Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre II/Chapitre 2


CHAPITRE II

JUGEMENTS POPULAIRES


Aucun pouvoir n’inspire confiance. — Le pouvoir judiciaire a perdu la confiance. — Club breton. — Avocats, basoche. — Danton et Camille Desmoulins. — Barbarie des lois, des supplices. — Jugement du Palais-Royal. — La Grève et la faim. — Mort de Foulon et de Berthier, 22 juillet 1789.


La royauté reste seule. Les privilégiés s’exilent ou se soumettent ; ils déclarent qu’ils voteront désormais dans l’Assemblée nationale, subiront la majorité ; isolée et découverte, la royauté apparaît ce que depuis longtemps elle était au fond : un néant.

Ce néant, c’était la vieille foi de la France ; et cette foi déçue fait maintenant sa méfiance, son incrédulité ; il la rend prodigieusement inquiète et soupçonneuse. Avoir cru, avoir aimé, avoir été depuis un siècle toujours trompé dans cet amour, c’est de quoi ne plus croire à rien.

Où sera la foi maintenant ?… On éprouve à cette question un sentiment de terreur et de solitude, comme Louis XVI lui-même au fond de son palais désert… La foi ne sera plus dans aucun pouvoir mortel.

Le pouvoir législatif lui-même, cette Assemblée chère à la France, elle a maintenant ce malheur d’avoir absorbé ses ennemis, cinq ou six cents nobles et prêtres, et de les contenir dans son sein. Autre mal, elle a trop vaincu, elle va être maintenant l’autorité, le gouvernement, le roi… Et tout roi est impossible.

Le pouvoir électoral, qui de même s’est trouvé obligé de se faire gouvernement, en quelques jours il est tué ; il le sent, il prie les districts de lui créer un successeur. Au canon de la Bastille, il a frémi, il a douté. Gens de peu de foi ?… Perfides ? Non. Cette bourgeoisie de 1789, nourrie du grand siècle de la philosophie, était certainement moins égoïste que la nôtre. Elle était flottante, incertaine, hardie de principes, timide d’application ; elle avait servi si longtemps !

C’est la vertu du pouvoir judiciaire, lorsqu’il reste entier et fort, de suppléer tous les autres ; et lui, nul ne le supplée. Il fut le soutien, la ressource de notre ancienne France dans ses plus terribles crises. Au quatorzième siècle, au seizième, il siégea immuable et ferme, en sorte que, dans la tempête, la patrie presque perdue se reconnaissait, se retrouvait toujours au sanctuaire inviolable de la justice civile.

Eh bien, ce pouvoir est brisé.

Brisé de son inconséquence et de ses contradictions. Servile et hardi à la fois, pour le roi et contre le roi, pour le pape et contre le pape, défenseur de la loi et champion du privilège, il parle de liberté et résiste un siècle à tout progrès libéral. Lui aussi, autant que le roi, il a trompé l’espoir du peuple. Quelle joie, quel enthousiasme quand le Parlement revint de l’exil, à l’avènement de Louis XVI ! Et c’est pour répondre à cette confiance qu’il s’unit aux privilégiés, arrête toute réforme, fait chasser Turgot ! — En 1787, le peuple le soutient encore, et, pour l’en récompenser, le Parlement demande que les États généraux soient calqués sur la vieille forme de 1614, c’est-à-dire inutiles, impuissants et dérisoires !

Non, le peuple ne peut se fier au pouvoir judiciaire.

Chose étrange, c’est ce pouvoir, gardien de l’ordre et des lois, qui a commencé l’émeute. Elle s’essaye autour du Parlement, à chaque lit de justice. Elle est encouragée des sourires du magistrat. Les jeunes conseillers, les d’Espreménil, les Duport, pleins des souvenirs de la Fronde, ne demandent qu’à copier Broussel et le Coadjuteur. La basoche organisée fournit une armée de clercs ; elle a son roi, ses jugements, ses prévôts, vieux étudiants, comme était Moreau à Rennes, brillants parleurs et duellistes, comme Barnave à Grenoble. La solennelle défense faite aux clercs de porter l’épée ne les rend que plus belliqueux.

Le premier club fut celui que le conseiller Duport ouvrit chez lui, rue du Chaume au Marais. Il y réunit les parlementaires les plus avancés, des avocats, des députés, les Bretons surtout. Le club, transporté à Versailles, s’appela le club breton. Revenu à Paris avec l’Assemblée et changeant de caractère, il s’établit aux Jacobins.

