Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/7

LIVRE VII

LA COMÉDIE DE LA RÉSISTANCE

RUSES DE GUERRE CIVILE

L’amiral Saisset fut-il de bonne foi dans ses simulacres de résistance ? On en peut douter. Les preuves écrites manquent pour établir sa duplicité. Mais les présomptions morales abondent, et par déduction on peut conclure, sans trop de risques d’émettre un jugement téméraire, qu’il fut secrètement d’accord avec M. Thiers. Celui-ci, a-t-il déclaré, ne lui avait donné que des instructions verbales et sans précisions. Donc pas de preuves, pas de traces des termes vrais du mandat. La conduite de Saisset serait alors bien étrange, inexplicable aussi. Sans l’hypothèse des instructions de M. Thiers, données en secret, on ne saurait comprendre son inaction, sa répugnance à tenter une action décisive, qui aurait pu terminer l’insurrection, par la défaite ou la soumission des bataillons obéissant au Comité Central.

Cette attente et cette inertie correspondaient évidemment aux sentiments propres de l’amiral. Il ne désirait nullement une collision. Il avait sans doute bien supporté le feu au plateau d’Avron, mais autre chose était d’affronter un bombardement, à distance, au milieu d’un état-major aguerri, entouré de troupes encadrées, organisées, présentant déjà une certaine cohésion, et de se mettre à la tête de volontaires civils, de combattants improvisés, venus de tous côtés, pour enlever des barricades et disperser des émeutiers. La guerre des rues effraye souvent les militaires, par ailleurs intrépides. Les souvenirs tragiques des journées de juin devaient être présents à l’esprit de l’amiral. Il savait avec quelles difficultés, et au prix de quelles pertes, les meilleurs généraux d’alors, les valeureux africains, Lamoricière, Bedeau, Négrier, Duvivier, avaient pu se rendre maîtres de l’insurrection.

Et les bataillons du Comité Central étaient autrement armés et organisés que les insurgés de juin ! Toutes ces considérations engageaient l’amiral à ne pas brusquer les choses, et à retarder la bataille jusqu’à la rendre impossible et inutile. Cette prudence était conforme aussi aux désirs de M. Thiers, qui ne tenait pas à risquer une lutte prématurée. Gagner du temps était son but, et Saisset entra si complètement dans ses desseins qu’on peut facilement admettre qu’il les devait connaître, au moins en partie.

L’amiral était si peu rassuré sur le résultat d’un combat dans Paris, que sa principale préoccupation avait été de se ménager une retraite, de protéger « ses derrières », comme il disait sans cesse. On a vu qu’il réclamait vingt mille sacs à terre pour fortifier la gare de Colombes, à dix kilomètres du Grand-Hôtel, son quartier général. Il comptait se retrancher dans cette banlieue écartée, en cas d’un insuccès qu’il prévoyait. M. Thiers lui refusa les sacs, ainsi que les troupes qu’il réclamait. L’amiral évita de se rendre au milieu de la petite armée dont il était le chef. On ne le vit que deux fois, en de courtes apparitions, à la mairie de la rue de la Banque, où Schœlcher l’attendait, où Vautrain, Tirard, Héligon, les vrais chefs de la résistance bourgeoise, vainement l’invitaient à se montrer, à encourager les résistants par sa présence. Il ne voulut pas quitter le Grand-Hôtel, parce qu’il se trouvait au centre d’un quartier tout à fait rassurant, et à proximité de la gare Saint-Lazare, c’est-à-dire de Versailles. Les francs tireurs des Lilas et de Pantin, gens de sac et de corde comme il les qualifiait, mais en qui seulement il avait confiance, lui gardaient cette retraite. Il n’avait figuré que de loin à la manifestation de la rue de la Paix. Lorsqu’il jugea le moment venu de mettre quelques kilomètres entre lui et les fédérés, et aussi de s’éloigner de ses inquiétants guerriers, il décampa si prestement qu’il laissa, comme trophées, aux fédérés venant occuper le Grand-Hôtel, ses gants et sa jumelle.

Il a prétendu que la position était intenable et qu’il ne disposait que d’éléments insuffisants ou défectueux pour une résistance. Tous les témoignages démentent cette allégation. Non seulement la résistance était possible dans les premiers jours, mais elle offrait alors toutes les chances d’adhésions et de succès. Schœlcher[1], dont l’énergie était notoire, adjoint à l’amiral pour l’organisation de cette résistance, a déclaré qu’elle pouvait même se terminer par une victoire. Schœlcher a donc fortement contredit les allégations pessimistes et probablement calculées, du prudent Saisset.

Nos approvisionnements, a-t-il dit dans l’Enquête, augmentaient tous les jours ainsi que le nombre des gardes nationaux qui venaient se ranger autour de nous. Ils étaient animés d’un très bon esprit, et étaient décidés à se battre quand le moment viendrait. Nous avions déjà douze mitrailleuses, et il me semble que dans ces conditions, si nous avions pu tenir encore quelques jours, nous aurions pu réussir. Les dispositions de la garde nationale étaient excellentes. Plusieurs des membres de cette assemblée peuvent se rappeler qu’au moment même où l’amiral Saisset fut nommé général en chef de la garde nationale, je proposai à la tribune qu’il passât une revue de la garde nationale aux Champs-Élysées, affirmant qu’il réunirait autour de lui 200,000 gardes nationaux. Je crois qu’on pouvait résister. Je crois qu’il aurait pu le faire, surtout si on avait eu le temps d’organiser les forces nécessaires. Quant à ma conduite, elle a précisément cons à tenter des transactions, en attendant qu’on et en état de résister. J’ai travaillé, pour ma part, à organiser la résistance, sous les ordres de l’amiral, bien entendu, et si j’ai donné ma voix à la transaction qui a eu lieu, c’était pour gagner du temps.

(Enquête parlementaire. Déposition de Schœlcher, t. Il, p. 328.)

Il ne faudrait pas interpréter ces dernières paroles de M. Schœlcher « c’était pour gagner du temps » dans le sens d’un stratagème dilatoire. Il n’était pas dans la combinaison perfide qu’ont révélée ses collègues. L’amiral Saisset, M. Vautrain et d’autres déposants dans l’Enquête ont formellement reconnu qu’en discutant la date des élections, et en organisant une résistance au centre de Paris, on cherchait à gagner du temps, mais c’était pour permettre à M. Thiers de réunir des troupes et de s’apprêter, avec les rapatriés d’Allemagne, à prendre l’offensive. Certes c’était là toute la pensée et toute la politique de M. Thiers. Il ne croyait, pas plus que Saisset à une intervention efficace des gardes nationaux de l’ordre. Pour lui tous les gardes nationaux étaient suspects, depuis l’inutilité du rappel battu au matin du dix-huit mars, et il n’y avait pas à compter sur eux. Quant à la nomination d’un Conseil communal, il ne voulait pas en entendre parler. Paris, selon lui, devait demeurer à perpétuité en tutelle, comme sous la monarchie, privé des franchises municipales des autres communes, soumis à un régime particulier. Il ne considérait les pourparlers pacifiques et les démonstrations bourgeoises que comme des moyens propres à faire perdre au Comité Central le temps que lui gagnait. Ainsi ces négociateurs de mauvaise foi ne voulaient qu’endormir l’activité révolutionnaire, émousser les énergies. Ils se proposaient surtout de retarder la décision qu’ils redoutaient par-dessus tout, et qu’ils supposaient imminente, d’une marche sur Versailles, pas encore en état de défense.

Toute autre était la pensée de M. Schœlcher, et l’on a eu tort, notamment Gaston Da Costa, d’interpréter différemment ses intentions et ses paroles. La réponse qu’il fit à l’un des commissaires éclaire ce point obscur. Le marquis de Quinsonas lui ayant demandé : « Vous croyez donc qu’il était possible d’éviter la guerre civile ? » Avec franchise Schœlcher répondit :

Oui, je crois que si nous avions pu avoir encore huit ou dix jours pour nous organiser, nous aurions opposé un tel frein au Comité Central, ou bien à la Commune qui lui a succédé, qu’elle n’aurait pas accepté la lutte, ou que si elle l’avait acceptée, nous aurions été très rapidement vainqueurs. Je crois que, si on avait résisté, on serait toujours arrivé à la guerre civile, mais à une guerre civile beaucoup moins longue que celle qui a eu lieu. Je crois qu’avec 200,000 gardes nationaux résolus on serait arrivé à bout du mouvement. T’elles sont du moins mes impressions personnelles.

(Enquête parlementaire. Déposition Schœlcher. Séance du 30 juin 1871 t. II, pp. 329-330.)

Cette impression personnelle peut être discutée. Il est probable que, si la lutte avait eu lieu dans les conditions où la prévoyait Schœlcher, c’est-à-dire dans Paris, sans le concours de l’armée, et entre gardes nationaux, l’issue n’eût pas été celle qu’il indiquait. Mais il demeure établi que pour Schœlcher, qui était le chef en second de la résistance dans Paris, et même son véritable chef, puisque Saisset ne voulait pas résister, les pourparlers avaient pour but, non pas de laisser le temps à M. Thiers de rassembler et de lancer une armée sur Paris, mais de permettre à la garde nationale hostile au Comité Central, disposée à obéir aux maires, de se concentrer, de rétablir l’ordre et de comprimer l’insurrection en dispersant les bataillons révolutionnaires.

L’amiral Saisset n’était nullement dans ces idées, pas plus que M. Thiers. Ce dernier poursuivait rigoureusement et habilement l’exécution de son plan, et pour bénéficier encore de quelques jours, pendant lesquels il achèverait la réorganisation de son armée, il continua à entretenir des espérances de conciliation. Les négociations, qu’on les envisage au point de vue de M. Schœlcher, comme permettant de préparer la lutte dans Paris, ou qu’on les considère, avec MM. Thiers, Saisset, Vautrain et autres comme facilitant la concentration des troupes à Versailles, en vue de l’attaque prochaine, ne furent donc qu’une comédie et une ruse de guerre.

DUPLICITÉ DE M. THIERS

M. Desmarets, maire du IXe, s’était rendu à Versailles avec MM. Alphonse de Rothschild, Alfred André, E. Ferry et Vautrain. C’était une démarche due à l’initiative de l’honorable maire. Il constata que Versailles n’était pas en état de défense, ne pouvait pas repousser une attaque sérieuse, si elle se produisait. De sa conversation avec M. Thiers, il résulta pour lui la conviction « qu’il fallait gagner du temps » pour amener une conciliation. M. Thiers, fourbe émérite, se garda bien de révéler à M. Desmarets ses véritables sentiments. Il feignit encore une fois des dispositions conciliatrices. Pour abuser davantage le trop confiant Desmarets, comptant bien que celui-ci, de retour à Paris, confirmerait ses collègues indécis dans la supposition qu’un accord était possible, il lui remit la lettre suivante, destinée aux maires, et, par eux, devant être connue de la population, et cela afin de la leurrer encore.

Versailles, 23 mars 1871.

Messieurs les Maires,

Vous n’êtes pas en désaccord avec le gouvernement, en supposant que dans les circonstances actuelles il ratifiera toutes les mesures de pardon et d’oubli que vous croirez devoir prendre, pour ramener à la cause de l’ordre les hommes qui se sont laissé engager dans la sédition, et qui ne sont coupables que d’égarement.

Recevez, etc.

Le président du Conseil, Chef du pouvoir exécutif.
Thiers.

La duplicité était au comble. M. Thiers était persuadé que l’honnête Desmarets prendrait au sérieux ces déclarations pacifiques et clémentes. Il ferait valoir les promesses de « pardon et d’oubli », que les maires étaient autorisés à donner. On admettrait les intentions conciliantes du gouvernement. Cette ruse devait paralyser quelque temps encore le Comité Central, du moins les hésitants et les timides dans les bataillons. C’était un moyen de faire ajourner l’idée d’une marche sur Versailles, et cette fourberie complétait l’amusette électorale.

L’AFFICHE MENSONGÈRE

L’amiral Saisset était certainement alors fixé sur les intentions vraies de M. Thiers, secondant la combinaison temporisatrice. Il cherchait tous les prétextes pour ne pas donner le signal d’un combat. Il s’efforçait d’amadouer la population et de tromper le Comité Central. Dans ce but, il rédigea une proclamation, qui était un mensonge, dont il a été beaucoup question dans l’Enquête.

Cette proclamation était ainsi conçue :

Chers Concitoyens,

Je m’empresse de porter à votre connaissance que, d’accord avec les députés de la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu du gouvernement et de l’Assemblée nationale :

1o La reconnaissance complète de vos franchises municipales.

2o L’élection de tous les officiers de la garde nationale y compris le général en chef.

3o Des modifications à la loi des échéances.

4o Un projet de loi sur les loyers favorables aux locataires, jusques et y compris les loyers de 1,200 fr.

En attendant que vous confirmiez ma nomination, ou que vous m’ayez remplacé, je resterai à mon poste d’honneur pour veiller à l’exécution des lois de conciliation que nous avons réussi à obtenir et contribuer ainsi à l’affermissement de la République !

Paris, le 23 mars.
Le Vice-Amiral commandant en chef provisoire,
Saisset.

Cette affiche contenait le principal du programme du Comité Central. Si ces revendications étaient admises par le gouvernement, et par l’Assemblée nationale, comme l’affirmait Saisset, on était d’accord, et il ne restait plus qu’à fixer la date des élections municipales. Ce n’était dès lors qu’une formalité administrative à remplir. En complétant ces déclarations formelles par l’énoncé de la promesse du chef du pouvoir exécutif, contenue dans la la lettre rapportée par M. Desmarets, aucun sujet de conflit n’existait plus entre Paris et Versailles. C’était la paix, c’était l’union, c’était la République hors de péril. La garde nationale, avec un chef qu’elle élirait, serait là pour détourner les monarchistes de l’Assemblée de la tentation d’entreprendre quoi que ce soit contre le régime républicain. Il existait de fait, et il serait garanti par la présence même à la tête du pouvoir exécutif de M. Thiers et par les baïonnettes parisiennes. Donc sécurité et confiance.

Malheureusement cette proclamation n’avait aucun caractère authentique. Celui qui l’avait rédigée, ou tout au moins qui l’avait signée, devait en décliner la responsabilité, et, après coup, prétendre qu’il n’avait donné ni son consentement, ni son visa. Cette déclaration conforme aux vœux des Parisiens était une illusion, et aussi un faux.

L’amiral Saisset, interrogé par la Commission d’Enquête, prétendit d’abord qu’il ne s’agissait que d’un projet en l’air, et qu’il n’avait rien signé de semblable, qu’on avait, à son insu, remis un brouillon d’affiche à l’imprimeur Dupont, mais que le bon à tirer à 25,000 exemplaires n’émanait pas de lui.

Amiral, précisa le Président de la Commission, vous déclarez que vous n’avez autorisé personne à faire imprimer cette affiche, qu’elle a été imprimée malgré vous, et sans votre assentiment ?

Saisset répondit hardiment : Oui !

Pourtant l’affiche existait ; elle avait été préparée, signée, remise à l’impression. M. Tirard affirma devant la Commission que le texte était de la main de l’amiral :

En arrivant le vendredi à Versailles, dit-il, je fus interpellé par bon nombre de mes collègues, et notamment par des membres de la majorité, qui me demandèrent : Est-ce que l’affiche est authentique ? Oui, j’ai eu le texte entre les mains. C’est moi qui l’ai fait imprimer !

Comme le président faisait cette objection que l’amiral Saisset affirmait qu’il n’avait pas donné le bon à tirer, et que l’affiche avait été publiée sans son autorisation, M. Tirard ajouta :

J’affirme sur l’honneur que M. l’amiral Saisset m’a apporté les deux affiches dont j’ai parlé, toutes deux écrites et signées de sa main, et portant en plus le bon à tirer. Je n’en ai fait imprimer qu’une.

(Enquête parlementaire. Déposition de M. Tirard, t. I, p. 344.)

Le démenti est catégorique. L’affiche contenait des promesses mensongères, mais son existence était réelle. La seconde affiche, dont il est question dans la déposition Tirard, mentait également : elle donnait le texte de la lettre rapportée de Versailles par M. Desmarets, où M. Thiers promettait l’oubli et l’amnistie. Elle ne fut pas publiée, et Suisset n’eut donc pas à en contester la véracité.

Comment Saisset expliqua-t-il, d’une part, l’existence de cette affiche émanant de lui, et d’autre part l’affirmation qu’il n’était pour rien dans sa publication ? Ses réponses furent suffisamment entortillées. Il s’attacha surtout à mettre hors de cause M. Thiers. Il agissait ainsi en homme de paille, sûr et dévoué. Il raconta qu’il ne s’agissait que de projets d’affiches, qu’il y en avait eu plusieurs de rédigés et que toutes ces affiches n’avaient pas le même texte. Il reconnut cependant qu’il y avait eu indication, d’accord avec les maires, des quatre points principaux, les articles reproduits ci-dessus et déjà énumérés dans tous les pourparlers entre les délégués du Comité Central et les maires. Il ajouta que de graves modifications avaient été apportées au texte. Ces changements équivalaient à une annulation. Ainsi tout ce qui était dubitatif était devenu affirmatif. On donnait comme accomplies des choses qui ne l’étaient nullement. L’amiral, en déclarant que ces choses avaient été faites à son insu, ajouta qu’il n’avait pas d’instructions écrites de M. Thiers, mais que celui-ci avait dit que « les maires avaient pleins pouvoirs pour consentir les sacrifices jugés nécessaires à la dernière heure ». Il ne devait, lui, que son assistance militaire. Comme cette objection venait à l’esprit qu’il aurait dû désavouer les termes de cette affiche, puisqu’il savait qu’ils dépassaient la limite des concessions qu’il pouvait faire, et puisque ces termes n’étaient pas l’expression de la vérité, l’amiral répondit qu’on devait comprendre que les maires, dans un but de conciliation, avaient cru devoir pousser les concessions jusqu’à leurs extrêmes limites, pour éviter l’effusion du sang. Mais il ajouta : « qu’il ne pouvait désavouer l’affiche ; c’eût été amener un conflit, et la faire enlever était impossible. Il laissa donc courir ».

