Histoire de la République de Florence/Préface

Delloye, éditeur & Garnier frères, libraires (p. vii-xii).

PRÉFACE.




L’Histoire de Florence n’existe pas en français, et c’est une histoire très intéressante en ce moment : à Florence comme en France, une plèbe victorieuse de sa noblesse s’empara de l’autorité.

On alla plus loin qu’en France : on exclut les nobles du gouvernement, on les força de renoncer à leurs noms, d’entrer dans les boutiques ou de rester dans la vie privée. Chose inouïe ! on accorda comme faveur à ceux des nobles qu’on ne redoutait pas, de sortir du rang des nobles, d’abandonner leur parenté et de changer de noms. Enfin, pour punir un plébéïen on le fit grand, et pour punir un grand on le fit ultra-grand.

On a vu dans Rome antique le peuple s’armer, réclamer des droits, les obtenir, avoir des magistrats à lui, les tribuns, et oser prétendre à toutes les charges. En France, on a vu le tiers-état renverser la noblesse et l’oublier, ne l’appeler ni ne l’exclure ; mais à Florence, d’un côté la considération que les temps accordaient encore à la naissance, de l’autre l’inhabileté et l’insolence de la noblesse dans cette ville, expliquent en partie une persécution continuelle.

Nulle part, si ce n’est dans les républiques de la Toscane qui suivaient Florence, on n’a vu la noblesse ainsi exclue. C’est ici le trait qui caractérise cette histoire et la distingue de toutes les histoires ; c’est ici une plèbe victorieuse comme il n’en est pas d’exemple.

À Florence, comme en France, la classe moyenne eut le fruit du succès ; mais sans parler de la différence d’une petite république à un grand royaume, l’organisation de l’a plèbe à Florence, les milices citoyennes, la force des arts, l’admission des ouvriers mêmes aux charges publiques, les formes républicaines, donnent aux événemens un tout autre caractère qu’à la France, où le peuple est si vif et si guerrier, que dès qu’il a le pouvoir il s’arme, fait feu, est entraîné encore plus loin que le peuple italien et rendra longtemps dangereux les efforts qu’on fera pour l’organiser. Les beaux-arts, les poètes, le ciel ajoutent aussi à l’histoire de Florence un éclat inconnu dans nos climats.

Comme la politique est une science, et que la plèbe, peu propre à y atteindre, a son rôle de plèbe à jouer (au moins pour longtemps encore) nous avons écrit sans partialité l’histoire d’une démocratie, curieuse surtout de conserver à l’histoire sa vérité, et pénétrée de la simplicité et de la gravité des historiens italiens. Les Arts-Mineurs (c’est ainsi qu’on nommait les charpentiers, bonnetiers, cordonniers, maçons, forgerons, etc., ) aujourd’hui si à la mode à Paris, étaient aptes, à Florence, aux magistratures, et nous voyons que l’art des fripiers passait pour un art relevé, parce qu’il avait été dès longtemps compris entre les Arts-Mineurs. Nous appelons l’attention du lecteur, dans la première partie, sur le livre vi, où, au milieu de luttes pleines d’intérêt, les ouvriers et la politique naissante sont aux prises.

Les Médicis renversèrent la liberté et soumirent Florence à l’église par le pontificat qu’obtint deux fois leur maison, mais la liberté se réveilla contre eux toujours plus habile et plus belle. C’est alors que des hommes comme Machiavel, Guicciardini, Salviati, Vettori, et tant d’autres, cherchèrent à combiner des pouvoirs pour préserver la liberté contre les Médicis. L’empire de la basse plèbe ou des Arts-Mineurs était fini dans cette seconde époque ; c’était le talent qui avait pris le gouvernement en main. On vit alors, comme chez les Grecs, les plus grands esprits s’exercer à établir, dans un petit espace, une science certaine, basée sur des principes éternels. Toute cette seconde partie de l’histoire de Florence est une étude pour la politique, mais surtout les livres ii et III. Il nous reste le regret d’avoir été trop souvent si au-dessous du sujet, heureuse si des mains plus habiles lui rendent un plus éclatant hommage !

Pour faire cet ouvrage, les matériaux ne manquaient pas, il fallait se préserver, par un bon choix, de la foule des historiens florentins. Ce travail offrait autant de plaisir que d’ennui, autant de charme que de fatigue, car tout-à-tour on était séduit par la naïveté des chroniques, repoussé par leur lourdeur, enchanté de cette plèbe audacieuse, ou perdu dans la monotonie de ces perpétuelles luttes civiles. Il fallait raviver tant de récits longs et pesans, en retrancher plusieurs, saisir l’esprit du temps, se garder de donner aux événemens les couleurs de nos jours, se rappeler enfin que l’histoire est une muse, fille de la Mémoire.

