Histoire de la Commune de 1871 (Lissagaray)/Chapitre 35

CHAPITRE XXXV


« À Versailles, tous les moyens ont été employés pour assurer l’instruction la plus sérieuse, la plus attentive, la plus complète de tous les procès qui ont été jugés… Je tiens donc que les jugements qui ont été rendus ne sont pas seulement en droit, d’après toutes nos lois, inattaquables, mais que, pour la conscience la plus scrupuleuse, ils sont des jugements qui ont dit la vérité. » (Très bien ! Très bien !)
Le garde des sceaux Dufaure. Séance du 18 mai 76

Les Conseils de guerre. — Les supplices. — Bilan des condamnations.

Vingt-six conseils de guerre, vingt-six mitrailleuses judiciaires fonctionnèrent à Versailles, Paris, Vincennes, au Mont-Valérien, à Saint-Cloud, Sèvres, Saint-Germain, Rambouillet jusqu’à Chartres. Dans la composition de ces tribunaux, toutes les apparences de justice, tous les règlements militaires furent méprisés. L’Assemblée ne s’était même pas inquiétée de définir leurs prérogatives. Et ces officiers encore tout chauds de la lutte, et pour qui toute résistance même la plus légitime était un forfait, avaient été lâchés sur leurs adversaires terrassés, sans autre jurisprudence que leur fantaisie, sans autre frein que leur humanité, sans autre connaissance du droit que leur lettre de service. Avec de tels janissaires et un code pénal qui renferme tout dans son élastique obscurité, il n’était pas besoin de lois d’exception pour atteindre Paris tout entier. On vit bientôt les théories les plus extravagantes naître et se propager dans ces cavernes judiciaires ; ainsi la présence sur le lieu du crime constituait la complicité légale ; pour ces magistrats, c’était un dogme.

Au lieu d’établir les conseils de guerre dans les ports, on fit refaire aux prisonniers les douloureuses étapes de la mer à Versailles. Élisée Reclus fut promené dans quatorze prisons. Des pontons, on les conduisait au chemin de fer, à pied, les menottes aux mains ; mais quand ils passaient dans les rues, montrant leurs chaînes, les passants se découvraient.

À l’exception de quelques accusés de marque dont je vais raconter brièvement les procès, la masse des prisonniers fut poussée devant ces tribunaux après une instruction qui ne garantissait même pas toujours leur identité. Trop pauvres pour avoir un défenseur, ces malheureux, sans guides, sans témoins à décharge, — ceux qu’ils appelaient n’osaient venir, craignant d’être arrêtés — ne faisaient qu’apparaître et disparaître devant le tribunal. L’accusation, l’interrogatoire, la sentence se bâclaient en quelques minutes : « Vous vous êtes battu à Issy, à Neuilly ? condamné à la déportation. — Et ma femme, et mes enfants ! » — « À un autre : Vous avez servi dans les bataillons de la Commune ? — Et qui eût nourri les miens quand tout était fermé, l’atelier et l’usine ! — À la déportation. » — « Et vous ?… Arrestation illégale ! Au bagne. » Le 14 octobre, en moins de deux mois, le 1er  et le 2e conseil avaient prononcé plus de 600 condamnations.

Que ne puis-je dresser le martyrologe des milliers qui défilèrent en lignes compactes, gardes, femmes, enfants, vieillards, ambulanciers, médecins, fonctionnaires de cette ville décimée. C’est à vous, innommés, que je donnerais la première place comme vous l’eûtes au travail, aux barricades obscures. Le vrai drame des conseils de guerre n’est pas dans ces séances d’apparat où accusés, tribunal, avocats composèrent leur figure devant le public, mais dans ces salles désertes qui virent seules le malheureux, en face d’un tribunal inexorable comme le chassepot. Combien des humbles défenseurs de la Commune tinrent la tête autrement fière que les chefs, et dont personne ne redira l’héroïsme. Quand on sait les insolences, les injures, l’argumentation grotesque des juges en évidence, on devine de quelles ignominies furent abreuvés dans l’ombre de ces prévôtés soi-disant légales les accusés sans renom. Qui vengera ces hécatombes d’inconnus exécutés dans le silence comme les derniers combattants du Père-Lachaise dans l’obscurité de la nuit.

Les journaux n’ont pas laissé trace de leurs causes ; mais à défaut du nom des victimes, l’histoire connaît celui de quelques juges.

En 1795, après Quiberon, il fallut pour composer les conseils de guerre qui devaient juger les Vendéens menacer de mort les officiers de la République. Et cependant, ces Vendéens avaient, sous les canons, avec des armes anglaises, frappé dans le dos la patrie que les coalisés attaquaient en face. En 1871, les officiers de Bazaine briguèrent l’honneur de juger ce Paris qui avait été le boulevard de l’honneur national. Pendant de longs mois, quinze cent neuf militaires dont 14 généraux, 266 colonels et lieutenants-colonels, 284 commandants furent improvisés présidents, juges et commissaires. Comment choisir dans ce triage de bestialités ? Prendre au hasard quelques présidents, Merlin, Boisdenemetz, Jobey, Delaporte, Dulac, Barthel, Donnat, Aubert, c’est faire injustice à cent autres.