Un membre résuma alors d’un mot toute cette fourberie :

— « C’était de la diplomatie qu’on faisait, et voilà tout ! » Bien honnête diplomatie, qui consistait à promettre, au grand jour, ce qu’on désavouait dans la nuit des conciliabules, et loyale parole que celle qui annonçait aux Parisiens qu’on leur accordait tout ce qu’ils demandaient, tout en sachant que rien de ce qui était promis ne serait tenu ! Rarement le mensonge politique fut aussi impudent.

Ainsi, l’amiral Saisset déclarait que tout était concédé, qu’on était d’accord sur tous les points. Et les quatre points principaux du litige : franchises municipales, élection des officiers de la garde nationale, y compris le général en chef, adoucissement à la loi des échéances, loi favorable pour le paiement des loyers, il savait que tout cela était faux ! que rien ne serait ratifié de ces engagements-là ! Il savait aussi, qu’à la première occasion, M. Thiers dirait qu’il n’avait admis aucune de ces concessions, et que Saisset n’avait aucun pouvoir pour les consigner par écrit, ni pour en faire le texte d’une affiche. Plus tard, le dit Saisset jurait que tous ces engagements avaient été formulés à son insu et imprimés, publiés, sans sa participation, bien que M. Tirard eût affirmé sur l’honneur que l’amiral lui avait remis cette affiche pour qu’il la portât à l’imprimeur !

De la diplomatie pareillement, l’attitude de M. Tirard négociant pour la convocation des électeurs, discutant la date des élections, chicanant sur le jour, acceptant le jeudi 30 mars, refusant le dimanche 26, puis finalement paraissant céder ! Diplomatie et comédie de toutes parts, dont Tirard, révélant du même coup les fourberies identiques de son collègue Vautraiu, ferait plus tard l’aveu imprudent, et sur un ton de vanterie :

Je dois vous dire, Messieurs, que le but principal que nous avions tous poursuivi par cette résistance, était d’empêcher les fédérés de marcher sur Versailles. Je suis persuadé en effet que si le 19 et le 20 mars les bataillons fédérés fussent partis par la route de Châtillon, Versailles aurait couru les plus grands périls, et j’estime que notre résistance a permis au gouvernement d’organiser la défense.

Ainsi, admirables auxiliaires, les maires en disputaillant sur une date, en prolongeant les discussions de calendrier, ne faisaient que remplir un rôle dans une odieuse comédie, afin de la transformer en épouvantable tragédie.

DÉSIR GÉNÉRAL DE L’ACCORD

Dans les négociations pour les élections municipales, pour la conciliation, le Comité Central et la population étaient seuls de bonne foi et jouaient franc jeu. Les adroits diplomates des municipalités purent leurrer aisément le Comité Central et les Parisiens, également naïfs et crédules, par désir d’apprendre qu’un accord était enfin établi. Tous espéraient qu’on ne se battrait pas, qu’il n’y aurait ni sang, ni cadavres, ni ruines. On était si heureux de voir s’évanouir, à la clarté de la confiance, le sinistre cauchemar de la guerre civile, que l’on se croyait déjà hors des ténèbres quand elles s’épaississaient davantage. Les regards tournés vers l’avenir l’apercevaient rose. Les sombres projets de M. Thiers échappaient à ces visionnaires optimistes.

Les maires indécis et cauteleux, qui ne voulaient certainement pas d’un retour à la monarchie, mais qu’effrayait un gouvernement franchement républicain aux tendances visiblement socialistes, favorisèrent, par leurs tergiversations et leurs apparences conciliatrices, la concentration des troupes à Versailles et l’inertie à Paris. Tous ne furent pas sans doute, comme les Tirard, les Vautrain, les complices conscients de M. Thiers, mais bien peu furent assez clairvoyants pour s’apercevoir qu’on les jouait. C’est que l’esprit admet assez facilement ce qu’il espère, et que tout le monde, même les maires et députés les plus hostiles au Comité Central, avait l’espoir d’un accord. Chacun chercherait par la suite à en tirer l’avantage. Les meilleurs parmi les maires et les députés auraient cru mal agir et trahir la cause de Paris, s’ils avaient paru suspecter la bonne foi de leurs collègues et mettre en doute la réussite des pourparlers conciliateurs. Ils savaient, ils voyaient que toute la population souhaitait une entente, et on eût semblé faire acte de mauvais citoyens en brusquant les choses, en rompant les négociations, en y mettant obstacle. Nul d’entre ceux dont on ne saurait suspecter les intentions ne voulait être, par la suite, accusé d’avoir empêché la paix et amené la guerre civile. Beaucoup cependant la jugeaient bien prochaine et inévitable. Mais personne n’osait altérer la confiance générale, ni mettre en doute la bonne foi de son voisin.

Mêmes sentiments confiants à l’Hôtel-de-Ville. Des méfiances et des soupçons existaient bien parmi les principaux chefs du mouvement, mais aucun d’eux n’éleva la voix pour les formuler, craignant de compromettre le succès des négociations désirables. Parmi ces militants avertis, il convient de citer Maxime Lisbonne. Dans ses souvenirs inédits[2], Lisbonne a dit :

Nous eûmes le tort de nous croire déjà complètement vainqueurs, tandis qu’en réalité rien n’était fait encore. Cette faiblesse allait probablement être une des premières causes de la défaite de la Révolution Nous n’avions, il est vrai, à opposer à l’armée de Versailles qu’une garde nationale de trois cent mille homes, peu aguerris, peu disciplinés et commandés par des chefs inhabiles. Mais cette garde nationale était pleine d’enthousiasme et ne demandait qu’à marcher sur Versailles. L’armée était désorganisée, hésitante et la plupart des soldats disposés à fraterniser avec le peuple si la lutte s’était engagée. Les seuls ennemis sérieux que nous eussions à combattre étaient la garde de Paris, les gardiens de la paix enrégimentés, et les quelques débris de l’ancienne garde impériale. Mais qu’eût fait cette poignée de mercenaires contre un peuple rempli d’enthousiasme et de dévouement à la République ? Nous eussions peut-être laissé cent mille hommes sur le terrain, mais le succès était assuré. L’inertie du Comité Central fut, je ne dirais pas une faute, mais un crime…

Souvenirs du 18 mars 1871 au 26 mai, par Maxime Lisbonne, ex-colonel de la Commune, suivis de deux mémoires sur son procès par Me Léon Bigot. Datés de la presqu’île Ducos, 7 juin 1880.)

LES ÉLECTIONS FIXÉES AU 26 MARS

Le Comité Central était-il vraiment dupe des manœuvres des maires ? Il voulait croire, dans sa majorité tout au moins, et jusqu’à la preuve manifeste du contraire, que les négociations étaient franches et qu’on cherchait l’entente, à Versailles, comme à Paris. Il ne pouvait cependant admettre les ajournements successifs. Il avait sagement renoncé à la date du 22 mars primitivement adoptée. Il avait déjà, une première fois, reculé cette date. Il décida d’en choisir une nouvelle, mais irrévocable celle-là. Il fixa les élections au dimanche 26 mars, par la proclamation suivante :

Citoyens,

Votre légitime colère nous a placés, le 48 mars, au poste que nous ne devions occuper que le temps strictement nécessaire pour procéder aux élections communales.

Vos maires, vos députés, répudiant les engagements pris à l’heure où ils étaient des candidats, ont tout mis en œuvre pour entraver ces élections que nous voulons faire à bref délai.

La réaction, soulevée par eux, nous déclare la guerre.

Nous devons accepter la lutte et briser la résistance, afin que vous puissiez y procéder dans le calme de votre volonté et de votre force.

En conséquence, les élections sont remises à Dimanche prochain, 26 mars.

Jusque-là, les mesures les plus énergiques seront prises, pour faire respecter les droits que vous avez revendiqués.

Hôtel-de-Ville, 22 mars 1871.

Le Comité Central de la garde nationale.

Une phrase était surtout nette dans ce nouveau manifeste, celle qui annonçait que le Comité ne se laisserait pas plus longtemps berner : « Nous devons accepter la lutte et briser la résistance ! »

M. Thiers comprit parfaitement cet avertissement. Pour y répondre, il commanda au général Ducrot de faire une reconnaissance, en avant de Versailles, et de la pousser jusqu’aux portes de Paris. Le général fit cette expédition dans la nuit du 24. Il s’avança jusqu’à Bagneux, Châtillon et Clamart. Mais il se heurta à des avant-gardes de fédérés, et, l’alarme donnée, de fortes patrouilles de gardes nationaux sortirent des forts d’Issy et de Vanves.

La possession de ces forts était importante. Elle permit de tenir les Versaillais à distance de l’enceinte bastionnée, et de soutenir la lutte pendant six semaines. Elle ne compensait malheureusement pas la perte du Mont-Valérien, qui eût rendu Paris à peu près imprenable, échappant à la famine du premier siège.

Le général Ducrot crut prudent de ne pas s’avancer plus loin et de battre en retraite. Sans que ses troupes aient pris contact, elles regagnèrent leurs cantonnements à Versailles. Il n’y eut pas un coup de fusil tiré de part et d’autres. Ce mouvement vers les positions parisiennes n’était qu’une répétition, mais elle indiquait que le rideau allait se lever bientôt sur le premier acte de la tragédie. M. Thiers, avant de frapper les trois coups, essayait ses acteurs et leur faisait pratiquer la scène où ils devaient quelques jours après Jouer leur rôle sanglant.

LA CANDIDATURE DU DUC D’AUMALE

L’affiche de l’amiral Saisset avait été prise au sérieux à Versailles comme à Paris, mais dans un sens différent.

L’émotion fut grande parmi les monarchistes à la nouvelle que Paris obtenait satisfaction, et que l’accord était fait.

M. Tirard qui s’était rendu à la séance du 24 mars fut, dès son entrée dans les couloirs, entouré par des collègues qui le questionnèrent. Les paroles suivantes s’échangèrent alors au milieu de rumeurs et de grognements :

— Voyons, Tirard, est-ce que l’affiche de Saisset apposée dans Paris est réelle ? — Messieurs, elle est très réelle. — Vous l’avez vue ? — Je l’ai vue. — Mais c’est impossible — Je vous assure que je l’ai vue, écrite en entier de la main de l’amiral. — Comment l’amiral a-t-il pu préjuger nos décisions et faire promesse de choses qui ne sont même pas en discussion ? — Il s’est cru autorisé par le gouvernement. — Alors le gouvernement nous a trompés en envoyant cet homme à Paris !…

Le groupe, qui accablait l’embarrassé Tirard de ces interrogations auxquelles il ne pouvait donner réponse satisfaisante, se dispersa furieux. De bureaux en bureaux, la nouvelle circula que l’amiral Saisset se disant autorisé du chef du pouvoir exécutif, traitait avec l’émeute, donc trahison ! Les droitiers impatients de saisir la première occasion, à leurs yeux favorable, pour tenter un essai de restauration monarchique, parlèrent aussitôt de remplacer M. Thiers. Ils proposèrent de lui donner pour successeur le prince de Joinville ou le duc d’Aumale. Le prince de la maison d’Orléans qui serait choisi prendrait, en attendant le trône, le titre de lieutenant général des armées françaises. Une séance de nuit était indiquée, et à cette séance la proposition devait être faite.

Le bruit prit assez de consistance pour effrayer Jules Simon qui le colporta, tout effaré, parmi les groupes républicains. M. Thiers, sans trop s’alarmer, ne négligea cependant pas cette rumeur. Bien que très fatigué, il se rendit à cette séance de nuit. Il voulait, là aussi, gagner du temps, et empêcher une discussion sur les élections parisiennes. On ne pouvait prévoir, étant données les dispositions des royalistes, ce qui pourrait sortir d’un débat aussi périlleux. Il savait à quoi s’en tenir sur la réalité des promesses faites par Saisset, mais il ne lui convenait pas de les démentir aussi vite. Il résolut de brusquer la séance de nuit. Il s’entendit avec M. de Peyramont, président de la commission chargée d’examiner la proposition des maires. Celui-ci convint de ne pas réclamer la discussion du rapport. En même temps, M. Thiers avisa M. Tirard qui se disposait à monter à la tribune : « Soyez prudent, lui dit-il, n’éternisez pas la discussion. L’assemblée n’est pas calme en ce moment, et je ne suis pas tranquille ! » M. Tirard comprit l’avertissement. Il tint compte des inquiétudes manifestées par le chef de l’état, et arguant de ce que le rapport de la Commission n’était pas prêt, il déclara renoncer à la parole. M. de Peyramont entrant dans ces vues affirma que la discussion était pleine de dangers, et au nom de la commission demanda l’ajournement. M. Thiers alors crut devoir intervenir. Il monta à la tribune, soucieux et nerveux. Il s’exprima d’une façon ambiguë, lui d’ordinaire si clair et si précis. Il énonça des anxiétés vagues, et comme il avait déjà engagé M. Tirard à s’abstenir et à ne pas insister pour que la discussion commençât, il demanda que le débat sur la proposition des maires de Paris fût renvoyé à une séance ultérieure :

Il serait possible, dit-il, qu’une parole malheureuse, dite sans mauvaise intention, fasse couler des torrents de sang. Si vous êtes une assemblée vraiment politique, je vous adjure de voter comme le propose la Commission, de ne pas vouloir des éclaircissements, qui, dans ce moment-ci, seraient très dangereux. Si la discussion s’engage, pour le malheur du pays, vous verrez que ce n’est pas nous qui avons intérêt à nous taire.

La séance fut aussitôt levée par le prudent Grévy. Le péril du renversement de M. Thiers et de l’élection du duc d’Aumale ou du prince de Joinville était conjuré. L’affiche de Saisset devenait, pour le moment, sans importance à Versailles.

Les députés républicains respirèrent, et les droitiers, n’ayant pas pu se concerter, ne parlèrent plus du duc d’Aumale. Ils se retirèrent mécontents et perplexes, se disant par manière de consolation : « Il aurait fallu avoir le consentement des princes. Ce sera pour une autre fois ! » Ils devaient attendre deux ans pour renverser M. Thiers, et toujours pour relever le trône.

Cette velléité parlementaire de mettre un prétendant sur le fauteuil présidentiel eut sa répercussion à Paris. La nouvelle en fut apportée au Grand-Hôtel, où en l’absence de l’amiral s’organisait la résistance armée, où l’on discutait même les dispositions de combat.

INSTRUCTIONS DE COMBAT

Les instructions suivantes avaient été données, par écrit, au colonel Quevauvilliers, qualifié de « Commandant supérieur des positions de la Banque, de la Mairie du Ile arrondissement et des quartiers et arrondissements de la Bourse et environnants ».

Art. Ier. — Le colonel Quevauvillers est nommé commandant supérieur des positions ci-dessus sous mon commandement en chef ;

Art. II. — Il disposera ses forces à l’effet de maintenir les positions indiquées sur le plan convenu ;

Art. III. — Il évitera les mouvements sur place et dans les rues ;

Art. IV. — Il préfèrera le combat défensif, aux fenêtres, caves et barricades ;

Art. V. — Défense absolue de sonner le clairon, battre le tambour, crier, se déplacer ;

Art. VI. — Les officiers supérieurs se tiendront à portée du commandement supérieur pour la rapide transmission des ordres ;

Art. VII. — Les escouades de sapeurs, tambours, clairons, musiciens, exclusivement chargés du transport et de la répartition des munitions, se tiendront à la station de l’état-major général indiquée comme point de départ des munitions ;

Art. VIII. — Il est expressément défendu d’arrêter des individus, de quitter son poste de combat pour aller au devant des tués et des blessés ;

Art. IX. — Combattre sur place avec calme, pour la défense de la société française, frappée par les bas-fonds du crime, est le seul devoir.

Le Commandant en chef,
Vice-amiral Saisset.

L’amiral voulait alors inspirer confiance aux Amis de l’Ordre qu’il avait groupés et donner à penser qu’il était disposé à agir. Ces instructions au colonel Quevauvilliers paraissaient sérieuses et précises. La prévision qu’il y aurait des tués et des blessés, et l’avis suivant indiquant que l’amiral n’avait pas négligé le service des ambulances, permettaient de croire qu’il se préparait à donner le signal d’un combat qui serait meurtrier. Les mesures pour l’enlèvement des victimes de l’action, désormais certaine, était ainsi conçues :

Messieurs les docteurs, pharmaciens et autres des sociétés de blessés, aviseront aux possibilités pratiques de l’enlèvement des tués et blessés à l’ennemi, pour les diriger sur les ambulances indiquées, sans déplacer un seul des combattants.

Aucune évacuation des blessés des points indiqués ne peut se faire sans un ordre spécial signé du vice-amiral commandant en chef.

Tout est devoir, tout reste devoir ; mais le salut de la France prime, pendant le combat, les malheurs de la guerre civile.

Vice-amiral commandant en chef,
Saisset.

Mais au moment où il paraissait prendre ces belles dispositions de combat, et où il se disait prêt à lancer des cohortes fidèles à l’assaut de l’Hôtel-de-Ville, tout en restant prudemment à portée du train de Versailles, l’amiral s’aperçut que le vide se faisait autour de lui, et que bientôt il n’aurait plus à commander qu’un état-major. Les soldats s’étaient fondus. Il ne lui restait plus que des officiers sans compagnies, et encore beaucoup apportaient-ils leurs démissions. C’est que la nouvelle se répandait que les partisans de la monarchie triomphaient à Versailles, et que, M. Thiers renversé, on allait nommer le duc d’Aumale à la lieutenance générale de la France, bientôt redevenue royaume.

Ces bruits devaient être bientôt démentis. Ils avaient cependant une certaine vraisemblance, et la base de cet échafaudage de restauration n’était pas une illusion.