Mirabeau n’alla qu’une fois chez Duport ; il appelait Duport, Barnave et Lameth : le Triumgueusat. Sieyès y alla aussi et n’y voulut pas retourner : « C’est une politique de caverne, disait-il ; ils prennent des attentats pour des expédients. » Il les désigne ailleurs plus durement encore : « On peut se les représenter comme une troupe de polissons méchants toujours en action, criant, intriguant, s’agitant au hasard et sans mesure ; puis riant du mal qu’ils avaient fait. On peut leur attribuer la meilleure part dans l’égarement de la Révolution. Heureuse encore la France si les agents subalternes de ces premiers perturbateurs, devenus chefs à leur tour, par un genre d’hérédité ordinaire dans les longues révolutions, avaient renoncé à l’esprit dont ils furent agités si longtemps ! »

Ces subalternes dont parle Sieyès, qui succédèrent à leurs chefs (et qui leur sont bien supérieurs), furent surtout deux hommes, deux forces révolutionnaires, Camille Desmoulins et Danton. Ces deux hommes, le roi du pamphlet, le foudroyant orateur du Palais-Royal, avant d’être celui de la Convention, nous n’en pouvons parler ici. Ils vont nous suivre, au reste, ils ne nous lâcheront pas. La comédie, la tragédie de la Révolution, sont en eux ou dans personne.

Ils laisseront leurs maîtres tout à l’heure faire les Jacobins, et ils fonderont les Cordeliers. Pour le moment, tout est mêlé ; le grand club de cent clubs, parmi les cafés, les jeux et les filles, c’est encore le Palais-Royal. C’est là que, le 12 juillet, Desmoulins cria : « Aux armes ! » C’est là que, la nuit du 13 au 14, se firent les jugements de Flesselles et de De Launay. Ceux du comte d’Artois, des Condé, des Polignac, leur furent expédiés à eux-mêmes ; ils eurent l’étonnant effet, qu’on aurait à peine attendu de plusieurs batailles, de les faire partir de France. De là une prédilection funeste pour les moyens de terreur, qui avaient si bien réussi. Desmoulins, dans le discours qu’il fait tenir à la lanterne de la Grève, lui fait dire : « Que les étrangers sont en extase devant elle ; qu’ils admirent qu’une lanterne ait fait plus en deux jours que tous leurs héros en cent ans[1]. »

Desmoulins renouvelle avec une verve intarissable la vieille plaisanterie qui remplit tout le Moyen-âge sur la potence, la corde, les pendus, etc. Ce supplice hideux, atroce, qui rend l’agonie risible, était le texte ordinaire des contes les plus joyeux, l’amusement du populaire, l’inspiration de la basoche. Celle-ci trouva tout son génie dans Camille Desmoulins. Le jeune avocat picard, très léger d’argent, plus léger de caractère, traînait sans cause au Palais, lorsque la Révolution le fit tout à coup plaider au Palais-Royal. Pour être quelque peu bègue, il n’était que plus amusant. Les saillies errantes sur sa lèvre embarrassée s’échappaient comme des dards. Il suivait sa verve comique, sans trop s’informer si la tragédie n’allait pas en résulter. Les fameux jugements de la basoche, ces farces judiciaires qui avaient tant amusé l’ancien Palais, n’étaient pas plus gais que les jugements du Palais-Royal[2] ; la différence est que ceux-ci souvent s’exécutaient en Grève.

Chose étrange et qui fait rêver, c’est Desmoulins, ce polisson de génie aux plaisanteries mortelles, c’est ce taureau de Danton qui rugit le meurtre, ce sont eux, dans quatre années, qui périront pour avoir proposé le comité de la clémence !

Mirabeau, Duport, les Lameth, bien d’autres plus modérés, approuvaient les violences ; plusieurs disent qu’ils les conseillaient. Sieyès, en 1788, demandait la mort des ministres. Mirabeau, le 14 juillet, cria : « La tête de Broglie ! » Il logeait chez lui Desmoulins. Il marchait volontiers entre Desmoulins et Danton ; ennuyé de ses Genevois, il aimait bien mieux ceux-ci, faisait écrire l’un, parler l’autre.

Un homme très modéré, très sage, une tête froide, Target, était intimement lié avec Desmoulins et donnait son approbation au pamphlet de la Lanterne.

Ceci mérite explication :

Personne ne croyait à la justice sinon à celle du peuple.

