Histoire de la Marine française sous Louis XIV de Eugène Sue



HISTOIRE
DE
LA MARINE FRANÇAISE

SOUS LOUIS XIV.[1]


Il est difficile d’apporter à une entreprise du genre de celle-ci plus de zèle fervent, plus de passion soutenue que M. Eugène Sue n’en a appliqué à son Histoire de la Marine sous Louis XIV. Il est difficile d’aborder un travail de cet ordre et de cette étendue avec une ambition plus marquée de lui donner toute la valeur qu’il peut acquérir, et avec une foi plus vive à son utilité comme à sa nouveauté. Cette louable ambition perce dans les moindres détails, dans le soin minutieux avec lequel l’auteur pose, dessine et met en lumière les circonstances les plus enfouies et les plus secondaires. Elle est poussée au-delà de la composition même de l’ouvrage, jusque dans l’esprit de largesse qui a présidé à l’impression, dans le luxe inusité et vraiment splendide de format, de plans, cartes, gravures, portraits, fac-simile, notes, mémoires et pièces justificatives dont il est enrichi avec profusion. Évidemment M. Eugène Sue s’est fait une haute idée de l’intérêt que pouvait avoir une histoire de la marine en France et du rang qu’elle devait tenir dans les bibliothèques. Il s’y est mis tête et cœur, et n’a rien ménagé pour arriver à un résultat qui répondît aux grandes images que son enthousiasme lui avait fait concevoir ; il a prodigué, jusque dans les particularités les plus minces, toutes ses facultés, qui auraient pourtant beaucoup gagné à être plus ménagées. Cette passion pour l’objet de son travail et pour son travail lui-même est telle, elle l’a si bien pénétré, elle est si bien devenue sa conseillère assidue et de tous les instans ; elle est si bien l’origine, le principe, soit de ses idées de détails, soit des idées fondamentales et de celles qui président à l’ordonnance et à la conduite de l’ouvrage, que, si elle a donné à celui-ci la plupart de ses mérites, elle lui a donné aussi la plupart de ses défauts.

M. Eugène Sue a fait pendant plusieurs années des recherches étendues dans les sources connues et dans des sources encore inexplorées. Tout animé de l’enthousiasme de ses découvertes et chargé d’un butin où tout est devenu précieux pour lui, il se hâte de le répandre dans son livre sans facilement consentir à en rien perdre. Chaque page atteste aux yeux des moins clairvoyans ou des moins attentifs ce qu’elle a coûté ; et chaque page achevée semble être pour lui une conquête, tant l’animation du travail préliminaire et la confiance dans les résultats dont il ouvre le chemin y ont empreint le sceau d’une chaleur toute juvénile. Plus d’une de ces pages est une véritable conquête en effet ; outre les manuscrits de la Bibliothèque royale et des archives du royaume, M. Eugène Sue a su se faire ouvrir les archives des ministères de la marine, des affaires étrangères et de Versailles, et il a eu la patience de compulser avec une attention scrupuleuse les dépôts poudreux et infréquentés qu’on pourrait appeler les catacombes de l’histoire. Il en a rapporté nécessairement bon nombre de documens curieux et inédits qui sont autant d’exhumations. C’est là ce dont il semble avoir voulu faire la partie intéressante de son ouvrage par le soin minutieux qu’il a pris d’en multiplier les citations et de les substituer à son propre récit, qu’elles viennent à chaque instant interrompre et remplacer. Dans une grande partie de son histoire, M. Eugène Sue n’intervient comme narrateur que pour lier les pièces entre elles, ou pour les commenter selon ses vues.

Nous n’accordons pas une valeur exagérée aux renseignemens inconnus que l’on peut découvrir ou divulguer encore sur des époques historiques assez voisines de nous. Sans doute ils peuvent contribuer à nous faire entrer dans une familiarité plus intime, plus domestique, en quelque sorte, avec les temps auxquels ils se rapportent, et en cela ils ont leur utilité ; mais il est peu probable qu’ils soient de nature à jeter un jour nouveau sur les questions importantes ou à en faire jaillir de nouvelles dont les élémens manquaient aux débats qui ont été vidés avant nous. Tout ce côté purement historique de l’histoire est suffisamment éclairé. Les documens surabondent, la discussion peut trouver dans la masse immense de témoignages directs ou indirects que ces époques nous ont laissés sur leur existence et qui nous circonviennent de toutes parts, dans leurs traditions encore vivantes et qui n’ont pas cessé de se perpétuer dans certaines parties de notre établissement politique, civil ou domestique, un arsenal complet et suffisant à tous les besoins constatés ou éventuels. À partir de deux ou trois siècles en arrière de nous, tout le bloc de l’histoire est taillé, et la statue peut s’achever, nous le croyons du moins, sans qu’il y ait besoin d’y rapporter après coup des pièces nouvelles. Pour d’autres temps plus reculés, tout est fruste, tronqué, disjoint, dévoré de lacunes qu’il faut remplir par des conjectures, par des hypothèses plus ou moins plausibles, qui laissent vivement à désirer des renseignemens moins sujets à conteste. L’histoire de ces temps nous est venue comme nous sont venues bien des statues antiques, dont le délabrement soumet l’imagination de celui qui les contemple à l’obligation de restituer aussi harmonieusement que possible le bras, la jambe ou la tête qui leur manque. Mais ici rien de nécessaire ne manque. Un nombre respectable de générations éclairées ont passé devant ce bloc, elles l’ont dégagé, dessiné de plus en plus par leurs travaux, discuté par leurs critiques, et ni les critiques ni les travailleurs n’ont trouvé que la matière fût insuffisante. Toutes les masses se groupent et se soutiennent, toutes les lignes se parfilent sans aucune solution de continuité. Ce que l’on peut apporter désormais ne s’adjoindra donc plus au corps-d’œuvre comme partie intégrante et indispensable, mais comme complément, comme appendice.

Il n’en est cependant pas absolument de même pour le cas où il s’agit de tracer l’histoire d’une branche spéciale de la politique, de l’administration ou des forces d’un état. On conçoit que bien des choses rejetées par une histoire qui embrasse la vie d’un siècle dans l’ensemble de ses manifestations les plus hautes et qui court sur la cime des intérêts et des résultats les plus généraux, trouvent ici leur place, et que non seulement elles y sont admises avec convenance, mais que même elles sont susceptibles d’y prendre une importance capitale. Une monographie historique, détachant d’un vaste ensemble un détail particulier pour le suivre jusqu’au bout dans les développemens qu’il comporte et le constituer à son tour comme unité à part et complète dans le domaine plus restreint qui lui est propre, doit nécessairement rechercher et rencontrer à chaque instant dans les voies où elle s’engage des moissons de faits qui ne sont pas sur le grand chemin de l’histoire et que celle-ci n’a pas recueillies à cause de cela. Nous approuvons donc que M. Eugène Sue se soit montré si curieux de tout ce qui concerne particulièrement la marine ; mais nous approuverions aussi qu’il eût abrégé autant que possible les excursions qu’il était exposé à faire de temps en temps sur le terrain de l’histoire générale, et que, dans ce cas du moins, il eût su maîtriser son ardeur.

L’auteur de l’Histoire de la Marine française sous Louis XIV entre en matière au moment où viennent de se terminer les négociations auxquelles avait donné lieu la position que voulait prendre la France en 1665, dans la guerre entre les Anglais et les Hollandais ; guerre où Louis XIV était intervenu comme médiateur d’abord, avec l’intention de prolonger les hostilités, puis comme allié des Hollandais, tout en se soustrayant aux charges de l’alliance, et en laissant retomber sur eux seuls le poids entier de la lutte. Certes, s’il y eut là un temps d’arrêt pour notre gloire militaire, ce fut une des brillantes époques de la diplomatie. Louis avait alors à déjouer en Hollande les projets de l’Espagne, qui voulait entraîner les sept provinces et l’empereur dans une guerre contre lui. D’un autre côté, il fallait en Angleterre, sous le titre pacifique de médiateur, attiser une guerre qui menaçait de s’éteindre, et enfin, lorsqu’on en vint à prendre parti pour les Hollandais, se ménager avec Charles II une convention secrète en vertu de laquelle les flottes anglaise et française, nonobstant la guerre déclarée entre les deux états, s’abstiendraient d’agir l’une contre l’autre en qualité d’ennemies. Ce fut sur ces difficultés que s’aiguisèrent toutes les finesses du génie diplomatique entre les années 1663 et 1666. Comme on le voit, la tâche était compliquée. Mais l’habileté des négociateurs, aidée de l’or de Louis XIV, triompha de tous les obstacles. M. Eugène Sue a reproduit intégralement ou par extraits les pièces les plus intéressantes parmi celles qui sont relatives à ces négociations. Les lettres de Lyonne aux ambassadeurs et les réponses de ceux-ci, les lettres que le roi n’a pas dédaigné d’écrire quelquefois lui-même, tant il fallait avoir la main aux évènemens, sont de très curieuses révélations sur l’aspect intérieur de la politique du temps. Elles sont précieuses pour ceux qui, connaissant déjà l’histoire, veulent aussi en connaître le dessous.