Les propos de M. Tirard, l’affiche de Saisset, avaient produit ce mouvement monarchiste à Versailles. Il ne dura pas, mais il avait été assez fort pour que M. Thiers fit brusquement lever la séance de nuit, où l’on devait discuter les élections municipales.

Parmi les gardes nationaux, que MM. Vautrain, Vacherot, Tirard et consorts avaient groupés aux mairies du Ier et du IIe arrondissement, et dont les chefs avaient leur quartier général à la Bourse et au Grand-Hôtel, sous le commandement supérieur de l’amiral Saisset, il y avait certes tout ce que Paris comptait de réactionnaires résolus, cependant les éléments républicains modérés formaient encore la majorité. Ces adversaires du Comité Central, mais non de la République, n’étaient pas du tout disposés à se battre pour le compte d’un lieutenant général du royaume. Le duc d’Aumale n’était nullement leur homme. Les opposants du quartier latin, qui s’étaient rassemblés après la réunion présidée par le républicain Trélat, étaient aussi hostiles au Comité Central, mais cette jeunesse dite des écoles, encore pénétrée des traditions et des exemples des devanciers du Quartier, n’entendait pas soutenir la cause royaliste. Bien loin de songer à prendre le fusil pour le duc d’Aumale, les étudiants, et ceux qui s’étaient joints à eux, eussent plutôt fait le coup de feu contre ses partisans. Leur défection républicaine mit fin aux projets de résistance.

Le colonel Quevauvilliers n’eut pas à suivre les instructions belliqueuses qui lui avaient été données, et l’amiral Saisset, comme nous l’avons vu, licencia les troupes, alors que déjà d’elles-mêmes elles avaient commencé la dislocation. Il se hâta de prendre la fuite pédestrement, n’osant se fier au chemin de fer ou à tout autre mode de locomotion apparent.

Sur la prière de ses amis, a raconté M. Philibert Audebrand, narrateur pourtant très hostile à la Commune, l’amiral avait dû mettre des lunettes vertes, dissimuler son uniforme sous son habit civil et, un numéro du Père Duchène à la main, user de ruse pour gagner Versailles sans être inquiété.

Ce bruit de la nomination d’un prince d’Orléans en remplacement de M. Thiers, c’est-à-dire la substitution immédiate de la monarchie de fait à la république existant également en fait, eut une grande importance à Paris. Aussi la commission d’enquête s’efforça-t-elle d’en retrouver l’origine. Charles Floquet fut signalé, à tort, comme ayant apporté et répandu la nouvelle. Il subit de ce chef, devant la Commission, une véritable interrogation d’accusé, dans la séance du 18 août 1876. Il sortit à son honneur de cette situation difficile. Il démentit le propos qu’on lui attribuait, tout au moins comme l’ayant tenu en affirmant son authenticité. L’idée de tenter un coup d’état parlementaire, et de donner à la république provisoire un prince d’Orléans pour chef définitif, était bien dans l’air, dans les esprits aussi, à Versailles. La crainte de Paris, et même de la province, car alors elle eût marché d’accord avec les communards, dissipa ces nuages monarchiques. Et ce fut grand dommage.

CHARLES FLOQUET

Charles Floquet fut l’un des plus remarquables hommes d’état de la seconde république. Ardent, éloquent, et probe, il devint vers la fin de sa vie, toute entière dévouée au service de la démocratie, victime de la réaction, qui ne lui épargna pas plus qu’à Jules Ferry les calomnies et les outrages. Il connut aussi l’ingratitude populaire. Cet excellent républicain n’a pas appartenu à la Commune. Mais il fut attaqué, par les réactionnaires comme ne lui ayant pas montré d’hostilité. S’il ne soutint pas, par sa présence, par sa parole, par son influence et sa notoriété, les républicains parisiens de 1871, il ne fut du moins jamais du côté de Versailles. Il eut le courage de l’affirmer, en pleine réaction, lorsque la Commission d’enquête le fit comparaître comme un coupable. Il fit partie de cette ligue neutre et inutile, ligue de conciliation impossible, nommée la ligue de l’Union Républicaine des droits de Paris. Cette Ligue joua, dans les premiers jours de la lutte, un rôle assez important, mais sans résultat, à un certain point de vue fâcheux. À raison de la tentative d’intervention pacifique de Charles Floquet, et des imputations dont il fut l’objet à Versailles, lesquelles furent suivies de son arrestation, il est nécessaire de retracer ici les principaux traits de cette physionomie intéressante et éminemment sympathique.

Charles Thomas Floquet était né à Saint-Jean-de-Luz (Basses-Pyrénées) le 5 octobre 1828. Il n’y avait rien en lui, pas même l’accent, du méridional traditionnel. Il était d’aspect plutôt froid, guindé même, avec une grande politesse d’accueil toutefois, et une aménité toujours en éveil. Peut-être affectait-il une solennité défensive en public, et paraissait-il gourmé dans les premières relations. Il y avait de la timidité sous ce masque intentionnellement majestueux. On ne se fit pas faute de critiquer cette allure un peu théâtrale, qui était devenue chez lui naturelle. Avec aisance et bonhomie, il la quittait dans l’intimité de ses vieux et fidèles amis politiques.

Dans sa jeunesse, on le plaisantait sur ses gilets aux amples revers et sur ses attitudes évoquant la silhouette des grands conventionnels, qu’il admirait et dont il ambitionnait la carrière. « Salut, Floquet, pur comme Robespierre et beau comme Saint-Just ! » C’est en ces termes pompeux et amicalement plaisants, que l’apostrophait Ducasse, un orateur applaudi des réunions publiques, sous l’empire. M. Clemenceau, dans le remarquable discours qu’il prononça le 7 mars 1909 lors de l’inauguration du monument élevé à Paris, avenue de la République, a fait allusion à son respectable souci de rappeler, et pas seulement par le costume, ces grands modèles de la Révolution : « Selon le mot d’un adversaire qui crut railler, a dit l’orateur, Floquet nous sera apparu comme le dernier survivant des grandes assemblées révolutionnaires. »

Le jeune pyrénéen fit ses études à Paris, au lycée Saint-Louis. Il entra, en 1848, à l’école d’administration, excellente préparation aux fonctions et aux affaires publiques. Il se fit inscrire au barreau en 1851, et plaida depuis dans plusieurs procès politiques. Il collabora au Temps et au Siècle. Il fut compris dans les poursuites des Treize, ce procès fameux fait à treize républicains qu’on condamnait pour le délit d’être vingt. Il fut condamné avec ses co-prévenus, le 5 août 1864. Il se présenta aux élections dans la Côte-d’Or et l’Hérault ; il fut battu, grâce à la pression administrative, par le candidat officiel. L’intimidation gouvernementale était telle alors, que le candidat républicain ne put trouver personne dans l’Hérault pour apposer ses affiches. On vit donc Charles Floquet, un pot de colle à la main, un paquet de placards sous le bras et accompagné de quelques amis, colleurs de bonne volonté, parcourir sa circonscription, affichant lui-même sa profession de foi sur les murs. Le candidat impérial, un certain Roulleaux-Dugage, fut élu. À la fin de l’Empire, Floquet plaida pour la famille de Victor Noir, la victime de Pierre Bonaparte ; il défendit aussi Cournet devant la haute cour à Blois, et le fit acquitter.

Au moment de l’exposition de 1867, un incident se produisit qui fut, par la suite, le point de départ de critiques et de malignes remarques, mais qui ne reposait sur aucune réalité. Le czar Alexandre visitait le Palais de Justice. D’un groupe d’avocats stationnant dans la grande galerie, ce cri partit, à l’adresse de l’impérial visiteur : « Vive la Pologne, Monsieur ! » Le scandale fut vif et les journaux réactionnaires attribuèrent ce cri à Floquet. Il a toujours dénié cette exclamation, irrespectueuse assurément, mais qui pouvait se justifier. À cette époque, il n’était point ridicule de témoigner de la sympathie à la nation héroïque et martyre, dépecée d’abord par des monarques de proie, puis ensanglantée et terrorisée par des bourreaux encourages par les czars. La jeunesse des écoles frémissait encore d’indignation et de pitié au nom de la Pologne. Elle avait gardé dans l’oreille les invocations vibrantes des Michelet, des Quinet, flétrissant le partage infâme ; elle écoutait aussi les appels désespérés des patriotes polonais déportés, knoutés, fusillés et pendus. Le cri dont Floquet a endossé la responsabilité était celui de toute la démocratie. On a affirmé que c’était Gambetta qui avait ainsi apostrophé le czar. Cette attestation, produite par l’ancien préfet de police Andrieux, a été contestée par les amis intimes de Gambetta, notamment par MM. Reinach et Ranc. Le maréchal Lebœuf, qui accompagnait le czar pendant sa visite au Palais, a déclaré que, des rangs de plusieurs avocats formant un groupe dans le vestibule, partit ce cri : « Vive la Pologne ! Il ne fut pas accompagné du fameux mot reproché : « Monsieur ! » Ce fut plutôt, a dit le maréchal, une protestation qu’une manifestation. Les avocats se dispersèrent bientôt dans la foule. Lebœuf ne put ni reconnaître Gambetta, ni remarquer Floquet, qu’il ne connaissait pas. Le maréchal fut interviewé à ce sujet, par un rédacteur du Gaulois, lui disant : « La légende veut qu’un avocat se soit avancé vers la voiture d’Alexandre II au moment de son départ, et ait crié « Vive la Pologne, Monsieur ! » Lebœuf dit très énergiquement au reporter, sachant bien que sa dénégation serait reproduite et divulguée partout : « C’est absolument faux, je vous l’affirme. D’ailleurs l’incident a eu lieu au haut de l’escalier du Palais, au moment où nous arrivions, et il n’a pas eu de suite. Je ne sais même pas si le czar s’en est aperçu. En tout cas il n’en souffla mot, ni sur le moment, ni au retour dans la voiture. »

Le démenti est catégorique, probant aussi, émanant d’un adversaire politique, et le cri fameux n’est plus qu’une légende, malicieuse ou malveillante. Accréditée par la presse réactionnaire, l’anecdote par elle inventée se répandit vite dans les milieux mondains hostiles à la République. Elle y a cours encore.

Elle prit même une certaine importance, en Russie, par la suite. En 1888, M. Floquet était président du Conseil, on parla comme d’un événement politique de la présentation, dans une soirée officielle, de l’auteur supposé du cri irrespectueux au baron de Morenheim, ambassadeur de Russie.

Le salut à la Pologne, dont Floquet a endossé la responsabilité, a été certainement lancé, et l’auteur anonyme de cette protestation ne faisait du reste qu’exprimer le sentiment populaire. Si l’on citait Adam Mickiewicz au quartier latin et dans les milieux lettrés, on entonnait dans les ateliers, dans les faubourgs, un hymne à la Pologne d’Édouard Plouvier : « L’âme de la Patrie, celle qui ne meurt pas ! » popularisé par la chanteuse plébéienne Bordas. Si, aujourd’hui, ce sentimentalisme polonophile est éteint, ou paraît bien désuet, et, s’il est actuellement prudent, étant donnée l’utilité de l’alliance Franco-Russe, de ne point témoigner de trop bruyantes sympathies pour la malheureuse Pologne, victime de la violence et de la déprédation de rois puissants, il n’en était pas de même en 1867. Peut-être peut-on penser aujourd’hui encore, que dans un pays comme le nôtre, ayant subi en partie le sort de la Pologne et menacé de le subir plus complètement dans l’avenir, il serait toujours actuel et nullement ridicule, l’hommage à une race asservie, à une patrie vaincue, à cette vaillante nation livrée à la curée des vainqueurs, morte enfin et qui encore ose espérer sa résurrection. La sympathie pour cette noble proie ne saurait apparaître, à des Français, blâmable. On ne prescrit pas contre le droit ! voilà ce que signifiait le cri proféré au palais de Justice, et si l’on peut contester son opportunité, lors de la visite d’un hôte, on doit l’excuser tout haut, et l’admirer, mais tout bas, pour motif diplomatique.

Cette exclamation arrachée à un membre du barreau républicain ne fut pas une gaminerie, comme l’ont qualifiée les plus indulgents, mais un élan du cœur, un appel à la justice immanente, une affirmation du droit, analogue à ce cri de « Vive l’Alsace-Lorraine ! » que viendrait à proférer aujourd’hui un groupe d’avocats italiens ou anglais, sur le passage de Guillaume visitant le Palais de Justice de Rome ou de Londres. Floquet n’a probablement pas eu l’inspiration de proférer ce noble cri, mais débarrassé du fardeau inutile du qualificatif irrévérencieux, ce cri, destiné à demeurer éternellement anonyme, honore celui qui l’a poussé.

Charles Floquet, avocat politique recherché, très estimé dans tout le jeune parti républicain, fut pendant le siège adjoint au maire de Paris ; il donna sa démission après le 31 octobre. Il fut élu député de Paris aux élections du 8 février 1871. Il vota contre la paix. Il participa après le 18 mars à toutes les tentatives conciliatrices des maires et députés. Il se retira de l’Assemblée nationale, en écrivant cette lettre très digne, dont la teneur lui fut souvent reprochée, ainsi qu’à son co-signataire Édouard Lockroy, également député de Paris :

Monsieur le Président,

Nous avons la conscience d’avoir fait tout ce que nous pouvions pour comprimer la guerre civile, en face des Prussiens encore armés sur notre sol. Nous jurons devant la nation que nous n’avons aucune responsabilité dans le sang qui coule en ce moment. Mais, puisque malgré nos efforts passés, et ceux que nous tenterons encore pour arriver à une conciliation, la bataille est engagée et qu’une attaque est dirigée sur Paris qui nous a élus, Nous, représentants de Paris, nous croyons que notre place n’est plus à Versailles. Elle est au milieu de nos concitoyens, avec lesquels nous voulons partager, comme pendant le siège prussien, les souffrances et les périls qui leur sont réservés.

Nous n’avons plus d’autre devoir que de défendre, comme citoyens et selon les inspirations de notre conscience, la République menacée.

Nous remettons entre les mains de nos électeurs le mandat qu’ils nous avaient confié et dont nous sommes prêts à leur rendre compte.

Charles FLoquet, Édouard Lockroy.

Il n’y avait d’affirmé, dans cette démission, que l’horreur de la guerre civile, avec le désir de se séparer d’une assemblée au nom de qui elle était faite. Le gouvernement de M. Thiers voulut y voir une adhésion à la Commune. La phrase où les deux députés redevenus citoyens parlaient de défendre, selon les inspirations de leur conscience, la république menacée, ne pouvait être assimilée à un acte insurrectionnel que par les proscripteurs de Versailles, interprétant les écrits selon la méthode de Laubardemont. Floquet voulait se rendre dans sa famille en Alsace, quand, le 12 mai, il fut arrêté à Biarritz, comme ayant participé à l’Insurrection. Il resta détenu à Pau jusqu’à la fin de juin.

Il eut ensuite la plus brillante carrière politique. Elu conseiller municipal de Paris dans le XIe arrondissement en 1872, il devint président de l’assemblée parisienne en 1875 : nommé député en 1876 par le XIe arrondissement, il fut réélu en 1881. Il accepta, en 1882, les fonctions de préfet de la Seine, qu’il quitta pour rentrer à la Chambre. Elu par le département des Pyrénées-Orientales, il devint président de la Chambre en 1885. Aux élections de la même année qui eurent lieu au scrutin de liste, il fut un des quatre élus du premier tour avec MM. Édouard Lockroy, Henri Brisson et Anatole de la Forge. Nommé en même temps par les Pyrénées-Orientales, il opta pour ce département. Il présida encore la Chambre et ne quitta le fauteuil que pour la présidence du Conseil. En 1887, après la démission de M. Grévy, il fut le candidat du parti radical à la présidence de la République. Ce fut Sadi Carnot qui fut élu. De nouveau président du Conseil, en 1888, il soutint la lutte contre le boulangisme et fut alors le champion de tout le parti républicain. Ileut un duel mémorable avec le général Boulanger, dont il sortit vainqueur. M. Clemenceau a tracé de cette rencontre le pittoresque et exact croquis suivant :

J’eus l’honneur de l’assister dans son duel avec le général Boulanger. À deux reprises il reçut, comme enraciné dans le sol, le choc d’une attaque éperdue. Il se trouva vainqueur sans autre tactique que de n’avoir pas fléchi. Telle sa politique. Il fut le bon soldat qui présente à l’ennemi la pointe de l’arme avec ce seul mot d’ordre : « On ne passe pas ! » Messieurs, Vous êtes témoins qu’on n’a pas passé !

Le général, blessé par un avocat, perdit beaucoup de son prestige. Le jour même de son duel, la veille du 14 juillet, Floquet présidait avec sérénité la cérémonie de l’inauguration du monument de Gambetta, au Carrousel, et prononçait l’éloge du grand patriote. Il tomba, en février 1889, sur la question de la révision. Il redevint président de la Chambre pour la quatrième fois après les élections de 1889. Il fut le président d’assemblée parfait, très décoratif au fauteuil, avec sa tête fine, au profil de médaille antique, son aisance aimable et son maintien imposant ; il impressionnait par l’aspect, par l’ensemble de sa personne, en même temps qu’il provoquait la sympathie. Mais il n’avait pas que le caractère extérieur, nécessaire à un président d’assemblée. I présidait spirituellement et avec tact. Il semblait doué spécialement pour cette haute et difficile fonction. « The right man in the right place », comme disent les Anglais. Il possédait l’esprit d’à-propos, et son impartialité ne fut jamais en défaut. Ses adversaires même rendaient hommage à ces qualités spéciales et rares. Il exprimait avec un art exquis et dans une élégante simplicité, lui dont le talent oratoire était ordinairement un peu entaché d’emphase et alourdi de banalités, les sentiments collectifs de l’assemblée en prononçant le dernier éloge des membres qu’elle venait de perdre. On a cité comme un modèle du genre la courte oraison funèbre qu’il consacra au député Freppel. C’était un adversaire fougueux, et tout à fait dépourvu de mansuétude, que le rubicond et apoplectique évêque d’Angers. M. Floquet, comme par un acte de déférence ultime envers un collègue qui réprouvait ses idées de libre-penseur comme il avait combattu ses idées et ses actes politiques, rendit hommage à l’ardeur des convictions de l’évêque, à l’éloquence passionnée qu’il apportait à leur défense, et il donna, sans affectation, au défunt, la qualification de « Monseigneur », qui n’est pas dans les usages parlementaires, ni dans le protocole officiel. Cette courtoisie et ces égards posthumes envers un adversaire, souvent pour lui peu bienveillant, dépeignent l’homme tout entier. Il était fidèle à l’amitié, serviable à l’excès, aimé de tous ceux qui l’ont approché. Ilse montra toujours d’une condescendance parfaite à l’égard de ses contradicteurs. Parfois, quand des violents et des impolis le poussaient à bout, il montrait une dédaigneuse impertinence qui rangeait de son côté les rieurs.