Les légistes spécialement méprisaient la loi, le droit d’alors, en contradiction avec toutes les idées du siècle. Ils connaissaient les tribunaux et savaient que la Révolution n’avait pas d’adversaires plus passionnés que le Parlement, le Châtelet, les juges en général.

Un tel juge, c’était l’ennemi. Remettre le jugement de l’ennemi à l’ennemi, le charger de décider entre la Révolution et les contre-révolutionnaires, c’était absoudre ceux-ci, les rendre plus fiers et plus forts, les envoyer aux armées commencer la guerre civile. Le pouvaient-ils ? Oui, malgré l’élan de Paris et la prise de la Bastille. Ils avaient des troupes étrangères, ils avaient tous les officiers, ils avaient spécialement un corps formidable, qui faisait alors la gloire militaire de la France, les officiers de la marine.

Le peuple seul, dans cette crise rapide, pouvait saisir et frapper des coupables si puissants. « Mais si le peuple se trompe ?… » L’objection n’embarrassait pas les amis de la violence. Ils récriminaient. « Combien de fois, répondaient-ils, le Parlement, le Châtelet, ne se sont-ils pas trompés ? » Ils citaient les fameuses méprises des Calas et des Sirven ; ils rappelaient le terrible Mémoire de Dupaty pour trois hommes condamnés à la roue, ce Mémoire brûlé par le Parlement, qui ne pouvait y répondre.

Quels jugements populaires, disaient-ils encore, seront jamais plus barbares que les procédures des tribunaux réguliers comme elles sont encore en 1789 ?… Procédures secrètes, faites tout entières sur pièces que l’accusé ne voit pas ; les pièces non communiquées, les témoins non confrontés, sauf ce dernier petit moment où l’accusé, sorti à peine de la nuit de son cachot, effaré du jour, vient sur la sellette, répond ou ne répond pas, voit ses juges pendant deux minutes pour s’entendre condamner[3]… Barbares procédures, jugements plus barbares. On n’ose rappeler Damiens écartelé, tenaillé, arrosé de plomb fondu… Peu avant la Révolution, on brûla un homme à Strasbourg. Le 11 août 1789, le Parlement de Paris, qui meurt lui-même, condamne encore un homme à expirer sur la roue.

De tels supplices, qui pour le spectateur même étaient des supplices, troublaient les âmes à fond, les effarouchaient, les rendaient folles, brouillaient toute idée de justice, tournaient la justice à rebours, le coupable qui souffrait tant ne paraissait plus coupable ; le coupable, c’était le juge ; des montagnes de malédictions s’entassaient sur lui… La sensibilité s’exaltait jusqu’à la fureur, la pitié devenait féroce. L’histoire offre plusieurs exemples de cette sensibilité furieuse qui souvent mettait le peuple hors de tout respect, de toute crainte, et lui faisait rouer, brûler les officiers de justice en place du criminel.

C’est un fait trop peu remarqué, mais qui fait comprendre bien des choses : plusieurs de nos terroristes furent des hommes d’une sensibilité exaltée, maladive, qui ressentirent cruellement les maux du peuple, et dont la pitié tourna en fureur.

Ce remarquable phénomène se présentait principalement chez les hommes nerveux, d’une imagination faible et irritable, chez les artistes en tous genres ; l’artiste est un homme-femme[4]. Le peuple, dont les nerfs sont plus forts, suivit cet entraînement ; mais jamais, dans les premiers temps, il ne donnait l’impulsion. Les violences partaient du Palais-Royal, où dominaient les bourgeois, les avocats, les artistes et gens de lettres.

La responsabilité, même entre ceux-ci, n’était entière à personne. Un Camille Desmoulins levait le lièvre, ouvrait la chasse ; un Danton la poussait à mort… en paroles, bien entendu. Mais il ne manquait pas de muets pour exécuter, d’hommes pâles et furieux pour porter la chose à la Grève, où elle était poussée par des Dantons inférieurs. Dans la foule misérable qui environnait ceux-ci, il y avait d’étranges figures comme échappées de l’autre monde ; des hommes à face de spectres, mais exaltés par la faim, ivres de jeûne, et qui n’étaient plus des hommes… On affirmait que plusieurs, au 20 juillet, ne mangeaient pas depuis trois jours. Parfois ils se résignaient, mouraient sans faire mal à personne. Les femmes ne se résignaient pas, elles avaient des enfants. Elles erraient comme des lionnes. En toute émeute, elles étaient les plus âpres, les plus furieuses ; elles poussaient des cris frénétiques, faisaient honte aux hommes de leurs lenteurs ; les jugements sommaires de la Grève étaient toujours trop longs pour elles. Elles pendaient tout d’abord[5].