On a vu Merlin et Boisdenemetz. Le colonel Delaporte, vieux chat-tigre, usé, malade, ne revivait qu’après une condamnation à mort. Ce fut lui qui en prononça le plus grand nombre, aidé par le greffier Duplan qui préparait les jugements à l’avance et faisait après coup les faux les plus impudents sur les minutes. Jobey avait, disait-on, perdu son fils dans la lutte contre la Commune. Aussi, comme il se vengeait ! Son petit œil plissé guettait l’angoisse sur la figure du malheureux qu’il condamnait. Tout appel à la justice, au bon sens était pour lui une injure. « Il eût été heureux, disait-il, de faire cuire les avocats avec les accusés, »

Et cependant, combien peu d’avocats faisaient leur devoir. La plupart déclaraient quon ne pouvait décemment assister de tels prévenus. D’autres voulaient qu’on les requit. À part quatre ou cinq exceptions, Dupont de Bussac, Laviolette, Bigot qui mourut à la barre, les défenseurs festinaient avec les officiers. Avocats et commissaires se communiquaient leurs moyens d’attaque et de défense. Les officiers annonçaient d’avance les jugements. L’avocat Riche se vantait d’avoir rédigé le premier acte d’accusation de Rossel. Les avocats nommés d’office ne répondaient pas à l’appel.

Ces juges ignorants, fanfarons de violence, insultant accusés, témoins et avocats, étaient dignement secondés par les commissaires. Grimal vendait aux journaux de filles les papiers des accusés célèbres, et fut plus tard condamné à cinq ans de prison ; Douville, célèbre pour ses réquisitoires implacables, reçut vingt ans de travaux forcés pour faux, vols, escroqueries. Gaveau, niais et furibond, dut être réintégré dans une maison de fous ; Bourboulon visait aux effets oratoires ; Barthélémy, buveur de bière blond et joufflu, faisait des calembours en demandant la tête des accusés ; Charrière, encore capitaine à cinquante ans, disait qu’il avait « fait vœu de cruauté à César » ; Jouesne, célèbre dans l’armée pour sa bêtise, se rachetait par son acharnement. Il n’en fallait pas beaucoup auprès de tels conseils. Les plus intraitables en masses furent le 3e, le 4e, le 6e et le 13e à Saint-Cloud, qui se vantait publiquement de n’acquitter personne.

Tels furent les juges et la justice que la bourgeoisie donna aux prolétaires qu’elle n’avait pas mitraillés. Je voudrais suivre pas à pas ces houzardailles judiciaires, prendre un à un les procès, montrer les lois violées, les règles de procédure les plus élémentaires méprisées, les pièces falsifiées, les témoignages tordus, les accusés condamnés au bagne et à la mort sans l’ombre d’une preuve pour un jury sérieux, le cynisme des cours prévôtales de la Restauration et des commissions mixtes de Décembre accru de la brutalité du soldat qui venge sa caste ; une telle œuvre voudrait un long travail technique. Je n’indiquerai que les lignes principales. D’ailleurs ces jugements ne sont-ils pas jugés ?

Versailles demande à la Suisse l’extradition du gouverneur de l’École Militaire Razoua et, à la Hongrie, celle du délégué au Commerce Frankel, tous les deux condamnés à mort pour assassinat et incendie. Ils sont arrêtés et traduits devant les tribunaux de Genève et de Pesth. La Suisse et la Hongrie sont prêtes à les livrer si le Gouvernement versaillais fournit la preuve légale qu’ils ont commis les assassinats et les incendies dont on les accuse. Ces deux pays ne soulèvent aucune objection au point de vue politique et admettent que les condamnés l’ont été, pour crimes de droit commun. Pour Frankel, Jules Favre se borne à produire l’arrêt du conseil de guerre et ne peut y joindre « aucune trace de fondement, aucune déposition précise, aucune attestation établissant la culpabilité » ; ainsi s’exprime le tribunal de Pesth qui relâche Frankel. Pour Razoua, on parla d’une malle et d’une paire de bottes enlevées à l’École Militaire ; la Suisse mit Razoua en liberté.

Le 8 septembre, Rossel comparut devant le 3e conseil. Sa défense fut de dire qu’il avait servi la Commune dans l’espoir que l’insurrection recommencerait la guerre contre les Prussiens. Merlin fut plein d’égards et l’accusé, en revanche, montra le plus profond respect pour l’armée. Mais il fallait un exemple pour les soldats romanesques et Rossel fut condamné à mort.

Le 21, Rochefort fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Il avait quitté Paris trois jours avant l’entrée des Versaillais. Reconnu à Meaux, il fut arrêté avec son secrétaire. Valentin expédia un agent avec ordre d’amener le prisonnier à Versailles « mort ou vif ». L’officier allemand qui commandait à Meaux, exigea de fournir l’escorte, en raison, dit-il, d’ordres supérieurs, et la composa de hussards bavarois qui entourèrent la voiture jusqu’au pont du Pecq, limite militaire où les prisonniers furent remis à Gallifîet. Il leur laissa la vie. À Versailles, une foule acharnée cribla de pierres la voiture jusqu’à la prison des Chantiers. Les bonapartistes du conseil de guerre visèrent l’auteur de la Lanterne. Merlin défendit le prince Pierre Bonaparte. Trochu, que Rochefort avait appelé à décharge, renia dédaigneusement son ancien collègue. Gambetta eut l’âme autrement haute et lui donna un très éloquent défenseur.

Blanqui vint ensuite. Le Comité de salut public avait mis à la disposition de ses amis cinquante mille francs pour le faire évader du fort du Taureau. Il aurait fallu davantage et, avant tout, des agents adroits, car ordre était donné de le tuer à la moindre tentative d’évasion. Une partie des fonds était dans la caisse du Comité le jour de l’entrée des Versaillais.

Que savait de la Commune, Blanqui, arrêté avant le 18 Mars ? Rien, même par les journaux qui ne lui parvenaient pas. On le condamna pour le 31 Octobre, surtout parce qu’il était, depuis 1830, l’insurgé. Ce grand Hamlet révolutionnaire, jeté malgré lui à la cime de vagues qu’il ne gouverna jamais, mal compris de ses fanatiques, expiant des fautes qu’il ne commettait pas, marcha sa noble et longue vie sur les épines que le bronze de Dalou a immortalisé sous ses pieds.

