Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/10

LIVRE X

LA BUTTE MONTMARTRE

LE VIEUX MONTMARTRE

Montmartre actuel, et ce détail topographique est donné pour ceux qui ne sont jamais venus à Paris, et aussi pour les personnes qui, ayant visité le Sacré-Cœur, ne connaissent que le 18e arrondissement nouveau, est fort différent de l’ancien, celui de 1870. C’était, dix ans après l’annexion de la banlieue comprise entre les anciens boulevards dits « extérieurs » et l’enceinte fortifiée, un plateau à l’accès ardu, aux pentes très raides, avec, au centre, le mamelon glaiseux et inculte désigné sous le nom de Butte-Montmartre, par abréviation familière la Butte. Tout autour de la Butte, s’étendait la plaine, commençant à l’ouest, à l’ancienne barrière Clichy, à l’est à l’ancienne barrière Rochechouart, chaussée Clignancourt, au nord à la rue Marcadet. Cette plaine reliait Clignancourt et le quartier de la Chapelle-Saint-Denis à l’avenue de Saint-Ouen et aux Batignolles. Les pentes du côté nord étaient tranchées comme des falaises, finissaient brusquement à pic. De ce côté, la Butte surplombait la vaste plaine Saint-Denis, qui communiquait avec d’autres plaines, celles d’Argenteuil et de Gennevilliers au nord celles de Pantin et d’Aubervilliers à l’est. Du versant sud descendaient des rues très rapides, vers Paris. La montée vers le plateau montmartrois commençait à Notre-Dame de Lorette (rue des Martyrs), à la Chaussée d’Antin (rues Blanche et Pigalle), au faubourg Montmartre (place Cadet, rue Rochechouart). À partir des boulevards dit extérieurs, où se trouvaient avant l’annexion le mur d’enceinte et le chemin de ronde pour l’octroi, avec les barrières de Louis XV, trois rues principales donnaient accès à la Butte : la rue Lepic (ancienne Barrière Blanche), la rue Neuve-Pigalle, actuellement rue Houdon (ancienne barrière Pigalle), la chaussée Clignancourt (ancienne barrière Rochechouart). La chaussée des Martyrs, prolongement de la rue du même nom, qui montait de l’ancienne barrière des Martyrs à la rue dite de la Mairie, aujourd’hui rue Lavienville, était accessible aux voitures jusqu’à cette rue ; mais quand on était parvenu à ce sommet, pour atteindre la Butte même, il fallait gagner, à droite, la rue des Trois-Frères. Là le passage carrossable se trouvait barré par deux escaliers, l’un de bois, le second de pierre, débouchant sur la place du Tertre. On pouvait par la gauche, en prenant la rue de l’Abbaye, aujourd’hui des Abbesses, atteindre la rue du Vieux-Chemin, aujourd’hui de Ravignan, très rapide, et qui conduisait au fameux Moulin de la Galette. La chaussée des Martyrs, la voie la plus directe, en ligne droite depuis le carrefour Notre-Dame-de-Lorette, était impraticable, ainsi que toutes les rues secondaires longitudinales, pour une attaque comme celle que Thiers et Vinoy avaient combinée. Il n’y avait donc que deux grandes voies d’accès à la Butte. À gauche : la rue Lepic, prolongement de la rue Blanche et de la rue Notre-Dame-de-Lorette ; à droite la chaussée Clignancourt et la voie parallèle, récemment ouverte, le boulevard Ornano ( aujourd’hui boulevard Barbès) partant des anciennes barrières Rochechouart et des Poissonniers.

La Butte était complètement abrupte sur le flanc oriental. Là se trouvaient des noyers, quelques vignes, avec des guinguettes, et les balançoires de la Tour Solférino. Elle supportait, sur son flanc occidental, un certain nombre de maisons et constructions. Sur le flanc nord, une rue rapide, la petite rue Saint-Denis, depuis rue du Mont-Cenis, descendait vers la plaine, aux Portes-Blanches. Le front sud, faisant face à Paris, où s’étend aujourd’hui la masse imposante de la basilique, était dégarni, avec une herbe rare, des ouvertures béantes et barrées, qui étaient d’anciennes carrières de gypse, des creux et des espaces incultes où jouaient les gamins. En bas, s’étendait la place Piémontési, devenue l’actuelle place Saint-Pierre. L’ancienne tour du télégraphe de Chappe, la Mire, et les constructions du Réservoir se dressaient sur ce plateau dénudé, avec le clocher et les tours de l’ancienne église Saint-Pierre de Montmartre, à laquelle était accoté un jardin, dit Calvaire. Là se trouvait le Champ Polonais, où les canons avaient été transportés, lors de l’entrée des Prussiens, où ils étaient, depuis, gardés avec un zèle qui allait décroissant.

Devant la cour de l’église, que fermait une grille, plantée de quelques arbres noirs et tristes, un peu en retrait, vers le sud, la place du Tertre, semblable à toutes les places de villages, s’étalait comme une mare mise à sec. Des rues tortueuses y conduisaient. Parmi celles-ci, la rue de la Fontenelle, dans laquelle débouchait la rue des Rosiers, vouée à une sanglante célébrité. On s’imaginait être très loin, et l’on se sentait dépaysé, quand, la pénible ascension faite, on atteignait ce centre pittoresque du Vieux Montmartre.

La mairie de Montmartre s’élevait alors au centre de la rue actuelle des Abbesses, avec une petite place plantée d’arbres. On pouvait y accéder, et encore avec une facilité relative, du côté ouest, par la rue Lepic, du midi par la rue Neuve-Pigalle, du côté est par la rue-chaussée des Martyrs. Ces moyens de communication, peu aisés, sont restés les mêmes, mais la mairie a été transférée rue Ordener, au bas de la Butte orientale.

Etant données la topographie des lieux et la difficulté matérielle que comportait la descente de lourdes pièces d’artillerie de ces hauteurs, sans tenir compte de l’aléa que présentait ce transport dans des rues habitées par une population patriote et surexcitée, supposée hostile, la première préoccupation de ceux qui combinaient cet enlèvement devait être de se procurer, en quantité suffisante, des bêtes de trait, des attelages, des prolonges, enfin, le matériel d’équipage nécessaire pour déplacer et charroyer canons et caissons.

Or, ni Thiers, ni Vinoy ne s’occupèrent de s’assurer que les attelages seraient rendus sur place, aux endroits désignés, quand les canons seraient aux mains de la troupe. Et le défaut ou le retard de ces attelages furent la cause de la déroute.

LE PLAN D’ATTAQUE

Voici l’ordre dans lequel devait s’accomplir l’opération, d’après les instructions données par le général Vinoy, et selon le plan concerté avec le général d’Aurelle de Paladines, le ministre de la Guerre Le Flô et le général Valentin, qui venait d’être nommé préfet de police. Ce plan, est-il besoin de l’indiquer, avait été combiné et tracé avec amour par Thiers lui-même, enchanté de transformer son cabinet en tente napoléonienne.

La garde nationale n’était pas convoquée, et ne prit aucune part à l’opération.

Deux régiments d’infanterie, le 109e et le 110e, sous les ordres du général Derroja gardaient les abords de l’Hôtel-de-Ville. Le 89e de marche occupait les Tuileries. Un bataillon du 64e et deux compagnies du 24e protégeaient la préfecture de police et le pont Saint-Michel. La caserne du Prince-Eugène gardait une réserve composée par les 113e, 114e et 120e régiments consignés.

Un bataillon de la garde républicaine et le 35e d’infanterie avaient pour objectif les Buttes-Chaumont.

La ligne des boulevards extérieurs, de la place Clichy à la place Pigalle, était gardée par un bataillon de gardes républicains, le Ier bataillon de chasseurs à pied, le 136e régiment de marche, un détachement de chasseurs d’Afrique, un détachement de gendarmes à cheval et une demi-batterie d’artillerie.

La division Susbielle avait l’ordre de s’emparer de la Butte Montmartre, d’enlever et de ramener les canons s’y trouvant.

Le général Susbielle avait sous ses ordres la brigade Paturel et la brigade Lecomte. La brigade Paturel comprenait : le 17e bataillon de chasseurs à pied, deux bataillons du 76e d’infanterie, un bataillon du 31e, une demi-compagnie de génie, et environ deux cents gardiens de la paix armés de fusils. La brigade Lecomte comprenait le 18e bataillon de chasseurs à pied, le 88e régiment de marche, une demi-compagnie du génie, environ 200 gardiens de la paix armés de fusils.

En tout Vinoy disposait de 12,000 hommes environ.

La tâche principale était assignée au général Lecomte. Il devait former sa colonne dans l’ordre suivant : avant-garde de gardiens de la paix armés de fusils, la demi-compagnie de garde républicaine, la demi-compagnie de génie, Le Ier, puis le 2e bataillon du 88e de marche. L’itinéraire était : boulevard Ornano (boulevard Barbès) jusqu’à la rue Marcadet, cette rue jusqu’à la rue du Mont-Cenis, que les troupes monteraient pour parvenir à la place du Tertre, auprès de laquelle étaient les canons. Le 18e bataillon de chasseurs à pied et une batterie de quatre devaient se tenir en réserve sur le boulevard Rochechouart, gardant les débouchés de la place Saint-Pierre. Le 3e bataillon du 88e devait rester en réserve, au pied de la Butte, côté est, rue Clignancourt et rue Marcadet. Cet effectif représentait 3,000 hommes.

Une modification fut faite, sur le terrain, à ce dispositif : le 18e bataillon de chasseurs à pied, qui devait rester sur le boulevard, fut substitué au Ier bataillon du 88e de marche, primitivement destiné à faire partie de la Ire colonne d’attaque. Le général Lecomte se défiait probablement de la solidité de ce bataillon, et préférait placer en tête les chasseurs à pied. La précaution était sage, mais les circonstances la rendirent inutile. La première colonne d’assaut fut donc formée de gardiens de la paix et de gardes républicains, sous le commandement du chef des gardiens de la paix Vassal, et la seconde colonne, formée par le 18e bataillon de chasseurs à pied, sous les ordres du commandant Poussargues.