L’Angleterre a eu en ce siècle la poésie de la faim[6]. Qui donnera son histoire en France ?… Terrible histoire au dernier siècle, négligée des historiens, qui ont gardé leur pitié pour les artisans de la famine… J’ai essayé d’y descendre, dans les cercles de cet enfer, guidé de proche en proche par de profonds cris de douleur. J’ai montré la terre de plus en plus stérile, à mesure que le fisc saisit, détruit le bétail, et que la terre, sans engrais, est condamnée à un jeûne perpétuel. J’ai montré comment les nobles, les exempts d’impôts se multipliant, l’impôt allait pesant sur une terre toujours plus pauvre. Je n’ai pas assez montré comment l’aliment devient, par sa rareté même, l’objet d’un trafic éminemment productif. Les profits en sont si clairs que le roi veut aussi en être. Le monde voit avec étonnement un roi qui trafique de la vie de ses sujets, un roi qui spécule sur la disette et la mort, un roi assassin du peuple. La famine n’est plus seulement le résultat des saisons, un phénomène naturel ; ce n’est ni la pluie ni la grêle. C’est un fait d’ordre civil : on a faim de par le roi.

Le roi ici, c’est le système. On eut faim sous Louis XV, on a faim sous Louis XVI.

La famine est alors une science, un art compliqué d’administration, de commerce. Elle a son père et sa mère, le fisc, l’accaparement. Elle engendre une race à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, financiers, fermiers généraux, intendants, conseillers, ministres. Un mot profond sur l’alliance des spéculateurs et des politiques sortit des entrailles du peuple : Pacte de famine.

Foulon était spéculateur, financier, traitant d’une part, de l’autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s’était faite par un autre que par lui. Les lauriers de l’abbé Terray ne le laissaient pas dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système, sa langue travaillait contre lui et le rendait impossible. La cour goûtait fort l’idée de ne pas payer, mais elle voulait emprunter, et, pour allécher les prêteurs, il ne fallait pas appeler au ministère l’apôtre de la banqueroute.

On lui attribuait une parole cruelle : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe… Patience ! que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent… » On lui imputait encore ce mot terrible : « Il faut faucher la France… »

Foulon avait un gendre selon son cœur, un homme capable, mais dur, de l’aveu des royalistes[7], Berthier, intendant de Paris. Il savait bien qu’il était détesté des Parisiens, et fut trop heureux de trouver l’occasion de leur faire la guerre. Avec le vieux Foulon, il était l’âme du ministère de trois jours. Le maréchal de Broglie n’en augurait rien de bon, il obéissait[8]. Mais Foulon, mais Berthier, étaient très ardents. Celui-ci montra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches. Si Paris ne fut point mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute.

On s’étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d’ailleurs et d’expérience, se soient jetés dans ces folies. C’est que les grands spéculateurs financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations. Or l’affaire la plus lucrative qu’ils pouvaient trouver jamais, c’était d’être ainsi chargés de faire la banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard ? On gagne sur la tempête, on gagne sur l’incendie ; pourquoi pas sur la guerre et la famine ? Qui ne risque rien n’a rien.

La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Berthier, qui croyaient tenir Paris, se trouvèrent déconcertés par la prise de la Bastille.

Le soir du 13, Berthier essaya de rassurer Louis XVI ; s’il en tirait un petit mot, il pouvait encore lancer ses Allemands sur Paris.

Louis XVI ne dit rien, ne fit rien. Les deux hommes, dès ce moment, sentirent bien qu’ils étaient morts. Berthier s’enfuit vers le Nord, filant la nuit d’un lieu à l’autre ; il passa quatre nuits sans dormir, sans s’arrêter, et n’alla pas plus loin que Soissons. Foulon n’essaya pas de fuir ; d’abord, il fit dire partout qu’il n’avait pas voulu du ministère, puis qu’il était frappé d’une apoplexie, puis il fit le mort. Il s’enterra lui-même magnifiquement (un de ses domestiques venait fort à point de mourir). Cela fait, il alla tout doucement chez son digne ami Sartines, l’ancien lieutenant de police.