La façon dont il reprit l’exubérant Paul de Cassagnac, à la séance du 8 février 1888, est restée fameuse dans les souvenirs parlementaires. Le fier-à-bras bonapartiste s’agitait à son banc, et proférait ses injures coutumières envers les républicains, à propos d’une observation à M. Le Provost de Launay, dans un débat relatif à l’affaire Wilson. Il mêlait des attaques directes, visant le président, à ses vociférations. Avec un grand sang-froid, M. Floquet laissa tomber cette observation sur le ton de l’indulgence méprisante : « Monsieur de Cassagnac, je vous invite à rester calme. Vous savez que vous ne faites peur à personne dans cette assemblée. » On applaudit. M. de Cassagnac voulut se rebiffer : « C’est là votre ancien langage du palais, un langage d’estaminet ! » cria-t-il au milieu des exclamations de la gauche réclamant un rappel à l’ordre. L’allusion à la légende polonaise était évidente. Très digne, sans élever la voix, M. Floquet dit, en se tournant à demi vers la gauche : « Ne vous inquiétez pas, Messieurs, des paroles qui échappent de ce côté. Elles ne m’atteignent pas. Veuillez continuer votre discours, M. Le Provost de Launay, mon observation restera. » « Et la mienne aussi ! » cru devoir riposter M. de Cassagnac. Floquet reprit alors d’un ton hautain, relevant fièrement la tête et toisant son insulteur : « Votre observation restera au Journal Officiel, dit-il avec une fermeté froide, et je regrette qu’elle ne puisse pas être imprimée en caractère spécial, pour l’édification du pays, afin qu’il voie quel est le langage qu’emploient dans cette enceinte ceux qui se prétendent des gentilshommes. » Au milieu d’une salve d’applaudissements partie des bancs républicains, et de quelques grognements de la droite, M. de Cassagnac hurla : « Je n’ai jamais insulté l’empereur de Russie ! » Et M. Floquet de répliquer : « Continuez, Monsieur, joignez le patriotisme à la politesse. Je ne vous rappellerai à l’ordre pour aucune des paroles que vous m’adresserez ! » Floquet eut ce jour-là l’un de ses plus vifs succès parlementaires.

Son intelligence était ouverte à toutes les manifestations du génie national. Sa culture était beaucoup plus développée que celle de la plupart des hommes d’état. En art, en littérature, sa pensée allait hardiment au devant des formules neuves et des talents originaux. Il était, depuis de longues années, l’admirateur et l’ami de l’auteur dramatique le plus vigoureux de son temps, l’âpre et puissant Henri Becque. Aimable avec tous, il se faisait plus accueillant, plus familier, avec les artistes et les gens de lettres qu’il se plaisait à voir en relations privées. Il était patriote dans la force de l’âme et les idées socialistes, pour le progrès desquelles il a loyalement travaillé, lui eussent paru abominables, s’il avait pu supposer que, par la suite, des rhéteurs de l’anarchie voudraient faire de l’antipatriotisme un des articles du programme de la révolution sociale.

Libre-penseur autrement qu’en paroles, M. Floquet avait conformé ses actes à ses affirmations philosophiques. Il s’était marié civilement à une époque où cette rupture avec les traditions était un acte rare, presque un acte de courage. Son mariage avec Mlle Kestner, la plus jeune des filles du grand industriel alsacien, dont les sœurs étaient Mmes Charras, Scheurer-Kestner, Chauffour et Risler, cette dernière, mère de Mme Jules Ferry, l’avait fait entrer dans une des grandes familles de la bourgeoisie provinciale, où les sentiments républicains se joignaient à de délicates aristocraties d’intellectualité, de manières et de distinction.

Charles Floquet ayant obtenu tous les honneurs, toutes les dignités dont la démocratie disposait, pouvait légitimement prétendre à la plus haute magistrature du pays. Il ne fut pas élu à la présidence de la république, dont il était digne. À l’injustice de l’Assemblée nationale, succéda bientôt l’ingratitude populaire. Il ne fut pas réélu dans ce onzième arrondissement qu’il avait si longtemps et si brillamment représenté.

Aux élections de 1893, a dit M. Clemenceau dans la péroraison de son éloquent discours, lors de la cérémonie d’inauguration, Charles Floquet, neuf fois président de la Chambre, après une implacable campagne où se donna carrière toute la fureur des passions déchaînées, vit se détourner de lui la faveur popuaire dans cet arrondissement où se dresse aujourd’hui sa statue. Il avait réuni contre lui les voix de droite et d’extrême gauche. Toutes les rancunes de la réaction vaincue se rencontraient avec le mécontentement des masses populaires, ardentes à escompter les espérances de l’idéalisme républicain, pour écarter du chemin l’homme qui avait barré la route au césarisme, sans avoir magiquement réalisé la justice sociale attendue.

On peut dire aussi que Floquet fut la victime de deux lois qu’il avait réclamées et fait voter, pour le bien de la République, dans sa lutte contre le boulangisme : la loi qui rétablissait le scrutin d’arrondissement, et celle qui interdisait les candidatures multiples. Avec le scrutin de liste et la multiple candidature, il eût été nommé à Paris et dans plusieurs départements peut-être, dans les Pyrénées-Orientales assurément. Le collège sénatorial atténua la blessure en l’envoyant au Luxembourg représenter Paris, mais la plaie était profonde et de celles qui ne se cicatrisent pas. Malgré les solides amitiés qui le soutenaient, malgré l’affection de sa charmante femme, il traîna une vie languissante et désenchantée depuis son échec. L’ingratitude de la démocratie, dont il avait été l’infatigable et utile serviteur, le hanta, et le poison du découragement glaça toute espérance en lui. Sa tâche lui parut finie. Il ne tenait plus à cette terre où il se voyait désormais, à tort évidemment, hors de l’action politique, combattant désarmé, invalide, impuissant à rendre à la démocratie les services qui étaient sa seule raison de vivre. Cette noble et belle existence, si longtemps radieuse et enviable, s’éteignit dans une sombre mélancolie. À lui surtout peut s’appliquer la sentence de Sophocle : « De quel homme, avant le jour de sa mort, doit-on dire il a été heureux ! » Charles Floquet est mort le 18 janvier 1896, à Paris, rue de Lille, à l’âge de 67 ans. Ses funérailles civiles furent imposantes.

Après la Commune, bien que libéré de son arbitraire arrestation, il avait été considéré à Versailles comme suspect.

Le président de la Commission d’enquête voulait absolument rendre M. Floquet responsable des bruits qui avaient couru à Paris en mars 71, pendant les pourparlers des maires, sur la candidature du duc d’Aumale à la lieutenant ce générale. Ces rumeurs, que Jules Simon, alors ministre, avait accréditées, eurent pour conséquence, on l’a vu, la retraite de nombreux gardes nationaux rassemblés en armes à la mairie de la rue de la Banque ; elles entraînèrent la fin de la résistance dans Paris.

Charles Floquet répondit avec fermeté à la Commission :

Je donne le démenti le plus absolu. Ce que j’ai fait, les paroles que j’ai prononcées relativement à la lieutenance générale du duc d’Aumale, paroles qui étaient une réponse aux questions qui étaient adressées à moi ou à la réunion, relativement à la question de savoir s’il était vrai que l’Assemblée eût proclamé la monarchie, démentaient ce fait, J’ai dit : « Les bruits qui couraient hier soir dans l’Assemblée sont, je crois, la raison pour laquelle M. Thiers a fait lever la séance, pour éviter ces questions. Mais, le fait est que ni la monarchie, ni la lieutenance n’ont été proclamées. » J’aurais menti impudemment, si j’avais dit le contraire.

Floquet n’était donc pas l’inventeur de la nouvelle impressionnante, vraisemblable. Il n’avait fait que répéter ce qui s’était dit dans les couloirs, à Versailles. La candidature du duc d’Aumale n’était pas exacte, mais elle correspondait à la mentalité d’une partie de l’Assemblée. Elle avait rapidement trouvé créance dans les divers groupes. M. Thiers même, sans la prendre au tragique, l’avait prise au sérieux, selon la formule qui lui était familière. À Paris, la répercussion en fut aussitôt considérable. Elle suffit pour amener l’évanouissement de l’amiral Saisset et la retraite spontanée de ceux qu’il avait péniblement groupés à la mairie du IIe et au Grand-Hôtel, en vue d’un combat dans la ville.

LE COMITÉ CENTRAL FAIT ARRÊTER LULLIER

Le Comité Central cependant avait résolu d’agir, ne prévoyant pas la dislocation, alors prochaine, des forces concentrées dans les quartiers du centre.

Il décida l’arrestation de Lullier. Maxime Lisbonne a raconté cette arrestation, dont le point de départ avait été le refus de Lullier de se porter à la place Vendôme, pour barrer le passage à la manifestation réactionnaire du 22 mars. Le Comité donna l’ordre à Lullier de se présenter devant lui. En même temps il chargea l’un de ses membres, Assi, d’amener le chef suspecté, si, comme il était probable, il essayait de ne pas comparaître, se sachant coupable et se sentant menacé :

Après bien des allées et venues, dit Lisbonne, Lullier se décida à obéir. Arrivé au milieu de nous, et lorsqu’on lui reprocha les fautes qu’on pouvait à juste titre considérer comme autant de trahisons, il se leva furieux et nous défia : « Qui de vous, s’écria-t-il, oserait décréter mon arrestation ? Je n’aurais qu’un mot à dire : il y a sur la place de l’Hôtel-de-Ville trente bataillons, qui répondraient à mon appel, et c’est moi qui vous ferais tous fusiller ! » Ces menaces ne produisirent aucun effet. Avant son arrivée le Comité avait décidé son arrestation, et le décret circula parmi les membres du Comité pour y apposer la signature. Il fut mis dans une salle sous la garde d’un seul citoyen. Au dehors, des sentinelles placés par Assi répondaient du général. Il y passa la nuit, et le lendemain le capitaine Fossey, aide de camp du gouverneur de l’Hôtel-de-Ville, assisté de trois gardes fédérés, faisait monter Luilier dans un fiacre pour le conduire à la préfecture de police. Fossey était assis en face du général, il lui dit : « Nous allons traverser la place de l’Hôtel-de-Ville : elle fourmille de bataillons. Si vous mettez le nez à la portière de la voiture, si vous dites un mot, si vous faites un geste, je vous fais sauter la cervelle ! » Lullier se tint coi, et un quart d’heure après il était écroué à la Conciergerie.

Ainsi il a fallu au Comité Central pour le décider à cet acte viril : 1o que le général n’exécutât point l’arrestation des membres du gouvernement aux affaires étrangères, dans la journée du 18 mars, ou tout au moins qu’il ne la tentât point ; 2o que le général parlementât avec le colonel Ferrier, ce qui fut cause du départ de ses troupes pour Versailles ; 3o que le général n’essayât point de s’emparer du Mont-Valérien qui n’avait qu’une garnison de 120 hommes ; 4o que le général refusât de marcher contre la manifestation des gens de l’ordre.

Ah ! citoyens du Comité, nous avons été peut-être heureux que Lullier ne fit pas appel aux gardes nationaux massés sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Il aurait pu se trouver parmi eux des citoyens plus rigides que nous sur la façon d’exercer le mandat qui nous avait été délivré. Le général aurait pu certainement payer de sa vie les fautes qu’il avait commises, mais quelques membres du Comité auraient pu payer aussi de la leur la faiblesse qu’ils avaient montrée envers un bomme qui menait à sa perte la Révolution.

(Maxime Lisbonne. Souvenirs (inédits), chap. VI.)

Lullier, déséquilibré et impulsif, au lieu de chercher à se disculper, ou tout au moins loin d’invoquer sa bonne foi, et de reconnaître sa négligence en ce qui concernait le Mont-Valérien, n’arguant même pas de son ignorance de l’importance que devait prendre la manifestation de la place Vendôme, écrivit de sa prison une lettre insolente au Comité Central, lui reprochant de « jalouser ceux qui, pour la couse commune, nuit et jour travaillent avec une fiévreuse activité ». Avec sa vanité ordinaire et la fanfaronne exubérance qui ne l’abandonnait jamais, il disait en reprochant au Comité de passer son temps à ergoter :

C’est dans de telles conjonctures que vous décapitez la garde nationale, que vous m’arrachez l’épée des mains, alors qu’une de ces nuits j’allais m’abattre, comme la foudre, sur Versailles, l’envelopper, mettre la main sur la réaction tout entière et affirmer, à la face de ce pays, la vitalité et la puissance du mouvement révolutionnaire qui emporte Paris !

Au lieu de parler de s’abattre sur Versailles, alors qu’il avait permis de mettre cette place en état de défense, il aurait mieux fait d’expliquer pourquoi il avait laissé le temps à M. Thiers de quitter le ministère des affaires étrangères, avec les ministres, comme il s’en était vanté, et surtout pourquoi il n’avait pas pris possession du Mont-Valérien, non gardé, alors qu’on lui en avait donné l’ordre. De lui-même, puisqu’il était général en chef, il aurait du, toute opération cessante, s’emparer de cette citadelle pour ainsi dire abandonnée. Mais il comptait, par la suite, faire valoir ce service, et d’autres, aux yeux de ceux qu’il avait favorisés. Il ne se doutait pas que, lorsqu’il réclamerait au gouvernement de Versailles sa récompense, on l’enverrait la toucher en Calédonie, sous la forme d’une cellule, en le gratifiant en sus des mauvais traitements de la chiourme. Ce traître du moins fut puni.

Dans Mes Cachots, Lullier a dit qu’il se repentait de ne pas s’être entendu secrètement avec Raoul du Bisson, Ganier d’Abin, et d’autres louches personnages qui composaient son état-major, pour « arrêter le Comité et l’envoyer à Mazas ». Il se compara modestement à Thémistocle, à Alcibiade, à Coriolan et autres grands hommes de l’antiquité, victimes de l’ingratitude de leurs concitoyens, et il termina sa lettre au Comité en s’adressant aux habitants de Paris :

Depuis 89 le même sort est-il donc réservé à ceux qui les premiers, la poitrine à jour, descendent dans l’arène pour la revendication de vos droits, pour la conquête de vos libertés ? Et dira-t-on toujours que, dans ce pays, ce sont ceux qui font les révolutions qui en sont les premières victimes ; que le lendemain leurs cadavres servent de premiers marchepieds aux intrigants et aux fripons ?.…

Mais c’est assez s’occuper de ce misérable et funeste personnage, l’un des auteurs principaux de la défaite de la Commune, et dont nous avons plus haut relaté les extravagances, les trahisons et la triste existence.

MAXIME LISBONNE

Maxime Lisbonne, le Lisbonne montmartrois et, par moments, boulevardier, que beaucoup de Parisiens ont connu dans la seconde moitié de son existence aventureuse, apparaît surtout comme un fantaisiste : les longs cheveux à demi-bouclés tombant assez bas, le chapeau haut de forme à bords plats rejeté en arrière, le foulard blanc noué lâche, la jaquette ouverte, la jambe traînante, l’air débraillé, cascadeur et bon enfant, tutoyant le premier venu, avec un sourire perpétuellement gouailleur ; il semblait réaliser le type conventionnel de « l’artiste » des légendes mélangeant le Cabrion d’Eugène Sue au Schaunard d’Henry Murger. Il a contribué à donner de la réalité à cette fantaisiste silhouette. Émule de Rodolphe Salis, le créateur du Chat-Noir, dont il cherchait à imiter le genre et à rencontrer la réussite, mais avec une allure plus canaille et un entourage moins artiste, il se raillait lui-même en accomplissant ses excentricités. Il se moquait aussi de son époque, disant que s’il s’était montré plus grave, moins fortement parodiste et d’un goût plus délicat, on l’eût probablement laissé se morfondre en tête à tête avec ses fournisseurs, dans le vide des cabarets truculents qu’il ne se lassait pas de fonder. Il existe un autre Maxime Lisbonne que les survivants de nos contemporains de 71 ont pu apprécier et même admirer. Celui-là n’était ni un pitre brutal ni un sceptique grossier. Ce Lisbonne-là, celui du siège et de la Commune, fut un brave et souvent un héros.

Ce raillard, ce farceur, ce cabotin-colonel, se montra l’un des plus vaillants, à une époque où le courage courait les rues. Ses compagnons l’avaient surnommé le Murat de la République. Comme le héros des cavaleries impériales, Lisbonne se plaisait à caracoler au milieu des balles. Il aimait aussi le harnachement voyant, l’uniforme brillant ; ses bottes furent le sujet de nombreuses plaisanteries, et, comme son devancier, le sabreur épique, il était intrépide toujours et se plaisait à affronter le danger, poussant le courage jusqu’à la plus folle témérité. Il avait été comédien, et il conservait devant des sabres, qui n’étaient pas des accessoires de théâtre, et sous la pluie des obus, qui n’étaient pas chargés de poudre de lycopode, la crânerie des Buridan et des d’Artagnan de son répertoire. Les allures de mousquetaire de l’ancien cabotin, excusables par la bravoure dont il fit montre en vingt occasions, méritent encore l’indulgence par la modestie qui les accompagnait. Il devenait simple, lorsqu’il parlait de lui-même ; ce matamore se faisait bonhomme et discret lorsqu’il lui fallait mentionner ses actes de courage. Dans ses « Souvenirs », signés du pseudonyme transparent de Portugal, écrits à la presqu’ile Ducos, et demeurés inédits, sauf quelques communications faites à des amis, comme Gaston Da Costa, et dont je déchiffre, sur les feuillets jaunis, l’écriture menue, belle mais serrée et fine, et presque effacée, à la mauvaise encre pâlie, où l’on reconnaît la préoccupation d’économiser le papier, soit afin de mieux dissimuler l’écrit aux surveillants du pénitencier, soit pour transporter plus aisément le cahier confidentiel dans les déplacements et les corvées du bagne ou du camp de déportation, se trouvent ces lignes sincères, en forme d’à propos.