LA NUIT DU 15 MARS

Les troupes avaient quitté leurs casernes silencieusement vers trois heures du matin. Aucune sonnerie n’avait retenti. Les sergents, passant de chambre en chambre, avaient éveillé les bommes. On était descendu dans les cours, rapidement. Les hommes, ensommeillés et lourds, se rangèrent lentement. Ils ignoraient pour quel service on les commandait. Ceux qui voulaient paraître informés parlaient d’une occupation des forts évacués par les Prussiens. En tous cas, faisaient observer les malins, et tous ceux qui, dans chaque compagnie, prétendent « la connaître dans les coins », la promenade militaire, car il ne devait être question que de cela, ne durerait pas longtemps, puisqu’on partait sans avoir fait le café matinal, et l’on n’irait pas loin, puisqu’on commandait de laisser les sacs. Les officiers, qui peu à peu arrivaient, ne savaient rien. Ils allaient et venaient dans la cour, formant de petits groupes ; ils échangeaient des paroles brèves, à voix basse, quelques-uns soucieux, d’autres nerveux et fébriles ; le plus grand nombre indifférents, paraissant ennuyés seulement d’être debout si matin. Quand ce réveil muet fut terminé, et que chacun fut à sa place, le signal du départ fut donné, sans cris, sans commandements répétés, sans le fracas joyeux qui accompagne une sortie de caserne. Ces troupes se mettaient en mouvement avec des allures furtives de bandes allant faire un mauvais coup. Les soldats de la nuit du Deux-Décembre devaient avoir cette allure-là.

Sans que l’alarme fût donnée, sans avoir éveillé personne sur leur passage, les différents corps de troupes étaient parvenus, entre quatre et cinq heures du matin, à leur emplacement désigné, sur les boulevards extérieurs. La brigade Lecomte, par le boulevard Ornano, la chaussée Clignancourt, la rue Muller, était arrivée au pied de la Butte, côté est, et montait vers la tour Solférino. La brigade Paturel, par la rue Lepic, se dirigeait vers le Moulin de la Galette, côté ouest, mais avec un retard considérable.

Pendant que les troupes marchaient ainsi dans les ténèbres, des escouades d’afficheurs apposaient, sur les murs des quartiers du Centre, une proclamation signée de tous les membres du gouvernement. Elle était destinée à avertir les Parisiens, dès leur réveil, du coup de force qui devait être tenté dans la nuit, et qui serait, dans la pensée de ses auteurs, accompli lorsqu’on lirait l’affiche.

Voici cette proclamation :

Habitants de Paris

Nous nous adressons encore à vous, à votre raison, à votre patriotisme, et nous espérons que nous serons écoutés.

Votre grande cité, qui ne peut vivre que par l’ordre, est profondément troublée dans quelques quartiers ; et le trouble de ces quartiers, sans se propager dans les autres, suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l’aisance.

Depuis quelque temps, des hommes malintentionnés, sous prétexte de résister aux Prussiens, qui ne sont plus dans vos murs, se sont constitués les maîtres d’une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la garde, vous forcent à la monter avec eux, par ordre d’un comité occulte, qui prétend commander seul, méconnaît ainsi l’autorité du général d’Aurelle, si digne d’être à votre tête, veut former un gouvernement en opposition au gouvernement légal, institué par le suffrage universel.

Ces hommes, qui vous ont causé déjà tant de mal, que vous avez déjà dispersés vous-mêmes, au 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre les Prussiens, qui n’ont fait que paraître dans vos murs, et dont ces désordres retardent le départ définitif, braquent des canons, qui, s’ils faisaient feu, ne foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes ; enfin compromettent la République, au lieu de la défendre, car, s’il s’établissait, dans l’opinion de la France, que la République est la compagne nécessaire du désordre, la République serait perdue. Ne les croyez pas, et écoutez la vérité que nous vous disons en toute sincérité !

Le gouvernement, institué par la nation tout entière, aurait déjà pu reprendre ces canons, dérobés à l’État, et qui, en ce moment, ne menacent que vous, enlever ces retranchements ridicules, qui n’arrêtent que le commerce, et mettre sous la main de la justice les criminels, qui ne craindraient pas de faire succéder la guerre civile à la guère étrangère ; mais il a voulu donner aux hommes trompés le temps de se séparer de ceux qui les trompent.

Cependant le temps qu’on a accordé aux hommes de bonne foi pour se séparer des hommes de mauvaise foi est pris sur voire repos, sur votre bien-être, sur le bien-être de la France tout entière. Il faut donc ne pas le prolonger indéfiniment. Tant que dure cet état de choses, le commerce est arrêté, vos boutiques sont désertes, les commandes qui viendraient de toutes parts sont suspendues, vos bras sont oisifs, le crédit ne renaît pas, les capitaux, dont le gouvernement a besoin pour délivrer le territoire de la présence de l’ennemi, hésitent à se présenter.

Dans votre intérêt même, dans celui de votre cité, comme dans celui de la France, le Gouvernement est résolu à agir.

Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement à eux vont être livrés à la justice régulière. Les canons dérobés à l’État vont être rétablis dans les arsenaux, et pour exécuter cet acte urgent de justice et de raison, le Gouvernement compte sur votre concours. Que les bons citoyens se séparent des mauvais, qu’ils aident à la force publique au lieu de lui résister, ils hâteront ainsi le retour de l’aisance dans la cité, et rendront service à la République elle-même, que le désordre ruinerait dans l’opinion de la France.

Parisiens, nous vous tenons ce langage, parce que nous estimons votre bon sens, votre sagesse, votre patriotisme, mais, cet avertissement donné, vous nous approuverez de recourir à la force, car il faut à tout prix, et sans un jour de retard, que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable.

Paris, le 17 mars 1871.

Thiers, président du Conseil, chef du pouvoir exécutif.
Defaure, Ministre de la Justice.
E. Picard, Ministre de l’Intérieur.
Pouyer-Quentien, Ministre des Finances.
Jules Favre, Ministre des Affaires étrangères.
Général Le FLô, Ministre de la Guerre.
Amiral Pothau, Ministre de la Marine.
Jules Simon, Ministre de l’instruction publique.
De Larcy, Ministre des Travaux publics.
Lambrecht, Ministre du Commerce.

Cette proclamation ne pouvait avoir le caractère d’un avertissement, d’une mise en demeure. Elle paraissait à l’heure où nul ne devait en prendre connaissance, et quand elle pourrait être lue, les actes qu’elle annonçait seraient des faits accomplis. Elle s’adressait aux commerçants, aux boutiquiers, à ceux que l’on supposait être « partisans de l’ordre », elle essayait de ranger du côté des provocateurs les habitants du centre, dont les bataillons avaient défendu le gouvernement au 31 octobre et au 22 janvier, et le souvenir de leur concours d’alors était évoqué. Mais les temps étaient changés, et ces bataillons ne paraissaient guère disposés à soutenir ces hommes néfastes du 4 septembre, qu’ils chargeaient de leur haine et de leur mépris, puisqu’ils n’avaient pas rempli la mission qu’ils s’étaient donnée, et qu’impuissants à chasser les Prussiens ils leur avaient ouvert Paris et livré la province. L’appel aux intérêts, comme aux frayeurs de la bourgeoisie, ne devait pas être entendu.

On remarquera l’aveu fait par le gouvernement « qu’il aurait déjà pu reprendre les canons ». C’était vrai, mais la proclamation n’ajoutait pas que, si l’on n’avait pas voulu opérer sérieusement cette reprise, ce n’était point pour permettre « aux hommes trompés de se séparer de ceux qui les trompaient », mais bien pour attendre des renforts et frapper un coup violent.

Louis-Napoléon avait dit aux Parisiens, dans la nuit du Deux-Décembre : « Que les méchants tremblent, et que les bons se rassurent » : Thiers et ses ministres, en adjurant les bons citoyens de se séparer des mauvais, demeuraient dans la même équivoque, mais ce langage était parfaitement intelligible pour le général Vinoy et pour l’ancien gendarme Valentin.

La menace de « recourir à la Force » était une formule bien inutile, puisque le gouvernement ne menaçait plus, puisqu’il agissait. On doit même constater qu’il avait agi sans avoir menacé, car aucune sommation, directe et formelle, n’avait été adressée aux bataillons de Montmartre, pas plus qu’aux habitants et à la garde nationale. Le maire de Montmartre, Clemenceau, n’avait même pas été avisé. Le gouvernement avait lâché des troupes, comme des chiens de garde qu’on démusèle, sans avertir les passants. En même temps qu’il demandait aux gardes nationaux de restituer leurs canons, et avant qu’ils aient eu le temps de répondre, il se mettait en mesure de les leur prendre.

Pendant l’affichage de cette proclamation, le commandant en chef de la garde nationale faisait apposer un autre placard, alors au moins prématuré, et qui parut singulièrement tardif quand on put le lire. Les afficheurs nocturnes n’avaient pas fini leur tâche que les faits donnaient le plus énergique démenti à l’affirmation téméraire du général d’Aurelle de Paladines disant :

Une proclamation du chef du pouvoir exécutif va paraître, et sera affichée sur les murs de Paris, pour expliquer le but des mouvements qui s’opèrent. Ce but est l’affermissement de la République, la répression de toute tentative de désordre, et la reprise des canons qui effraient la population. Les buttes Montmartre sont prises et occupées par nos troupes, ainsi que les buttes Chaumont et de Belleville. Les canons de Montmartre, des buttes Chaumont et de Belleville sont au pouvoir du Gouvernement de la République.

D’Aurelle de paladines.

Ceci ressemblait aux procédés hasardeux de certains journalistes, rédigeant à l’avance le compte-rendu d’une cérémonie, au dernier moment décommandée.

À l’heure même où d’Aurelle de Paladines annonçait triomphalement que « les canons de Montmartre étaient au pouvoir du gouvernement », Lecomte et ses troupes se trouvaient en pleine déroute, les canons étaient repris, et ce général était prisonnier.

LA SURPRISE

Les canons de Montmartre, depuis plusieurs jours (voir le récit du Monde illustré ci-dessus), étaient très faiblement gardés. Quelques factionnaires, se relevant mélancoliquement, veillaient au Champ Polonais, et plus bas, sur un plateau de la Butte, où se trouvaient aussi des canons. Dans la rue des Rosiers, maison No 6, propriété de Mme Vve Scribe, était le poste fournissant les sentinelles. Ce poste avait reçu quotidiennement, dans les premiers jours du transport des canons, une soixantaine d’hommes. Puis on l’avait progressivement dégarni. Il n’était occupé, dans la nuit du 17 au 18, que par 25 hommes. Un bataillon de Montmartre, le 61e, les avait fournis. Il y avait 7 factionnaires espacés, qui montaient la garde autour des canons. C’était tout à fait insuffisant, étant donnée la vaste superficie des plateaux de la Butte devenus des pares d’artillerie, pour assurer contre toute surprise les pièces et leurs surveillants. Le poste de la rue des Rosiers ne pouvait même essayer une défense quelconque : 25 gardes nationaux contre deux brigades d’infanterie, renforcées de gendarmes, de sergents de ville, sans compter les soutiens et réserves, ce ce n’était point là une force, et l’insignifiance de la garnison de cette redoute de Montmartre, dépeinte comme formidable et menaçante, démontre que, ni cette nuit-là, ni les jours précédents, on ne s’y attendait à une agression. On voit aussi que le fameux comité de Vigilance de la rue des Rosiers se montrait fort peu vigilant. Il est excusable, et sa confiance était naturelle. Il pensait, avec tout le monde, qu’il n’y avait plus de raison de se préparer à repousser une attaque imaginaire, de plus en plus invraisemblable, et qu’on n’aurait pas à se mettre en garde contre des assaillants qui ne se présenteraient jamais. Il est évident que, si le moindre soupçon des projets de Thiers se fût répandu, des renforts seraient venus de toutes parts, et l’attaque de la Butte fût devenue une opération militaire difficile et meurtrière.