Il avait sujet d’avoir peur. Le mouvement était terrible. Remontons un peu plus haut.

Dès le mois de mai, la famine avait chassé des populations entières, les poussait l’une sur l’autre. Caen et Rouen, Orléans, Lyon, Nancy, avaient eu des combats à soutenir pour les grains. Marseille avait vu à ses portes une bande de huit mille affamés qui devaient piller ou mourir ; toute la ville, malgré le gouvernement, malgré le parlement d’Aix, avait pris les armes et restait armée.

Le mouvement se ralentit un moment en juin ; la France entière, les yeux fixés sur l’Assemblée, attendait qu’elle vainquît ; nul autre espoir de salut. Les plus extrêmes souffrances se turent un moment ; une pensée dominait tout…

Qui peut dire la rage, l’horreur de l’espoir trompé, à la nouvelle du renvoi de Necker ? Necker n’était pas un politique ; il était, comme on a vu, timide, vaniteux, ridicule. Mais, dans l’affaire des subsistances, il fut, on lui doit cette justice, il fut administrateur, infatigable, ingénieux, plein d’industrie et de ressources[9]. Il s’y montra, ce qui est bien plus, plein de cœur, bon et sensible ; personne ne voulant prêter à l’État, il emprunta en son nom, il engagea son crédit, jusqu’à deux millions, la moitié de sa fortune. Renvoyé, il ne retira pas sa garantie ; il écrivit aux prêteurs qu’il la maintenait. Pour tout dire, s’il ne sut pas gouverner, il nourrit le peuple, le nourrit de son argent.

Le mot Necker, le mot subsistance, cela sonnait du même son à l’oreille du peuple. Renvoi de Necker, et famine, la famine sans espoir et sans remède, voilà ce que sentit la France, au moment du 12 juillet.

Les bastilles de province, celle de Caen, celle de Bordeaux, furent forcées ou se livrèrent, pendant qu’on prenait celle de Paris. À Rennes, à Saint-Malo, à Strasbourg, les troupes fraternisèrent avec le peuple. À Caen, il y eut lutte entre les soldats. Quelques hommes du régiment d’Artois portaient des insignes patriotiques ; ceux du régiment de Bourbon, profitant de ce qu’ils étaient sans armes, les leur arrachèrent. On crut que le major Belzunce les avait payés pour faire cette insulte à leurs camarades. Belzunce était un joli officier et spirituel, mais impertinent, violent, hautain. Il faisait bruit de son mépris pour l’Assemblée nationale, pour le peuple, la canaille ; il se promenait dans la ville, armé jusqu’aux dents, avec un domestique d’une mine féroce[10]. Ses regards étaient provocants. Le peuple perdit patience, menaça, assiégea la caserne ; un officier eut l’imprudence de tirer, et alors la foule alla chercher du canon ; Belzunce se livra ou fut livré pour être conduit en prison ; il ne put y arriver ; il fut tué à coups de fusil, son corps déchiré ; une femme mangea son cœur.

Il y eut du sang à Rouen, à Lyon ; à Saint-Germain, un meunier fut décapité ; un boulanger accapareur faillit périr à Poissy ; il ne fut sauvé que par une députation de l’Assemblée, qui se montra admirable de courage et d’humanité, risqua sa vie, n’emmena l’homme qu’après l’avoir demandé au peuple, à genoux.

Foulon eût peut-être passé ce moment d’orage, s’il n’eût été haï que de toute la France. Son malheur était de l’être de ceux qui le connaissaient le mieux, de ses vassaux et serviteurs. Ils ne le perdaient pas de vue, ils n’avaient pas été dupes du prétendu enterrement. Ils suivirent, ils trouvèrent le mort, qui se promenait bien portant dans le parc de M. de Sartines : « Tu voulais nous donner du foin, c’est toi qui en mangeras ! » On lui met une botte de foin sur le dos, un bouquet d’orties, un collier de chardons. On le mène à pied à Paris, à l’Hôtel de Ville, on demande son jugement à la seule autorité qui restât, aux électeurs.

Ceux-ci durent alors regretter de n’avoir pas hâté davantage la décision populaire qui allait créer un véritable pouvoir municipal, leur donner des successeurs et finir leur royauté. Royauté est le mot propre ; les Gardes-françaises ne montaient la garde à Versailles, près du roi, qu’en prenant l’ordre (chose étrange) des électeurs de Paris.