Le plus grand nombre des récits qui ont été faits sur la révolution de 1874 ont été puisés soit dans les journaux officiels, soit dans des récits incomplets et souvent inexacts. Souvent aussi ils ont été inspirés par des sentiments passionnés qui en ont écarté toute sincérité. Aussi les événements y sont-ils présentés la plupart du temps sous un jour faux, et avec des détails erronés qui égarent le lecteur, et rendent impossible une juste appréciation des faits et des hommes. Acteur dans cette grande lutte, depuis le 18 mars jusqu’au 26 mai, époque où une blessure me réduisit à l’inaction, j’ai pris ces notes au jour le jour, pendant toute la période révolutionnaire. Cet ouvrage n’a donc pas la prétention d’être un historique complet de la révolution de 1871 ; il ne sera que le récit des événements dans lesquels j’ai pris une part directe. Mais j’espère que sa sincérité et son exactitude en feront une œuvre utile pour ceux qui voudront entreprendre un travail d’ensemble sur cette remarquable époque.

Je puis dire hautement que ce n’est pas l’ambition qui me pousse à écrire ces pages. Par le passage suivant d’une lettre que j’adressais au colonel Ch. Duval (de la garde nationale), en 1870, après la bataille de Buzenval, on verra que j’ai toujours compris que défendre la République était un devoir, et non pas, comme le croient nos députés actuels, un moyen d’arriver aux honneurs et au pouvoir. Voici cette lettre :

« Mon colonel, après vous avoir donné les noms des braves citoyens tués à Buzenval pour la Patrie et la République, je vous ajoute les noms de ceux qui ont été blessés grièvement, afin que vous puissiez obtenir de M. le général en chef de a la garde nationale les récompenses que vous désirez demander pour eux.

« Je termine, mon colonel, en vous réitérant la défense formelle que je vous ai faite à Arcueil, lors de votre rapport au général Corréard sur la conduite que j’avais tenue à la reconnaissance du parc de Bagneux occupé par les Prussiens (13 octobre 1830). Je ne désire aucune récompense. Le républicain dévoué, convaincu, ne doit voir dans le sacrifice de sa vie qu’un devoir qu’il accomplit, et non pas une voie ouverte à son ambition ».

M. Charles Duval existe, j’en appelle à son témoignage. Je n’avais qu’un désir : aider à la conclusion d’une paix honorable, qui m’eût permis de rentrer dans la vie privée.

Ce désir était le même au 18 mars ; que nous eussions été vainqueurs, et je ne me fusse pas écarté de cette ligne de conduite.

On peut juger l’homme d’après ces nobles sentiments. Sa définition du devoir d’un républicain, dans sa lettre au colonel Duval, mériterait, comme les plus belles paroles des glorieux citoyens de Rome, de figurer dans un De Viris français, s’il en existait un.

Son désintéressement égalait sa bravoure.

Quelque temps avant le 18 mars, Lisbonne, sur le conseil d’un avocat de ses amis, avait présenté une requête au ministère des finances, afin d’obtenir la réversibilité d’une indemnité due à son père. Il s’agissait d’un rappel de solde. Officier, décoré de juillet et chevalier de la Légion d’honneur, le père de Lisbonne avait été nommé, en 1848, capitaine dans la garde républicaine, à sa fondation. Cette garde faisait partie de l’armée régulière. En 1851, cet officier refusa son concours au coup d’état et fut mis en réforme. Il n’avait pas reçu sa pension de réforme, liquidée seulement quand il mourut. Comme héritier, Maxime Lisbonne crut, avec raison, devoir réclamer au gouvernement républicain le réglement de cet arriéré. Il eut à cet effet une audience du ministre des finances, Ernest Picard, qui l’éconduisit avec de belles promesses. Il fut, peu de temps après, nommé membre du Comité Central, à la réunion des délégués du Xe arrondissement, rue Dieu, et il fallut les instances d’Arnold et d’autres citoyens pour lui faire accepter ce mandat. Il l’avait d’abord refusé, en alléguant que sa situation d’artiste dramatique et quatre années de direction théâtrale l’avaient un peu éloigné des choses de la politique. Il ajoutait qu’on trouverait aisément des citoyens plus capables de rendre des services, et avant plus de titres que lui. Il céda cependant, mais ne siégea presque jamais au Comité, se bornant à commander sa légion et à se battre. Le 20 mars, il se trouvait à l’Hôtel-de-Ville avec Lullier et, comme secrétaire d’état-major, il recevait les délégués des bataillons. Une dame Gérard vint le trouver de la part du colonel Charles Duval, celui à qui il avait écrit pour refuser la croix, après l’affaire de Bagneux. Cette dame lui remit une lettre où ce colonel Duval disait qu’il avait vu M. Ernest Picard, que l’affaire de l’arriéré de solde du père de Lisbonne était arrangée, qu’une somme de six mille francs était à sa disposition, mais qu’il fallait que le bénéficiaire vint immédiatement la toucher, à Versailles. Cette dame ajouta, de la part du colonel Duval, que celui-ci l’engageait vivement à ne pas rester à Paris, où l’insurrection serait certainement vaincue dès que M. Thiers aurait reçu les renforts des soldats prisonniers en Allemagne. Il l’invitait donc à venir aussitôt le rejoindre à Versailles, où on lui donnerait une situation. Lisbonne répondit à l’émissaire qu’il gardait toujours de l’amitié pour le colonel Duval, mais qu’il ne pouvait se rendre à son avis, dicté par le désir de lui être utile, et dont il le remerciait. Il préférait renoncer à l’indemnité due à son père et rester à Paris pour servir et défendre la République.

Pour ceux qui n’ont vu en Maxime Lisbonne que le chat-noires que impresario et le plaisantin de cabarets excentriques, il n’était pas inutile de rappeler qu’il fut à la fois vaillant et désintéressé.

Il avait servi dans la marine, tout jeune, puis avait obtenu un emploi au Comptoir d’escompte. Il s’était ensuite engagé dans les zouaves, et avait fait la campagne d’Italie. Mais le théâtre l’attirait. Il devint directeur d’une petite scène, les Folies-Saint-Antoine, où la guerre le trouva. Il se fit incorporer dans les bataillons de marche. Après avoir, comme on l’a vu, combattu à Bagneux et à Buzenval, nommé membre du Comité Central, il ne se présenta pas aux élections communales. Il se borna, comme colonel, à conduire au feu ses bataillons, recherchant les endroits où le danger était le plus vif. Il ne se trouvait à sa place qu’aux avant-postes. Dans la lutte désespérée des derniers jours, il fut debout jusqu’à ce qu’une balle lui ayant brisé la cuisse, à la barricade du boulevard du Temple, il se trouva hors de combat. Amputé de la jambe gauche, il fut conduit prisonnier à Versailles et condamné à mort. Sa peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Il fut donc un de ces prisonniers politiques, comme Alphonse Humbert, Gaston Da Costa, Trinquet, que la répression versaillaise envoya au bagne et voulut confondre avec les condamnés de droit commun. Il fut interné à l’île Nou, puis à la presqu’île Ducos ; c’est là qu’il écrivit ses « Souvenirs », datés du camp de Tindu, pour lesquels aucun éditeur ne fut rencontré, mais dont on trouvera de nombreuses citations, d’après l’original, au cours de cet ouvrage.

Revenu en France à la suite de l’amnistie, Maxime Lisbonne, pour vivre, reprit son ancienne profession de directeur de théâtre. Il dirigea des scènes de quartier, le théâtre de la Chapelle et les Bouffes-du-Nord, où il donna entre autres pièces intéressantes : Nadine, de Louise Michel, et Germinal, d’Émile Zola, dont la représentation avait été interdite au Châtelet. Il monta des établissements, genre montmartrois, qui eurent assez de vogue, comme le Bagne, situé à l’angle de la rue des Martyrs et du boulevard Clichy, Le Casino des concierges, rue Pigalle, Le Jockey club de Montmartre, rue La Rochefoucauld, les Frites, les Brioches révolutionnaires, etc., etc.

Le Cabaret du Bagne, où l’on était servi par des garçons coiffés de bonnets verts, avec la carmagnole rouge, fut de toutes ces entreprises fantaisistes celle qui réussit le mieux. Il fut heureusement secondé dans ses diverses entreprises par sa courageuse femme qu’il avait retrouvée, confiante et dévouée, à son retour de la Calédonie. Elle l’a soigné affectueusement durant les longs mois de sa dernière maladie. Il s’était retiré dans une modeste maisonnette à la Ferté-Alais, ayant une petite recette buraliste. Il s’est éteint là, souffrant de pénibles oppressions cardiaques, un peu isolé et oublié, le 25 mai 1905. Il venait d’avoir 66 ans. Olivier Pain fils, qui l’a visité quelques mois avant sa mort, a raconté ainsi dans l’Intransigeant la pénible entrevue :

Dès que nous nous sommes trouvés en présence de Lisbonne, après avoir gravi un étage, sous la conduite de Mme Lisbonne, nous avous pu constater les ravages que quatre mois de maladie avaient exercés sur un homme si énergique.

Maxime Lisbonne était assis, ou plus exactement étendu, sur un fauteuil poussé près de la fenêtre qui s’ouvre sur la campagne, sur les coteaux de la vallée de l’Essonne. Une petite table était à portée de sa main, chargée de fioles médicamenteuses. À tout instant le malade doit respirer de l’éther, tant l’oppression qui l’accable est forte. Nous retrouvons très amaigri le visage encadré de longs cheveux, bien connu de la foule. Le menton est toujours aussi volontaire, la bouche un peu narquoise. Au cou un large foulard rouge, faisant encore plus ressortir la pâleur qui s’étend sur les traits. De la main, qui, très faible, retombe bientôt à côté de lui sur le fauteuil, Lisbonne nous indique une chaise, et nous causons, conversation hachée par les douloureuses quintes de toux et d’asthme qui secouent sa poitrine.

Voici quatre mois que je suis ainsi cloué, sans pouvoir mettre le pied dehors, et c’est si loin de Paris ici, que je vois bien peu d’amis… je suis f… ! mon cher !… dit-il entre deux accès.

Cette fin bourgeoise et relativement paisible, l’hypertrophie du cœur ayant raison de l’énergie et de l’insouciance de cet aventureux et solide compagnon, cela semble une ironie de la destinée.

Nous avons déjà noté ce contraste en relatant la mort de Louise Michel, emportée par une bronchite vulgaire. Lisbonne avait bravé bien souvent la mort ; il avait été relevé sanglant sur le champ de bataille, et on lui avait coupé une jambe en le considérant sans doute comme à peu près perdu ; il avait subi les souffrances morales de la transportation, aggravant les fatigues et les privations du bagne. Il était revenu pourtant alerte encore, joyeux toujours, claudicant avec sa jambe articulée, mais plein d’entrain et de bonne humeur, secouant ses cheveux longs sur ses épaules larges, allant poitrine en avant et le sourire aux lèvres : défiant la misère, dédaignant les déboires, les soucis de l’existence, comme il avait nargué la fusillade, la prison et l’exil. Et puis, dans une calme retraite, où il goûtait le repos avec un peu de bien-être, la mort l’a étouffé dans un spasme, comme un bon rentier asthmatique !

Pour compléter cette brève notice sur ce brave, l’un des meilleurs assurément parmi les héros de l’épopée sinistre de 71, il convient de lui donner la parole. On ne pourrait mieux que lui, avec autant de grandeur dans la simplicité, narrer les circonstances dans lesquelles il fut blessé à la barricade qu’il défendait.

C’était le 25 mai, boulevard du Temple, non loin du boulevard Voltaire. On élevait devant le concert de Bataclan une nouvelle barricade destinée à recevoir les défenseurs de la barricade dressée en face du passage Vendôme, que le feu plongeant des troupes occupant la caserne du Prince Eugène, rendait intenable.

Je pris mes dispositions, dit Lisbonne au dernier chapitre de ses « Souvenirs » inédits (chap. XVI), pour faire évacuer par des caissons traînés à bras d’hommes les obus qui se trouvaient parqués dans le bureau télégraphique qui fait le coin du boulevard du Prince Eugène (Voltaire). Déjà on était parvenu avec beaucoup de difficultés à emmener quelques voitures.

Mon quatrième cheval venait d’être tué sous moi. Il était environ 3 heures. Je fus encourager les travailleurs, afin que si la barricade tombait aux mains des ennemis, ils n’y trouvassent plus de munitions.

La barricade du Prince Eugène commençait à être dépourvue de défenseurs. Un monceau de cadavres gisait derrière. Les balles y pleuvaient ; les obus venaient frapper les maisons et les éclats décimaient nos gardes. Voulant ranimer le courage des combattants, j’avais pris la place d’un franc tireur qui venait d’être tué.

Aux trois quarts découvert, sous la porte cochère de la maison où furent quelque temps les magasins du Pauvre Jacques, je recevais les obus et les faisais passer à un franc-tireur qui les déposait dans une voiture à bras.

J’en tenais un dans mes bras, lorsque je fus blessé par une balle à la cuisse. J’eus la présence d’esprit, en tombant, de tenir l’obus serré contre moi. Sans cela c’en était fait des francs-tireurs et des gardes nationaux qui étaient occupés à ce transport de munitions. On aurait eu à déplorer un sinistre effroyable : 100 à 150 obus auraient éclaté si le mien m’eût échappé. Je fus un instant abandonné, l’épouvante ayant saisi tous ceux qui étaient avec moi…

L’antiquité avec Cynegire et d’autres héros qu’on renomme, l’histoire moderne avec le dévouement du chevalier d’Assas et le sang-froid de Jean-Bon-Saint-André attaché au grand mât du vaisseau criblé de boulets et prêt à sombrer, offrent-elles de plus admirables exemples d’intrépidité ? Si la Commune, où il y a eu tant de beaux parleurs, de publicistes mordants et de sociologues profonds, avait eu beaucoup de défenseurs comme Maxime Lisbonne, malgré l’infériorité des conditions de la lutte, le résultat final n’eût peut-être pas été le même ; si surtout, au lieu de prendre pour chef le traitre Lullier, c’eût été à ce brave qu’on eût confié la défense de Paris, la marche sur Versailles eût été commencée, dès le 19, alors le Mont-Valérien eût appuyé la colonne d’attaque du 4 avril et la bataille changeait de face.

Le vaillant Lisbonne ne fut pas suffisamment apprécié et honoré de son vivant, surtout par les jeunes générations ignorantes. Ne l’ayant pas vu au combat, les révolutionnaires juvéniles voulurent rabaisser ou railler en lui le cabotin montmartrois qu’ils affectaient de connaître seulement. Ce grand cœur, ce d’Artagnan de la Commune, mérite d’être remis parmi les hommes de 71 à la place qu’il occupa au feu, c’est-à-dire au premier rang.

NOMINATION DE GÉNÉRAUX

Le Comité Central, après avoir procédé à la mise en arrestation du traître Lullier, prit aussitôt des mesures pour le remplacer, qui parurent l’indice d’une action énergique prochaine.

Il délégua les pouvoirs militaires aux citoyens Brunel, Duval et Eudes, avec le titre de généraux. Tous trois étaient actifs, intelligents et braves, mais le premier seul, ancien officier de l’armée, avait des connaissances militaires. La bonne volonté et le courage ne suffisent malheureusement pas pour remporter des victoires. Il était dit, dans le décret de nomination daté du 24 mars, que les nouveaux officiers généraux devraient agir de concert, en attendant l’arrivée de Garibaldi, acclamé comme général en chef.

Garibaldi avait été en effet proclamé général en chef de la garde nationale, à l’assemblée du Waux-Hall du 25 mars. C’était un hommage sentimental et une nomination platonique. Les délégués voulaient atténuer pour le héros de l’indépendance italienne, pour le glorieux soldat de Nuits et de Dijon, l’outrage fait à Bordeaux. On comptait aussi sur le prestige de son nom pour flatter les gardes nationaux et apaiser les compétitions des chefs. Mais les esprits avisés se doutaient d’un refus probable. Il était à prévoir que Garibaldi, après avoir été si mal récompensé par les ruraux d’avoir mis son épée et son nom au service de toute la France contre les Prussiens, ne reviendrait pas de son Italie, où on l’avait insolemment renvoyé, pour se mettre à la tête d’insurgés. Il ne pouvait devenir un général de guerre civile. On avait d’ailleurs négligé de le consulter. De l’ile de Caprera, il écrivit une lettre au Comité Central, pour le remercier de l’honneur qu’on lui avait fait, mais en même temps pour décliner le commandement. Il donna le conseil de ne pas éparpiller les forces et de concentrer le pouvoir, comme le faisait Versailles. « Rappelez-vous bien, disait-il, qu’un seul honnête homme doit être chargé du poste suprême, avec des pleins pouvoirs. » Garibaldi conseillait donc la dictature, ou tout au moins la concentration du commandement en une seule main. Le Comité Central ne tint pas compte de cet avis, puisqu’il nomma trois généraux commandants. La Commune, par la suite, chercha cette unité, dans les pouvoirs donnés à ses délégués à la guerre : Cluseret, puis Rossel, enfin Delescluze. Elle eut recours, en ses dernières semaines, à la dictature collective du Comité de Salut Public, mesure qui eut une conséquence politique intérieure grave, et amena la division de l’assemblée communale en majorité et en minorité. Nous exposerons, à son heure, les causes et les effets de cette scission, qui n’eut d’ailleurs qu’une influence relative sur les évènements des heures suprêmes.