Les éclaireurs de la colonne Lecomte, gardiens de la paix et municipaux, s’étaient portés, par la rue Muller, sur le plateau inférieur, où se trouvait le parc d’artillerie, au-dessous du Champ Polonais. Un factionnaire les aperçoit. C’était un nommé Turpin, du 61e. Il crie : Qui vive ! et croise la baïonnette. On ne lui répond pas. Il voit s’avancer une masse noire dans l’indécision du crépuscule. Il crie : Halte ! et met en joue. Il ne tire pas, hésitant, ne sachant ce que veut cette troupe, ni d’où elle vient. Peut-être est-ce une patrouille de gardes nationaux, qui se trompe, et n’a pas entendu son injonction. L’hésitation lui fut fatale. Les gardiens de la paix, des Corses pour la plupart, anciens sergents de ville de l’empire, n’éprouvent pas le moindre embarras. Ils tirent aussitôt. Le malheureux Turpin tombe. Le petit poste de la rue des Rosiers, au bruit des détonations, prend les armes, sort précipitamment. Un feu de peloton l’accueille. Personne n’est touché, mais les gardes se sont retranchés dans la maison, où bientôt, cernés et couchés en joue, ils se rendent. On les désarme ; on les retient prisonniers. Quelques-uns de ces gardes peuvent s’échapper, et tirent des coups de fusil en dégringolant les pentes de la Butte. Les gardiens de la paix, dans les tranchées enveloppant le pare, tirent et blessent un ou deux de ces fuyards.

L’aube grandit. La crête de la Butte s’éclaircit, le ciel rosit. On distingue plus nettement autour de soi. Le chef des gardiens de la paix et de la demi-compagnie de municipaux, Vassal, donne l’ordre de s’emparer des canons, que personne ne défend plus. Une dizaine de pièces sont aussitôt environnées, traînées. Des artilleurs à défaut d’attelages sont demandés, et Vassal ordonne de conduire, à bras, les pièces sur la place du Tertre, par la rue des Rosiers. Ce commandant envoie alors une estafette au général Lecomte pour le prévenir de la prise du poste de la rue des Rosiers, et de la capture des canons du parc inférieur, en même temps il demande des renforts pour escorter les canons dans la descente des Buttes.

Vassal donne ensuite l’ordre aux chasseurs à pied, qui ont suivi les sergents de ville, de démolir les tranchées et retranchements garnissant la position qu’il vient d’occuper, et d’aplanir le terrain pour le passage des pièces. Il fait aussitôt placer des sentinelles au bas de la rue Muller, pour le cas où, pendant ces travaux, les gardes nationaux viendraient par la chaussée Clignancourt au secours de leurs camarades surpris.

Le commandant Poussargues, avec le 18e bataillon de chasseurs, avait occupé le plateau supérieur, sans trouver de résistance, sans tirer un coup de feu. Une partie de ses chasseurs se mit à la démolition des tranchées. Il employa les autres soldats dont il disposait à occuper les abords du Champ Polonais, le Calvaire, assez vaste enclos avec les stations de la Passion et les trois croix du Golgotha. Il se rendit rue des Rosiers, et barra la rue du Mont-Cenis, seul chemin d’accès de la plaine Saint-Denis au sommet de la Butte. Il ne garda auprès de lui qu’une compagnie.

Ce renfort, demandé par le commandant Vassal, arriva bientôt. C’était un bataillon du 88e de marche. Il prit position auprès de la tour Solférino.

La première attaque a donc pleinement réussi. Il est cinq heures et demie.

MONTMARTRE DEBOUT

On était alors maître de la Butte. Il n’y avait eu ni combat ni clameur, ni même velléité de résistance. L’opération semblait avoir été des plus aisées. Les troupes n’avaient eu qu’à se montrer, et les canons étaient en leurs mains. Le spectre rouge de Montmartre s’était évanoui avec les brumes matinales. Il faisait jour à présent, et la bataille était gagnée. Elle n’avait pas té chère. Du côté de l’armée, pas une égratignure ; du côté des insurgés deux ou trois gardes blessés, dont le malheureux factionnaire surpris par les sergents de ville ; on avait transporté cet homme dans le poste de la rue des Rosiers. Le général Lecomte venait d’arriver sur le plateau. Il félicita les chefs et les hommes de la réussite de l’expédition. Il n’y avait plus qu’à emmener les canons vers l’École militaire et l’Esplanade des Invalides. Les vraies difficultés commençaient. Le transport des pièces dans Paris, la traversée des quartiers où des éléments hostiles devaient se rencontrer, c’étaient là des périls probables, mais il y avait d’abord à opérer la descente des plateaux de la Butte, par des pentes crevassées et des rues très raides. Le général Lecomte s’informa des attelages. On les attendait toujours. À sept heures, la tranchée, en avant du plateau, ayant été comblée et à peu près nivelée par les chasseurs, un passage parut praticable. Le général donna l’ordre de descendre, à bras, un certain nombre de canons. Une vingtaine de ces pièces furent ainsi, péniblement et lentement, transportées à mi-côte.

Tout cela avait pris du temps. Le grand jour était tout à fait venu. Montmartre cependant s’était réveillé, et déjà s’animait extraordinairement. Persiennes et volets s’ouvraient, avec des gens effarés, aux fenêtres, sur le seuil des boutiques. Autour des laitières, les ménagères curieusement s’interrogeaient et bavardaient, des groupes se formaient aux comptoirs des marchands de vins. Des détonations avaient été vaguement entendues, et des gardes, échappés lors de la surprise du poste de la rue des Rosiers, avaient couru à la mairie et au Château-Rouge, donner l’alarme. Bientôt le tocsin se mit à sonner, et l’on entendit, dans la chaussée Clignancourt, les tambours battre la générale. Rapidement, ce fut comme un changement de décors dans un théâtre : toutes les rues menant à la Butte s’emplirent d’une foule frémissante. Les femmes formaient la majorité ; il y avait aussi des enfants. Des gardes nationaux isolés sortaient en armes, et se dirigeaient vers le Château-Rouge.

C’était un grand bal populaire, en vogue sous l’empire. Son entrée était rue du Château, auprès d’un carrefour formé à l’intersection de la chaussée Clignancourt, de la rue Ramey et de la rue du Château ; non loin débouchaient les rues Christiani, Myrrha, Muller.

Ce bal, d’une superficie considérable, dont les jardins descendaient primitivement jusqu’à la rue des Poissonniers, ayant été restreints pour l’ouverture du boulevard Ornano, renfermait un pavillon style Henri IV, bâti en briques rouges avec chaîne de pierres blanches, devant une pièce d’eau. Une tradition locale, d’ailleurs fausse, attribuait à la belle Gabrielle ce séjour. Le bâtiment qui servait de bureaux et de logement aux patrons de l’établissement, Chambon père et fils, avait été affecté pendant le siège à la garde nationale. Le comité de légion du XVIIIe arrondissement y siégeait, au Dix-Huit mars. Une cinquantaine de gardes s’y trouvaient quand l’alarme fut donnée. Ils prirent leurs fusils, se formèrent devant le Château-Rouge, et attendirent un bataillon, dont on entendait les tambours battant la charge du côté de la place Saint-Pierre. La foule cependant grossissait ; la rumeur populaire était grandissante, et les tambours, dont les roulements grondaient plus forts, plus proches, signalaient l’arrivée des renforts. Les femmes, devançant les gardes nationaux, avaient gravi les pentes, envahissaient le plateau inférieur, s’approchaient des soldats, et, curieuses, babillardes, gesticulant, regardaient les efforts et les essais pour démarrer les canons.

Un mouvement se produisit. Dans ce groupe de badauds, plutôt que d’insurgés, un homme jeune, avec une écharpe tricolore en sautoir, se frayait un passage. C’était le docteur Clemenceau, maire de Montmartre. Il venait pour se rendre compte, et donner ses soins au blessé, le factionnaire Turpin. Il voulut le faire conduire à l’hôpital voisin.

Le commandant Vassal s’opposa à ce que ce médecin civil prit possession du blessé. Un médecin militaire avait déjà donné des soins à ce blessé, dit-il, avec l’aide de la cantinière et d’une femme des ambulances. En cette infirmière. Clemenceau, avec surprise, reconnut son administrée Louise Michel, en costume de garde-national.

LOUISE MCHEL

La plus curieuse personnalité féminine de 1871, cette vaillante exaltée, Louise Michel, qu’on a appelée la Vierge Rouge. Jeanne d’Arc de la Révolution, portant les armes et un drapeau pourpre, comme la Pucelle, Velleda aussi des défaites du prolétariat, cette héroïne communarde, épique comme la druidesse vaincue, était une simple institutrice. Son origine avait été celle d’un personnage de roman populaire. Elle était née, en 1835, dans un château, ou plutôt dans les communs d’un château, à Vroncourt, petit village de la Haute-Marne, « sur Le versant d’une montagne, au-dessus d’une vaste plaine, dans laquelle on entendait la nuit, hurler les loups, a-t-elle dit, mais ils ne me faisaient point peur. J’ai rencontré depuis d’autres loups, bien plus féroces que ceux de Vroncourt, et ceux-là non plus ne sont pas parvenus à m’intimider. » Sa mère était une servante que « le fils du château », comme il est de tradition dans les feuilletons du Petit Journal, avait séduite. Cette liaison n’était point conforme à la respectabilité bourgeoise ; cependant la servante, devenue mère, ne fut point jetée dehors, selon l’usage, et l’on prit soin de l’enfant. La petite Louise fut soignée, veillée, instruite, dans ce milieu aisé. Elle reçut une éducation supérieure à celle des filles du village, avec lesquelles cependant on la laissait jouer, n’étant point, par sa condition, susceptible d’être admise à partager les amusements des demoiselles du voisinage. Son instruction artistique fut très développée. Elle apprit la musique, le dessin, la peinture. La connaissance de ces arts, dits d’agrément, devait lui servir plus tard, non pas tant à gagner sa vie, car elle eut de bonne heure un emploi dans l’enseignement, puis elle tint école libre, mais à améliorer sa position, à faire des cours et à donner des leçons particulières. Toute sa vie elle s’adonna à la poésie et au dessin. On a d’elle des aquarelles fort curieuses, des crayons intéressants, et elle a publié des romans, des récits, des mémoires, œuvres diverses qui ne sont dénuées ni d’intérêt ni de mérite. Son ouvrage principal, la Commune, récit anecdotique, passionné, et sans doute trop partial, des événements auxquels avait participé l’auteur, fut édité à Paris en 1898, sous couverture rouge, par la librairie Stock.

