal à l’oreille des Jacobins. « Au reste, ajouta-t-il hardiment, mon sentiment sur l’émigration, c’est la pensée universelle des philosophes et des sages ; si l’on se trompait dans la compagnie de tant de grands hommes, il faudrait bien s’en consoler. » Les Jacobins, d’après cette insinuation, n’étaient donc pas des grands hommes ?

Les ménagements de Duport, la provocante apologie de Mirabeau, avaient fait souffrir cruellement Alexandre de Lameth. Il voyait bien d’ailleurs les Jacobins ulcérés, il sentait qu’il allait exprimer la haine de tous avec la sienne, cela le mit hors de lui-même, lui fit perdre de vue toute politique. Il regarda l’Assemblée, et il ne vit plus deux hommes, en qui était tout pourtant. Il ne vit pas près de lui Mirabeau, dont les opinions monarchiques au fond différaient peu des siennes et qu’il eût dû ménager. Il ne vit pas dans l’Assemblée la face pâle de Robespierre, qui, muet, comme le matin, attendait paisiblement qu’on eût tué Mirabeau.

Lameth, s’adressant d’abord au fonds le plus riche de la nature humaine, l’orgueil et l’envie, répéta, envenima l’apostrophe impérieuse de Mirabeau : « Silence aux trente voix ! » Puis, s’adressant à l’esprit du corps, à la vanité spéciale des Jacobins : « Les amis du despotisme, dit-il, les amis du luxe et de l’argent, justement effrayés des progrès de cette société, illustre par toute la terre, ont juré sa perte. Or voici le dernier complot auquel ils se sont arrêtés. Ils ont dit : « Il y a cent cinquante députés jacobins incorruptibles, eh bien, nous saurons les perdre ; nous forgerons tant de libelles qu’on les croira des factieux ! » Ah ! Messieurs, si je n’avais connu ce complot, j’aurais parlé ce matin. Misérable situation des patriotes, forcés de se taire et de transiger ! Aux premiers mots que je disais, on a crié : « Factieux ! » puis ils ont fait une émeute, puis dit au roi : « Eh bien, sire, voilà les Jacobins défaits ! » Quel est maintenant le centre de vos ennemis ? Mirabeau, toujours Mirabeau. Voilà encore qu’il a rédigé la proclamation du département ; et c’est vous qu’il y désigne comme factieux à exterminer. » Et se tournant vers Mirabeau : « Quand vous avez ainsi désigné les factieux, je me suis bien donné de garde d’objecter un mot, je vous ai laissé parler, il importait de vous connaître. S’il est quelqu’un ici qui n’ait vu ce matin vos perfidies, qu’il me démente ! — Une voix : « Non. » — « Et qui ose avoir dit : « Non ? » — La même voix : « Je voulais dire, Monsieur de Lameth, que personne de l’Assemblée ne pourrait vous démentir. » Personne ne réclamant, Lameth tira parti habilement du mot de Mirabeau : chefs d’opinion. Il flatta tous les muets, et poussant la chose avec le vrai génie de Tartufe : « Distinction insolente ! c’est le malheur de la nation que tant de députés modestes ne soient pas chefs d’opinion, tant d’excellents citoyens !… Le patriotisme est pour eux une religion dont il leur suffit que le ciel voie la ferveur ! Ils n’en sont pas moins précieux à la patrie ; et plût à Dieu que vous l’eussiez aussi bien servie par vos discours qu’eux par leur silence ! »

Parmi d’autres paroles, Lameth en dit une furieuse ; il est rare que l’on montre de tels abîmes de haine : « Je ne suis pas de ceux qui pensent que la bonne politique veut qu’on ménage M. de Mirabeau, qu’on ne le désespère pas… »

Mirabeau siégeait à côté, « et il lui tombait, dit Camille Desmoulins, de grosses gouttes du visage. Il était devant le calice, dans le jardin des Olives. »

Noble et juste comparaison, sortie du cœur d’un ennemi, ennemi sans fiel, innocent, et qui, dans sa colère même, relève encore, malgré lui, celui qu’il a tant aimé.

Oui, Camille avait raison. Le grand orateur, qui, sur une question d’équité, de liberté, d’humanité, se voyait périr, n’était pas indigne, après tout, d’avoir aussi la sueur de sang, de boire le calice. Quoi qu’il ait fait, ce vicieux, ce coupable, cet infortuné grand homme, qu’il en soit purifié. D’avoir souffert pour la justice, pour le principe humain de notre Révolution, ce sera son expiation, son rachat devant l’avenir.