Avec les trois généraux nouveaux, parmi lesquels se trouvaient deux blanquistes énergiques, Duval et Eudes, il semblait que le moment de l’action fût enfin venu. Les nouveaux chefs annoncèrent leur prise de commandement par la vigoureuse proclamation suivante :

Citoyens,

Appelés par le Comité Central au poste grand et périlleux de commander provisoirement la garde nationale républicaine, nous jurons de remplir énergiquement cette mission, afin d’assurer le rétablissement de l’entente sociale entre tous les citoyens.

Nous voulons l’ordre, mais non celui que patronnent les régimes déchus, en assassinant les factionnaires paisibles et en autorisant tous les abus.

Ceux qui provoquent à l’émeute n’hésitent pas, pour arriver à leur but des restaurations monarchiques, à se servir de moyens infâmes ; ils n’hésitent pas à affamer la garde nationale en séquestrant la Banque et la Manutention.

Le temps n’est plus au parlementarisme ; il faut agir et punir sévèrement les ennemis de la République.

Tout ce qui n’est pas avec nous est contre nous.

Paris veut être libre. La contre-révolution ne l’effraye pas ; mais la grande cité ne permettra pas qu’on trouble impunément l’ordre public.

Vive la République !

Les généraux commandants :
Baunel. — E. Duval. — Eudes.

Le triumvirat guerrier disait : « Il faut agir ! » Il semble que cet appel à l’action ne visait pas directement Versailles et les troupes que M. Thiers y rassemblait avec une fébrile activité. Les trois généraux semblaient plutôt menacer les gardes nationaux réunis aux mairies du Ier et du IIe arrondissement et leurs chefs Saisset, Schœœlcher, Quevauvilliers, Vautrain, Vacherot, Dubail, Héligon, Tirard, etc.

DÉMONSTRATION DEVANT LA MAIRIE DU Ier

Le Comité Central venait de donner l’ordre d’occuper les mairies où la guerre civile s’organisait, où toutes les dispositions semblaient prises, non seulement pour une résistance défensive, mais aussi pour un mouvement hardi en avant, pour un coup de main sur l’Hôtel-de-Ville. De la mairie du 1er arrondissement, à raison de sa position et de la proximité de l’Hôtel-de-Ville, paraissait devoir partir le signal de l’attaque. Le général Brunel se mit en devoir d’occuper cette mairie avec Protot, membre du Comité Central, commandant un bataillon, et Maxime Lisbonne, chef de légion.

Depuis deux jours, a écrit Maxime Lisbonne, les estafettes de l’Hôtel-de-Ville envoyées à la place Vendôme se trouvaient arrêtées, à la hauteur de la mairie du Ier arrondissement, par les gardes nationaux qui n’avaient pas encore adhéré au Comité Central. Une colonne divisée en deux, commandée par le général Brunel, partit de l’Hôtel-de-Ville pour mettre à la raison les réactionnaires. En arrivant, Brunel et Protot, accompagnés de quelques citoyens, montèrent à la mairie trouver M. Adam, le maire, pour terminer le différend. Pendant ce temps, un demi-bataillon de l’ordre était rangé en bataille dans le carré formé d’un côté par les grilles du Louvre, de l’autre par la maison de parfumerie, « la Société hygiénique ». Le commandant de ce bataillon, le capitaine Arnauld de Vresse[3], envoya quelques hommes prendre possession de la maison qui fait le coin de la rue de l’Arbre-Sec, et s’installa aux fenêtres qui font face à la rue de Rivoli.

Deux coups de feu furent tirés, qui heureusement n’atteignirent personne. Immédiatement, à mon commandement, les gardes fédérés chargèrent leurs armes, prêts à répondre à cette provocation. Entouré d’un groupe de citoyens qui me priaient de ne pas répondre à ces deux coups de feu, je me contentais d’ordonner au maréchal des logis Pélissier de braquer une de ses pièces sur la mairie et l’autre sur le bataillon réactionnaire pour le balayer, mais d’attendre mes ordres. À ce moment Brunel et Protot arrivèrent avec M. Adam. Le maire consentit aux propositions qui lui étaient faites et adhéra au Comité Central.

Ici je crois pouvoir rappeler une circonstance bizarre de cet épisode. Lorsque je commandais au maréchal des logis Pélissier de mettre en batterie ces deux pièces, et au moment où il ouvrit un des caissons de munitions, il s’aperçut qu’on avait oublié d’y mettre les projectiles nécessaires. À l’étonnement qui se peignit sur son visage, je compris ce qui se passait, et quand il vint pour m’annoncer ce fâcheux oubli, je l’arrêtai en lui disant :

« Silence ! j’ai tout vu ! » Le calme se rétablit et nous nous dirigeâmes sur la mairie du IIe arrondissement, rue de la Banque.

(Maxime Lisbonne. — Souvenirs inédits, chap. VII.)

Pendant que Lisbonne faisait charger les fusils et intimidait les gardes nationaux du 14e bataillon, défenseur de la mairie du Louvre, en mettant en batterie des pièces démunies d’obus, Brunel était en conférence avec le maire, les adjoints et les officiers de la garde nationale. Il a été reconnu par la suite, que la mairie était défendue beaucoup plus sérieusement que ne le croyaient Brunel Protot et Maxime Lisbonne. Ce dernier usait d’audace, mais au fond du cœur se sentait un peu décontenancé en constatant que ses deux pièces de canon n’étaient que des instruments de parade, faute de projectiles dans les caissons. Il y avait des forces importantes dissimulées dans la cour du Louvre. Des tirailleurs, postés aux fenêtres des maisons de la rue de Rivoli, commandés par un homme déterminé, enclin à agir vigoureusement, Arnauld de Vresse, eussent dirigé sur la place un feu plongeant redoutable. De plus, les bataillons concentrés à la Bourse et à la mairie du IIe arrondissement, pouvaient facilement secourir les défenseurs de la mairie du Ier. Les deux arrondissements se touchent, et les communications de la Bourse au Louvre étaient assurées par la rue Croix-des-Petits-Champs, débouchant rue Saint-Honoré devant les magasins et l’hôtel du Louvre. M. Héligon, adjoint au maire du 14e arrondissement, l’un des membres importants de l’Internationale, devenu un modéré enragé, a reconnu que les adversaires du Comité Central étaient nombreux et capables de repousser les deux bataillons dont disposaient Brunel, Protot et Lisbonne.

Le vendredi, vers quatre heures, a dit M. Héligon, nous apprenons que des gardes nationaux se dirigent pour prendre la mairie du Ier arrondissement. Immédiatement on fait prendre les mesures nécessaires pour résister, et au besoin pour se porter au secours de l’arrondissement menacé. Tout était bien préparé, et je crois que ce jour-là, si nous avions eu un général dans Paris, on prenait l’Hôtel-de-Ville, et on sauvait la situation. Il y avait à la Bourse 10,000 hommes. J’avais près de 3 à 400 officiers d’infanterie, venant de captivité, à qui j’avais fait distribuer des chassepots, et il y avait parmi eux un colonel. Tous étaient prêts à marcher…

(Enquête parlementaire. Déposition de M. Héligon, t. II, p. 548.)

On voit que les bataillons fédérés étaient plutôt en périlleuse posture dans cette démonstration ayant pour objet les deux mairies.

L’attitude, à la fois énergique et conciliante, du général Brunel, fit éviter la collision qui pouvait être désastreuse pour les fédérés.

LE GÉNÉRAL BRUNEL

Encore une figure énergique, et l’un des plus intéressants défenseurs de la Commune. Brun, mince, d’une taille moyenne, les yeux noirs très vifs, le teint brun, la face maigre et creusée, l’allure un peu raide, aussi brave que Lisbonne, mais beaucoup moins exubérant, Brunel avait le type franchement militaire. Sa moustache noire relevée en crocs et cirée à la mode de l’armée impériale, complétait son aspect martial. Il avait été officier de cavalerie.

Antoine-Magloire Brunel appartenait à la classe bourgeoise. Son père était propriétaire. Il était républicain autoritaire, n’ayant que de très vagues aspirations socialistes. Le patriotisme le jeta dans les rangs de l’insurrection. Il avait commandé le 107e bataillon de la garde nationale pendant la guerre. Il avait été l’un de ceux que l’attitude de Trochu avait indignés. La capitulation l’exaspéra, et il eut le désir téméraire de s’opposer à l’entrée des Prussiens dans Paris. C’était insensé, impossible à réaliser, dangereux même pour la cité et pour la patrie. Dans l’état où se trouvait Paris, avec les forts aux mains des ennemis, disposés à saisir le prétexte d’une résistance quelconque pour écraser l’imprenable cité sous les obus, heureux d’achever le sauvage et inutile bombardement de janvier, cette fois pire et plus dévastateur, à raison du tir rapproché, la tentative de Brunel pouvait être considérée comme criminelle aussi ; mais cette exacerbation du patriotisme ulcéré peut être blâmée tout haut, et tout bas excuse.

Avec le lieutenant-colonel Piazza, Brunel fit donc afficher, dans la nuit du 28 janvier, un ordre à la garde nationale. Cet appel, que son auteur avait signé : général Brunel, prescrivait aux bataillons de prendre possession des forts et d’empêcher leur remise aux Prussiens. Les gardes en possession des forts devaient reprendre et continuer les hostilités. On a vu que, par l’intervention du Comité Central recommandant le calme, la collision terrible fut évitée. La population ne bougea pas. Un nombre infime de gardes avait répondu à l’appel. Brunel et Piazza furent arrêtés, déférés au Conseil de guerre. Ils furent acquittés sur le chef d’excitation à la guerre civile, car ils pouvaient légitimement soutenir qu’ils n’avaient voulu qu’exciter à la continuation de la guerre étrangère, mais ils furent condamnés à deux ans de prison, pour avoir usurpé la qualité et les fonctions l’un de général, l’autre de chef d’état-major. Ils furent délivrés par le peuple qui força la prison. Brunel fut ensuite nommé membre du Comité Central, puis général commandant, avec Eudes et Duval. Elu membre de la Commune dans le VIle arrondissement par 1,947 voix, il siégea peu à l’Hôtel-de-Ville. Il jugea que sa place était ailleurs. au combat, et ses collègues auraient dû suivre son exemple.

Il fut l’un des commandants de la funeste sortie d’avril ; comme chef de la 10e légion, il défendit avec une grande énergie le fort de Vanves, position à peu près intenable, et fit montre d’une endurance héroïque, entraînant ses hommes sans relâche, et toujours le premier au feu, le dernier dans la retraite. Brunel lutta jusqu’aux heures finales.

Il parvint à gagner l’Angleterre, où il fut nommé, au concours, professeur à l’École navale, sachant se faire apprécier et estimer de ceux qui lui donnaient asile, comme Hector France, autre officier de la Commune, qui fut professeur à l’École militaire de Woolwich.

PREMIER ACCORD

Pendant les démonstrations militaires de Maxime Lisbonne aux abords de la mairie du Louvre, le général Brunel, introduit dans la salle des mariages, fit connaître à M. Méline, adjoint, l’objet de sa mission. Il demanda donc qu’on lui fit remise des locaux de la mairie. M. Méline répondit que la proposition le surprenait. « Vous êtes républicain, dit-il à Brunel, vous reconnaissez donc le principe du suffrage universel. Comment pouvez-vous venir me demander à moi, maire républicain, élu librement par les électeurs du premier arrondissement, de vous céder la mairie et d’abandonner le poste qu’ils m’ont confié ? »

Brunel répondit que la situation ne pouvait se prolonger. Versailles ne voulait rien accorder. Paris réclamait ses franchises municipales. Le Comité Central se trouvait à bout de patience, les gardes nationaux étaient exténués et voulaient une solution. On avait assez attendu. Paris ne pouvait rester sans un pouvoir municipal régulier, et le Comité Central ne devait plus conserver longtemps l’autorité.

« Je ne sortirai d’ici, dit-il en terminant, qu’avec la promesse de laisser faire les élections municipales. »

M. Méline répondit que c’était à l’Assemblée nationale qu’il appartenait de fixer la date des élections. Et sur l’objection, qu’après avoir promis, Versailles pouvait ne pas tenir sa promesse, M. Méline déclara qu’il réunirait dans ce cas les délégués des bataillons de l’arrondissement.

Brunel insista pour avoir une réponse immédiate et précise. Les élections avaient été fixées d’abord au 23, puis, elles avaient été reculées au 26, il demanda que cette date fût acceptée. M. Méline refusa, en faisant valoir le peu de temps restant pour confectionner les listes. Les officiers présents appuyèrent les paroles de l’adjoint. Brunel accepta alors la date du 30 mars. Tous les officiers consultés votèrent pour cette date. Tout semblait donc arrangé : ce fut à ce moment, qu’au dehors, retentirent les deux coups de feu qui décidèrent Lisbonne à faire charger les armes et à prendre ses dispositions de combat. En même temps M. Adam, le maire, prévenait la mairie du IIe arrondissement qu’il se trouvait en danger, et demandait l’autorisation de traiter.

Brunel et les deux adjoints, Méline et Barré, se montrent alors au balcon, puis descendent retrouver le maire. Ils font ensemble une rapide revue des bataillons de l’ordre, puis remontent dans la salle, accompagnés de Protot. Celui-ci déclara qu’il acceptait bien la date du 30, mais il voulait que les maires prissent l’engagement que le gouvernement siégeant à Versailles ne rentrerait pas à Paris avant six mois, et que l’élection du général en chef serait faite par tous les gardes nationaux. M. Adam refusa ces conditions. Les maires ne pouvaient prendre cet engagement, dit-il avec raison. Protot finit par céder sur ce point. Brunel se penchant vers M. Méline lui dit à voix basse : « Hâtez-vous de conclure ou tout est perdu ! »

Ce fut alors que survint un envoyé de la mairie du II[[e}} apportant la réponse de MM. Schœlcher et Dubail à la demande de M. Adam.

M. Dubail a constaté ainsi cette intervention pacifique :

J’étais, le vendredi 24 mars, vers deux heures, à la mairie du IIe, dans le cabinet du maire avec M. Schœlcher, lorsqu’on vint nous prévenir que la première mairie, place du Louvre, quoique garnie de défenseurs, était assiégée par les forces fédérées. Nous signâmes immédiatement l’ordre à nos bataillons de se porter à l’aide de nos collègues voisins. Mais avant que cet ordre pût être exécuté. MM. Méline et Adam firent dire qu’ils ne pouvaient plus tenir et demandèrent l’autorisation de traiter avec les chefs fédérés. M. Schœlcher et moi, après une courte délibération, signâmes une lettre portant avis que l’on pouvait promettre les élections pour le 3 avril, par les soins des maires, conformément à l’autorisation du gouvernement, autorisation rapportée par une députation des maires qui avaient été à Versailles, le matin même, si je ne me trompe. La lettre fut portée à MM. Adam et Méline, qui, trouvant le délai trop long, prirent sur eux de rapprocher le jour et de le fixer au 30 mars.

Ainsi la mairie du IIe arrondissement, quartier général de la résistance, était disposée à secourir celle du Ier, c’est-à-dire à engager la bataille dans Paris, mais les maires et les adjoints du Ier capitulant, les chefs de la résistance du IIe jugèrent inutile d’envoyer le secours demandé. Ils approuvèrent la transaction indiquée par leurs collègues, en se fondant sur l’autorisation du gouvernement.

Pour eux, les maires avaient donc le droit de transiger et la date acceptée pour les élections, comme la convocation des électeurs, devenaient des actes réguliers, légaux.

Alors intervint la première convention entre les représentants de l’insurrection et ceux du gouvernement. Le procès-verbal suivant fut rédigé et signé par M. Adam, maire, MM. Méline, Charles Murat, Poirier, adjoints et les officiers présents :

Vendredi, 24 mars 1871.

Une nombreuse réunion d’officiers de la garde nationale vient de promettre aux délégués du Comité Central que les élections municipales se feraient de toutes manières jeudi prochain.

La municipalité du Ier arrondissement a accepté ce vœu, exprimé par des citoyens de toutes les opinions, unis dans un sentiment commun.

Elle fera donc les élections au jour indiqué, et elle vous supplie, au nom du salut de la République, de suivre son exemple.

P.-S. — L’élection du commandant en chef est demandée dans le plus bref délai.

Aussitôt les signatures apposées, un cortège se forma pour se rendre à la mairie du IIe afin de porter à la connaissance des défenseurs de cette mairie ce qui venait d’être convenu. MM. Adam, Méline, Murat, Poirier, ceints de leurs écharpes, et le colonel Barré, accompagnés du général Brunel et du chef de bataillon Protot, descendirent sur la place, au milieu des acclamations constatées par un témoin :

En voyant passer les maires et les délégués du Comité Central qui causaient tranquillement ensemble, il y eut dans les deux camps une explosion de joie indescriptible. Les esprits, les nerfs, tendus depuis deux heures, se détendirent tout à coup dans un délire d’enthousiasme. Gardes nationaux fédérés et gardes nationaux de l’ordre levaient la crosse en l’air, et s’écriaient : « Tout est arrangé, c’est donc fini ! » Et tous ces hommes, nés dans la même ville, ayant les mêmes intérêts, les mêmes besoins, les mêmes désirs, ln même foi politique ; ces hommes qui, deux mois avant, animés de l’amour sacré de la Patric, se rangeaient sous les mêmes drapeaux pour combattre l’ennemi commun, l’envahisseur de la France ; — ces hommes qui venaient de se menacer et qui avaient failli s’entr’égorger, il n’y avait pas un quart d’heure, — sous le coup de l’émotion, se dirent que tout cela n’était que le résultat d’un malentendu, et dans un magnifique élan de fraternité et d’espoir, de réconciliation et de bonheur, se tendirent les mains et d’une seule voix jetèrent à ceux qui venaient de tout pacifier ce cri qui résumait toute leur pensée, et tous leurs vœux :

Vive la France, Vive la République !