Ce pouvoir illégal, invoqué pour tout, impuissant pour tout, affaibli encore dans son association fortuite avec les anciens échevins, n’ayant pour tête que le bonhomme Bailly, le nouveau maire, n’ayant pour bras que La Fayette, commandant d’une garde nationale qui s’organisait à peine, allait se trouver en face d’une nécessité terrible.

Ils apprirent presque à la fois qu’on avait arrêté Berthier à Compiègne et qu’on amenait Foulon. Pour le premier, ils prirent une responsabilité grave, hardie (la peur l’est parfois), celle de dire aux gens de Compiègne : « qu’il n’existait aucune raison de détenir M. Berthier. » Ceux-ci répondirent qu’il serait alors tué sûrement à Compiègne, qu’on ne pouvait le sauver qu’en l’amenant à Paris.

Quant à Foulon, on décida que désormais les accusés de ce genre seraient déposés à l’Abbaye, et qu’on inscrirait ces mots sur la porte : « Prisonniers mis sous la main de la nation. » Cette mesure générale, prise dans l’intérêt d’un homme, assurait à l’ex-conseiller d’être jugé par ses amis et collègues, les anciens magistrats, seuls juges qui fussent alors.

Tout cela était trop clair ; mais aussi, fort surveillé par des gens bien clairvoyants, les procureurs et la basoche, par les rentiers, ennemis du ministre de la banqueroute, par beaucoup d’hommes enfin qui avaient des effets publics et que ruinait la baisse. Un procureur fit passer une note à la charge de Berthier, sur ses dépôts de fusils. La basoche soutenait qu’il avait encore un de ces dépôts chez l’abbesse de Montmartre, et força d’y envoyer. La Grève était pleine d’hommes étrangers au peuple, d’un extérieur décent, quelques-uns fort bien vêtus. La Bourse était à la Grève.

On venait en même temps dénoncer à l’Hôtel de Ville un autre financier, Beaumarchais, qui avait volé des papiers de la Bastille. On les lui fit rapporter.

On crut faire taire au moins les pauvres, en leur remplissant la bouche ; on baissa le prix du pain au moyen d’un sacrifice de trente mille francs par jour ; il fut mis à treize sols et demi les quatre livres (qui en vaudraient vingt d’aujourd’hui).

La Grève n’en criait pas moins. À deux heures, Bailly descend, tous lui demandent justice. « Il exposa les principes » et fit quelque impression sur ceux qui pouvaient l’entendre. Les autres criaient : « Pendu ! pendu ! » Bailly alla prudemment s’enfermer au bureau des subsistances. La garde était forte, dit-il, mais M. de La Fayette, qui comptait sur son ascendant, eut l’imprudence de la diminuer.

La foule était dans une terrible inquiétude que Foulon ne se sauvât. On le leur montra à une fenêtre ; ils n’en forcèrent pas moins les portes ; il fallut l’asseoir sur une chaise devant le bureau dans la salle Saint-Jean. Là on recommença à les prêcher, à « leur exposer les principes », qu’il devait être jugé… « Jugé de suite et pendu ! » dit la foule. Elle nomma sur-le-champ des juges, entre autres deux curés, qui refusèrent… Mais place ! voici M. de La Fayette qui arrive. Il parle à son tour, avoue que Foulon est un scélérat, mais dit qu’il faut connaître ses complices. « Qu’on le mène à l’Abbaye ! » Les premiers rangs, qui entendent, consentent ; les autres, non. « Vous vous moquez du monde, dit un homme bien vêtu ; faut-il du temps pour juger un homme qui est jugé depuis trente ans ? » En même temps, un cri s’élève, une foule nouvelle pénètre ; les uns disent : « C’est le faubourg ! » les autres ; « C’est le Palais-Royal ! » Foulon est enlevé, porté à la lanterne d’en face ; on lui fait demander pardon à la nation. Puis hissé… Par deux fois la corde casse. On persiste, on en va chercher une neuve. Pendu enfin, décapité, la tête portée dans Paris.

Cependant Berthier arrivait par la porte Saint-Martin, à travers le plus épouvantable rassemblement qu’on ait vu jamais ; on le suivait depuis vingt lieues. Il était dans un cabriolet dont on avait brisé l’impériale afin de le voir. Près de lui, un électeur, Étienne de La Rivière, qui vingt fois faillit périr en le défendant et le couvrant de son corps. Des enragés dansaient devant ; d’autres lui jetaient du pain noir dans la voiture : « Tiens, brigand, voilà le pain que tu nous faisais manger ! » Ce qui exaspérait aussi toute la population des environs de Paris, c’est qu’au milieu de la disette, la nombreuse cavalerie rassemblée par Berthier et Foulon avait détruit, mangé en vert une grande quantité de jeune blé. On attribuait ces dégâts aux ordres de l’intendant, à une ferme résolution d’empêcher toute récolte et de faire mourir le peuple.