Le journalisme révolutionnaire eut des victimes. Le jeune Maroteau, pour deux articles du Salut Public, fut condamné à mort. Au bagne, Henri Brissac, secrétaire du Comité du salut public ; au bagne, Alphonse Humbert qui avait demandé dans le Père Duchesne l’arrestation de Chaudey ; les publicistes arrêtés plus tard, Henry Maret, Lepelletier, Peyrouton, etc., en eurent pour des années de prison, ceux qui purent gagner l’étranger, pour neuf années d’exil. Quel était leur crime ? D’avoir défendu la Commune. Pour avoir défendu Versailles, la Commune s’était contenté de supprimer les journaux. Au fond, les conseils avaient ordre d’exterminer le parti révolutionnaire.

La peur de l’avenir les rendit implacables. Après les fusillades sans nombre de la rue des Rosiers, ils voulurent, eux aussi, sacrifier aux mânes de Lecomte et de Clément Thomas. Les vrais exécuteurs étaient introuvables. L’explosion de fureur qui emporta la vie des deux généraux avait été spontanée, foudroyante. Les acteurs du drame s’appelaient la foule et avec elle, ils s’étaient évanouis. Les juges militaires ramassèrent des accusés au hasard comme leurs collègues avaient, sur les Buttes-Montmartre, fusillé les premiers venus.

« Simon Mayer, disait le rapport, essaya jusqu’au dernier moment de défendre les prisonniers, et Kazdanski lui-même, voulut s’opposer à l’exécution des menaces de mort. La foule l’injuria et lui arracha ses galons. » Herpin-Lacroix avait tenté des efforts désespérés. Lagrange, qui avait refusé de former le peloton d’exécution, se sentait si fort de son innocence qu’il était venu s’offrir aux juges. Le rapport en faisait l’accusé principal avec Simon Mayer, Herpin-Lacroix, Kazdansky et un sergent de la ligne, Verdagner qui, le 18 mars, avait levé la crosse en l’air.

L’affaire fut menée par le colonel Aubert, ricaneur, mélodramatique et dévot. Malgré ses efforts et ceux du commissaire, on ne put trouver la moindre preuve contre les accusés. Même les officiers de l’armée qui accompagnaient le général Lecomte, déposèrent en leur faveur. « Simon Mayer a fait tout son possible pour nous sauver », disait le commandant Poussargue. Cet officier avait entendu une voix crier : « Ne tuez pas même les traîtres sans jugement ! Formez une cour martiale ! » Textuellement les paroles d’Herpin-Lacroix. De tous les accusés il ne reconnaissait que Mayer. Un autre officier faisait une déposition identique. Verdagnier démontra qu’à l’heure de l’exécution il se trouvait au baraquement de Courcelles. L’accusation niait, sans produire un seul témoignage. Ribemont prouva qu’il s’était jeté à la tête des assaillants dans la chambre de la rue des Rosiers. Masselot n’avait contre lui que des témoignages de femmes ennemies prétendant qu’il s’était vanté d’avoir tiré sur les généraux. Le capitaine Beugnot, aide de camp du ministre, et présent à l’exécution, affirmait, au contraire, que les généraux avaient été entourés par les soldats ; M. de Douville-Maillefeu, que le front des pelotons était composé de neuf soldats dont il désignait les régiments.

Il n’y avait même pas de faux témoins officiels comme dans l’affaire des membres de la Commune ; pourtant l’accusation, loin de lâcher prise, s’acharnait sur ceux-là même qui avaient exposé leur vie pour sauver les généraux. Le commissaire menaça d’arrêter un témoin qui déposait chaleureusement en faveur d’un accusé. On s’aperçut, après plusieurs audiences, qu’on jugeait un individu pour un autre ; le président ordonna à la presse de taire l’incident. Chaque audience, chaque nouveau témoignage dégageait les accusés, rendait toute condamnation impossible ; le 18 novembre, Verdagnier, Simon Mayer, Herpin-Lacroix, Lagrange, Masselot, Leblond, Aldenhoff, furent condamnés à mort, les autres à des peines variant des travaux forcés à l’emprisonnement. Un des condamnés à mort, Leblond, n’avait que quinze ans et demi. Sept années plus tard, le conseil de guerre de Paris condamnait, pour la même affaire, un vieillard de 72 ans, Garcin.

Cette satisfaction donnée à l’armée, les conseils de guerre, en bons courtisans, vengèrent les offenses de M. Thiers. Le fonctionnaire, chargé par la Commune de démolir l’hôtel de celui qui avait démoli des centaines de maisons. Fontaine, comparut devant le 5e conseil qui s’efforça d’en faire un voleur. Personne n’ignorait que les tableaux, les meubles, les porcelaines et l’argenterie de M. Thiers, avaient été envoyés au Garde-Meuble, les objets d’art aux musées, les livres aux bibliothèques publiques, le linge aux ambulances et, depuis l’entrée des troupes, le petit homme était rentré en possession de presque tous ses bibelots. Un très petit nombre avaient disparu dans l’incendie des Tuileries ; le rapport accusa Fontaine de les avoir soustraits, quoiqu’on n’eût trouvé chez lui que deux médaillons sans valeur. À cette accusation contre laquelle il se croyait garanti par une longue vie de probité. Fontaine ne sut répondre que par des larmes. La figaraille en rit beaucoup. Il fut condamné à vingt ans de travaux forcés.