(Frédéric Damé, La Résistance ; Alphonse Lemerre, édit. Paris, 1871, p. 189.)

JOIE DE LA POPULATION

La population, en y comprenant tous les gardes nationaux, ceux qui suivaient le Comité Central, comme ceux que les maires avaient rassemblés sous le commandement de l’amiral Saisset, ne désirait donc que l’accord. Elle témoigna sa joie de cette convention, qu’elle supposait définitive, sur divers points de Paris. Une manifestation eut lieu, rue Neuve-des-Petits-Champs, qui ne pouvait laisser subsister aucun doute sur l’accueil qui serait fait à ceux qui avaient approuvé, signé la convention.

En quittant la mairie du Ier, pour se rendre à celle du IIe, où se trouvaient réunis un certain nombre de maires et d’adjoints des divers arrondissements formant le Comité de Résistance, Brunel et ceux qui l’accompagnaient se virent le passage barré. C’était l’ordre donné par le fougueux Quevauvilliers, impatient de faire parler la poudre, désireux d’appliquer les instructions que lui avait fait transmettre Saisset. Il déclara que les insurgés Brunel et Protot ne passeraient pas. Il fallut parlementer. M. Adam ordonna au belliqueux bijoutier de livrer passage. Celui-ci d’abord refusa. Sur l’insistance énergique de M. Adam, il finit par dire qu’il ne céderait que si les maires, réunis en ce moment au IIe, l’y autorisaient. MM. Adam et Quevauvilliers se rendirent alors à la mairie de la Banque. Là, le colonel Quevauvilliers affirma qu’on pouvait, qu’on devait résister. « Je réponds sur ma tête que nous sommes en force ! » répétait-il en regardant autour de lui pour solliciter une approbation. On ne l’écouta point, et MM. François Favre, maire des Batignolles, et Jobbé-Duval, adjoint au maire de Grenelle, furent délégués pour aller inviter MM. Brunel, Protot et ceux qui les accompagnaient, et qui attendaient au coin de la rue Richelieu et de la rue Neuve-des-Petits-Champs, à se rendre à la mairie. Tout le long de la rue Neuve-des-Petits-Champs, les deux maires furent acclamés par la foule, heureuse de voir tout le monde enfin d’accord. M. Jobbé-Duval se jeta dans les bras de Brunel et l’embrassa aux applaudissements des assistants.

Une scène analogue se passait en même temps, de l’autre côté de la mairie de la rue de la Banque, rue Croix-des-Petits-Champs, Maxime Lisbonne l’a racontée ainsi :

En arrivant à la rue Croix-des-Petits-Champs, nous trouvâmes une barricade qu’avaient élevée contre nous les gardes nationaux de la réaction. Mais comme il ne fallait pas leur laisser croire que le quartier général qui s’était installé à cette mairie pouvait nous en imposer, je sommai les fédérés de l’ordre, comme ils s’intitulent, de nous livrer passage et m’apprêtai en même temps à attaquer la barricade.

Au même instant, M. Tirard, maire du Ile arrondissement, survint, se jeta dans les bras de quelques fédérés, et, en les embrassant, il fit appel à la concorde. On nous laissa passage. Brunel, Protot et moi, nous montâmes à la mairie, afin de nous entendre s’il se pouvait.

(Maxime Lisbonne. Souvenirs inédits, chap, IV.)

CONDITIONS DE BRUNEL ET DE PROTOT

Le général Brunel, introduit dans la salle du Conseil, prit aussitôt la parole avec fermeté, mais sans élever la voix, sans attitude menaçante.

J’ai pensé, Messieurs les Maires, dit-il, qu’avant d’engager une lutte fratricide, il était juste et bon de tenter un dernier effort de conciliation. Je viens donc vous proposer un moyen d’arrangement que vous ne pouvez refuser. Le Comité Central avait fixé les élections pour le 26 mars, l’Assemblée les a fixées au 3 Avril. Faisons chacun un pas, Messieurs, et décidons ici, ensemble, que les élections pour le Conseil Municipal auront lieu le jeudi 30 Mars ?

Les maires se consultèrent rapidement. Schœlcher demanda s’il ne vaudrait pas mieux, pour éviter toute tentative de résistance de la part de l’Assemblée, prendre le jour fixé par elle, c’est-à-dire le 3 avril. Cette date ne fut pas acceptée. Une discussion s’engagea ensuite sur le mode d’élection du commandant supérieur de la garde nationale. Les maires proposèrent l’élection à deux degrés. Protot s’y opposa.

Le suffrage universel était la base de la République. Il devait, dit-il, être appliqué pour la nomination du chef de la seule force que l’on avait à opposer, non seulement à ceux qui voulaient renverser la République, mais encore à l’Allemagne, maîtresse du territoire livré. Thiers en tentant de désarmer la garde nationale, car c’était là le vrai but de sa tentative nocturne, avait failli mettre la France à la discrétion de l’Allemagne.

L’élection directe du chef de la garde nationale était le vœu populaire.

Protot, excellent républicain, mais dominé par la pensée de soustraire la garde nationale à l’autorité et à l’influence d’un chef, qui, élu au second degré, serait probablement l’expression des suffrages modérés, et peut-être un agent gouvernemental comme Saisset, Schœlcher ou Langlois, ne s’apercevait point qu’il soutenait le périlleux système plébiscitaire. Il insista pour l’élection par le peuple du futur dictateur, car c’était la dictature plébiscitaire qui était en question.

Il était évident qu’un homme ayant toute la force armée de Paris à sa disposition, et de plus étant l’élu de tout le peuple parisien, aurait un pouvoir bien supérieur à celui de l’élu de délégués des bataillons. La force matérielle et morale dont disposerait ce général nommé par toute la population le ferait maître de Paris, l’arbitre de ses destinées. Il dominerait isolément chaque membre, et même, dans son ensemble, le conseil communal dont on préparait l’élection par des scrutins locaux.

Un des officiers voulant appuyer la motion de Protot s’é cria : « Le Comité Central exige le vote universel. » Protot avec franchise répondit aussitôt :

Je dois vous dire, Messieurs, que je suis ici comme chef de bataillon, et non comme membre du Comité Central. Mes collègues ne m’ont donné ni pouvoir ni instructions pour rien décider. Veuillez donc ne pas tenir compte de ma qualité de membre du Comité Central. Je ne puis m’engager à rien, ni engager le Comité. Décidez comme vous le croirez bon.

Cette loyale déclaration réfute donc l’assertion, produite par la suite, que « le Comité Central avait pris dans cette réunion, par la bouche de son délégué Protot, des engagements qu’il n’a pas tenus ».

Les maires devaient bien se douter qu’il ne s’agissait là que de préliminaires en vue d’un accord, et que ces échanges de vues devaient, si les termes en étaient acceptés de part et d’autre, recevoir la ratification du pouvoir de fait existant à l’Hôtel-de-Ville. Cette condition était sous-entendue, d’autant plus que l’un des négociateurs déclarait loyalement qu’il n’avait pas mandat d’engager le Comité Central.

Schœlcher mit donc aux voix les deux propositions : à la presque unanimité, la réunion se prononça pour l’élection du commandant supérieur par le suffrage universel.

À tout prix, avait dit sincèrement M. Méline, il faut éviter l’effusion du sang. M. Thiers avait, par fourberie, tenu à plusieurs reprises ce même langage pacificateur. C’était surtout le cri de la population.

On signa donc cette première convention, qui ne pouvait avoir qu’un caractère provisoire et conditionnel, puisque le Comité Central l’ignorait et n’avait pas été consulté, et qu’il n’avait donné mission à Brunel, à Protot et à Maxime Lisbonne, que d’occuper les mairies où siégeaient les comités de résistance. En outre, la date fixée par lui, déjà annoncée, par décret, avait été changée, et à son insu. Il n’y avait donc en réalité qu’un projet d’accord. On se serra les mains cependant avec joie et l’on se sépara aux cris de : Vive la République ! après avoir décidé que Protot prierait ses collègues du Comité Central d’envoyer, à neuf heures, des délégués à la mairie du IIe, pour terminer définitivement l’accord avec les maires, pour apporter la ratification, qu’on supposait certaine.

L’amiral Saisset fut tenu au courant de ce qui s’était conclu. En apprenant cet arrangement, il envoya son aide de camp à la mairie, et dit : « C’est ce qu’il y avait de mieux à faire ! » M. Schœlcher, dans sa déposition à l’Enquête, a confirmé cet assentiment de l’amiral.

Donc, le spectre de la guerre civile reculait, s’évanouissait.

L’accord semblait si désirable à tous qu’on colporta aussitôt la bonne nouvelle dans Paris.

Il y eut alors un fait très curieux, a dit M. Vacherot dans l’Enquête, je ne sais pas si vous le connaissez, mais sur le bruit de cet accord, le soir même, sur les boulevards, des démonstrations d’une joie folle eurent lieu. Les bataillons fédérés défilaient la crosse en l’air, en criant : Plus de guerre civile ! Vive le Travail ! Vive la Paix ! Telle a été pendant trois heures l’attitude des boulevards.

Malheureusement, il y eut un arrêt dans cet élan joyeux, car le Comité désavoua son envoyé Protot.

EUGÈNE PROTOT

Encore un fils de la bourgeoisie servant la cause populaire que cet avocat, intelligent et probe. Eugène Protot est né à Tonnerre en 1839. Il vint à Paris faire son droit, dans les dernières années impériales. Il se lia avec les jeunes hommes ardents qui rédigeaient de petits journaux d’opposition, publiés au quartier latin. Ces feuilles très courageusement écrites étaient qualifiées de littéraires, par force. L’Empire permettait à la « petite presse », celle qui ne déposait pas de cautionnement, de commenter les potins de rédaction, de reproduire les scandales de coulisses, de bavarder sur la mode, les courses, les cocottes, d’être l’écho des bruits du boulevard et de critiquer les gens de théâtre, les clubmen et les vaudevillistes. On appelait cela traiter de matières littéraires. La politique, la philosophie, les questions de religion et de libre-pensée, les actes et la vie des bommes touchant au gouvernement, étaient par contre rigoureusement interdits. Il était même défendu de parler de l’antiquité d’une façon trop indépendante, et les propos d’un certain Labienus, hostile à l’imperator César-Auguste, vile devenaient suspects. L’amende, la prison et la suppression de la feuille indiscrète punissaient l’incursion sur le champ interdit. Mais le fruit défendu attire. Ces jeunes gens couraient de rechef avec plus d’entrain au verger prohibé. En sortant de l’audience correctionnelle, ils bravaient les gendarmes du parquet faisant, le code à la main, bonne garde autour du domaine réservé, et y cueillaient les pénalités prévues. Parmi ces journaux suspects figuraient la Rive gauche et surtout le Candide.

Protot fut l’un des principaux collaborateurs du Candide. Cet organe, nullement frivole, du matérialisme philosophique ne put durer que quelques semaines. Il a survécu dans l’histoire à bien des feuilles enregistrant encore avec fierté des millièmes numéros. L’important pour un journal, comme pour l’être humain, n’est pas la longévité stérile, mais d’avoir marqué son passage et d’avoir laissé trace de son existence. Candide, éphémère journal au petit format, a prolongé sa durée dans l’histoire.

Protot, qui avait rédigé le programme aux affirmations athéistes du premier numéro, avait acquis rapidement une double notoriété, dans la jeunesse militante du quartier et dans les brigades de police politique.

Le femeux Lagrange le surveillait. Classé comme journaliste subversif et agitateur dangereux, il fut compromis dans l’affaire du café de la Renaissance, et condamné, pour affiliation à une société secrète, à quinze mois d’emprisonnement.

il s’était fait inscrire au barreau et fut choisi comme défenseur par Mégy, un ouvrier mécanicien, accusé très en vue, qui avait tiré sur un agent nommé Mourot. L’agent s’était présenté pour l’arrêter à son domicile, avant l’heure légale. La défense de cet ouvrier considéré comme rebelle et meurtrier, rapprochée de sa propre condamnation récente, eut pour résultat de faire classer l’avocat Protot parmi les républicains à coffrer. Comme tel, il fut impliqué dans le procès de Blois.

Un commissaire de police, muni d’un mandat d’amener, se présenta chez Protot pour l’arrêter. Protot avait ouvert la porte lui-même, et ne fit nulle résistance. Mais le commissaire, procédant aussitôt à une perquisition, mit la main sur la serviette d’avocat de l’inculpé. Celui-ci protestant contre la saisie des dossiers de ses clients, se jeta sur le policier et reprit ses papiers. Il voulut alors gagner l’escalier et s’enfuir avec sa serviette reconquise. Le commissaire sans scrupules tira un coup de pistolet, en. l’air, a-t-il dit. Protot ne fut pas atteint, mais l’éveil étant donné, le passage fut barré au jeune avocat, par les agents accourus. Bientôt emmené par Les policiers vainqueurs, il fut écroué. Cette arrestation mouvementée produisit une grande émotion. Le barreau intervint. Des consultations d’une haute portée juridique furent publiées. Le cabinet de l’avocat fut déclaré inviolable par les juges consultés, et les papiers, qui pouvaient s’y trouver au cours d’une perquisition, furent considérés comme insaisissables, au nom des droits sacrés de la défense. Protot fut relâché, sa serviette lui fut restituée, et il put défendre son client Mégy devant la haute cour.

Au 4 septembre, Eugène Protot, signalé par son passé de républicain de la première heure, fut élu chef d’un bataillon de la garde nationale. Il se montra l’adversaire résolu de Trochu et des autres membres du gouvernement de la Défense. Il fut l’avocat de l’un des prévenus pour l’affaire du 31 octobre, Vésinier, et obtint son acquittement.

Membre du Comité Central, Protot fut élu à la Commune par le XIe arrondissement. Il obtint 18,062 voix.

D’une haute taille, l’allure un peu lourde, le pas solide, ayant la démarche pesante d’un fils de vigneron, Protot, robuste bourguignon, avait sous la robe l’aspect professionnel des gens du palais, chez lesquels se retrouvent souvent les traces de l’hérédité rustique. Il était à peu près imberbe, avec deux ou trois bouquets de poils aux joues, et il paraissait plus jeune que son âge. La tête était énergique, le front haut, le nez droit, avec les yeux vifs. L’ensemble de sa physionomie dénotait la franchise, avec un peu de raideur native, et une fermeté acquise. La volonté se révélait dans ses gestes mesurés, dans sa parole nette, surtout dans son regard franc et profond. Ce caractère d’opiniâtre vouloir, qui contrastait avec son apparence jeunette, perçait sous la toge, s’accentuait sous la tunique du chef de bataillon. Ce fut l’uniforme qu’il porta constamment durant la Commune. La simarre de garde des sceaux eût-elle été de mise ? Ce costume guerrier, bien naturel à cette époque de batailles, inspira pourtant au bâtonnier Rousse, qui rendit visite, au ministère, à son jeune confrère devenu son supérieur hiérarchique, d’injustes réflexions, fort sottes et déplacées.

Dans un récit de cette entrevue, publiée par la Revue des Deux-Mondes, le ci-devant bâtonnier a dépeint à sa façon ; pour amuser le public académique et complaire à ses confrères réactionnaires, le costume, le cabinet et l’entourage de Protot :

Dans cette grande pièce solennelle, a-t-il dit, pleine de si imposants souvenirs, où ont passé les plus hautes gloires de nos magistratures, une demi-douzaine d’individus très sales, mal peignés, en vareuses, en paletots douteux, ou en vieux uniformes, ramassaient des papiers entassés pêle-mêle sur des tables, sur des chaises, sur des planches. Devant le grand bureau de Boulle, j’aperçus un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, Sans physionomie, sans barbe, sauf une ombre de moustaches incolores, bottes molles, veston râpé, sur la tête un képi de garde national orné de trois galons. J’étais devant le garde des sceaux de la Commune. Il se tenait debout, des lettres à la main. En me voyant, il devint très pâle, et m’invita poliment à m’asseoir, pendant que ses secrétaires continuaient à dépouiller la correspondance…

Maxime Vuillaume qui assistait à l’entrevue, c’était lui qui avait introduit Me Rousse, a rectifié ce portrait, qui n’est qu’une caricature malveillante.

Les individus mal peignés, très sales, étaient mes amis, dont j’ai déjà dit les noms. Plusieurs, fils de riches bourgeois : Bricon, dont le père était plus que millionnaire ; Dessesquelle, fils d’un gros huissier de Neuilly, également fortuné. Le premier mort, assistant du docteur Bourneville à Bicètre, le second mort avocat à Saïgon. Charles Da Costa, le frère de Gaston, le substitut de Rigault, dont le père était professeur de mathématiques à Sainte-Barbe, et d’autres que Me Rousse a également vus hirsutes et très sales.

Protot s’était levé quand fut annoncé Me Rousse, bâtonnier de l’ordre des avocats. Devant lui, sur la table, était son képi d’artillerie. Avant d’être commandant du 217e bataillon de fédérés, Protot avait été, pendant le siège, maréchal des logis chef de la 2e batterie de l’artillerie auxiliaire. Pendant trois mois, il a campé avec sa batterie sur ces crêtes de Nogent où pleuvaient les obus, entre le fort de Rospy et le fort de Fontenay, en face le plateau d’Avron. Il n’a pas quitté son costume. Sa vareuse qui a couché avec lui dans la boue et dans la neige est râpée. Pardessus sa culotte à large bande rouge, il chausse les bottes courtes qui complètent son costume.

Me Rousse a raison, le « veston » n’est pas de la première fraicheur. Il a le tort d’avoir fait la rude campagne.