Ce que M. Eugène Sue n’a pas cité textuellement, il l’a fondu dans des conversations qu’il suppose entre les personnages sur qui reposait la direction ou l’exécution des plans qui étaient mis en œuvre, et où il les fait discourir et exposer leurs vues sur les questions dont la solution leur était confiée. Ce procédé sort complètement des habitudes ordinaires de l’histoire et donne à celle-ci les allures extérieures d’un roman. Mais tout dans son livre, bien que puisé à des sources authentiques et indiquées en note ou dans le corps de l’ouvrage, annonce qu’il n’a pas voulu faire une histoire selon le sens usité du mot. Ce sont plutôt de vastes miscellanées ou pandectes historiques où sont recueillies et classées avec toute la suite et la méthode possibles, toutes les particularités de mœurs privées ou publiques, de vie ou de judicature maritime, d’administration, de politique, dont le souvenir a pu se perpétuer dans un moment quelconque. C’est moins une histoire qu’une revue générale du xviie siècle qui, à certains égards et pour la latitude du plan, rappelle le travail de Barthélemy sur la Grèce. M. Eugène Sue n’a même pas dédaigné les contes traditionnels qui charmaient alors les loisirs du bord, et il nous en a donné plus d’un échantillon. Ainsi l’histoire prodigieuse d’un homme marin habillé en évêque ; ainsi la singulière histoire du roi nègre matelot et compagnon de Ruyter ; ainsi les fabuleuses histoires de Turcs qui circulaient parmi les soldats de l’expédition de Candie ; ainsi tous les contes véridiques et surtout prolixes du brave et naïf Haran Sauret, le fidus Achates de Jean Bart. D’autres fois ce sont des tableaux d’intérieur, comme la maisonnette de Ruyter, la famille de Jean de Witt, l’auberge du Cochon gras, la description de l’hôtel de Colbert d’après un inventaire fait après sa mort, etc.

À côté de ces détails qui semblent avoir un but amusant, au moins autant qu’instructif, viennent des documens sérieux et d’un haut intérêt. Dans ce nombre il faut ranger le mémoire où sont exposés les principes de Colbert sur la marine. C’est là une de ces pièces qui entrent comme un lot des plus précieux dans l’héritage qu’un siècle lègue aux siècles qui le suivent. C’est, pour ainsi dire, l’ame de Colbert ministre ; c’est l’esprit de son administration résumé en quelques pages. Il y a, nous le concevons très bien, non seulement une sorte de piété historique à exposer au grand jour un travail de ce genre, mais encore une utilité pratique et de tous les temps. Ces Principes de Colbert sont complétés par un tableau de son administration, avant même qu’elle eût eu le temps de répandre toutes les sources de richesse et de prospérité qu’elle avait ouvertes. Dès 1664, la marine marchande se composait de deux mille trois cent soixante-huit vaisseaux, jaugeant depuis 10 jusqu’à 400 tonneaux. Ce résultat, il est vrai, a été dépassé de beaucoup depuis lors, car, d’après un tableau mis en regard du premier, le commerce français avait en mer, en 1833, quinze cent vingt-cinq bâtimens, jaugeant ensemble 647,107 tonneaux. Mais il faut tenir compte des progrès amenés par le temps et les circonstances, et se souvenir que Colbert avait eu presque tout à créer. Les forces de la marine militaire allaient, en 1666, à trente-quatre vaisseaux de guerre, portant 11,770 hommes d’équipage et 1640 canons, sans compter douze vaisseaux de premier rang qui étaient alors en construction, les brûlots et les galères. Six ans plus tard, la flotte qui figura à la bataille de South-Wood-Bay comptait à elle seule trente vaisseaux, portant 1694 canons et 10,170 hommes d’équipage, cinq frégates et huit brûlots. À la mort de Colbert, en 1683, la France possédait deux cent soixante bâtimens de guerre ; à la mort de Louis XIV, en 1715, il lui en restait vingt-trois, plus dix-sept galères.

Le second volume est plus militaire que le premier. Il contient l’expédition de Candie en 1669, et la guerre de Hollande en 1672. La diplomatie n’y figure que pour les intrigues qui s’agitèrent autour de deux chapeaux de cardinal, entre le duc d’Albret, neveu de Turenne, et César d’Estrées, évêque de Laon, intrigues d’où M. Eugène Sue fait sortir la guerre de Candie, et pour le fameux voyage de Madame en Angleterre. Sur ce dernier sujet, l’auteur de l’Histoire de la Marine sous Louis XIV rapporte une lettre de M. Colbert de Croissy, ambassadeur en Angleterre, d’où il résulterait que le célèbre duc de Buckingham, dont la galanterie et la passion pour Madame sont connues, fut, dans des vues toutes personnelles, le premier instigateur de ce voyage, dont le retentissement politique fut si solennel, si emphatique et si prolongé.

L’expédition de Candie, qui n’eut pour résultat qu’une perte inutile d’hommes, d’argent et de vaisseaux, avait occupé 7000 et quelques cents hommes de troupes de terre, dont il revint environ 1500, vingt vaisseaux montés par 4844 hommes d’équipage et portant 914 canons, treize galères et trois galiotes à rames, portant 1467 soldats et 4822 forçats. Cette adjonction des galères aux autres forces de terre ou de mer a fourni à M. Eugène Sue l’occasion d’entrer dans quelques détails sur la construction et la figure de ce genre de bâtimens, sur le mode particulier de navigation, sur la discipline, sur les fonctions maritimes et stratégiques qui leur étaient propres ; sur leur armement, sur leurs manœuvres et leur vocabulaire ; en un mot, sur toutes les circonstances caractéristiques qui leur créaient une existence et une physionomie à part dans la marine. Ces notions sur un instrument de guerre et de navigation qui se distinguait de tous les autres par des différences si tranchées, sont précieuses aujourd’hui surtout qu’il est plus que jamais aboli et remplacé, pour le bien du service autant que pour celui de l’humanité, par les bâtimens à vapeur. Un mémoire ex professo, inséré dans un des volumes suivans, vient compléter les explications sommaires de M. Eugène Sue et forme une monographie complète.

Le voyage de Madame en Angleterre, son retour et sa mort, n’ayant qu’un rapport fort indirect avec l’histoire de la marine, sont au nombre des circonstances sur lesquelles l’auteur aurait pu passer, ou du moins s’étendre beaucoup moins qu’il ne l’a fait. Mais nous avons vu qu’il se prenait d’un amour aveugle pour tous les matériaux de son travail. Il ne peut glisser sur rien. Il s’attache à tout ce qu’il a saisi et ne lâche prise que lorsque la matière vient à lui manquer. Aussi son histoire serpente-t-elle en de nombreux détours. Au lieu de rester patiemment à bord de ses vaisseaux ou du moins dans les ports et à vue de ses pavillons, il vient souvent à Versailles, et souvent sans congé, sous prétexte de voir ce qui s’y prépare pour la marine ; et s’il trouve Versailles occupé d’autre chose, il suit le flot, et oublie volontiers qu’il s’écarte de son but, et qu’il aura de la peine à en retrouver le chemin. Si ces excursions hors du domaine de son sujet lui valent de temps en temps quelques bonnes fortunes, elles l’engagent parfois dans des écueils où l’on a regret de le voir se jeter à plaisir. Ainsi, en suivant Madame depuis son départ pour l’Angleterre, et même depuis son arrivée en France jusqu’à la pompe suprême et au caveau funèbre, il en vient à se trouver face à face avec Bossuet, qu’il traite avec une irrévérence qui n’ajoute rien à la force de ses raisons, et qui est le ton de l’injure plutôt que celui de la vérité. L’auteur des Oraisons funèbres a dit fort innocemment dans celle de Madame que, dans son voyage en Angleterre, « elle allait s’acquérir deux puissans royaumes par des moyens agréables. » M. Eugène Sue, qui a appris par la lettre de Colbert de Croissy que les pompes de ce voyage couvraient une intrigue d’amour, et qui sait que Madame laissa, en Angleterre, une de ses filles d’honneur, Mlle de Kéroualle, dans les bras du roi son frère, considérant les termes de Bossuet comme une allusion, sans doute involontaire, ajoute-t-il, à ces épisodes scandaleux, y voit un euphémisme qui, par le fait, souille à la fois et la sainteté de la chaire et le caractère du grand orateur chrétien. Mais si cette allusion était involontaire, pourquoi en faire scandale ? Pourquoi en faire le texte d’une accusation outrageuse en elle-même, et plus outrageuse encore dans les termes ? Pourquoi, puisque l’on en sait plus long que Bossuet, ne pas le laisser jouir en paix du bénéfice d’une ignorance qui, au surplus, n’a rien que d’honorable dans sa position ? Il répugne de croire que cet homme, ne fût-il qu’un courtisan, s’il eût pu penser que ses paroles prêteraient à de semblables interprétations, eût osé féliciter en pleine cour la femme de Monsieur, la belle-sœur du roi, sur l’art avec lequel elle aurait rempli un office qu’il n’est pas permis de qualifier, et que la langue de Rabelais ou de Régnier oserait seule désigner par son nom propre. Il répugne même de croire que cette corruption fût au nombre des ressorts que faisait jouer Madame pour mener à bonne fin la négociation qui lui était confiée. Son seul tort aura été de laisser faire ce qu’elle ne pouvait empêcher, ce qu’elle n’aura peut être su que lorsqu’il était trop tard ; mais qu’elle ait spéculé sur cette ignominie, c’est ce que nul n’a le droit d’avancer, si le fait n’est démontré par des preuves formelles, authentiques et irrécusables. Les termes de Bossuet s’expliquent très bien d’ailleurs dans le sens le plus pur et le plus digne, par l’idée que l’on a des agrémens d’un sexe qui n’est pas celui d’où sortent habituellement les négociateurs, par les agrémens personnels de Madame, et par la tendresse bien connue que le roi Charles II, son frère, avait pour elle ; tous moyens d’influence qui, pour être agréables, n’en sont pas moins compatibles avec une conduite honorable et à l’abri de toute insinuation maligne. Quant aux faiblesses, même de Madame, que M. Eugène Sue appelle des faits universellement connus ou pénétrés à cette époque, c’est ce que Bossuet n’avait pas à vérifier. C’est ce qu’un prêtre, un orateur chrétien pouvait et même devait ignorer ou couvrir du manteau de la charité, tant qu’il n’en trouvait d’autre garant que des bruits et peut-être des médisances de cour ; car voilà ce qu’étaient pour Bossuet des faits qui peuvent bien être de l’histoire avérée pour nous.