Le 28 novembre, l’Assemblée recommença ses fusillades. M. Thiers avait habilement rejeté sur les députés le droit de commuer les peines et fait nommer par la Chambre une commission des grâces. Elle se composait de quinze membres, pourvoyeurs des commissions mixtes de 1851, gros propriétaires, royalistes à vieux crins : Martel, Piou, comte Octave de Bastard, Félix Voisin, Batbie, comte de Maillé, comte Duchatel, Peltereau-Villeneuve, François Lacaze, Tailliard, marquis de Quinsonnaz, Bigot, Merveilleux-Duvignau, Pâris, Corne Torquemada de Juin 48. Le président Martel marchandait les grâces aux jolies solliciteuses.

Les premiers dossiers dont ils s’occupèrent furent ceux de Ferré et de Rossel. La presse libérale plaidait chaleureusement la cause du jeune officier. Dans cet inquiet, sans opinions politiques malsonnantes et qui avait si cavalièrement tourné le dos à la Commune, la bourgeoisie reconnut vite un de ses enfants égarés. Il avait d’ailleurs fait amende honorable. Les journaux publiaient ses mémoires où il vilipendait la Commune et les fédérés. On racontait jour par jour sa vie de prisonnier, ses entretiens sublimes avec un ministre protestant, ses entrevues déchirantes avec sa famille. Le bonapartiste Jules Amigues organisa une manifestation d’étudiants pour demander sa grâce. De Ferré, pas un mot, si ce n’est pour dire qu’il était « hideux. » Sa mère était morte folle ; son frère était enfermé dans un cabanon de Versailles ; son père, prisonnier dans la citadelle de Fouras ; sa sœur, une jeune fille de 19 ans, silencieuse, résignée, consumait ses jours et ses nuits à gagner les vingt francs qu’elle envoyait chaque semaine aux prisonniers. Elle avait refusé l’aide de ses amis, ne voulant partager avec personne l’honneur d’accomplir son devoir. On ne pouvait rien imaginer de plus « hideux ».

Pendant douze semaines, la mort resta suspendue sur les condamnés. Le 28 Novembre, à six heures du matin, on leur dit qu’il fallait mourir. Ferré sauta hors de son lit sans montrer d’émotion, déclina la visite de l’aumônier, écrivit à la justice militaire pour demander l’élargissement des siens, et à sa sœur pour qu’elle enterrât son cadavre de manière à ce que ses amis pussent le retrouver. Rossel, assez surpris d’abord, s’entretint avec un pasteur, écrivit pour demander qu’on ne vengeât point sa mort, précaution très inutile, et rédigea un testament mystique. Ils avaient pour camarade de mort, un sergent du 45e de ligne — le régiment des quatre sergents de la Rochelle, — Bourgeois, passé à la Commune et qui montrait le même calme que Ferré. Rossel fut révolté quand on lui mit les menottes. Ferré et Bourgeois dédaignèrent de protester.

Le jour pointait à peine ; il faisait un froid noir. Devant la butte de Satory, cinq mille hommes sous les armes encadraient trois poteaux blancs gardés chacun par un peloton de douze exécuteurs. Le colonel Merlin commandait, réunissant les trois caractères de vainqueur, de juge et de bourreau. Quelques curieux, officiers et journalistes, composaient le public.

À sept heures, les fourgons des condamnés arrivèrent ; les tambours battirent aux champs, les clairons sonnèrent. Les condamnés descendirent escortés de gendarmes. Rossel salua les officiers. Bourgeois, regardant ces apprêts d’un air indifférent, alla s’adosser au poteau du milieu. Ferré vint le dernier, vêtu de noir, le binocle à l’œil, le cigare aux lèvres. D’un pas ferme il marcha au troisième poteau.

Rossel, assisté de son avocat et de son pasteur, fit demander à commander le feu. Merlin refusa. Rossel voulut lui serrer la main pour rendre hommage à la sentence. Même refus. Pendant ces allées et venues, Ferré et Bourgeois se tenaient immobiles et silencieux. Pour terminer les épanchements de Rossel, un officier lui dit qu’il prolongeait le supplice des deux autres. Il admit qu’on lui bandât les yeux. Ferré jeta le bandeau, repoussa le prêtre qui venait à lui et, ajustant son binocle, il regarda bien en face les soldats. Le jugement lu, les adjudants abaissèrent leur sabre. Rossel et Bourgeois tombèrent en arrière. Ferré resta debout, touché au flanc. On le tira encore, il s’affaissa. Un soldat lui colla le chassepot à l’oreille et fit jaillir la cervelle, même coup de grâce à Bourgeois. On l’épargna à Rossel.

Au geste de Merlin, les fanfares éclatèrent et, suivant la coutume des sauvages, la troupe défila en triomphe devant les cadavres. Quel cri d’horreur la bourgeoisie eût poussé, si, devant les otages exécutés, les fédérés eussent paradé musique en tête.

Les corps de Rossel et de Ferré furent réclamés par leur famille ; celui de Bourgeois disparut dans la fosse commune du cimetière Saint-Louis. La presse libérale réserva ses larmes pour Rossel. De courageux journaux en province honorèrent toutes les victimes et dénoncèrent à l’exécration de la France la commission des grâces, « la commission des assassins », dit à l’Assemblée un député. Traduits devant le jury, ces journaux furent acquittés.