Nous avons toujours choisi les écrivains contemporains, nous attachant surtout aux faits de leur chronique dont ils avaient été témoins, selon que la suite des événemens nous faisait passer d’une chronique ou d’une histoire à une autre ; fidèle tour-à-tour, pour les temps de la liberté populaire, aux Malespini, Villani, Paulino di Piero, Dino Compagnie GinoCapponi, Stéfani, Poggio, Leonardo Aretino, Ammirato, Nerli, Bruti, etc., les chroniques de Pise, Sienne, etc., etc., nous avons mis une grande importance à la Chronique florentine de Donato Velluti, que nous n’avons vu citer nulle part que chez Tiraboschi, et nous avons apporté dans les notes deux fragmens intéressans de lui.

Machiavel seul, par la hauteur des vues, nous a semblé un guide pour toutes les époques, mais nous n’aurions pas osé esssayer de le suivre dans sa manière, car, pour écrire cette histoire, il a pris la toge : quand les Florentins disaient la commune, il a dit la république ; c’est avec regret qu’il s’abaisse au gouvernement des bons hommes. À la place des simples paroles de Silvestre Médicis au conseil, qui dit que si on ne veut pas l’écouter il s’en retournera à sa maison, Machiavel lui fait tenir une longue et noble harangue. Il met, dans la bouche du gonfalonier Luigi Guicciardini, le discours de Quintus Capitolinus dans son quatrième consulat ; au lieu de vouloir peindre les Florentins comme ils sont, il songe aux Romains et à la beauté civile au plus haut degré. Nous avons laissé ce grand maître sculpter ainsi en marbre ; pour nous, ouvrier inhabile, nous avons pris l’argile et montré les temps dans leur naïveté et leur rusticité.

Machiavel a fini son histoire à la mort de Laurent, mais pour les temps après lui, nous avions Nardi, Nerli, les Morelli, Cambi, Guicciardini, Segni, Busini, Varchi, etc., etc., une foule de documens, de discours, de fragmens et de correspondances. Nous avons dû beaucoup aussi, durant un long séjour à Florence, aux hommes savans de cette ville, dont les conseils et l’amitié nous ont guidée. Tous pleins encore de ces événemens, ils en causent à la façon de Machiavel, et on peut discourir avec eux sur l’organisation du grand conseil ou le gouvernement de Soderini, comme si c’étaient là les événemens du jour.

Quelques vérités ressortent de cette histoire : on y comprend mieux l’excellence de deux pouvoirs dont nous avons parlé dans un autre ouvrage[1], l’aristocratie et la démocratie, car Florence tira sa gloire de la démocratie et manqua, par l’absence d’une aristocratie et d’un sénat, de plus d’ambition et de force. Aujourd’hui qu’on relève le peuple et qu’on le prépare sans doute pour former un pouvoir, il est temps de préparer aussi une aristocratie, non pas héréditaire, le temps et la justice n’y sont plus, mais indépendante, privilégiée, chargée de la science et de la grandeur de l’État. La nature a créé les masses sur un moule faible et uniforme, pour déposer, chez quelques créatures d’élite, la flamme et l’énergie auxquelles la vertu et le savoir donnent seuls la perfection.

Florence manqua d’une haute direction ; mais elle eut une démocratie organisée et forte, elle eut un des deux moyens par où s’établit la liberté.

L’Italie est le pays où le troupeau des hommes est le plus intelligent, le plus passionné, le plus agité, où les créatures d’élite sont en plus grand nombre, où la plèbe, dans l’antiquité et chez les modernes, s’indigna le plutôt de sa bassesse, s’arma et s’organisa en corps. Cette contrée n’appartint pas à ses souverains, elle appartint aux hommes de génie qui l’habitaient : une aristocratie naturelle y régna par le droit, et comme un Gonzague, duc de Mantoue, disait de sa ville : — Mantoue n’est pas à moi, mais c’est la ville de Jules Romain, — ainsi l’Italie se rangea sous de vraies autorités. Et espérons qu’elle saura le mieux un jour constituer les deux pouvoirs par lesquels elle s’est illustrée !


Quant à l’auteur, il n’a rien à dire de lui-même, si ce n’est qu’étant femme, et n’ayant pu prendre part à la politique, comme on voit faire à tant de gens, il s’est amusé à raconter à son pays une histoire civile très compliquée.

  1. La Femme et la Démocratie de nos temps.