La guerre de Hollande, les pièces relatives à la bataille de South-Wood-Bay, où la flotte française n’apporta qu’une coopération fort équivoque, et enfin la mort si horrible et si triste des frères de Witt, complètent ce second volume.

Nous entrons maintenant dans la période la plus brillante peut-être de nos fastes maritimes. Le 7 juin 1673, jour anniversaire de la bataille de South-Wood-Bay, la flotte française se lave vaillamment des soupçons auxquels la politique de Louis XIV l’avait mise en butte un an auparavant. Deux mois après, la même politique lui ravit encore une bonne part de l’honneur qui devait lui revenir dans une nouvelle rencontre des forces combinées de France et d’Angleterre contre celles de Hollande, commandées par Ruyter. Mais l’expédition de Messine devait bientôt la mettre à même de conquérir la place qui lui appartenait parmi les puissances maritimes de l’Europe. Par suite de la haine jalouse qu’elle nourrissait contre Palerme, sa rivale, Messine, souvent agitée, secoua tout-à-fait, en 1674, le joug de l’Espagne, et se mit sous la protection de Louis XIV, qui soutenait alors la guerre contre cette puissance. Louis XIV s’empressa d’accorder des secours aux Messinois révoltés contre ses ennemis, et bientôt la ville s’étant donnée tout-à-fait à la France, M. de Vivonne, général des galères, y fut envoyé comme vice-roi. Tout le poids de cette guerre fut supporté par la marine, et tout l’honneur lui en revient ; car la mauvaise volonté de Louvois et l’incurie du vice-roi, plongé dans les sensualités où l’ensevelissait son goût pour la bonne chère, le jeu et les femmes, ainsi que la confiance qu’il avait dans l’influence de Mme de Montespan, sa sœur, ayant empêché la domination française de s’étendre au-delà des murs de la ville et de gagner l’intérieur du pays, ne laissaient rien à faire aux troupes de terre, et exigeaient, au contraire, que les vaisseaux fussent toujours en campagne, soit pour pourvoir aux approvisionnemens, soit pour repousser les secours qu’apportaient les flottes ennemies. Ce fut M. de Valbelle, brave officier et spirituel écrivain, qui ouvrit la campagne.

Le 3 janvier 1675, avec six vaisseaux chargés de renforts et d’avitaillemens, il force le passage du Phare, défendu par une flotte espagnole forte de vingt-trois vaisseaux et dix-neuf galères, et soutenue par le canon des forts qui protégeaient la côte. Un mois après, Vivonne, venant prendre possession de la vice-royauté, met en fuite, avec huit vaisseaux, la flotte espagnole, qui, ses galères comprises, en comptait quarante. Puis Tourville, avec un seul vaisseau et un brûlot, va incendier le port et la ville de Reggio, malgré la vive résistance du fort, qui est lui-même détruit en partie par une explosion. Puis, c’est encore Tourville qui prend Agosta, une des places les plus importantes de la Sicile, et cela en quelques minutes, pour ainsi dire, « dans des lieux où, selon ses propres paroles, des Français eussent tenu trois mois. Je ne vous conterai pas, dit-il encore ailleurs, les particularités d’une aventure dont la fortune mérite toute la gloire. J’aurais intérêt qu’il n’en fût pas ainsi, puisque personne ne partage avec moi la gloire d’avoir pris le fort d’Avolas, qui est la première, la plus forte et la plus importante des cinq forteresses, et que c’est cette prise qui a donné le branle à tout le reste. Mais les Espagnols y ont plus contribué ni que moi, ni que personne ; et sans leur négligence et leur lâcheté, ils seraient encore maîtres de ce poste, qui est plus important qu’on ne saurait se l’imaginer. J’avoue que la manière brusque dont on les attaqua mérite des louanges, et que ce fut en partie ce qui étonna les ennemis ; mais enfin, si des Français avaient fait la même chose, ils seraient déshonorés, et ils mériteraient d’être punis. » Après Tourville, c’est d’Almeiras qui, à la vue de tout Messine, avec dix vaisseaux et brûlots, donne la chasse aux Espagnols, qui n’osent accepter le combat avec quinze vaisseaux, trois brûlots et neuf galères.

Mais ces faits d’armes ne sont qu’un prélude, et ne peuvent guère compter que comme des escarmouches auprès de ce qui va suivre. Bientôt Ruyter et Duquesne, les deux plus grands hommes de mer de l’époque, vont se trouver en présence, et de grandes armées navales vont se disputer la prépondérance. Le 17 décembre 1675, Duquesne part de Toulon. Ruyter, qui cherchait à se joindre avec la flotte espagnole, avait passé le détroit de Gibraltar, et croisait sur la route que devait suivre la flotte française. Interrogé par un capitaine de vaisseau anglais qui le rencontre, et qui lui demande ce qu’il fait dans ces mers, il répond : « J’attends le brave Duquesne. » Le 7 janvier 1676, le brave Duquesne présente la bataille à Ruyter. Le premier avait vingt vaisseaux et six brûlots ; le second, douze grands vaisseaux, douze médiocres, quatre brûlots, deux flûtes et neuf galères, selon la relation de Valbelle, qui était présent au combat ; dix-huit vaisseaux, huit brûlots, une flûte et deux pataches d’avis au compte de M. Eugène Sue, qui ne paraît pas avoir remarqué cette discordance avec Valbelle, et qui, par suite, ne songe pas à citer ses autorités. Pendant plus de vingt-quatre heures, les deux flottes se suivirent et s’observèrent. Enfin, la bataille s’engagea le 8 à neuf heures du matin, et ne finit qu’à minuit. Le résultat en fut tout à notre avantage, car la flotte française exécuta de point en point tout ce que les efforts de l’ennemi avaient pour objet d’empêcher, c’est-à-dire qu’elle opéra sa jonction avec d’Almeiras, le même dont nous avons parlé tout à l’heure, et qui périt plus tard dans le combat qui coûta la vie à Ruyter, et qu’elle fit entrer intacts dans Messine tous les secours qu’elle était chargée de lui porter.

Le 22 avril 1676, fut livrée la bataille d’Agosta, bataille doublement fatale à la Hollande, puisqu’elle y perdit Ruyter, sans aucune compensation qui pût atténuer pour elle une pareille perte, car l’issue en fut encore favorable aux Français. Le combat, commencé dans l’après-midi, ne dura pas six heures. Les Français et les Hollandais y firent assaut de résolution et d’intrépidité, « et s’attaquèrent avec tant de furie, dit une biographie de Ruyter, qu’il semblait que, par une si prompte expédition, on voulait gagner le temps qui allait bientôt manquer par la prochaine fin du jour. » Les Espagnols, alliés des Hollandais, s’y montrèrent aussi mous et lâches qu’ils avaient été fanfarons. Cependant leurs galères s’y conduisirent bien, et sauvèrent d’une ruine complète les débris de la flotte hollandaise, horriblement maltraitée. Mais la perte la plus irréparable fut celle de Ruyter, cet homme également hors de ligne et par le caractère et par le génie ; simple comme l’antique, grand comme l’épopée. La flotte hollandaise, remise en état, s’en ressentit cruellement, peu de jours après, devant Palerme. Le 2 juin, sur un plan d’attaque proposé par Tourville et accepté par Vivonne, l’armée française, forte de vingt-huit vaisseaux, de neuf brûlots et vingt-cinq galères, combattit sous le canon de Palerme les flottes alliées, composées de vingt-sept vaisseaux quatre brûlots, dix-neuf galères, et en anéantit complètement près de la moitié. Le contre-amiral de Haan, qui avait succédé à Ruyter, y fut tué, ainsi que don Diégo de Ibarra, général de l’armée d’Espagne, et trois mille hommes sous leurs ordres.