Deux jours après l’exécution de Satory, la commission des grâces fît tuer Gaston Crémieux. Il était condamné depuis six mois et cette longue attente, sa modération pendant le mouvement, semblaient rendre le meurtre impossible ; la commission rurale voulait venger la fameuse apostrophe de Bordeaux. Le 30 Novembre, à sept heures du matin, Gaston Crémieux fut conduit au Pharo de Marseille, vaste plaine qui borde la mer. Il dit à ses gardiens : « Je montrerai comment un républicain sait mourir. » On l’adossa au même poteau où, un mois auparavant, avait été fusillé le soldat Paquis passé à l’insurrection. Il voulut avoir les yeux libres et commander le feu. On y consentit. S’adressant aux soldats : « Visez à la poitrine, ne frappez pas à la tête. Feu ! Vive la Repu… » Le dernier mot fut coupé par la mort. Comme à Satory, il y eut musique et défilé. La mort de ce jeune enthousiaste produisit une vive impression sur la ville. Des registres placés à la porte de sa maison se remplirent en quelques heures de milliers de signatures.

Le même jour, le 6e conseil vengeait la mort de Chaudey. Elle avait été ordonnée et surveillée par Raoul Rigault seul. Les hommes du peloton étaient à l’étranger. Préau de Vedel, l’accusé principal, détenu à Sainte-Pélagie pour délit de droit commun, n’avait fait que tenir la lanterne. La jurisprudence des officiers attribuant aux simples agents la même responsabilité qu’aux chefs. Préau de Vedel fut condamné à mort.

Le 4 Décembre, dans la salle du 3e conseil, une sorte de fantôme apparut à la figure blême et sympathique, Lisbonne, qui traînait depuis six mois ses blessures du Château-d’Eau. Le même devant le conseil que pendant la Commune et à Buzenval, il se glorifia d’avoir combattu et ne repoussa que les accusations de pillage. Les Versaillais le condamnèrent à mort.

Quelques jours après, ce même conseil entend une voix de femme : « Je ne veux pas me défendre, je ne veux pas être défendue ! s’écrie Louise Michel. J’appartiens tout entière à la Révolution sociale et je déclare accepter la responsabilité de tous mes actes. Je l’accepte sans restrictions. Vous me reprochez d’avoir participé à l’exécution des généraux ? À cela je répondrai : oui, si je m’étais trouvée à Montmartre quand ils ont voulu faire tirer sur le peuple, je n’aurais pas hésité à faire tirer moi-même sur ceux qui donnaient des ordres semblables. Quant à l’incendie de Paris, oui, j’y ai participé. Je voulais opposer une barrière de flammes aux envahisseurs de Versailles. Je n’ai pas de complices, j’ai agi d’après mon propre mouvement. »

Le rapporteur Dailly requiert la peine de mort. Elle : « Ce que je réclame de vous, qui vous affirmez conseil de guerre, qui vous donnez comme mes juges, qui ne vous cachez pas comme la commission des grâces, c’est le champ de Satory où sont déjà tombés nos frères. Il faut me retrancher de la société ; on vous dit de le faire ; eh bien ! le commissaire de la République a raison. Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’a droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part ! Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier vengeance, et je dénoncerai à la vengeance de mes frères les assassins de la commission des grâces. »

Le président. — Je ne puis vous laisser la parole.

Louise Michel. — J’ai fini… si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi.

Ils n’eurent pas le courage de la tuer tout d’un coup. Elle fut condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée.

Louise Michel ne fut pas unique dans ce, courage. Bien d’autres, parmi lesquelles il faut dire Lemel, Augustine Chiffon, montrèrent aux Versaillais quelles terribles femmes sont les Parisiennes, même vaincues, même enchaînées.

L’affaire de l’exécution des otages à la Roquette vint au commencement de 72. Là, comme aux procès Chaudey et Clément Thomas, on ne tenait aucun des acteurs véritables, à l’exception de Genton. Presque tous les témoins, anciens otages, déposaient avec la rage naturelle à des gens qui ont tremblé. L’accusation avait bâti un échafaudage ridicule de cour martiale discutant, ordonnant la mort des prisonniers. On s’était, disait-elle, disputé les cadavres ; un abbé l’affirmait. On le fait venir. « Je n’ai pas certitude de cela, dit-il, mais on a pu me le dire et je l’ai répété. » Preuve ! L’accusation affirmait qu’un des accusés était le chef du peloton d’exécution et il allait être condamné malgré les protestations réitérées de Genton, quand on amena Sicard qui venait d’être découvert, mourant, dans une prison. Genton fut condamné à mort. Son avocat l’avait odieusement chargé, puis s’était enfui et le conseil avait refusé d’accorder un nouveau défenseur.

L’affaire la plus importante qui suivit fut celle des dominicains d’Arcueil. Aucune exécution n’avait été moins préméditée. Ces religieux étaient tombés en traversant l’avenue d’Italie, frappés par des hommes du 101e. Le rapport accusait Sérizier qui n’était pas à l’avenue en ce moment. L’unique témoin cité contre lui disait : « Je n’affirme rien par moi-même, j’ai ouï dire. » Mais on sait quels liens étroits rattachent l’armée au clergé. Sérizier fut condamné à mort, ainsi qu’un de ses lieutenants, Bouin, contre lequel on ne produisit aucun témoignage. Le conseil profita de l’occasion pour condamner à mort Wroblewski qui se trouvait à cette heure à la Butte-aux-Cailles, et Léo Frankel qui combattait à la Bastille.

Le 12 mars, l’affaire de la rue Haxo vint devant le 6e conseil, toujours présidé par Delaporte. Les exécuteurs des otages avaient été aussi introuvables que ceux de la rue des Rosiers. L’accusation se rabattait sur le directeur de la prison François qui avait disputé ses détenus et sur vingt-deux personnes dénoncées par des commérages. Aucun des témoins à charge ne reconnut les accusés. Deux vicaires de Belleville, une lingère, racontaient des histoires énormes, mais ajoutaient : « Je n’ai rien vu, j’ai entendu dire. » Delaporte multiplia ses menaces avec un tel cynisme que le commissaire Rustaut qui avait fait ses preuves dans les procès précédents ne put se retenir de dire : « Mais vous voulez donc les condamner tous ! » Il fut remplacé par l’abruti Charrière. L’accusation s’évanouissait d’heure en heure devant les dénégations des témoins. Aucun des accusés n’échappa. Sept furent condamnés à mort, neuf aux travaux forcés, les autres à la déportation.