Je m’étais éloigné de quelques pas. Je ne suivis donc qu’à demi la conversation de Protot et de Me Rousse. Il s’agissait de l’affaire Chaudey. Me Rousse, après quelques minutes d’entretien calme, ayant marqué son impatience, j’entendis distinctement Protot dire à son visiteur, d’une voix ferme :

M. le bâtonnier, vous êtes ici devant le ministre de la justice !

Les deux interlocuteurs se saluèrent. Me Rousse quitta le cabinet du délégué.

(Maxime Vuillaume. Mes Cahiers rouges, p. 259.)

Protot avait conservé une certaine déférence pour le bâtonnier, durant cet entretien, mais celui-ci avait été intimidé, un peu inquiet aussi. L’arrogant et réactionnaire personnage qu’était Me Rousse a pris sa revanche, le danger passé, quand il ne s’agissait plus que d’insulter à distance un vaincu.

Gaston Da Costa, qui a bien connu Protot, a laissé de lui ce portrait infiniment plus exact que celui du bâtonnier :

Au quartier latin, il nous étonnait par sa simplicité de vie, en même temps qu’il nous charmait par sa malice débonnaire et sa faconde spirituelle. Sous la Commune, son attitude prit, avec les circonstances, un caractère d’énergie plus accentué. Depuis, la rude expérience, l’iniquité qui brisa sa carrière malgré l’amnistie, les duretés de la vie, n’ont rien pu contre ce caractère. À l’heure présente, spectateur indifférent de l’arène où se griffent les affamés de l’assiette au beurre, il vit tant bien que mal, plutôt mal que bien, mais libre, n’ayant rien perdu de sa foi ardente dans le génie émancipateur de la France, ni de sa seule confiance dans la Révolution sociale. D’une probité sans égale, d’une sincérité inébranlable, d’une rigidité de principes indestructibles, on peut affirmer hardiment qu’il est d’un autre âge.

(Gaston Da Costa. La Commune Vécue, t. Il, p. 247.)

Comme délégué à la Justice, Protot eut à intervenir dans des circonstances particulièrement graves, notamment à l’occasion du décret des otages. Nous examinerons son action alors, quand nous traiterons de cette période sensationnelle de l’histoire communaliste. Il n’eut pas le temps d’accomplir les réformes dans l’ordre judiciaire qu’il préparait. Il était de ceux qui, s’illusionnant sur la force de résistance et sur la durée probable de la Commune, ne voulurent pas comprendre qu’elle n’était que la continuation du Dix-Huit mars, c’est-à-dire une insurrection en cours, une bataille en train, et non un régime établi, à l’existence garantie, où l’on pouvait administrer, réformer et fonder, où la régularité, la légalité devaient être scrupuleusement observées. Aberration grave. Il y avait une place active et utile alors pour le commandant Protot, mais Protot, chef de la magistrature, ne pouvait que se préparer à exercer utilement ses hautes et nécessaires fonctions, après la victoire.

Le biographe Jules Clère, en général très peu indulgent pour ceux qu’il portraiturait, a dit de lui : « Il est un des rares hommes instruits de la Commune. » Ceci est vrai quant à Protot, mais inexact et injuste à l’égard de Delescluze, Jules Vallès, Tridon, Arthur Arnould, Félix Pyat, Vermorel, et tant d’autres intellectuels oubliés.

Rentré en France à l’amnistie, M. Protot voulut, comme c’était son droit, vivre de sa profession d’avocat. Il se heurta à l’obstination hostile du Conseil de l’ordre. À plusieurs reprises il protesta contre le refus systématique de l’admettre au barreau. Il ne put vaincre l’animosité vindicative, la rancune de corps de l’ordre des avocats, s’appuyant sur un monopole contestable et sur de prétendus privilèges remontant à l’ancien régime. Pour le Conseil de l’ordre la loi d’amnistie n’existe pas. M. Protot, qui est heureusement encore vivant, verra peut-être se produire une juste et nécessaire modification de cet Ordre, en son ensemble réactionnaire, bien qu’il compte de nombreuses et brillantes individualités républicaines[4]. La République, dont Protot est l’un des fondateurs, aurait dû depuis longtemps lui rendre l’accès du barreau. La cour d’appel, à défaut du Conseil de l’ordre, avait le devoir de le réintégrer dans tous ses droits d’avocat, qu’il est digne d’exercer, et dont il ne demeure privé qu’au mépris de la loi d’amnistie, et par un caprice dont les tribunaux devraient annuler les effets. C’est la Commune de 71 qu’on proscrit encore et qu’on frappe, en 1911, dans la personne de l’un de ses plus dignes survivants. M. Protot, dans sa retraite forcée, est devenu un de nos arabisants distingués.

LA RUPTURE

Protot, Brunel et Lisbonne étaient partis satisfaits de la mairie du IIe. Les gardes nationaux de l’ordre désarmaient, donc pas de combats dans les rues de Paris et les élections fixées au 30 mars. Les maires procéderaient d’accord à cette opération. Ils lui donneraient le caractère régulier, en vertu de l’autorisation qu’ils tenaient du gouvernement et de l’approbation donnée par l’amiral Saisset, représentant de Versailles à Paris. Il y avait bien eu une modification quant à la date, le 30 mars au lieu du 26, jour choisi par le Comité Central, au lieu du 3 avril indiqué par le gouvernement. Mais il ne paraissait pas probable que ce changement peu important ne fût pas ratifié de part et d’autre. Tout était donc pour le mieux. Ces favorables prévisions se trouvèrent démenties.

Maxime Lisbonne a constaté la surprise que l’opposition du Comité produisit sur lui et ses deux délégués :

Ce compromis, dit-il, fut signé par les membres du Comité Central et par ceux des municipalités présentes. On se retira et nous rentrâmes à l’Hôtel-de-Ville par la rue Vivienne, la ligne des boulevards, en gagnant ensuite la rue de Rivoli, par le boulevard Sébastopol. Les fédérés portaient leurs fusils la crosse en l’air pour montrer que cette promenade était toute pacifique. De tous côtés la nouvelle de cette conciliation circulait.

Nous rendîmes compte au Comité de notre mission, mais quel fut notre étonnement de nous entendre blâmer par quelques membres, et principalement par Ranvier. La date fixée pour les élections ne convenait pas à Ranvier, qui ne voyait dans cette entente qu’un temps gagné dans l’intérêt de Versailles, et le résultat de nos démarches fut annulé. On fit immédiatement prévenir les maires de Paris de vouloir bien se rendre à l’Hôtel-de-Ville, le même soir à minuit, et la discussion fut reprise.

(Maxime Lisbonne. Souvenirs inédits, ch. VII.)

Cette rupture était regrettable. Il est difficile d’approuver la conduite du Comité Central en cette circonstance. C’était pour la seconde fois qu’il ne sanctionnait pas les accords pris par ses délégués. Ceux-ci, comme lorsqu’ils avaient promis l’accès de l’Hôtel-de-Ville aux maires, ne croyaient pas outrepasser leurs pouvoirs.

Encore pouvait-on comprendre le refus antérieur du Comité tout entier de ratifier une décision prise par ses envoyés, à la suite d’une délibération confuse et prolongée tard dans la nuit. La concession faite alors par Varlin et Arnold de rendre l’Hôtel-de-Ville était d’une gravité exceptionnelle.

Mais le 24 mars, quand les maires, déclarant agir avec l’autorisation du gouvernement, cédaient sur tous les points, quand l’accord était non seulement acceptable, mais conçu dans les termes mêmes qu’avait exigés le Comité Central, sauf sur un point de seconde importance, pouvait-on admettre qu’on se divisât de nouveau, et qu’on se retranchât, chacun dans son camp, séparés par une question de date ? Qu’importait que cette date fût le 26 ou le 30 mars ? Quatre jours de plus ou de moins, cela changeait-il la situation ? L’objection de Ranvier aurait eu une grande valeur, si elle avait reposé sur la constatation d’un péril provenant seulement du choix du jeudi au lieu du dimanche précédent, péril qu’on évitait en faisant les élections le 26. Mais rien n’était moins exact et le péril ne disparaissait pas, parce que les électeurs étaient convoqués quatre jours plus tard. Ranvier avait dit : « En reculant les élections, Versailles gagne du temps pour nous attaquer. » C’était la vérité même. Mais le refus de Ranvier d’accepter un nouvel éloignement des élections eût été raisonnable et intéressant, s’il avait ajouté : « On votera, comme il a été dit, dimanche prochain, et, dès le lundi 27, les bataillons marcheront sur Versailles ! » C’était déjà bien tard, mais Paris gagnait à cette date anticipée, non pas seulement quatre jours, mais, au moins huit ! Or rien de pareil n’était arrêté. Ranvier, pas plus que les autres membres du Comité Central, ne songeaient à mettre les bataillons en route dès la Commune élue. Il fallait l’installer cette Commune, prononcer des discours, nommer un bureau et s’amuser à des débats de législature, parader et pérorer, au lieu de se battre. Le changement de date ne changeait rien. Par conséquent, il était indifférent à la cause parisienne que les élections eussent lieu le jeudi au lieu du dimanche. Puisqu’on voulait procéder avec une apparence de légalité, il fallait accepter la date arrêtée, d’accord avec les maires, par les deux envoyés du Comité. Ils n’avaient pas eu mission de traiter sans doute ; ils se trouvaient sans pouvoirs réguliers, c’était la vérité même, mais en temps de révolution doit-on se montrer aussi formaliste ? Puisqu’au fond le Comité désirait une transaction, puisque la population l’attendait, l’exigeait, puisque personne, sauf Thiers, ne tenait à ce qu’il y eût bataille, il eût été plus adroit de ne pas donner aux maires motif de crier qu’on avait rompu les conventions, et qu’on leur avait imposé, par la menace, une date, que pas plus que les deux délégués ils n’avaient mandat d’accepter.

Si Brunel et Protot étaient considérés à l’Hôtel-de-Ville comme ayant outrepassé leurs pouvoirs, ce qui était incontestable, car ils n’avaient mission que de reprendre les mairies avec l’appui des bataillons de Lisbonne, les maires, de leur côté, pouvaient être désavoués par Versailles, pour avoir dépassé leur mandat. C’était donc une maladresse de plus que commettait le Comité Central.

Au lieu d’embarrasser les maires et de les mettre dans une mauvaise posture vis-à-vis du gouvernement, le Comité sottement et imprudemment les dégageait.

FAUTE COMMISE EN N’ACCEPTANT PAS LA DATE DES MAIRES

Combien il eût été plus habile d’accepter, non pas même le 30 mars, mais la date du 3 avril, que M. Thiers avait paru agréer ! Il est évident que, pas plus avec la date du 3 avril, qu’avec celle du 30 mars, M. Thiers ne se fût montré satisfait, puisqu’il ne voulait pas des élections communales et qu’il ne cherchait qu’à prolonger des pourparlers et des négociations servant ses desseins. On rompait sous un prétexte quelconque les projets d’accord, quand tout paraissait terminé, sauf à les reprendre le lendemain. Ce va et vient le Favorisait. L’atermoiement était l’atout dans sa partie, mais en cédant sur la date l’insurrection parisienne aurait eu le beau jeu. Ses chefs pouvaient démontrer la duplicité de M. Thiers. Le Comité mettait en lumière son désir de la paix, ses efforts pour l’établir ; il montrait en même temps que les agissements du gouvernement de Versailles ne tendaient qu’à rendre la guerre civile inévitable et prochaine. La province était encore hésitante. Elle eût certainement été impressionnée, en voyant d’un côté Paris céder sur ce qui était raisonnable, et M. Thiers refuser d’approuver ce qui était conclu avec son autorisation présumée, et s’efforcer de perpétuer le malaise et l’antagonisme. On ne peut résister à une force supérieure, mais il est bon de faire voir aux neutres, aux alliés possibles, la brutalité de celui qui veut abuser de cette force. Les grandes villes s’agitaient alors, la Commune paraissait être à la veille d’être proclamée ou soutenue sur plusieurs points de la France. Paris, en brusquant les choses, en paraissant imposer sa seule volonté, interrompait ce mouvement qui eût déconcerté et effrayé M. Thiers. Le Comité Central, durant ces huit jours décisifs, où il fut le maître de Paris, a donc commis deux fautes principales, deux fautes irréparables : son inaction depuis le 18 mars et la fixation au 26 des élections communales, au lieu d’avoir accepté la date que désiraient les maires.

Les élections se feront-elles dimanche ou se feront-elles jeudi ? a écrit un publiciste distingué, M. John Lemoinne, dans le Journal des Débats du 25 mars. S’il n’y avait pas d’autres sujets de guerre civile, ce serait une puérilité ; ce serait plus qu’une faute, ce serait un crime. Mais tout le monde sent et comprend qu’il y a autre chose en jeu et sous jeu. Il y a dans l’assemblée de Versailles autant d’arrière-pensées que dans le Comité de l’Hôtel-de-Ville.

Qu’il y eût des arrière-pensées à Versailles, certes, mais à Paris ? M. Thiers et plusieurs maires, qui en ont fait l’aveu par la suite, n’avaient qu’un but, celui qu’indiquait Ranvier : gagner du temps. Mais le Comité Central et la population n’avaient nullement les arrière-pensées que leur a supposées M. John Lemoinne. À Paris, on voulait les élections communales le plus tôt possible. C’était uniquement parce qu’on était persuadé qu’elles termineraient le conflit. Pour la grande masse parisienne, la Commune c’était la paix. On voulait la transaction, les élections aussi, parce qu’on était convaincu que c’était la fin de l’antagonisme et que la guerre civile deviendrait inutile et impossible, une fois Paris pourvu de son assemblée, avec ses franchises communales, avec son général de la garde nationale élu. On ne se faisait aucune idée des calculs combatifs de M. Thiers. C’est pourquoi il eût été st important, si sage aussi, de ne point ergoter sur la date que le gouvernement semblait approuver et de ne pas paraître avoir forcé la main aux maires. On a perdu là l’occasion de démasquer les plans de M. Thiers, en montrant qu’en fait de conciliation, c’était la bataille qu’il cherchait, mais à son heure, quand il se croirait maître de la situation.

Le soulèvement de la province, épuisée en partie par l’invasion, lasse de toute guerre, aspirant à la détente et au repos, était sans doute problématique. Le Comité Central eût-il été encore plus conciliant, eût-il cédé sur la date, comme sur tous les autres points, que M. Thiers, ayant fini de rassembler ses troupes, n’eût pas renoncé pour cela à son ferme dessein de les lancer sur Paris, et de rentrer en maître dans la ville châtiée. Mais au moins cette chance de salut, la seule, restait aux Parisiens de prouver aux provinciaux que l’assemblée de Versailles et ses chefs refusaient toute conciliation, parce qu’elle aurait pour résultat de mettre la République hors d’atteinte, d’ôter tout espoir aux monarchistes.

Les républicains départementaux étaient nombreux, déjà organisés, ayant mis à profit le 4 septembre et le gouvernement de Gambetta, pour prendre les fonctions, pour se grouper et influencer l’opinion hésitante. Si on avait pu leur démontrer que Paris ne voulait que ses libertés municipales, avec le maintien d’une république modérée, mais démocratique, la province se fût opposée de tout le poids de son nombre aux combinaisons des politiciens réactionnaires, dont M. Thiers était tantôt le chef et tantôt le serviteur. Mais les provinciaux virent seulement dans les Parisiens des rebelles, avec qui nulle transaction n’était possible, et ils les abandonnèrent à leur sort inquiétant, comme des gens intraitables, qui n’avaient même pas voulu céder sur une chose aussi secondaire que l’ajournement, pendant quelques heures, de l’élection du conseil municipal ! Ce sentiment, bientôt général dans les départements, fit la victoire de Versailles et la perte de Paris.

  1. Victor Schœlcher, né à Paris, le 21 juillet 1804, membre des sociétés politiques : « Aide-toi, le ciel t’aidera » et les « Droits de l’homme » sous la Restauration et Louis-Philippe. Écrivain d’art. Fait un voyage en Amérique en 1829. En revient tout acquis à l’émancipation des noirs. Sous-secrétaire d’état à la marine en 1848, il fait rendre le décret abolissant l’esclavage aux colonies. Elu représentant de la Guadeloupe et de la Martinique. Membre de l’extrême gauche. Partisan de l’abolition de la peine de mort. Au 2 décembre 1851, très brave, il va sur la barricade du faubourg Saint-Antoine, ceint de son écharpe. Proscrit, il refusa de rentrer à l’amnistie. Au 4 novembre 1850 est nommé colonel de l’artillerie de la garde nationale. Député à l’assemblée nationale au 8 février 1870. (La Seine, Martinique et Guyane), puis sénateur inamovible.
  2. L’auteur possède le texte de ces Mémoires de Maxime Lisbonne, qui n’ont pas té publiés, et auxquels Da Costa a fait allusion dans son ouvrage. Le manuscrit que est entre les mains de l’auteur a été rédigé à la presqu’île Ducos. Il est signé du pseudonyme transparent de : Portugal.
  3. Arnauld de Vresse, libraire-éditeur bien connu, capitaine de la garde nationale, s’était signalé pendant le siège. Il avait secouru le gouvernement au 31 octobre. « C’était, a dit M. Albert Hans, dans ses Souvenirs d’un volontaire versaillais, ce qu’on appelle un républicain avance et sincère, estime comme tel dans le quartier de l’Hôtel-de-Ville, où il était éditeur, et dans lequel il avait rempli des fonctions municipales. Partisan dévoué du 4 septembre, c’était un de ces bourgeois de Paris, frondeurs de tous les gouvernements, qui finissent par payer de leur vie la part qu’ils ont prise aux révolutions. » Arnauld de Vresse, qui avait offert ses services à Versailles, fut blessé mortellement sous Paris, à Asnières, dans une reconnaissance, le 16 mai 71. Il servait alors dans les volontaires de la Seine, auxiliaires versaillais.
  4. L’auteur s’honore d’avoir été reçu dans ses rangs, sous l’empire, et ceci donne du poids à sa protestation contre l’exclusion inique du barreau dont se trouve encore victime Eugène Protot.