Ainsi, dans trois grandes batailles consécutives, celles d’Alicur, d’Agosta et de Palerme, la marine française, qui ne faisait encore que de naître, avait humilié et presque écrasé la plus redoutable puissance maritime de ce temps, fortifiée de l’alliance de l’Espagne, et commandée par le plus grand homme de mer qui peut-être ait jamais été. Cela fut l’ouvrage de cinq mois. Les quelques succès que l’on put obtenir encore en Sicile ne comptent plus auprès de ceux-là, et l’on peut dire que c’est par là que se termine la guerre dans ces parages. L’occupation de Messine était fort onéreuse et fort traversée par Louvois ; la retraite fut résolue, et, après avoir joué indignement les Messinois pour colorer le départ des Français d’un prétexte plausible et emmener jusqu’aux malades sans exciter de soupçons, on abandonna les malheureux habitans d’un pays déjà ruiné par plusieurs années de guerres, de concussions et de misère, aux vengeances sanglantes des Espagnols.

Toute cette période, si glorieuse pour notre marine et si importante dans son histoire, est traitée avec de grands détails par M. Eugène Sue, et occupe à elle seule, presque tout un volume. C’est ici surtout que les pièces originales qu’il cite ont un vif intérêt poétique et historique, car rien n’est curieux comme de voir des hommes tels que Tourville, Valbelle, Coëtlogon, Duquesne, Ruyter, parler d’eux-mêmes ou les uns des autres, et répandre, dans le récit de l’action, cette ame qui a imprimé toute sa grandeur et toute sa force à l’action même.

Dans l’Atlantique, après de vigoureux débuts à Cayenne et à Tabago, M. d’Estrées, par excès de présomption et insuffisance de talens et de connaissances comme homme de mer, alla perdre ses vaisseaux sur les récifs de l’île d’Avès, ce qui le réduisit à l’inaction jusqu’à la paix de Nimègue, c’est-à-dire pendant un peu plus d’un an.

Ce volume, outre les lettres et les rapports concernant le service ou les expéditions maritimes, contient une note sur les cadeaux qui ont été distribués par Louis XIV à la cour d’Angleterre, depuis 1672 jusqu’en 1682. On sait que Louis XIV avait organisé en Angleterre un admirable système de corruption, qui commençait par le roi, et enlaçait, dans la chambre des communes, non pas les bancs du gouvernement, mais l’opposition, en sorte que, lorsque le malheureux Charles II, fatigué de son assujettissement et humilié de se voir traité par son frère de France comme un homme qui est bien payé et qui doit servir en conséquence, manifestait quelque velléité d’indépendance, une opposition gagée comme lui paralysait tous ses efforts par des refus de subsides ou de tout autre concours, et le rejetait plus que jamais pieds et poings liés dans les entraves dont il voulait s’affranchir. Ainsi, quelles que fussent les oscillations de la bascule politique en Angleterre, Louis XIV pesant toujours de tout le poids de son or sur l’une ou l’autre des deux extrémités, l’indépendance, l’honneur et l’intérêt du pays demeuraient fixés sous ses pieds sans pouvoir jamais se relever. La Monnaie de France se fatigua à frapper des écus pour lester et affermir ces intraitables vertus parlementaires de l’opposition anglaise. Mais il s’agit ici d’une corruption moins brutale et même élégante. Ce n’est plus de l’argent compté à des salariés, ce sont des écrins, des joyaux de prix, des boîtes, des portraits enrichis de diamans, distribués comme des marques flatteuses de considération, et dont la valeur intrinsèque, quoique toujours élevée, semble n’être qu’un accessoire. Soixante-deux présens de ce genre sont mentionnés dans la partie du manuscrit qu’a reproduite M. Eugène Sue, et montent à la somme totale de 554,448 livres. Cette liste est assez curieuse en ce que, indépendamment du fait de corruption qu’elle atteste, elle est en quelque sorte un spécimen de la valeur relative attribuée à chacune des parties prenantes, sur une échelle de comparaison qui va de 600 livres à 52,000. Ce dernier chiffre, le plus élevé de tous, est celui de la duchesse de Portsmouth, cette même Louise de Kéroualle dont nous avons déjà parlé, et que le roi Charles avait prise à Madame pour en faire sa maîtresse. La même duchesse y figure encore pour une autre paire de pendans de diamans de 48,000 livres. Puis vient le duc de Monmouth, fils naturel de Charles, pour une épée de 38,890 livres ; puis la duchesse d’York, belle-sœur du même roi Charles, pour une boîte à portrait de 33,000 livres ; puis Buckingham, ministre et favori, également pour une boîte de 28,000 livres ; puis enfin, et à diverses reprises, le comte de Sunderland, ambassadeur d’Angleterre, ou sa femme, ou d’autres agens diplomatiques, pour des valeurs de 10 à 20,000 livres, et ainsi en descendant toujours jusqu’à la limite que nous avons indiquée. On voit que la duchesse de Portsmouth, à en juger par l’importance des cadeaux qui lui ont été faits, est comptée à elle seule pour près d’un cinquième de la valeur totale et de l’influence que représentaient dans les hautes régions politiques les noms auxquels le sien est associé dans ce tableau. Aussi, lorsque les susceptibilités du patriotisme éminemment chatouilleux et désintéressé de l’opposition, venant à bout de se communiquer à toute l’assemblée et de lui faire rejeter les demandes de subsides que lui adressait Charles II, remettaient ce malheureux roi à la merci de Louis XIV, sa belle maîtresse lui chantait cette chanson qu’elle avait composée elle-même en anglais

Vous avez Louis, vous avez Louise,
Beauté de France, or de France, vins de France ;
Buvez, faites l’amour, dépensez votre or,
Et moquez-vous de ces babillards.


Et le bon Charles II suivait la chanson, et le pays décernait sans doute des couronnes civiques à l’opposition pour l’indépendance, la vigueur et la dignité qu’elle apportait dans la défense de ses intérêts.

Dans les intervalles de repos que la paix amenait entre les guerres qui agitèrent le règne de Louis XIV, nos flottes ne restaient pas entièrement oisives. On les employait à des expéditions contre les Barbaresques ; expéditions productives et qui comblaient en partie les vides qu’avaient pu faire dans le trésor celles qui les avaient précédées. Amenées par l’ordre chronologique, quelques-unes de ces expéditions remplissent, avec le bombardement de Gênes, dans l’ouvrage de M. Eugène Sue, l’espace compris entre la paix de Nimègue et la guerre qui suivit la révolution anglaise de 1688. Elles furent signalées surtout par une invention nouvelle, celle des galiotes à bombes, dont le premier essai fut appliqué par l’inventeur lui-même, Renau d’Éliçagaray, au bombardement d’Alger. Pendant que j’en suis à cette partie de l’Histoire de la Marine sous Louis XIV, je ne dois pas oublier un mémoire contenant l’énumération des prises faites par Jean Bart, d’abord à cause de l’intérêt biographique de ce mémoire en lui-même, et puis parce qu’il a fourni à M. Eugène Sue l’occasion de reproduire un Traité sur les Prises, dont l’auteur, M. de Valincourt, secrétaire-général de la marine, fut chargé de diriger l’éducation maritime du comte de Toulouse, bâtard de Louis XIV et amiral de France, à qui le traité est destiné. Ce travail, rédigé par un homme de beaucoup de savoir, de jugement, et d’une portée de vues aussi élevée que lucide, est un document d’une haute importance historique, et probablement même encore pratique en matière de droit maritime. On ne saurait rien faire d’aussi précis et d’aussi complet en même temps.

La guerre qui reprit après la révolution de 1688, vint rouvrir une carrière plus vaste au courage et au génie de nos marins. Le combat livré dans la baie de Bantry par Chateaurenault, et surtout la bataille de Beveziers, où Tourville commandait une flotte de soixante-dix voiles, la plus forte que la France eût jamais rangée en bataille, montrèrent notre marine plus puissante que jamais.