Intelligente, studieuse, déjà isolée dès la prime jeunesse, se sentant l’objet de dédains sournois et de viles taquineries de la part des autres domestiques du château, qu’elle devinait jaloux et méprisants, la petite Louise éprouva de bonne heure le sentiment des inégalités sociales. Elle ressentit, avant l’heure, l’indignation contre l’injustice. Une sourde et précoce animosité contre les privilégiés, les riches, les forts, les favorisés de la destinée, s’éleva dans sa conscience, et en même temps, contraste dont toute sa vie garda l’empreinte, une vaste pitié et une large bonté envahirent sa jeune âme. On lui permettait de s’amuser avec les gamins et les gamines du voisinage. Elle se révéla institutrice parmi ces petits rustres, qui subissaient l’influence de sa supériorité, et auxquels bien vite elle en imposa, non pas tant par son costume de jeune demoiselle, que par son savoir précoce, par ses manières douces, par son maintien. Elle jouait avec eux à la maman. Elle faisait gaiment la maîtresse d’école et enseignait en souriant. À la race « sans pitié » elle apprenait surtout la bonté envers les animaux. Elle s’efforçait de réfréner les goûts brutaux et méchants de ces petits paysans, se plaisant, comme tous les enfants de leur âge d’ailleurs, à faire souffrir les bêtes innocentes, à torturer les êtres inoffensifs, qu’ils capturaient ou qui étaient à leur portée. En elle s’éveillait une immense sympathie, qui devait s’étendre à tout ce qui vit, à tout ce qui souffre, et en même temps un désir de lutte contre les tortionnaires, quels qu’ils fussent, un impulsif besoin de leur arracher leur proie, fût-ce au risque de sa propre vie, la dominèrent. Elle devint à la fois, la bâtarde miséricordieuse, une révoltée et une consolatrice. Elle suivit, toute son existence, ce double sentier de la bataille contre les forts et de la compassion pour les faibles, à la fois virago et sœur de charité. Elle n’hésita pas, en mainte occasion, à manier le fusil, mais ses mains, noires de poudre, venaient ensuite, délicatement, panser les victimes des discordes civiles.

Son père, qui était maladif, mourut jeune. La servante-mère dut quitter le château hospitalier ; désintéressée, elle n’emportait point d’économies. Louise du moins avait accumulé de la santé, de la vigueur, de l’énergie, dans ses longues courses solitaires, par les bois hantés des loups rôdeurs et des braconniers à l’affût, par les plaines et les coteaux, où elle se plaisait à causer avec les laboureurs et les vignerons. Mais elle n’avait pas amassé d’argent. Elle dut chercher un emploi pour vivre, avec sa mère. Elle débuta, comme maîtresse d’école, dans un petit village champenois, à Audelencourt. Elle y eut bientôt des démêlés avec l’autorité préfectorale, ayant exprimé trop hardiment son opinion sur Napoléon III. Elle dut quitter l’enseignement officiel, vint à Paris, et entra, en 1856, dans une institution dirigée, rue du Château-d’Eau, par une dame Viollier. Elle fut ensuite institutrice aux Batignolles. Dans les dernières années de l’empire, elle demeurait à Montmartre, rue Houdon, 24, où elle avait ouvert une école. Sa classe était très suivie. Toutes ses élèves l’adoraient, et elle s’était attiré la sympathie de personnes fort peu révolutionnaires comme Mme Michel de Tretaigne, femme du maire bonapartiste de Montmartre, Mme Léon Berteaux, statuaire, les Dufour, les Mariton, propriétaires et constructeurs de maisons, notabilités de la petite ville de banlieue, qui lui procurèrent des leçons particulières. Elle avait aussi un cours de musique, où le jeune compositeur, Charles de Sivry, venait de temps à autre faire une leçon de solfège et d’accompagnement. Elle s’occupait de questions sociales déjà, mais elle ne dépassait pas, à cette époque, le sentimentalisme philanthropique de l’auteur de l’Ouvrière. « Jules Simon, a dit l’un de ses biographes, Charles Malato, manifesta une bienveillante sympathie à celle que lui et ses collègues du gouvernement de Versailles devaient un jour livrer à la justice militaire. »

Ce fut pendant le siège que Louise Michel entra résolument dans la politique militante. Elle organisa une ambulance, et fut en rapports avec Clemenceau, pour les secours, la distribution de vêtements chauds, de soupes, aux femmes, aux vieillards, aux enfants, à tous ceux qui souffraient des privations du siège. Après le 18 mars, elle groupa un comité de femmes, et présida le club Révolution, qui se tenait dans l’église Saint-Michel, avenue de Saint-Ouen. La parole et la propagande pacifiques ne suffisaient pas à son tempérament combatif. Elle prit le fusil et, vêtue de l’uniforme de fédéré, elle combattit dans les rangs du fameux 61e bataillon, le bataillon de Montmartre, commandé par Razoua. On la vit à Issy, à Clamart, sur tous les théâtres périlleux des combats suburbains. Elle avait débuté, comme guerrière, en faisant le coup de feu, place de l’Hôtel-de-Ville, au 22 janvier. Dans la lutte terrible des derniers jours, elle se battit jusqu’à la suprême défaite. Elle fut laissée pour morte, à la barricade de la chaussée Clignancourt, près la rue Myrrha, où Dombrowski avait été blessé. Elle avait été renversée, piétinée, frappée à coups de crosse, lors de la prise de la barricade. Elle put se traîner jusqu’à la maison d’une amie sûre, et de là, après avoir emprunté une jupe et une capeline, qu’il était urgent de substituer à sa tunique de fédéré et à son képi, elle put regagner sa demeure. Elle avait hâte d’arriver rue Houdon. Elle trouva l’école déserte, pas de lumière, les volets clos. Personne autre que sa petite chienne Finette, qui hurlait à la mort et con chat Raton, qui miaulait désespérément.

Une voisine lui apprend que les Versaillais sont venus, et qu’ils ont emmené sa mère, à sa place. Elle court aussitôt, affolée, se livrer, pour qu’on relâche la pauvre vieille femme. Elle comparut devant le 6e conseil de guerre. Son attitude fut digne et fière. Elle ne renia rien de ses convictions ; elle avoua sa participation à la résistance de la Commune.

Je suis partie, dit-elle, avec les compagnies de marche de la Commune, dès la première sortie. Je faisais partie du bataillon de Montmartre, et je me suis battue dans ses rangs, Comme un soldat. J’ai pensé qu’en conscience c’était ce qu’il y avait de plus utile à faire. J’ai nécessairement continué dans Paris, comme les autres, jusqu’à ce que les vainqueurs ayant arrêté ma mère pour la fusiller à ma place, je suis allée la faire mettre en liberté, malgré elle, en réclamant cette place pour moi.

Ce fut son unique réclamation : elle ne sollicita ni pitié, ni indulgence pour elle-même. Les juges n’osèrent lui accorder la mort qu’elle attendait. Peut-être, au fond de leur cœur de soldats, y avait-il de l’admiration, et un peu de sympathie pour cette femme, dont on attestait d’autre part la douceur, la charité, l’extrême bonté, et qui les avait si crânement combattus, le fusil à la main. Ils firent grâce de la vie, et envoyèrent l’héroïne en Calédonie. Condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée, Louise Michel partagea l’existence pénible des hôtes de la presqu’île Ducos. Elle inspira à tous ces hommes admiration et respect. À l’amnistie, elle revint en France, se remit à faire des conférences, à continuer sa propagande socialiste, d’autant plus énergique. Menacée d’arrestation, à la suite d’un mouvement de grévistes, où des boulangeries avaient été sur le point d’être pillées, elle se réfugia à Londres. Elle y séjourna dix-sept ans, puis revint en France, les médecins lui ayant prescrit le climat du Midi. Anémiée par le ciel froid et l’air humide de l’Angleterre, elle vint chercher la cure de soleil à Toulon. Elle faillit y mourir en arrivant. Elle réchappa cependant, et vécut encore un an. En tournée de conférences, dans les Alpes, elle fut atteinte d’une pneumonie double. Elle expira, le 9 janvier 1905, à Marseille, chez son amie, Mme veuve Légier, boulevard Dugommier, chez qui elle avait demandé à être transportée. Le corps fut ramené à Paris, et les obsèques eurent lieu au cimetière de Levallois-Perret, où avait été enterré Ferté. Un déploiement considérable de police et de troupes eut lieu à la gare de Lyon, à la Bastille, et sur tout le parcours du convoi. C’est que la foule était grande, sur le passage du cortège. Il y eut quelques bagarres, aux abords du cimetière, et au rond-point de la Villette, mais rien de bien grave. Ses obsèques eurent lieu le 22 janvier, date fatidique pour la défunte. Louise Michel était âgée de soixante-dix ans.