La commission des grâces attendait, chassepot en main, la proie que lui levaient les conseils de guerre. Le 22 février 72, elle fusilla trois des prétendus meurtriers de Clément Thomas et de Lecomte, ceux-là même dont l’innocence était le mieux ressortie des débats : Herpin-Lacroix, Lagrange et Verdagner. Debout, aux poteaux de Ferré, ils crièrent : Vive la Commune ! et moururent la face rayonnante. Le 19 mars, Préau de Vedel fut exécuté. Le 30 avril, ce fut le tour de Genton. Ses blessures des barricades s’étaient rouvertes et il se traîna vers la butte, sur ses béquilles. Arrivé au poteau, il les jeta en l’air, cria : « Vive la Commune ! » Le 25 mai, les trois poteaux se garnirent encore avec Sérizier, Bouin et Boudin condamnés pour avoir supprimé un Versaillais qui se battait contre la construction de barricades dans la rue Richelieu. Ils dirent aux soldats du peloton : « Nous sommes enfants du peuple et vous l’êtes aussi. Nous allons vous montrer comment savent mourir les enfants du peuple. » Eux aussi moururent en criant : « Vive la Commune ! »

Ces hommes qui s’adossaient si courageusement à la tombe, qui, du geste, défiaient les fusils et criaient en mourant que leur cause ne mourrait pas, ces voix vibrantes, ces regards fiers, troublaient profondément les soldats. Les fusils tremblaient et, presque à bout portant, il tuaient rarement du coup. À l’exécution qui suivit, le 6 juillet 72, le commandant Colin ordonna de bander les yeux des patients. Ils étaient deux : Baudouin, accusé d’avoir incendié l’église Saint-Eloi et tué un individu disputant une barricade, Rouilhac qui avait fusillé un bourgeois qui canardait les fédérés. Tous les deux repoussèrent les sergents qui venaient leur bander les yeux. Le commandant Colin donna l’ordre de les lier au poteau. Trois fois Baudouin brisa les cordes ; Rouilhac lutta en désespéré. Le prêtre qui appuyait les soldats reçut des coups dans la poitrine. On finit par les terrasser, « Nous mourons pour la bonne cause ! » crièrent-ils. Après le défilé, un officier psychologue, remuant du bout de sa botte les cervelles qui coulaient, disait à un collègue : « . C’est avec cela qu’ils pensaient. »

En juin 72, toutes les causes célèbres étant épuisées, le parquet militaire vengea la mort d’un officier de fédérés, le capitaine de Beaufort. Il n’y a qu’une explication à ce fait étrange c’est que de Beaufort appartenait aux Versaillais, chose vraisemblable [1]. Trois accusés sur quatre étaient présents : Deschamps, Denivelle et Lachaise, la célèbre cantinière du 66e. Elle avait suivi de Beaufort devant le conseil tenu au boulevard Voltaire et, ses explications entendues, s’était efforcée de le protéger. L’accusation n’en faisait pas moins l’instigatrice de sa mort. Sur la déposition écrite d’un témoin qu’on ne put retrouver et qui ne fut jamais confronté avec elle, le rapporteur accusa Lachaise d’avoir profané le cadavre de de Beaufort. À cette ignoble parole la vaillante femme fondit en larmes. Elle fut condamnée à mort ainsi que Denivelle et Deschamps.

L’imagination malpropre de certains soldats de mœurs changarniennes s’ingéniait à salir les accusés. Le colonel Dulac, jugeant un ami intime de Rigault, prétendit que leurs relations avaient eu un caractère infâme. L’accusé eut beau offrir tous les démentis, le misérable officier persista.

La presse bourgeoise, sans trêve, sans lassitude, accompagnait tous les procès du même chœur d’imprécations et des mêmes souillures. Quelques voix ayant protesté contre des exécutions si longtemps après la bataille, un de ces Sarceys écrivit : « Le couteau devrait être rivé dans la main du bourreau. »

La haute et basse pègre littéraire avaient trouvé dans la Commune un filon fort lucratif et l’entretenait savamment. Pas de goujat de lettres qui ne bâclât sa brochure, son livre, son histoire, pas de si mince prisonnier qui n’écrivit ses lamentations. Il y eut des tas de Paris brûlé, Paris en flammes, Livre rouge, Livre noir, Mémoires d’otages, Carnaval rouge, Histoires du 18 Mars, de la Commune, des Huit journées ; les romanciers du bagne, les Pierre Zaccone, les Montépin brossèrent des Mystères de l’Internationale en livraisons illustrées ; les éditeurs ne voulaient que du communard ; telle fut la demande, que les Belges s’y mirent. Ces écritures, souvent obscènes, titillaient les cervelles bourgeoises. Pour les âmes délicates, le délicat Dumas fils étudiait la « zoologie de ces révolutionnaires » dont « les femelles ressemblent à des femmes quand elles sont mortes » ; des poètes, Paul de Saint-Victor, Théophile Gautier, Alphonse Daudet ; des écrivains plus ou moins illustres, About, Sardou, Claretie, Mendès, Ernest Daudet, etc., polissaient de savoureuses épithètes pour décrire ces « barbares » dont les cadavres puaient si fort. Aux gens très graves de la Revue des Deux-Mondes MM. de Pressensé, Beaussire, Lavallée, narraient des histoires philosophiques de l’autre monde. Tous, dédaigneux du peuple, ignorants des évolutions récentes, impuissants à saisir les causes multiples, ramenaient le 18 Mars, le Comité Central, la Commune à un dénominateur commun : l’Internationale. Elle comptait huit cent mille adhérents, d’après M. Daru, président de cette Enquête parlementaire ordonnée par l’Assemblée et devant laquelle les Versaillais seuls déposèrent, n’acceptant ni témoins, ni débats contradictoires. Les journaux publiaient par tranches ces dépositions sanieuses et l’on vit quels enfants, en matière de calomnies et de sottises, étaient les Quentin-Bauchard de 48 auprès des ruffians bourgeois de 71.