Pendant les années 1690 et 1691, les campagnes de Tourville dans l’Océan et de d’Estrées dans la Méditerranée n’amènent pas de grands résultats. En 1692, Tourville, aigri par les calomnies et les injustices, forcé d’ailleurs par des instructions positives, engage, avec quarante-quatre vaisseaux et treize brûlots, contre cent trente-six vaisseaux, brûlots ou frégates, cette mémorable bataille de La Hogue, qui porta à la marine française un coup dont elle ne se releva pas. Tout ce que purent faire le courage à toute épreuve et la science consommée de Tourville, ce fut d’en sauver quelques débris. Deux ans après, il fallut fondre ensemble les escadres de Levant et de Ponant pour former une flotte de cinquante vaisseaux, sept frégates et autant de brûlots, qui obtinrent, contre un ennemi beaucoup plus fort, un stérile avantage à la bataille de Malaga. La marine royale était réduite à rien, et l’épuisement des finances ne permettait pas de la rétablir. On eut recours aux expédiens. Le gouvernement excitait les particuliers à faire la course et entrait de compte à demi dans leurs expéditions, en leur prêtant soit des hommes, soit des vaisseaux qu’un état de désorganisation complète laissait dépérir dans ses mains. Mais cela même acheva de ruiner l’esprit militaire et la discipline. Ce fut néanmoins avec ces élémens ingrats que Duguay-Trouin trouva moyen, sinon de relever la marine de son abaissement, du moins d’en tirer encore de quoi illustrer le nom qu’il portait, et lui donner un éclat que nul autre n’efface. C’est à Duguay-Trouin que reviennent les honneurs d’une bonne partie du cinquième volume de l’Histoire de la Marine, et c’est lui qui clot la liste des grands hommes de mer qu’a produits le siècle de Louis XIV. Deux mémoires, contenant les principes de MM. Louis et Jérôme de Pont-Chartrain, complètent, avec ceux de Colbert et de Seignelay, insérés dans les précédens volumes, une sorte d’histoire de l’administration de la marine pendant le demi-siècle que remplissent les ministères successifs de ces quatre hommes d’état. L’ouvrage est terminé par un dernier mémoire que Colbert fit rédiger en 1670, et qui embrasse tout le régime de la marine en Angleterre et en Hollande, depuis les arsenaux et la construction des vaisseaux jusqu’à l’organisation intérieure du personnel des bâtimens.

Si l’on ajoute à la masse de documens dont nous venons de passer une revue rapide les résumés biographiques que M. Eugène Sue ne manque jamais de présenter sur les principaux personnages introduits dans son histoire, et qui composent une galerie de portraits dont plusieurs sont finement touchés, on pourra se faire une idée des fondemens qu’il a donnés à l’intérêt de son travail, et notre analyse aura présenté à peu près tout ce qui a trait directement à la marine dans cet ouvrage. Toutefois il en reste encore une partie fort considérable que nous avons laissée intacte jusqu’ici, pour éviter de tomber dans la confusion en suivant plusieurs idées à la fois dans un espace trop resserré pour permettre d’en étendre et d’en détacher convenablement aucune. C’est toute la partie systématique où il a franchi les limites propres de son sujet pour s’établir sur le terrain des faits et des considérations qui appartiennent à l’histoire générale. Cette seconde partie peut être appelée la pensée de cet ouvrage, comme l’autre en est le corps. L’Histoire de la Marine sous Louis XIV n’a été en effet qu’un canevas où M. Eugène Sue a voulu dessiner tout un système d’interprétation historique, et la matière manquant presque toujours dans le cadre tout spécial qu’il s’était choisi, il a dû le déborder à chaque instant pour tailler en plein dans l’histoire. La pensée-mère de l’ouvrage est donc en quelque sorte en dehors de l’ouvrage même, et dans les superfétations.

Les romans de M. Eugène Sue sont bien connus ; on sait qu’ils pivotent uniformément sur cette pensée que le faible est ici-bas livré, pieds et poings liés, à l’oppression du fort. La lutte de l’oppresseur et de l’opprimé, ou plutôt l’immolation continuelle et impitoyable de celui-ci par celui-là, telle est la thèse autour de laquelle se nouent habituellement les fables dramatiques de l’auteur de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Ven. Une pareille thèse, ainsi posée comme un principe absolu au-delà duquel il n’y a rien, et contre lequel on ne peut rien, est l’expression d’un fatalisme pessimiste qui a été l’objet de justes critiques. Mais comme de légitimes encouragemens de toute nature ne manquaient pas d’ailleurs au romancier, l’importance du thème qu’il avait choisi grandissait à ses yeux dans la mesure du succès qu’il obtenait : il s’y est donc obstiné de plus en plus, et, pour en finir avec les critiques, il en est venu à leur dire : « Vous récusez l’autorité de mes fictions, je vais vous convaincre par l’autorité de l’histoire. »

Considéré en lui-même, l’axiome de M. Eugène Sue exprime une pensée qui, outre qu’elle est désolante, a, de plus, l’inconvénient d’être parfaitement stérile. Il importe peu à un homme d’être averti que, s’il est relativement faible, il sera inévitablement écrasé, si on ne lui fournit pas en même temps les moyens de corriger sa faiblesse, ou de la faire échapper aux atteintes du plus fort. On peut insister auprès d’un condamné sur cette idée de la mort qui va s’emparer de lui, mais à la condition que ce sera pour lui inspirer le désir et lui donner le pouvoir de se sauver : autrement à quoi bon cette cruelle rhétorique ?

Au point de vue littéraire, comme toute action dramatique n’est précisément que le tableau d’une lutte engagée entre des forces plus ou moins inégales, dont l’une doit nécessairement finir par succomber au dénouement, le principe préconisé par M. Eugène Sue avait du moins cela de bon que, s’il est totalement infécond de lui-même, il ne contrariait rien et s’adaptait sans violence à toutes les combinaisons imaginables que comporte la mise en œuvre d’une idée dramatique. Il n’est pas une tragédie, pas un drame, pas un roman d’où l’on ne puisse, si l’on y trouve quelque utilité ou quelque plaisir, tirer par avance cette conclusion que, de deux individus en lutte, c’est le plus faible qui devait être foulé par le plus fort, ou que, de deux passions qui se combattent dans le même homme, c’est la plus forte qui devait étouffer l’autre, ce qui revient à la formule de M. Eugène Sue : Heur au fort, malheur au faible.

Mais l’histoire n’est pas si accommodante. L’histoire vivante et en action, l’histoire considérée dans les faits eux-mêmes et non comme récit de ces faits ! c’est bien aussi la lutte ; lutte des peuples contre les peuples, des peuples contre les gouvernans, lutte des philosophies contre les religions ou des philosophies entre elles, lutte des religions contre les hérésies ou des religions entre elles ; en un mot, ici, lutte des ambitions contre les ambitions ; plus loin, lutte des idées contre les idées ; partout et toujours, lutte des intérêts contre les intérêts, des passions contre les passions : voilà le fond de l’histoire. Le principe de toute nationalité, de tout esprit de corps ou de caste, ou, en termes plus généraux, de toute association de forces, c’est la lutte. Toutes les lois humaines, tous les traités existent en prévision ou en conséquence d’un conflit. Or, toute lutte implique un vainqueur et un vaincu, et le vainqueur est un homme investi de certains avantages dont le vaincu est dépouillé à son profit. Si c’est là tout ce que M. Eugène Sue a voulu dire, il a pris, en écrivant une histoire tout exprès pour le démontrer, une peine bien inutile, car cela ressort de toutes les histoires. La société, s’étant organisée pour la lutte, s’est divisée d’elle-même, par avance, en deux catégories, dont l’une se recrute des plus forts et l’autre des plus faibles. Et il est impossible que les plus faibles ne perdent pas ce que les autres gagnent, comme il est impossible que les autres ne gagnent pas quelque chose, puisqu’ils sont les plus forts, et qu’ils n’ont pu consentir à engager et à dépenser une partie de leurs forces dans la lutte, qu’en vue des bénéfices qui sont le prix de la victoire. L’histoire n’a rien à gagner à cette démonstration, qui, du reste, ne constitue pas une vérité ni un axiome, mais ce que les Anglais appellent un truism, c’est-à-dire une vérité vraie, en quelque sorte, au-delà de l’évidence et inutile, parce qu’elle n’éclaire rien et n’aboutit à rien ; une véritable impasse pour la pensée.

Si M. Eugène Sue a voulu établir que le plus fort est toujours cruel et impitoyable à l’égard du plus faible, il a été trop loin. L’histoire sans doute peut lui fournir beaucoup de preuves à l’appui de ce qu’il avance, mais elle lui opposera de non moins nombreux témoignages du contraire. Et, sans descendre aux exemples particuliers, toutes les lois, tous les traités sont des transactions imposées au plus fort comme limites à l’exercice de sa force, et ménagées au plus faible comme stipulation et garantie de la part d’action qui lui reste. Ainsi, dans la première interprétation, la pensée de M. Eugène Sue ne serait pas une pensée ; dans la seconde, sa forme générale et absolue en ferait une pensée fausse ; dans les deux cas, elle est également inféconde et déplorable.