Elle a eu une fin relativement paisible, une fin de vieille femme tranquille, qui n’a pas eu d’aventures, et dont le nom, comme l’existence, ne doivent jamais figurer dans l’histoire. Cette mort, dans un âge déjà avancé, sans grandes souffrances, à la suite d’une des plus vulgaires affections, ne semblait pas devoir être celle de cette femme, à l’existence aventureuse et tourmentée, qui tant de fois avait été au-devant du danger, et que la mort avait si souvent frôlée. Le peloton le long d’un mur, un rouge soir d’émeute, sous un ciel lourd de fumées, violacé par les reflets de l’incendie, ou l’agonie misérable dans une paillotte calédonienne, ou encore la fin lente et silencieuse entre les murs nus d’une prison semblaient devoir être le terminus tragique de ses étapes de révoltée. Elle ne laissa pas, dans le grand public, indifférent ou sceptique, une impression de mépris ou d’horreur, et sa mémoire n’est pas exécrée. Elle fut toujours adorée par ceux qui la connaissaient, estimée de ceux qu’elle combattait, vénérée par ceux qui avaient éprouvé son grand cœur et admiré sa vaillance. Elle passait aux yeux des adversaires pour une détraquée, mais nullement pour une scélérate. Ses pires ennemis ne la confondaient pas avec ces mégères, un peu invraisemblables d’ailleurs, qu’on a nommées des pétroleuses, et dans les mains desquelles on a mis bien des torches qu’elles ne portèrent jamais, les rendant responsables de brasiers qu’elles n’avaient point allumés. Louise Michel avait la voix douce, le regard franc et limpide. Son visage était sans doute fort distant de la pureté académique, mais la bonté resplendissait à travers cette physionomie irrégulière, et sa laideur disparaissait sous la clarté de l’âme qui transperçait. Elle n’était farouche qu’en politique. Elle n’eut jamais d’autres ennemis que ceux de la République. Elle se montrait terrible au combat, autant que bienveillante dans la vie privée, et maternelle à sa classe. À la tribune, elle apparaissait comme une illuminée, pour beaucoup telle qu’une sorcière, de celles qu’on brûlait au Moyen-Age. Il ne faut pas oublier que Jeanne la Pucelle, qui, comme elle, fut guerrière, fanatisée, et populaire, ne put éviter l’accusation de sorcellerie. Louise avait gardé la virginité, qui semble inséparable de la vocation et de l’influence de ces êtres, poussés par une sorte de force surnaturelle à l’apostolat et au martyre, en écoutant des voix qui leur imposent leur mission. La Vierge rouge voulait bouter hors de la République les réactionnaires, les exploiteurs, les parasites, les méchants, comme l’autre Vierge les envahisseurs, hors du sol de France. Louise considérait que sa mission consistait, non plus à faire sacrer un roi à Reims, mais à faire consacrer à Paris la République. Il y avait en elle un mélange de l’exaltation de sainte Thérèse, dans son extase voyant resplendir la Révolution, de la vaillance de Jeanne Hachette qui se battait sur les remparts de Beauvais comme un homme d’armes et aussi du dévouement de cette Elisabeth de Hongrie, qui, de ses mains royales, pansait les ulcères, et ne se trouvait à sa place que penchée vers des malheureux dans l’ombre malsaine des maladreries. En résumé, une figure puissante et originale que celle de cette femme ardente, qui réincarna dans une société, plutôt sceptique, égoïste et peu héroïque, les enthousiasmes des confesseurs primitifs, la charité des filles de saint Vincent de Paul, et la bravoure des volontaires de Sambre-et-Meuse.

LE GÉNÉRAL LECOMTE ET CLEMENCEAU

Au Dix-Huit mars, Louise Michel n’avait pas encore l’allure d’une héroïne. C’était une laborieuse et intelligente jeune femme, qui, tout en faisant de la musique, en chantant des vers, en écrivant des pages délicates et en instruisant des fillettes, se passionnait pour la République, voulait la défendre, si les royalistes de Versailles osaient l’attaquer, comme on le disait, et, en attendant l’heure où il faudrait combattre, cherchait toutes les occasions de se rendre utile et secourable, vigilante à l’ambulance, avant d’être intrépide sur la barricade.

Par hasard, cette nuit-là, elle se trouva sur la Butte et au premier rang, au moment de l’attaque. Elle a raconté l’épisode du pansement de Turpin. Et première victime, qui mourut quelques jours après, heureux de la victoire populaire qu’il croyait acquise. Il recommanda à Clemenceau sa femme, qu’il laissait dans le dénuement.

Sur la Butte était un poste du 64e veillant au numéro 6 de la rue des Rosiers, a dit Louise Michel : j’y étais allée de la part de Dardelle (un des membres du comité de Vigilance du XVIIIe arrondissement) pour une communication, et j’étais restée. Deux hommes suspects s’étant introduits, dans la soirée, avaient été envoyés, sous bonne garde, à la mairie dont ils se réclamaient, et où personne ne les connaissait. Ils furent gardés en sûreté, et s’évadèrent le matin, pendant l’attaque. Un troisième individu suspect était en train de raconter des mensonge dont on ne croyait pas un mot, ne le perdant pas de vue, quand le factionnaire Turpin tombe atteint d’une balle. Le poste est surpris, sans que le coup de canon à blanc, qui devait être tiré en cas d’attaque, ait donné l’éveil, mais on sentait bien que la journée ne finirait pas là.

La cantinière et moi, nous avions pansé Turpin, en déchirant notre linge sur nous. Alors arrive Clemenceau, qui, ne sachant pas le blessé déjà pansé, demande du linge. Sur ma parole et sur la sienne de revenir, je descends la butte, ma carabine sous mon manteau, en criant : Trahison !

Une colonne se formait. Tout le comité de vigilance était là : Ferré, le vieux Moreau, Avronsart, Le Moussu, Burlot. Scheiner, Bourdeille, Moutmartre s’éveillait, le rappel battait, je revenais en effet, mais avec les autres, à l’assaut des Buttes…

(Louise Michel, la Commune, p. 140. P. V. Stock édit. Paris, 1898.)

Louise Michel partie, le docteur Clemenceau, à qui l’on n’avait pas permis de soigner le blessé, insista pour qu’il fût transporté à l’hôpital, sur un brancard. Le commandant Vassal ayant refusé cette nouvelle demande, il s’adressa au général Lecomte, qui venait d’arriver. Le général, plus énergiquement encore que son subordonné, éconduisit Clemenceau. Il s’opposa au transport du blessé et donna ses motifs. « Je sais ce que l’on a fait dans les émeutes, dit-il, d’un cadavre qu’on promène sur un brancard ! L’homme restera là, et vous, le médecin civil, votre place n’est pas ici, nous avons notre major… — Mais je suis le maire de l’arrondissement ! fit observer Clemenceau. — Eh bien, allez à votre mairie ! » répondit brutalement le général. Clemenceau dut faire demi-tour, et regagner sa mairie. La fatalité semble ici être intervenue, comme dans les tragédies antiques. Si Lecomte avait laissé Clemenceau visiter le blessé, S’il eût autorisé le transport, le maire de Montmartre eût été encore présent quand la foule survint, enveloppa le général et le fit prisonnier. Lecomte eût été gardé, mais sauvé. Le maire de Montmartre ne revint sur la Butte qu’à cinq heures et demie, quand Lecomte venait d’être fusillé.

LA CROSSE EN L’AIR

Les attelages n’arrivaient pas, et la foule augmentait sur la Butte. Le cercle grouillant s’épaississait et se rétrécissait. Un filet humain, resserrant ses mailles, entourait le général et ses officiers. Un bruit de tambours battant la charge roulait au loin, sensiblement se rapprochait. Une centaine de gardes nationaux apparurent, Venus par la rue Muller, montant vers le plateau supérieur. Les deux sentinelles placées au bas de la rue Muller s’étaient repliées vivement, donnant l’alarme. Les gardes nationaux sont bientôt au pied de la tour Solférino. Ils s’arrêtent. Deux hommes se détachent, et l’un d’eux met un mouchoir au bout d’un fusil. Un troisième personnage suit, à quelque distance, ces deux gardes, qui semblent venir en parlementaires.

Le commandant Poussargues, qui se trouve Sur ce plateau supérieur, envoie le capitaine Franck, des chasseurs, prévenir le général Lecomte que des gardes nationaux s’avancent vers lui ; il demande s’il doit faire tirer. Le général fait répondre de repousser les assaillants à la baïonnette, sans faire feu.

Mais bientôt le commandant Vassal et le général Lecomte se trouvent immobilisés au plateau inférieur, envahi par la foule. Les femmes tumultueusement s’interposent. Elles forment tampon, entre les gardes nationaux et la troupe. Elles crient, elles interpellent, elles lèvent les bras, elles tendent des enfants, elles en dressent à la hauteur de leurs épaules, et elles supplient : « Ne tirez pas sur nous ! Vous êtes des amis ! On est tous des frères ! » disent-elles aux soldats. Les hommes du 88e de ligne semblent hésitants, apitoyés. Les sergents de ville et les municipaux, sous les ordres de Vassal, gardent plus ferme contenance. Ces piailleries féminines ne semblent pas les émouvoir. On peut compter qu’ils tireront, si le commandement leur est donné.

Les deux gardes parlementaires essayaient de persuader les chasseurs de leurs intentions pacifiques. Le général Lecomte sent sa troupe lui échapper. Il faut toujours laisser un espace entre le peuple et les soldats, dans une manifestation, dans un rassemblement. Les cavaliers ne peuvent être approchés comme les fantassins, leur monture les isole ; aussi les emploie-t-on de préférence, pour refouler les attroupements, ils sont indispensables dans les émeutes. Lecomte n’avait que des troupes de pied, et le contact de ses hommes avec la foule devenait de minute en minute plus étroit, plus pernicieux. Le général s’était rendu au plateau supérieur, pour se rendre compte de la position de son second, le commandant Poussargues. Celui-ci n’était pas dans une meilleure posture. Il se voyait aussi environné, et, comme lui, menacé d’être débordé. Lecomte prend alors la résolution d’user de la force. Il fait faire une sommation à la foule d’avoir à se disperser, et commande de mettre en joue. La foule ne bouge pas d’abord, puis elle avance ensuite. Les femmes plus vivement implorent les soldats. Quelques-unes injurient les officiers. Le général redescend au plateau inférieur, pendant que les gardes nationaux se jettent à terre, pour laisser passer la décharge qu’ils prévoient imminente. Les femmes reculent, s’écartent en poussant de grands cris. Aucune détonation ne se produit cependant sur ce plateau. Les chasseurs n’ont pas tiré. Brusquement un coup de fusil isolé s’entend. Il ne vient pas des rangs de la troupe, ni des gardes nationaux. C’est l’homme accompagnant les deux parlementaires, qui s’est retourné, et a tiré sur les gardes nationaux derrière lui. On retrouva plus tard ce provocateur, qu’on reconnut pour être un sergent de ville déguisé en garde national. On ne sut jamais qui l’avait envoyé là, s’il était aposté pour donner le signal d’une tuerie, où s’il avait agi de son propre mouvement, par zèle policier, pensant que son coup de feu se confondrait avec ceux des soldats. Il fut assommé, et précipité dans les ravins des Buttes.

Le général Lecomte redescend vivement, répète au plateau inférieur l’ordre de tirer qu’il a donné aux chasseurs du commandant Poussargues. Les hommes du 38e semblent ne pas l’avoir compris.

Il réitéré son commandement. Les soldats paraissent ne pas entendre. Ils persistent dans leur immobilité, gardent l’arme au repos. Tout à coup un mouvement se produit dans les rangs. De nouveaux assaillants se présentent. Ce sont des gardes nationaux, mélangés avec des soldats. Entendant battre le rappel, ces gardes se sont rassemblés dans la rue Doudeauville, à Clignancourt, derrière le flanc oriental de la Butte. Ils avaient remonté le boulevard Ornano, dans la direction du Château-Rouge. Un poste fourni par le 88e de marche se trouvait sur leur passage, rue Dejean. Des gardes se détachent, vont aux soldats, leur parlent, les engagent à se joindre à eux ; ils les persuadent, les entrainent. Le déterminisme qui les décide est facile à concevoir, et ces soldats découragés, harassés, à jeun, sont des recrues désignées pour la rébellion. Lignards et gardes nationaux s’enfoncent bientôt dans le torrent humain de la rue Muller, qui les roule jusqu’au plateau, où le général Lecomte vainement s’efforce d’exciter ses soldats à tirer.