Ainsi fouettés de haine, les conseils de guerre, la commission des grâces poussaient toujours. La commission n’avait tué jusqu’alors que trois hommes à la fois ; le 24 juillet 72, elle en abattit quatre : François, le directeur de la Roquette, Aubry, Dalivoust, de Saint-Omer condamnés pour l’affaire de la rue Haxo. De Saint-Omer était plus que suspect, et, dans la prison tenu à l’écart par ses camarades. Devant les fusils, ils crièrent : « Vive la Commune ! » Lui répondit : « À bas ! »

Le 18 septembre, Lolive, accusé d’avoir participé à l’exécution de l’archevêque, Denivelle et Deschamps furent exécutés. Ces deux derniers crièrent : « Vive la République universelle et sociale ! À bas les lâches ! » Le 22 janvier 73, dix-neuf mois après la bataille des rues, la commission des grâces ficela trois nouvelles victimes à ses poteaux : Philippe, membre de la Commune, coupable d’avoir défendu énergiquement Bercy ; Benot, qui incendia les Tuileries ; Decamps, condamné pour l’incendie de la rue de Lille quoique on n’eût pu produire de témoignage. « Je meurs innocent ! » cria-t-il. À bas Thiers ! » Philippe et Benot : « Vive la République sociale ! vive la Commune ! » Ils tombèrent n’ayant pas démenti le courage des soldats du 18 Mars.

Ce fut la dernière exécution à Satory. Vingt-cinq victimes avaient rougi les poteaux de la commission des grâces. En 75, elle fît fusiller à Vincennes un jeune soldat accusé de la mort du mouchard Vizentini, jeté à la Seine par des centaines de mains, lors des manifestations de la Bastille. Les journaux réactionnaires avaient dit qu’il fut lié à une planche ; rien dans les débats ne vint justifier l’ombre de cette invention.

Les mouvements de province furent jugés par les conseils de guerre ou les cours d’assises selon que les départements étaient ou non en état de siège. Partout, on avait attendu l’issue de la lutte parisienne. Après la victoire de Versailles, la réaction reprit sa course. Le conseil de guerre d’Espivent ouvrit la marche de tous les procès. Il eut son Gaveau, le commandant Villeneuve, l’un des fusilleurs du 4 avril, son Merlin, son Boisdenemetz, les colonels Thomassin et Donnat. Le 12 Juin, avec Gaston Crémieux et tous ceux qu’on put rattacher au mouvement du 23 Mars, Etienne, Pélissier, Roux, Bouchet, etc., parurent devant les soldats. La bêtise prétentieuse de Villeneuve servit de type aux réquisitoires militaires dont la France fut


inondée. Comme Crémieux, Etienne Pélissier, Roux furent condamnés à mort. Ce n’était pas assez pour la réaction jésuitico-bourgeoise. Espivent fit déclarer par la cour de cassation que les Bouches-du-Rhône étaient en état de siège depuis le 9 août 70, en vertu d’un décret de l’impératrice-régente, lequel n’avait été ni publié au Bulletin des lois, ni sanctionné par le Sénat, ni promulgué. Muni de cette arme, il poursuivit tous ceux que marqua le doigt de la congrégation et qui s’étaient montrés contre l’Empire. Le conseiller municipal David Bosc, ex-délégué à la commission, armateur plusieurs fois millionnaire, accusé d’avoir volé à un agent de police une montre en argent, ne fut acquitté qu’à la majorité de faveur. Le lendemain, le colonel-président fut remplacé par le lieutenant-colonel du 4e chasseurs Donnat, à moitié fou d’absinthe. Un ouvrier âgé de soixante-quinze ans fut condamné à dix ans de travaux forcés et à vingt ans d’interdiction de ses droits civils et politiques, pour avoir, le 4 Septembre, arrêté une demi-heure l’agent de police qui l’avait envoyé à Cayenne en 52. Une vieille folle, pourvoyeuse des jésuites, arrêtée un moment au 4 Septembre, accusa de son arrestation l’ancien commandant des civiques. Son accusation était contredite par elle-même, battue en brèche par des alibis et des preuves sans nombre. L’ex-commandant fut condamné à cinq ans de prison et dix années d’interdiction. Un des juges-soldats sortant de commettre son crime disait : « Il faut avoir de bien profondes convictions politiques pour condamner dans de pareilles affaires. » Avec de tels collaborateurs, Espivent put satisfaire toutes ses haines. Il demanda au parquet de Versailles de lui céder le membre de la Commune Amouroux, délégué un moment à Marseille. « Je le poursuis, écrivit Espivent, pour embauchage, crime puni de la peine de mort et je suis persuadé que cette peine lui sera appliquée. »

Le conseil de guerre de Lyon ne fut pas trop au-dessous. Il poursuivit quarante-quatre personnes pour l’affaire du 22 Mars et il en condamna trente-deux à des peines variant de la déportation à la prison. L’insurrection du 30 Avril fournit soixante-dix accusés pris au hasard à Lyon comme on faisait à Versailles. Le maire de la Guillotière, Crestin, appelé en témoignage, ne reconnut aucun de ceux qu’il avait vus, ce jour-là, dans sa mairie. — Présidents des conseils : les colonels Marion et Rebillot.