Pour orner cet horrible triomphe de la mort, on portait devant Berthier, comme aux triomphes romains, des inscriptions à sa gloire : « Il a volé le roi et la France. — Il a dévoré la substance du peuple. — Il a été l’esclave des riches et le tyran des pauvres. — Il a bu le sang de la veuve et de l’orphelin. — Il a trompé le roi. — Il a trahi sa patrie[11]… »

On eut la barbarie, à la fontaine Maubuée, de lui montrer la tête de Foulon, livide et du foin dans la bouche. À cette vue, ses yeux devinrent ternes ; il pâlit et il sourit.

On força Bailly, à l’Hôtel de Ville, de l’interroger. Berthier allégua des ordres supérieurs, ceux du ministre. Le ministre était son beau-père, c’était la même personne… Au reste, si la salle Saint-Jean écoutait un peu, la Grève n’écoutait pas, n’entendait pas ; les cris étaient si affreux que le maire et les électeurs se troublaient de plus en plus. Un flot tout nouveau de foule ayant percé la foule même, il n’y eut plus moyen de tenir. Le maire, sur l’avis du bureau, dit : « À l’Abbaye ! » ajoutant que la garde répondait du prisonnier. Elle ne put le défendre, mais lui se défendit, il empoigna un fusil… Cent baïonnettes le percèrent ; un dragon qui lui imputait la mort de son père lui arracha le cœur et l’alla montrer à l’Hôtel de Ville.

Ceux qui avaient observé, des fenêtres dans la Grève, l’habileté des meneurs à pousser, échauffer les groupes, crurent que les complices de Berthier avaient bien pris leurs mesures pour qu’il n’eût pas le temps de faire des révélations. Lui seul, peut-être, avait la vraie pensée du parti. Dans son portefeuille, on trouva le signalement de beaucoup d’amis de la liberté qui, sans doute, n’avaient rien de bon à attendre si la cour avait vaincu.

Quoi qu’il en soit, un grand nombre des camarades du dragon lui déclarèrent qu’ayant déshonoré le corps, il devait mourir, et que tous ils se battraient contre lui, jusqu’à ce qu’il fût tué. Il le fut dès le soir même.

  1. Camille Desmoulins, Discours de la lanterne aux Parisiens, p. 2. — Il insinue cependant assez adroitement que ces jugements rapides ne sont pas sans inconvénient, qu’ils prêtent à quelques méprises, etc.
  2. Voir le jugement de Duval d’Espreménil, raconté par C. Desmoulin dans ses lettres.
  3. Passage vraiment éloquent de Dupaty, Mémoire pour trois hommes condamnés à la roue, p. 117 (1786, in-4o).
  4. Je veux dire un homme complet, qui, ayant les deux sexes de l’esprit, est fécond, toutefois presque toujours avec prédominance de la sensibilité irritable et colérique.
  5. Elles pendirent ainsi le 5 octobre le brave abbé Lefebvre, l’un des héros du 14 juillet. Heureusement on coupa la corde.
  6. Ebenezer Elliot, Cornlaws rhymes (Manchester, 1834), etc.
  7. La famille a vivement réclamé. Un examen sérieux nous prouve que les écrivains royalistes (Beaulieu, etc.) sont aussi sévères pour Foulon et Berthier que les révolutionnaires. C’est ce qu’a trouvé aussi M. Louis Blanc en faisant le même examen. Si la famille a trouvé aux Archives ou ailleurs des pièces contraires à l’opinion générale des contemporains, elle devrait les publier.
  8. Alex. de Lameth, Histoire de l’Assemblée constituante, I, 67.
  9. Voir Necker, Œuvres, VI, 298-324.
  10. Mémoires de Dumouriez, II, 53.
  11. Histoire de la Révolution de 1789, par deux amis de la liberté (Kerverseau et Clavelin, jusqu’au tome VII), tome II, p. 130. (Voir aussi, dans le Procès-verbal des électeurs, le récit d’Étienne de La Rivière.)