Les soldats du 88e, voyant leurs camarades venir à eux, avec des gardes nationaux, semblent se disposer à les rejoindre, et à fraterniser pareillement. Le général Lecomte sent leur indécision. Il commande, d’une voix irritée, aux sergents de ville de s’emparer de quelques mutins qu’il désigne. L’ordre est exécuté : « Conduisez-les à la tour Solférino, et gardes-les. J’irai les prendre plus tard ! » crie Lecomte, et il ajoute, en regardant les insoumis que les gardiens de la paix emmènent : « Canailles ! votre compte est bon ! » De sourds grognements s’élevèrent des rangs des soldats restés sur le plateau. Lecomte revient vers eux, menaçant, fiévreux, criant qu’il brûlera la cervelle au premier qui n’obéira pas. Alors, levant son sabre, il commande : Feu ! pour la troisième fois. Pas une détonation ne s’entend, pas un fusil n’a bougé. Le général Lecomte, perdant la tête, s’avance au front des troupes, toujours inertes, et dit rageusement :

— « Puisque vous ne voulez pas vous battre, tas de canailles, alors rendez-vous ! »

Une voix s’élève des rangs. C’est celle du sergent Verdaguer, plus tard fusillé à Satory, pour cette insubordination plutôt que pour l’affaire de la rue des Rosiers. Cette voix, en manière de réponse, lance cette invitation :

— « Camarades, armes à terre ! »

Aussitôt quelques soldats jettent leurs fusils devant eux. On perçoit le tintement métallique des canons sur le sol. À ce mouvement répond une acclamation joyeuse. Les gardes nationaux lèvent leurs crosses en l’air, en criant : vive la ligne ! Les femmes se précipitent sur les soldats, les étreignent, les embrassent. De toutes parts on agite les fusils, les képis ; on se serre les mains ; les gardes nationaux tendent aux lignards, qui sont encore armés, leurs tabatières et prennent leurs chassepots ; les officiers sont bousculés, cernés, désarmés.

Le commandant Vassal, qui est au poste de la rue des Rosiers, se sauve. Il se réfugie dans la maison portant le numéro 3, où une femme lui donne un vêtement civil, grâce auquel il peut se faufiler dans la foule, et disparaître. Moins heureux, ou plus brave, le général Lecomte reste. Il est bientôt empoigné, mis en arrestation.

Au plateau supérieur, le commandant Poussargues et le capitaine Franck, avec les chasseurs du 18e bataillon, ont essayé d’opposer une digue de baïonnettes à la marée populaire, à chaque minute plus forte. Le capitaine Franck a relaté ainsi, dans le procès fait au capitaine Garcin, l’assaut dont lui et ses hommes furent l’objet :

Le flot des insurgés montant toujours, Garcin était à leur tête. Comme il se trouvait en avant, et voulait monter le premier, le commandant Poussargues lui donna un coup de poing qui le fit reculer. Il essaya alors de passer de mon côté, et je disposai mon poing pour le repousser. Garcin crut que je lui tendais la main pour franchir le talus, très escarpé en cet endroit. Il voulut me saisir le poignet, mais je le repoussai violemment.

Ce pugilat semble bien inoffensif. Il faut se rendre compte que Garcin et les hommes de son bataillon ne voulaient pas tirer les premiers sur les soldats, qu’ils espéraient les amadouer, les entraîner, et, de leur côté, les officiers, comme ce capitaine Franck, sentant que leurs hommes allaient leur échapper, se voyant aussi entourés par des forces de plus en plus grossies, n’osaient ni commander le feu, ni faire usage de leurs propres armes.

Le commandant Poussargues et le capitaine Franck furent en effet bientôt à la merci des gardes nationaux du 169e bataillon, qui, sous le commandement du capitaine Garcin et du lieutenant Piger, parvinrent à escalader le plateau supérieur. Les chasseurs, à qui l’on disait que leurs camarades du 88e de ligne avaient fraternisé avec les gardes nationaux, hésitaient de plus en plus. Ils entendaient crier : vive la ligne ! et aucune fusillade n’éclatait. Donc on ne se battait plus. Le général Lecomte, quand il était monté sur Le plateau supérieur, avait ordonné de mettre en joue, sans tirer. Aux commandements réitérés de leurs officiers, les chasseurs mirent donc en joue. Les gardes nationaux aussitôt reculèrent, cherchèrent à s’abriter. Les femmes s’étaient sauvées avec leurs enfants. Les gardes nationaux reformèrent bientôt leur colonne, mais en écartant les femmes, marchant résolument vers les chasseurs, à la baïonnette. Un renfort leur était venu. Les soldats enfermés dans la tour Solferino, sur l’ordre de Lecomte, avaient été délivrés, et s’étaient mêlés aux hommes du 169e. Les factionnaires et les gardiens des canons, faits prisonniers au début de l’attaque, et gardés dans le poste de la rue des Rosiers, avaient de même été mis en liberté, et venaient renforcer la colonne d’assaut. Les chasseurs, en présence de ces forces, renoncèrent à une résistance qu’ils n’entreprenaient point de grand cœur, et à leur tour ils levèrent la crosse en l’air. C’était fini partout, et les Buttes, avec le retour offensif de la garde nationale, et grâce à la défection du 88e, étaient reprises. Ces gardes républicains, et les sergents de ville, désarmés et entourés par les hommes du 88e et les gardes nationaux, furent conduits à la mairie de Montmartre, et laissés à la garde du maire Clemenceau. On exigea du général Lecomte qu’il donnât l’ordre aux troupes lui obéissant encore d’évacuer les Buttes. Le général s’empressa de déférer à cette sommation. Il écrivit l’ordre au crayon, qui fut immédiatement portaux troupes attendant rue des Rosiers et rue du Mont-Cenis. Energique, et même violent au commencement de l’attaque, le général Lecomte faiblit alors ; à partir de ce moment, il apparaît démoralisé et craintif. Son attitude jusqu’à la fin n’aura rien d’héroïque. Al est vrai que sa situation est affreuse. Abandonné par ses soldats, vaincu sans avoir combattu, humilié et déprimé, il se voit au milieu d’une foule furieuse qui le menace et l’injurie. On le prend pour Vinoy. Les gardes nationaux ont beaucoup de peine à protéger le général, surtout contre la vengeance des soldats qu’il avait fait conduire à la tour Solférino, en les menaçant, quand l’affaire serait finie, de les punir, de les faire fusiller peut-être. Des énergumènes, des femmes en folie, cherchent à l’approcher, pour le frapper. Les foules féroces sont partout les mêmes. Ces scènes inhumaines, cette ruée de multitudes sur des vaincus sans défense se retrouvèrent souvent. On les verra se produire aussi dans les rues de Versailles, quand les convois de prisonniers de la Commune défileront lamentablement, sous les huées des élégants messieurs, et sous les ombrelles des belles dames, cherchant à atteindre les captifs, visant aux yeux, et poussant de leurs voix aiguës des cris de mort.

Le malheureux général Lecomte fut dirigé, avec quelques officiers faits prisonniers comme lui, ou spontanément se rangeant à ses côtés pour partager son sort, sur le Château-Rouge. Là se trouvait un poste principal, sous le commandement du capitaine Simon Mayer, du 79e bataillon.

Hommes, femmes, enfants, soldats, gardes nationaux, avec le général et les officiers, encadrés de gardes, descendent alors la rue Muller, dans une confusion bruyante. On crie, on insulte, on chante la Marseillaise, on acclame la ligne, et on conspue Vinoy. C’est une bousculade désordonnée, où percent les sons stridents du clairon. Un arrive enfin au Château-Rouge. Le général Lecomte, très pâle, les lèvres balbutiant des paroles d’apaisement et d’excuses, invoquant les ordres reçus et son devoir de soldat, se rassure, se croit sauvé. On l’entraîne dans une salle du pavillon, au premier étage, à gauche, où le reçoit le capitaine Simon Mayer. Il est neuf heures du matin.

LES CAUSES DE L’ÉCHEC

Ainsi la principale attaque, celle qui avait pour objectif la redoute et les canons des Buttes, avait échoué. L’affaire n’était nullement manquée, mais compromise et retardée, en ce qui concernait la Butte seule, car il y avait eu des attaques simultanées à Belleville, et tout Paris était enveloppé dans un cercle de troupes. On pouvait reprendre l’avantage et récupérer les canons. Aucune tentative ne fut faite en ce sens.

Un fait demeure inexplicable, si la défection des hommes du 88e peut être facilement raisonnée, et déduite de causes qui seront indiquées plus loin, c’est l’abandon où fut laissé le général Lecomte. L’inaction de son collègue Paturel, et la retraite de la seconde brigade semblent incompréhensibles. Pourquoi ce général et ces régiments n’ont-ils pas soutenu Lecomte et ses hommes, assaillis et cernés ? Comment le général de division Susbielle, et aussi le général en chef Vinoy, n’agirent-ils point ?

Le général Paturel opérant à gauche, sur le flanc occidental de la Butte, avait à sa disposition, comme Lecomte, des gardiens de la paix avec fusils, de la garde républicaine, troupes qu’il savait ne point faiblir, avec deux bataillons du 76e de ligne et le 17e bataillon de chasseurs à pied. Malgré ces forces, et bien que n’ayant eu aucune attaque à tenter ou à repousser, ce général n’a été d’aucun secours à son camarade, opérant sur la droite et le versant sud de la Butte. Le général Paturel devait partir de la place Clichy, et, par les boulevards extérieurs et la rue Lepic, gagner le sommet de la Butte, côté ouest, au Moulin de la Galette, correspondant à peu près à la tour Solférino du flanc est. Là, il lui était facile de faire sa jonction avec la brigade Lecomte. Il ne parut pas y songer. Cependant il n’avait pas eu, comme Lecomte, à surprendre des sentinelles, à s’emparer d’un poste comme celui de la rue des Rosiers, ni à enlever les canons des deux parcs d’artillerie superposés, encore moins à repousser une attaque comme celle des gardes nationaux venus de Clignancourt.

Il se trouvait, assez tardivement, à mi-côte de la rue Lepic, au tournant, vers le Moulin de la Galette, quand, par la rue Gabrielle, rue transversale, parallèle au front de la Butte et de niveau avec le parc d’artillerie, mais au-dessous du Champ Polonais, les premières pièces enlevées par les troupes de Lecomte lui arrivèrent, traînées à bras, puis menées par les quelques attelages dont disposait ce général.