À Limoges, Dubois et Roubeyrol, démocrates estimés de toute la ville, furent, par contumace, condamnés à mort comme principaux auteurs de la journée du 4 Avril ; deux, condamnés à vingt ans, pour s’être vantés de connaître ceux qui avaient tiré sur le colonel Billet. Un autre eut dix ans pour avoir distribué des munitions.

Les jugements par le jury varièrent. Celui des Basses-Pyrénées acquitta, le 8 août, Duportal et les quatre ou cinq personnes accusées du mouvement de Toulouse. Acquittement à Rodez où Digeon et les accusés de Narbonne comparurent après une détention de huit mois. Une population sympathique remplissait la salle et les abords du tribunal, et acclama les accusés à leur sortie.

Le jury de Riom condamna, pour les affaires de Saint-Étienne, vingt-et-un accusés dont un au bagne, le membre de la Commune Amouroux qui s’était borné à envoyer de Lyon deux délégués.

Le jury d’Orléans fut sévère pour les accusés de Montargis qu’il condamna tous à la prison, et atroce pour ceux de Cosnes et de Newry-sur-Loire où l’on n’avait fait aucune résistance. Ils étaient vingt-trois, dont trois femmes. Tout leur crime était d’avoir promené un drapeau rouge et crié : Vive Paris ! À bas Versailles ! Malardier, ancien représentant du peuple, arrivé seulement la veille de la manifestation et qui n’y avait pris aucune part, fut condamné à 15 ans de détention. Aucun accusé ne fut acquitté. Les propriétaires du Loiret vengeaient les terreurs de leurs confrères de la Nièvre.

Les agitations de Coulommiers, Nîmes, Dordives, Voiron donnèrent lieu à quelques condamnations.

Au mois de juin 72, le gros œuvre de la répression était terminé. Des 36 309 prisonniers hommes, femmes et enfants, non compris les 5 000 militaires que les Versaillais ont avoués, 1 179, disaient-ils, étaient morts entre leurs mains ; 22 326 avaient été libérés en 72 après de longs mois d’hiver dans les pontons, les forts et les prisons ; 10 488 traduits devant les conseils de guerre qui en avaient condamné 8 525. Les poursuites ne cessèrent pas. À l’avènement de Mac-Mahon, le 24 mai 73, il y eut recrudescence. Le 1er  janvier 75, le résumé général de la justice versaillaise annonçait 10 137 condamnations contradictoires et 3 313 par contumace. Les peines prononcées se répartissaient ainsi :

Peine de mort 
270 dont 8 femmes.
Travaux forcés 
410 dont 29 femmes.
Déportation dans une enceinte fortifiée 
3 989 dont 20 femmes.
Déportation simple 
3 507 dont 16 femmes et 1 enfant.
Détention 
1 269 dont 8 femmes.
Réclusion 
64 dont 10 femmes.
Travaux publics 
29
Emprisonnement de 3 mois et au-dessous 
432
Emprisonnement de 3 mois à un an 
1 622 dont 50 femmes et 1 enfant.
Emprisonnement de plus d’un an 
1 344 dont 15 femmes et 4 enfants.
Bannissement 
322
Surveillance de la haute police 
117 dont 1 femme.
Amende 
9
Enfants au-dessous de 16 ans envoyés dans une maison de correction 
56
Total 
13 450 dont 157 femmes.

Ce rapport ne mentionnait ni les condamnations prononcées par les conseils de guerre hors de la juridiction de Versailles, ni celles des cours d’assises. Il faut ajouter 15 condamnations à mort, 22 aux travaux forcés, 28 à la déportation dans une enceinte fortifiée, 29 à la déportation simple, 74 à la détention, 13 à la réclusion, un certain nombre à l’emprisonnement. Le chiffre total des condamnés à Paris et en province dépassait Treize mille sept cents, parmi lesquels cent soixante-dix femmes et soixante enfants.

Les trois quarts des dix mille condamnés contradictoirement — 7 418 sur 10 137 — étaient de simples gardes ou des sous-officiers ; 1 942 des officiers subalternes. Il n’y avait que 225 officiers supérieurs, 29 membres de la Commune, 49 du Comité Central. Malgré leur jurisprudence sauvage, les enquêtes, les faux témoins, les conseils de guerre n’avaient pu relever contre les neuf dixièmes des condamnés — 9 285 — d’autre crime que le port d’armes ou l’exercice de fonctions publiques. Des 766 condamnés pour délits dits de droit commun, 276 l’étaient pour simples arrestations, 171 pour la bataille des rues, 132 pour crimes classés autres par le rapport, saisies, perquisitions faites en vertu de mandats réguliers, et que les conseils qualifiaient vols, pillages. Malgré le grand nombre de repris de justice englobés dans les poursuites, près des trois quarts des condamnés — 7 119 — n’avaient aucun antécédent judiciaire ; 524 avaient encouru des condamnations pour délits politiques ou de simple police, 2 381 pour crimes ou délits que le rapport se gardait de spécifier. Cette insurrection si souvent accusée d’avoir été provoquée et conduite par l’étranger ne fournissait en tout que 396 condamnés étrangers. Cette insurrection que les bourgeois disaient née et ayant vécu pour le vol et le pillage avait traversé pure le crible des conseils de guerre. Nul, même des témoins les plus haineux, n’était venu déposer d’un vol contre ces milliers de « bandits » ; nul n’avait osé prétendre que ces « pillards » eussent exploité les incendies.



  1. Appendice XLVII.