Mais si une idée de ce genre, posée au point de départ, n’entraîne pas des conséquences bien fâcheuses pour un roman, il n’en est pas de même quand on l’adopte comme clé de l’histoire. L’histoire ne peut être expliquée avec des idées fausses, ni avec des idées sans puissance et sans vertu. L’histoire écrite doit donner la solution des faits que lui fournit l’histoire vivante. Or, chaque fait qui se produit dans cette sphère est un résultat très complexe de causes purement humaines, c’est-à-dire inhérentes à la nature même de l’homme ; de causes purement sociales, c’est-à-dire inhérentes aux propriétés virtuelles de la vie collective, et enfin de causes locales, tenant au temps, au lieu, aux circonstances, et apportant, dans leur combinaison avec les causes fixes et universelles, une puissance d’action qui en modifie sensiblement les effets. Il y a donc toute une échelle de problèmes généraux sur lesquels l’historien doit avoir des solutions arrêtées pour pouvoir aborder l’étude d’une série particulière de problèmes historiques, avec l’espoir fondé de les résoudre à leur tour d’une manière plausible et utile. Une histoire, c’est une philosophie. Or, la solution fondamentale, la philosophie de M. Eugène Sue, comme nous l’avons vue et appréciée, c’est que le plus fort l’emporte toujours sur le plus faible, et que le plus faible doit toujours céder au plus fort, ce qui constitue l’oppression de l’un par l’autre. On ne peut pas pénétrer bien loin dans les profondeurs de l’histoire avec une pareille formule pour flambeau.

Une pareille formule, en effet, supprime d’un seul trait tous les agens dont les sociétés subissent incessamment les influences combinées, et ramène tout à un seul ordre de causes simples, aux causes qui résident dans l’efficacité immédiate et illimitée d’une volonté humaine. Le problème ne se présente plus que sous une forme unique : chercher, dans la foule qui occupe le champ de l’histoire, l’acteur à qui l’on imputera cette terrible qualification du plus fort, et tout expliquer par son bon plaisir. C’est là que M. Eugène Sue a été poussé par une force logique à laquelle il n’a pu, ni d’ailleurs voulu se soustraire. Les plus grandes commotions de ce siècle qui a si bien travaillé et qui a été si décisif pour l’accomplissement des destinées de la France, il les attribue, tantôt à une fantaisie de Louvois qui veut « bien embarrasser Colbert, » tantôt à une irrégularité de quelques lignes remarquées par le roi dans les proportions d’une fenêtre de son château de Trianon, tantôt à d’autres causes de la même valeur. Le son d’une voix, le retentissement d’un pas peut déterminer la chute d’une avalanche, ou précipiter des masses de rochers qui comblent une vallée. S’ensuit-il qu’une syllabe, prononcée par la bouche d’un enfant, ou la pression de son pied sur la terre ait la vertu de produire une avalanche ou de déraciner des montagnes ? Si la chaleur intérieure de la terre, aidée de la chaleur renaissante du soleil, n’avait détruit toutes les adhérences de la neige avec le sol ; si le travail des siècles, aidé de l’action des eaux ou de tout autre agent, n’avait ruiné les bases de la montagne, ni la montagne, ni l’avalanche ne se seraient écroulées. C’est à ces causes puissantes qu’il faut attribuer l’évènement, et non à la cause occasionnelle, qui n’a fait que hâter ce qui aurait trouvé un tout autre moyen de se produire, si elle n’était pas intervenue, et qui eût intervenu vainement, si les autres causes n’eussent fait à elles seules tout ce qui rend son intervention efficace. S’il en était autrement, où seraient les lois de la nature ?

L’existence des peuples a aussi ses lois, et procéder ainsi que le fait M. Eugène Sue, c’est les méconnaître. Ce n’est pas là écrire l’histoire, c’est nier l’histoire, c’est-à-dire la continuité, l’enchaînement et la solidarité des faits ; c’est nier les lois organiques et souveraines qui président aux fonctions et au développement de la vie des peuples, comme aux fonctions et au développement de la vie des individus ; c’est briser le lien qui unit les choses dans une filiation logique et progressive ; c’est substituer à la cohésion d’un tout homogène et compacte un chaos mouvant dont toutes les parties se déplacent et tourbillonnent au gré du moindre vent que souffle cette puissance aveugle, instable et déréglée, qu’on nomme le caprice du plus fort ; c’est abolir tout ce qui s’appelle nation, histoire, ordre, unité. Les peuples ne sont pas une matière brute que les gouvernans pétrissent à leur gré, lui donnant aujourd’hui une forme, un caractère, une fonction ; demain, une autre fonction, une autre forme, un autre caractère. S’il en était autrement, si un peuple n’était pas par lui-même ce qu’il est, mais bien par la volonté d’un roi ou d’un ministre ; s’il n’avait pas en lui sa vie propre, et s’il la recevait un jour des mains du hasard dans une mesure et dans des conditions complètement arbitraires ; si, par conséquent, son moi ne se perpétuait pas dans la conscience toujours survivante de son identité, et dans la persistance de ses besoins, de ses instincts, de ses traditions, de son caractère et des actes qui en sont l’expression permanente, il n’y aurait rien sous ce nom de peuple, car on ne saurait à quel objet saisissable l’appliquer. Et l’histoire ? que deviendrait-elle et que signifierait-elle ? La force logique qui préside à la génération successive des faits étant supprimée, et l’initiative en toute chose appartenant, sans partage, à tous les momens de la durée et sur tous les points de l’espace, à la volonté sans règle et sans frein d’un individu, il n’y a plus de contresens ni d’anachronisme possible, car il n’y a plus de loi. On n’aperçoit plus de raison qui empêche de voir la croisade de Pierre l’Hermite, par exemple, après la révolution française, à la place d’Austerlitz, ou le pape amené captif à Fontainebleau par les gendarmes de Philippe-Auguste. Toute difficulté serait tranchée par cette explication sans réplique : C’est Louvois qui l’a voulu pour bien embarrasser Colbert, ou pour forcer Louis XIV à laisser là la truelle.

Voltaire raconte que l’empereur Charles VI étant mort empoisonné, ou, je crois, étouffé par un champignon, ce champignon changea la face de l’Europe. Se figure-t-on l’édifice laborieux de l’équilibre européen renversé par ce majestueux atlas végétal ? Se figure-t-on les destinées de l’Europe accrochées, par la main de Voltaire, à un champignon ? Quelle dignité, quelle vérité, quelle utilité dans l’histoire comprise et posée de cette manière ! Démosthène disait bien mieux aux Athéniens. Vous demandez si Philippe est mort ? Eh ! qu’importe, puisque, alors même qu’il serait mort, votre folle conduite vous susciterait bientôt un autre Philippe ! Il y a dans ces paroles tout un système d’histoire et de bonne histoire. C’est qu’en effet, tant que les causes réelles et profondes subsistent, les agens intermédiaires, pris individuellement, ont beau périr, ils ne font jamais faute aux évènemens arrivés à maturité, et il n’est pas donné à la disparition d’un homme d’intercepter les effets, quand ils sont étroitement liés au principe même de la vie d’un peuple. Sans doute, il est incontestable qu’un homme de quelque puissance imprime, sur la face des évènemens auxquels il prend part, le cachet de sa personnalité. Mais il n’en peut changer la nature ; il ne peut créer les conditions dans lesquelles il se trouve placé. Il faut qu’il accepte les questions déjà posées et grosses de l’avenir ; il faut qu’il s’aide de la force impulsive du passé ; sinon il s’isole, il abdique sa force à lui, et tout marche sans lui.

En ne cherchant dans le xviie siècle siècle que des luttes où il y a un oppresseur et une victime, et en poursuivant de sa réprobation Louis XIV, comme chargé de ce rôle d’oppresseur, M. Eugène Sue s’est donc montré conséquent avec le principe qui domine ses idées ; mais en s’obstinant à tout expliquer par la seule volonté de cet homme ou de ceux à qui il déléguait son autorité (volonté née le plus souvent des incidens les plus frivoles), il s’est mis bénévolement dans l’impossibilité de comprendre toute la portée des faits. M. Eugène Sue a fait une autre faute. Emporté par sa passion, il a contesté à Louis XIV les qualités qui lui ont fait décerner et maintenir le nom de Grand, et lui ont donné cette force prépondérante qui le dévoue aux attaques dont il le poursuit ; et en cela il a cessé d’être conséquent. Certes Louis XIV a été servi par assez de grands hommes, et l’auteur de l’Histoire de la Marine ne manque pas de les élever bien haut pour rabaisser d’autant leur maître, enflant leur part de qualités et de mérites de tout ce qu’il retranche à la part de celui-ci. Mais si ces généraux, si ces ministres ont tout fait, si leur souverain n’a été dans leurs mains qu’un roi fainéant, qu’un mannequin à signatures, c’est sur eux que doit tomber la responsabilité du mal comme celle du bien ; c’est sur eux que la colère de M. Eugène Sue doit frapper, car ce sont eux qui sont les forts, et non le roi, qui n’est rien. Si au contraire, et ceci est, selon nous, une hypothèse plus voisine de la vérité, si Louis XIV, malgré les fautes et les faiblesses qu’on peut lui reprocher, a réellement tenu la place et rempli le rôle que les anathèmes de M. Eugène Sue lui assignent, quoique les raisonnemens de M. Eugène Sue les lui disputent ; s’il a été le premier par l’autorité de sa pensée comme par l’autorité de son rang ; si le génie de ses ministres s’est inspiré du sien ; s’il a gouverné avec une égale puissance toutes les parties de ce grand tout dont chacun d’eux dirigeait d’une manière si supérieure un détail, il est aussi grand, sinon plus grand qu’eux. M. Eugène Sue doit renoncer à ses raisonnemens ou à ses anathèmes, se résigner à accepter Louis XIV pour un grand roi ou à ne pas le traiter comme tel, c’est-à-dire à ne pas le maltraiter. Il n’est pas juste de faire supporter à un homme les charges d’un titre qu’on lui refuse.