La foule, peu à peu, s’était amassée dans la rue Lepic. L’encombrement était vite devenu considérable. Les artilleurs furent entourés, interpellés, sommés de rendre les canons, suppliés aussi de remonter les pièces, ou de les abandonner, de ne pas susciter une bataille, car, disaient ceux et celles qui parlementaient ainsi, les gardes nationaux allaient venir en force ; ils ne laisseraient pas emporter leurs pièces, et il y aurait combat. Ces exhortations et ces menaces impressionnaient les artilleurs. La rue, à cet endroit, était courbe et très montueuse. Avec le peu de chevaux dont ils disposaient, ils ne pouvaient que difficilement dégager leurs pièces. La manœuvre était pénible et prenait du temps. Un demi-bataillon de gardes nationaux était arrivé ; les artilleurs furent entourés et bloqués. On leur cria de dételer. Intimidés et démoralisés, comme les lignards de la tour Solférino, ils se disposaient à obéir à la foule, quand un officier de la garde nationale, doué d’une forte voix, monta sur un affût et parvint à se faire entendre, dans le tumulte. Il dit : « Il vaut mieux couper nous-mêmes les traits, pour que les chefs ne puissent pas punir ces braves gens, pour avoir dételé leurs chevaux ! Ce sont des soldats en service commandé, il faut qu’ils soient considérés comme ayant cédé à la force ! Coupons les traits et dételons, citoyens ! » Les gardes présents, et la foule, accueillirent ce langage, et, suivant le conseil donné, se mirent à trancher les traits et à dételer. Les pièces furent ensuite poussées et hissées jusqu’au moulin de la Galette. Les rangs de la foule s’ouvrirent pour laisser les artilleurs libres, et leur permettre de redescendre vers les boulevards extérieurs.

Là aussi l’opération était manquée, et sans combat. Par la non-résistance des troupes, le peuple et la garde nationale restaient maîtres des canons et gardaient leurs positions.

Paturel revint trouver, place Clichy, son général de division Susbielle et son général en chef Vinoy, sans avoir rien tenté pour reprendre les canons, où pour secourir le général Lecomte, en ce moment entouré et désarmé par ses soldats et par les gardes nationaux accourus.

Les troupes du général Susbielle couvraient, au pied de Montmartre, toute la ligne des boulevards extérieurs. Elles ne s’étaient pas encore débandées ; elles pouvaient, en fort peu de temps, gagner la large voie du boulevard Ornano (Barbès) et par les rues Marcadet, Ramey, Myrrha, du Château, prendre la Butte à revers, gravir la rue Muller, réoccuper la tour Solférino, tenir toute la Butte. Ce mouvement tournant eût permis de dégager le général Lecomte, ou, s’il était déjà trop tard, de le délivrer, en entourant le Château-Rouge, en dispersant la foule massée autour, en balayant ses abords. Cette foule sans armes et les gardes nationaux en trop petit nombre n’eussent pas tenu devant ce retour offensif. Mais, ni Paturel, ni Susbielle, ni Vinoy n’eurent cette initiative ou ne voulurent tenter de ressaisir la victoire qui leur échappait. Les généraux semblaient, en cette heure critique, aussi démoralisés que leurs soldats. Ils se résignèrent facilement à la défaite, à la retraite. La déroute était dans l’air, dans les esprits, dans les rangs, partout.

LA PLACE PIGALLE

La place Pigalle fut le théâtre de l’unique collision sanglante, dans cette matinée si mouvementée et si étrange[1]. Cette place était occupée, dans sa partie touchant à l’ancien Paris (9e arrondissement), par un escadron de chasseurs à cheval. De longues files de baraquements, ayant servi au logement des mobiles, pendant le siège, occupaient le terreplein ou allée centrale, entre les deux voies du boulevard de Clichy. Des gendarmes, des soldats de la ligne étaient postés derrière les baraquements. De l’autre côté, sur la chaussée du boulevard Clichy, numéros pairs, aux abords de la rue Houdon, Germain-Pilon et du passage de l’Élysée des Beaux-Arts, une foule était massée, foule sans armes, curieuse, grondante, impressionnée, piétinant dans l’attente, comme si un cortège allait passer. Il y avait des enfants, beaucoup de femmes, des ménagères du quartier. Au bas de la rue Houdon, très rapide, quelques gardes nationaux, placés en avant-garde, guettaient, prêtaient l’oreille, attendant des renforts. Un peu plus haut, dans la rue Houdon, vers le mur des jardins de l’asile de la Providence, une masse compacte de gardes nationaux s’apprêtait à barrer le passage à la troupe, si elle faisait mine d’avancer. Il n’y avait là ni barricades, ni pièces de canons.

Le général Susbielle était en personne sur la place, auprès d’un marchand de vins, à l’angle de la rue Duperré, dont la boutique et les salles adjacentes occupaient tout le rez-de-chaussée. Il donna l’ordre de dégager la place et l’entrée de la rue Houdon. Le capitaine chargé d’exécuter cet ordre crut bon d’employer le procédé usité par la garde de Paris dans les fêtes publiques et les cérémonies, lorsqu’il s’agit de déblayer un endroit encombré.

Il commanda à ses cavaliers de tourner leurs montures, de façon à ce que la croupe des chevaux étant en contact avec la foule, elle fut contrainte de céder la place, à mesure que les chevaux reculeraient. C’était une manœuvre inoffensive, et qui pouvait être efficace. Elle était plus humaine qu’une charge en avant, sabre au clair. Mais la foule ne comprit pas la bonne intention. Elle interpréta cette poussée sans danger comme une véritable reculade. Elle hua les cavaliers. Le capitaine, il se nommait Saint-James, perdit alors le sang-froid, et, furieux, fit faire volte-face à ses chasseurs, Il commande : en avant ! Les cavaliers hésitent, s’arrêtent. La capitaine répète son commandement, et, bravement, lance son cheval en avant. Arrivé sur la foule, il veut la sabrer. Mais les rangs de cette foule, jusque-là désarmée et à peu près paisible, s’étaient grossis de gardes nationaux, ayant avec eux des lignards du 88e, entraînés depuis la rue Muller. Les lignards s’avancent, parant les furieux coups de sabre du capitaine avec leurs baïonnettes. Un de ces soldats est cependant blessé ; irrité, il recule, épaule et fait feu. Le capitaine de Saint-James tomba mortellement blessé, victime de sa témérité, plus que des ordres donnés.

En voyant le capitaine jeté à bas de son cheval, les gendarmes embusqués derrière les baraquements font feu. Les gardes nationaux tirent à leur tour, et battent en retraite, dans la rue Houdon, jusqu’au passage Piemontesi. Les gendarmes veulent les suivre. Une courte lutte à la baïonnette s’engage. Quelques gardes nationaux sont blessés. Les chasseurs sont demeurés immobiles, en selle, au fond de la place. Les gendarmes sont repoussés. Ils se sauvent en courant. Les femmes, comme précédemment sur la Butte, se jettent au milieu des soldats, lignards et chasseurs. Le combat est fui. Les hommes du 88e arrivent en masse accroitre la débandade. Le général Susbielle, dont les chasseurs protègent la retraite, s’éloigne par le boulevard, où se tient le général Vinoy. Le peuple, les gardes nationaux, la troupe fraternisent. On fait circuler du vin, des vivres. On s’empare d’une mitrailleuse, abandonnée par les fuyards. Le boulevard est évacué, et le 88e de ligue, acclamé par la foule, redescend dans l’intérieur de Paris, par la rue Duperré[2].

La place Pigalle fut donc le seul endroit où il y eut collision sérieuse, avec des blessés et deux ou trois hommes tués, dont le capitaine de chasseurs, en cette journée qui ne fut guère qu’une déroute générale, et un désarmement de la troupe, pacifique, presque partout volontaire. L’armée avait refusé de tirer sur des femmes, des enfants et des citoyens qui les acclamaient et leur faisaient de fraternelles démonstrations. Au point de vue humain, c’était louable, au point de vue militaire c’était déplorable, et inquiétant. L’honneur militaire devait par la suite connaître une terrible et excessive réparation.

Place Blanche, même enveloppement des soldats par la foule, et même défection militaire. Le général Vinoy, qui se trouvait boulevard Chichy, en entendant la fusillade de la place Pigalle, se hâta de tourner bride, et d’emmener ses hommes vers le centre de Paris. Il abandonnait tout, et n’avait plus qu’à chercher comment il expliquerait la défaite, et justifierait son inertie et sa fuite. Il n’y est guère parvenu.

MAUVAISES EXPLICATIONS DU GÉNÉRAL VINOY

Dans sa déposition devant la commission d’enquête, le général Vinoy a donné les renseignements suivants sur l’opération qu’il avait si peu habilement dirigée :

Il fut décidé, au Conseil, qu’on attaquerait. On examina ce qu’il fallait faire. Je prévoyais bien qu’on m’obligerait à tenter une attaque sur Montmartre ; j’avais envoyé, par prévision, deux officiers de mon état-major, habillés en blouse, déguisés, lever le plan de Montmartre, plan qui du reste a servi plus tard à reprendre Montmartre, ce qu’on a fait très facilement en l’attaquant par derrière.

Je pris ensuite toutes mes dispositions pour une attaque, et ces dispositions furent discutées entre moi et le ministre de la guerre à sept heures du soir. Les dispositions définitives étant prises, je convoquai chez moi, à huit heures, les généraux pour leur donner communication de ce qui avait été décidé. Il fallait attaquer à quatre heures du matin. Et il ne s’agissait pas seulement d’attaquer Montmartre, mais les Buttes-Chaumont, Belleville, et il fallait, en outre, se porter place de la Bastille, et maintenir partout la population. S’il n’y avait eu que quelques canons à enlever, l’affaire eût été simple, mais il y en avait cinq ou six cents, et faites attention à ce que c’est que de descendre, à bras, des canons des Buttes-Montmartre. Vous savez que pour trainer des pièces de quatre ou de huit, il faut quatre chevaux, et qu’il s’agissait de pièces de douze. Nous avons ramené, je crois, soixante-dix pièces de canon, il eût fallu deux ou trois jours pour ramener tout le reste. Et du reste, les fédérés pouvaient en prendre d’autres sur les remparts. Les premières pièces furent donc enlevées, mais ceci ne s’était pas fait sans bruit.

Et voilà les femmes, les enfants, qui sortent des maisons, qui commencent à parler avec les soldats, qui s’approchent, les femmes en tête, et qui forment une espèce de barricade vivante, les hommes restent par derrière, et tout d’un coup : Vous ne tirerez pas sur nous ! vous êtes nos frères ! Un régiment qui lève la crosse en l’air, les autres qui sont cernés ! Je donne, en apprenant cela, l’ordre de se replier le plus vite possible sur le Champ de Mars.