Mais que dire quand on voit ces hommes si grands, si forts, subir, comme des hommes vulgaires, l’ascendant de celui-ci, et prosterner leur gloire devant la sienne ? Que dire quand on voit tout un siècle qui se connaissait en grandes choses, et qui en avait à choisir, s’enivrer de ce nom jusqu’au délire ? D’où venait cet enivrement ? D’où venait cet éblouissement qui frappait les étrangers eux-mêmes et les fascinait, quoiqu’il leur fût plus importun qu’agréable ? Est-ce au seul éclat de la majesté royale qu’il en faut faire honneur ? Mais un seul homme, Richelieu, suffit dans le même siècle, et en face des mêmes générations, pour éteindre complètement Louis XIII, qui régnait sur le même trône. Et Louis XIV, entouré d’une des plus riches constellations de grands hommes qui se soient jamais montrées au monde, n’en est que plus resplendissant, tant leur splendeur vient se confondre dans la sienne. Un homme nul n’entraîne pas ainsi dans son orbite tant de vastes et fermes intelligences. Tant de grands esprits et de grands courages ne s’accordent pas à être petits et lâches sur un même point, en se laissant subjuguer par un être inférieur, en mettant tout ce qu’ils ont de puissance et de génie sous les pieds d’un fétiche imbécile. Et quand ils le voudraient, ils ne le pourraient pas. L’impuissance n’absorbe pas la force ; la lumière ne s’éteint pas au contact des ténèbres.

Ainsi M. Eugène Sue s’est placé logiquement dans la nécessité d’avilir les ministres ou autres agens de Louis XIV, pour avoir voulu les faire trop grands aux dépens de la grandeur de leur maître, ou d’absoudre celui-ci pour l’avoir fait trop petit ; alternative fâcheuse, dont aurait dû le préserver l’étude consciencieuse et minutieuse qu’il a faite de cette époque ; étude trop minutieuse peut-être, car, en perçant à fond les plus minces détails anecdotiques, elle s’y est comme ensevelie et n’a pu remonter au point de vue de l’ensemble, à la perception des causes supérieures qui lient les faits généraux dans un enchaînement rigoureux. C’est là cependant qu’est tout l’enseignement de l’histoire, et le reste importe peu.

Il y a sans doute bien des côtés à reprendre dans la figure de Louis XIV, surtout si l’on veut l’étudier à la loupe. Et ce que nous reprochons à M. Eugène Sue, ce n’est pas de les avoir montrés : c’est d’avoir réduit à cela la figure entière ; c’est de l’avoir épilée en quelque sorte ; c’est d’avoir fait de l’histoire microscopique, et sacrifié au malin plaisir de mettre en vue les taches qui se remarquent sous les plis du manteau d’une grande figure historique, justice, logique et vérité. Louis XIV avait bien tous les défauts qu’il lui impute, mais aussi toutes les qualités qu’il lui conteste. Bien des cellules profondes ont été creusées par de petites passions dans le cœur du grand roi, mais l’ensemble du grand roi est grand.

Si M. Eugène Sue avait voulu se mettre à distance et lever les yeux, il aurait vu que, dans tout l’espace embrassé par son histoire, c’est-à-dire de 1660 à 1715, toute la chaîne des évènemens, bien loin de se briser à chaque instant pour se raccrocher à je ne sais quels hasards d’antichambre ou de petits appartemens, se dévide d’une manière continue autour du même fait capital. Le règne de Louis XIV, dans quelque ordre de faits qu’on le suive, c’est l’avènement, c’est le règne de l’unité. Par un admirable concours de circonstances, toutes les choses alors existantes arrivent à leur point de maturité ; toute force active et jusque-là flottante trouve son point fixe ; tout mouvement se régularise ; en tout l’autorité se révèle et s’établit. En matière de langue, des écrivains modèles déterminent le point de perfection où il est donné à l’idiome d’arriver. En législation, des codes nouveaux règlent les procédures et fixent les droits ambigus. En matière militaire, la discipline s’introduit dans les armées, ainsi que le costume uniforme. L’art de la guerre se régularise également dans ses différentes branches, et la théorie, fondée sur l’autorité de grands exemples, réduit en traités la tactique et les fortifications : l’art devient une science. En administration, tout se classe et se conjugue sur un centre vigoureux, étroitement lié aux extrémités qui reçoivent en un instant les moindres impulsions qu’il leur envoie. Que dirai-je encore ? Quand un mouvement de cette nature et de cette importance se produit dans toutes les régions du corps social, la tête seule va-t-elle échapper à la loi commune ? Cela ne se pouvait pas, et cela n’a pas été.

Le fait qui la domine alors, cela est devenu banal, c’est la victoire de la royauté sur la féodalité. La lutte entre ces deux forces vient expirer au pied du berceau même de Louis XIV, dans les troubles ridicules de la fronde, et elle a pour résultat d’affranchir à jamais le pouvoir royal de la rivalité inquiète et mutine du château-fort. Louis XIV (et ceci est son fait personnel) achève son émancipation en l’affranchissant de la tutelle des premiers ministres, qui semblaient avoir voulu ressusciter la tradition des maires du palais. En 1661, lorsque l’orateur de l’un des corps de l’état, chargé de le complimenter sur la mort de Mazarin, lui fait cette question, qui semblait toute naturelle alors « À qui nous adresserons-nous désormais ? » Il répond tout simplement : « À moi. » C’est ainsi que Louis XIV entre dans son règne et dans l’histoire, et toute sa vie, quoi qu’on en puisse dire, n’est que le développement et la confirmation de cette parole. C’est bien là prendre possession, pour le bien comme pour le mal, de la responsabilité qui s’attache à tous les actes de son règne. C’est bien là dégager nettement la royauté de tout ce qui avait crû autour d’elle et à ses dépens, soit pour l’étouffer, soit pour l’abriter, et niveler le terrain sur lequel elle est assise de manière à ce que, seule, elle s’en détache et le domine. Par là il établit pour la première fois une sorte de régime d’égalité, non pas sans doute l’égalité telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire la suppression de toute distinction sociale, mais égalité en ce sens que, devant le pouvoir royal, tout pouvoir indépendant s’abolit et va se perdre dans la masse disciplinée des forces communes ; en ce sens que, en dehors et au-dessous du droit souverain de la royauté, il n’y a plus que le droit de tous, et que tout se nivelle selon le caprice ou l’intelligence de sa faveur. Après le roi, nul n’est puissant politiquement par soi-même, par la vertu de son droit. Toute puissance vient de lui, et sa puissance à lui n’est que celle de tous, n’est que la somme de toutes les forces nationales qui viennent s’accumuler et se lier dans sa main. La France, ce corps naguère morcelé entre plusieurs volontés et tiraillé par autant d’impulsions divergentes, la France a conquis son unité et s’est élevée entre les nations à la dignité d’une personne, et le symbole de son unité c’est son roi. La royauté qui vient d’abolir dans les autres et d’absorber en elle tous les pouvoirs qui divisaient la France, est pour celle-ci la condition nécessaire et la garantie de son unité. L’unité de la France est pour la royauté la condition nécessaire et la garantie de sa prépondérance souveraine. Il y a donc dès ce moment, entre l’existence de ces deux choses, la nation et son roi, jusqu’à ce que le progrès des temps change la nature de leurs rapports, une union on ne peut plus étroite, une solidarité complète ; ou plutôt il n’y a là qu’une seule chose, qu’un seul corps et qu’une seule ame. Alors Louis XIV peut dire avec justesse : L’état, c’est moi ; car l’état, c’est le faisceau de toutes les activités politiques ou autres de la nation, et ce faisceau, du moment où il se forme, devient justement ce qui s’appelle la royauté. La royauté n’existe que par cette fonction et à ce titre. Cette parole, que l’on a blâmée comme l’expression d’un orgueil démesuré, n’est donc que l’expression exacte, précise et intelligente, d’un fait qui s’était constitué dès l’instant où toutes les forces nationales, éparpillées entre une multitude de souverainetés secondaires, s’étaient concentrées dans une seule main, qui en disposait désormais sans concurrence. Si elle constatait une usurpation insolente, évidemment cette usurpation ne frappait que sur la noblesse féodale, qui, elle aussi, avait pu dire : L’état, c’est moi, et non sur le peuple, qui gagnait à ce nouvel état des choses, au lieu d’y perdre. Le peuple, d’ailleurs, était compris dans ce moi royal, puisque, comme nous l’avons vu, il désignait un faisceau, et que c’était là ce qui lui donnait son poids et sa dignité. C’est là aussi précisément ce dont Louis XIV était si fier.

Mais s’il sentait vivement les satisfactions de vanité attachées aux prérogatives de sa position, il n’en comprenait pas moins les devoirs, et, sur les points capitaux et décisifs, il ne s’isolait pas plus de l’état lorsqu’il fallait en servir les intérêts ou la gloire que lorsqu’il s’agissait d’accroître l’importance et la dignité de sa personne royale. Dès sa jeunesse, la raison politique domine dans son ame et étouffe ou modifie tous ses penchans. Ainsi, pour citer des cas particuliers, seul genre de démonstration dont M. Eugène Sue reconnaisse l’autorité ; ainsi, malgré ses antipathies d’homme et de roi pour le régicide Cromwell, il s’allie avec lui et paie même cette alliance de l’expulsion de la famille de Charles Ier, pour qui la France avait été un asile. Ainsi, en dépit de Mazarin, son mariage avec Marguerite de Savoie, assez avancé pour que les deux contractans eussent été au-devant l’un de l’autre et se fussent charmés mutuellement au point que Marie de Mancini en conçut une jalousie emportée, ce mariage est rompu brusquement et sacrifié à une alliance avec l’Espagne. Ainsi, roi de France et fils aîné de l’église, deux titres dont il porte si haut le culte inviolable, il donne, malgré ses ressentimens, le commandement de ses armées à deux grands généraux, Turenne et Condé, qui l’ont offensé par leurs infidélités envers cette double religion de son ame : l’un, long temps infidèle à la religion de l’église, tous les deux et tour à tour infidèles à la religion de la royauté et du drapeau de la France. Ainsi, tout roi très chrétien et roi dévot qu’il est, il rompt deux fois en visière au pape. Ainsi, il conserve des ministres qu’il n’aime pas et dont il n’est pas aimé ; et lorsqu’ils meurent, il va chercher leurs successeurs où il croit pouvoir le mieux les retrouver eux-mêmes, dans leurs fils.

Assurément, cela annonce des vues, des vues persévérantes et bien suivies. Assurément, il y a là un homme politique, un homme puissant sur lui-même comme sur les autres. Mais cette unité qui caractérise si hautement la période historique que remplit Louis XIV, ce n’est pas seulement dans la France intérieure qu’elle apparaît. Dans la politique extérieure, les faits ne s’enchaînent pas moins bien, et les grandes lignes n’en sont pas moins nettement dessinées. À cette époque, la France a dans l’empire et dans l’Espagne, les deux seules puissances continentales qui fussent en position de lui contester la prééminence en Europe, deux ennemies naturelles dont la jalousie attentait continuellement à son indépendance. Depuis Charles-Quint surtout, se donnant la main l’une à l’autre, elles avaient noué autour de la France une étroite ceinture de frontières hostiles, qui, s’étendant du golfe de Gascogne au golfe de Gênes, et du golfe de Gênes à la mer du Nord par la Savoie, la Franche-Comté, la Lorraine et les Pays-Bas, provinces soumises à leur autorité ou à leur influence, menaçait de l’étouffer en lui fermant le continent européen, ou de la forcer à se jeter tout entière dans l’Océan où elle n’avait pas encore de marine. Dans ces conjonctures, il y avait trois partis à tenter : ou lever le séquestre mis sur la France en forçant les lignes qui l’emprisonnaient, et en la rattachant au reste de l’Europe par des voies libres et plus assurées que jamais ; ou chercher, comme fit autrefois Athènes, son salut dans des murailles de bois, c’est-à-dire en faire une puissance toute maritime, ce à quoi elle ne prêtait guère ; ou bien enfin, et cela était plus complet et plus grand, la pousser vigoureusement et tout d’un coup vers ces deux issues, lui ouvrir à la fois la terre et l’eau. C’est le parti que prit Louis XIV. Assurément, pour amener les longues guerres qui en furent la suite, il n’était pas besoin que Louvois se piquât, tantôt de bien embarrasser Colbert, tantôt de forcer Louis XIV à laisser là la truelle. Le traité des Pyrénées indiquait assez quelles étaient les vues de Louis XIV, quelle serait sa politique, et combien l’Europe comprenait qu’il n’en pouvait pas avoir une autre. Chacun des traités signés par lui après celui-là marque un pas de plus dans cette politique, et le traité d’Utrecht, avec ceux de Bade et de Rastadt qui le complètent, en est la consommation. Tant qu’a duré le règne de Louis XIV, la guerre, bien que suspendue de temps en temps, a toujours été flagrante entre la France et le reste de l’Europe, parce qu’il y avait à cette guerre des motifs où l’existence même de la nation était engagée. M. Eugène Sue, occupé à regarder le visage de Louvois, ne veut pas voir qu’un territoire qui en est venu à être cerné sur tous les points par des puissances qui, depuis deux cents ans et plus, lui font collectivement ou tour à tour une guerre acharnée, est acculé à cette nécessité de dégager à tout prix ses frontières, ou de passer sous le joug ; et, pour avoir méconnu cette grande nécessité qui domine toute l’époque dont il raconte l’histoire, tout ce qu’il rencontre l’irrite et le fourvoie.

En général, comme les jugemens de M. Eugène Sue pèchent toujours par le même côté, et que l’histoire les réfute toujours par les mêmes faits, c’est toujours le même procédé de raisonnement à lui opposer : rattacher à leurs causes véritables les choses qu’il en a séparées, montrer la liaison de ce qu’il isole. Et vraiment, à propos du siècle de Louis XIV, cela n’est pas difficile ; car jamais, en France, idée politique n’a été conduite si long-temps avec un dessein si marqué, une suite si ininterrompue, une prévoyance si étendue et si manifeste. Ce règne est, quant aux relations avec le reste de l’Europe, tout entier en germe dans le traité des Pyrénées, d’où on le voit poindre et se développer avec un progrès continu jusqu’au traité d’Utrecht, son dernier terme ; et au dedans, il est tout entier dans cette parole : L’état, c’est moi. Unité dans le pouvoir à l’intérieur ; à l’extérieur, unité dans les vues et dans l’action, telle est son expression la plus simple et la plus vraie. L’unité, voilà le grand besoin du xviie siècle et le grand travail de Louis XIV. Et c’est parce qu’il a compris avec une admirable précision d’intelligence, dans les petites choses comme dans les grandes, ce besoin de son temps ; parce qu’il a été au degré le plus éminent, par ses vertus et même souvent par ses vices, l’homme de son époque, que celle-ci lui a décerné ce que l’auteur de l’Histoire de la Marine appelle le sobriquet de Grand.

En résumé, on peut distinguer dans l’histoire de M. Eugène Sue deux parties : l’une qui est l’histoire de la marine proprement dite, l’autre qui est tout-à-fait l’histoire de Louis XIV et de son siècle. La première, en l’isolant par la pensée, nous semble un livre très nourri, très substantiel, qui comble une lacune peu honorable dans les fastes de la nation. L’autre n’est ici que pour représenter un système que, pour notre part, nous nous refusons à accepter, et nous estimons assez le travail de M. Eugène Sue pour nous être cru obligé de justifier notre opinion en réfutant les siennes. Cependant ce système a eu cela de bon que, forçant l’auteur à se couvrir toujours de l’autorité d’un témoignage quelconque, il l’a conduit à produire toutes ces pièces où l’on peut suivre dans les détails les principales affaires du temps. Cela sort, nous l’avons dit, des formes habituelles de l’histoire. Mais aujourd’hui que chacun est appelé, sinon à prendre une part directe au gouvernement, du moins à avoir besoin d’en comprendre le mécanisme et les difficultés, une pareille manière de présenter l’histoire offre de grands avantages, et, plus que toute autre, est propre à former des esprits pratiques. Sans doute, il vaudrait mieux que M. Eugène Sue, pour la perfection de son livre, s’en fût tenu strictement aux choses de la marine. Lorsque l’on détache de la masse générale une série particulière de faits pour en faire une histoire spéciale, on ne peut leur conserver l’intérêt spécial qu’on les croit susceptibles de posséder qu’en ayant soin d’écarter ou d’amoindrir, autant que cela se peut, toute question relative à des intérêts d’un ordre plus général et plus élevé. Du moment où, dans une histoire de la marine, Louis XIV avec sa politique et l’immense cortége de questions qui s’y rattachent envahit la scène, la marine, qui n’est qu’un des mille moyens dont dispose cette politique, se classe à son rang et devient une chose secondaire ; elle n’est plus un corps à part, ayant sa vie propre dont on a voulu saisir le mécanisme et le développement, mais un membre dont l’importance se perd dans celle du tout auquel on le montre subordonné. Quoi qu’il en soit, le livre de M. Eugène Sue pourra être compté par la plupart de ses lecteurs au nombre de ceux qui leur auront appris le plus de choses qu’ils ignoraient.


Auguste Bussière.
  1. vol. grand in-8o avec 42 gravures sur acier. Prix : 37 fr. 50 c.. Chez l’éditeur, quai Malaquais, 17.