Cette explication n’explique pas grand’chose. Qu’il y ait eu de sérieuses difficultés de transport, à raison du nombre des pièces, de leur lourdeur et des pentes raides à parcourir, c’est évident. Mais les généraux devaient avoir prévu ces obstacles, qui n’étaient pas insurmontables. On a eu plusieurs fois, dans les guerres, des montées, des descentes de canons aussi pénibles, et il fallait opérer alors sous le feu de l’ennemi. Les Prussiens notamment, le jour de la bataille de Buzenval, ont armé des batteries sur les pentes de Garches et de Vaucresson, autrement escarpées et d’accès plus difficile que celles de Montmartre. Et les attelages ? pourquoi ont-ils fait défaut ? Et le général Paturel, et le général Susbielle, et Vinoy lui-même, pourquoi ne sont-ils pas venus au secours du général Lecomte ? Vinoy ne souffle pas un mot de tout cela ; il ne dit même pas pourquoi il était si pressé de détaler avec toute une armée, au bruit de quelques coups de fusils tirés place Pigalle, qu’il en a perdu son képi en galopant à fond de train sur la déclivité de la rue de Clichy. Il n’avait pas d’ennemi aux trousses, pourquoi tant de hâte à se mettre à l’abri ? Avait-il peur que ses soldats ne reprissent l’offensive, ou l’avantage ? On le croirait. Il a vu les troupes attaquées par des femmes, qui cherchaient à embrasser les soldats, et cela lui a paru une force supérieure, un élan à ce point irrésistible, qu’il n’y avait plus, selon lui, qu’à battre en retraite, aussi vite que possible. Mais au Deux-Décembre, notamment dans le Var, où ce même Vinoy s’était signalé par ses actes de vigueur, il y avait aussi des femmes avec les insurgés. Leur présence a-t-elle arrêté Vinoy et ses soldats ? Et Montmartre était-il si imprenable que le prétendirent les généraux du Dix-Huit mars ? La Butte était-elle plus inexpugnable ce matin-là, où cependant il y avait eu surprise, où les gardes nationaux ne vinrent que tardivement, isolément d’abord, et ensuite par groupes rassemblés au hasard, au bruit du rappel battu spontanément, où ces défenseurs improvisés ne firent pas usage de leurs armes, où il n’y eut pas un soldat de tué ? Dans les journées de mai, où la défense était sérieuse, où les combattants étaient organisés, préparés, où il y avait des batteries qui tiraient des Buttes-Chaumont, où les ruelles de la Butte étaient couvertes de barricades, où la poudre et le sang enivraient les défenseurs exaspérés, où les fusillades sommaires annonçaient qu’il n’y avait pas de quartier à attendre, et qu’il fallait résister jusqu’à la dernière cartouche, jusqu’au dernier homme, Montmartre fut pourtant surpris, emporté et conservé. L’opération de la matinée du Dix-Huit mars était un jeu d’enfants en comparaison. Puisque Montmartre était très vulnérable du côté de la plaine Saint-Denis, comme l’a reconnu Vinoy, en exécutant un mouvement tournant double, très facile, à droite, par le boulevard Ornano, à gauche par l’avenue de Saint-Ouen, en faisant jonction au centre de la boucle, rue Marcadet ; puisque Vinoy savait déjà par ses espions, à défaut de cartes, que Montmartre était facile à prendre par derrière, ce qui fut vérifié dans l’attaque de mai ; puisqu’il avait fait dresser un plan à cet effet par ses deux officiers déguisés, pourquoi n’a-t-il pas au moins tenté ce coup de main, qui avait tant de chances pour lui ?

Cette déposition est pleine d’obscurité, et l’on peut se demander si Vinoy, en agissant comme il l’a fait, ou plutôt en n’agissant pas, et en battant en retraite devant des femmes et une poignée de gardes nationaux hésitants, n’était pas de connivence avec Thiers ? Cette attaque de Montmartre, faite sans ardeur, sans conviction, et aussitôt lâchée, ne fut-elle pas une des conditions d’exécution du plan combiné par le chef du pouvoir exécutif ?

INEXPLICABLE RETARD DES ATTELAGES

Le supérieur hiérarchique du général Vinoy, le général Le Flô, ministre de la Guerre, qui n’était certainement pas dans le secret, et qu’on n’avait pensé à consulter que lorsque tout était arrêté, a émis des critiques assez vives sur la façon dont Vinoy avait préparé et exécuté son attaque :

L’armée, a dit le ministre de la Guerre, se composait environ de quarante mille hommes. Le général avait déjà soumis au Conseil ses dispositions, qui avaient été généralement trouvées bonnes. C’était donc une affaire à peu près décidée. Je demandai seulement, comme ministre de la Guerre, d’être mis au courant. Je dois donc dire que je trouvais les dispositions un peu légèrement prises, et que j’eus quelques critiques à faire, notamment celle-ci :

Il avait imaginé (Vinoy, Thiers ou le Conseil ?), ne voyant dans cette opération, qui me paraissait plus grave qu’on ne le pensait, qu’un coup de main à accomplir, de faire sortir les troupes sans sacs, c’est-à-dire sans leurs bagages, ce qui Les mettrait dans l’obligation de revenir le lendemain. Or, si l’opération ne réussissait pas, les troupes étaient obligées de bivouaquer loin de leurs sacs, de leurs approvisionnements, et de tout ce qui assure leur situation. Je déclarai que cette façon d’engager les soldats sans leurs bagages était une faute considérable…

J’insistai beaucoup. Mon opinion ne fut pas suivie par le Conseil. On me dit que cela contrarierait le général Vinoy. Cependant, vers neuf heures du soir, je fis appeler le général Vinoy, et je lui fis de nouvelles représentations sur la résolution qu’il avait prise de laisser les bagages dans les casernes. Il persista dans son opinion. J’eus la faiblesse de lui céder. Je lui dis : je cède, mais j’ai la conviction qu’il résultera de cette mesure de très graves inconvénients ; je cède donc parce que l’opinion du Conseil m’est défavorable, mais je déclare que si pareille situation se reproduisait, je donnerais ma démission plutôt que de l’accepter.

Le combat s’engagea le lendemain. Les ordres n’avaient pas été parfaitement donnés, j’en avais fait l’observation. Les troupes devaient partir à trois heures du matin, et être en face des pièces d’artillerie à cinq heures au plus tard. Les choses se passèrent à peu près ainsi, Les troupes étaient sur les Buttes Montmartre à peu près à six heures, et il n’y avait plus qu’à enlever les pièces. Malheureusement les équipages n’étaient pas là, et il fallait une heure et demie pour qu’ils vinssent de l’école militaire. Ils n’arrivèrent qu’à huit heures, quand la population avait eu le temps de s’éveiller et l’agitation de se produire dans tous les quartiers.

Autre inconvénient. Les troupes étaient un peu dispersées. Il y en avait place de l’Hôtel-de-Ville, place de la Bastille, sur les boulevards, sur le canal Saint-Martin, et encore plus loin. Mais enfin le grand malheur résultait de ce que les attelages n’étaient pas là ; s’ils étaient arrivés à six heures du matin, il n’y a pas de doute que les troupes n’eussent opéré leur retraite, sans être inquiétées d’une manière sérieuse. Voilà donc une des causes principales, à mon sens, de l’insuccès de la journée.

(Enquête Parlementaire. Déposition du général Le Flô, t. II, pp. 78-79.)

Cette déposition, intéressante à plusieurs titres, précise trois points importants : d’abord que le ministre de la Guerre n’a pas été consulté, n’a pu prendre aucune disposition, et que, quand il a émis un avis sur les mesures qu’il jugeait mal combinées, on ne l’a pas écouté ; ensuite, que les soldats auraient dû partir munis de leurs sacs ; et enfin que les attelages en retard ont surtout fait manquer l’opération. Mais le ministre ne dit point pourquoi, ayant l’autorité supérieure, Son avis, qui pouvait devenir un ordre, n’a pas prévalu. Le général Le Flô n’a pas démasqué la personnalité du chef du pouvoir exécutif, mais il est évident que seule la volonté bien arrêtée de Thiers pouvait lui imposer un plan de combat qu’il jugeait mauvais, qu’il prévoyait devoir aboutir à un échec.

Le ministre ne donna pas la raison pour laquelle les sacs, qu’il tenait tant à voir prendre par les soldats, furent laissés dans les casernes. Il a insisté assez fortement, dans le Conseil, sur cette question de bagages, pour qu’on s’y arrête. Le sac n’était pas une telle aggravation de fatigue pour le soldat qu’on fût obligé de l’en dispenser, pour une aussi courte étape que celle du centre de Paris à Montmartre. Il était d’usage, sans doute, de faire mettre sac à terre pour un assaut, pour une attaque à la baïonnette. Les hommes pouvaient donc laisser leurs sacs au pied de la Butte, sur les boulevards extérieurs, par exemple. À l’attaque à la baïonnette des hauteurs de Buzenval, le 19 janvier, on fit déposer les sacs à l’entrée du parc. On les reprit, lors de la retraite. Il en eût été de même après l’affaire des Buttes. On ne peut expliquer l’obstination de Vinoy, soufflé par Thiers, que dans une intention d’évacuation ultérieure. Thiers, ayant l’arrière-pensée d’emmener l’armée à Versailles, tenait à ménager les forces du soldat, à garder les hommes plus dispos pour l’étape longue, celle-là avec sacs et bagages, qu’il prévoyait pour l’après-midi. Le ministre de la Guerre n’a pas fourni cette explication. Ila seulement dit, dans sa déposition, que « M. Thiers pensait que, dans le cas où le succès ne répondrait pas aux espérances qu’on avait conçues, il faudrait se résoudre à abandonner Paris. »

Quant aux attelages, ni le général Vinoy, ni le général Le Flô ne donnent la raison pour laquelle ils furent en retard. Ce retard ayant été la décisive et principale cause de l’insuccès, on peut se demander comment il s’est produit. La désobéissance et la débandade ne s’étaient pas encore manifestées. Il est donc certain que les équipages eussent été prêts, et fussent partis à l’heure, si on avait fixé cette heure comme il convenait. Les troupes étaient bien descendues à l’heure voulue dans les cours et avaient quitté à temps leurs casernes. Pourquoi les équipages militaires n’avaient-ils pas suivi ? C’est apparemment parce que Vinoy et Thiers ne leur ont pas donné l’ordre de se mettre en route, avec les autres corps. L’excuse, donnée par des militaires, que l’état-major avait calculé, selon son usage ; arguant, pour éviter l’encombrement sur les routes et ponts, que les équipages doivent être mis en mouvement, en dernier, une heure environ après que les troupes de combat ont passé. Cet ordre de marche est applicable avec utilité pour les grandes concentrations de troupes disséminées, dans les mouvements de corps d’armée de la grande guerre ; il ne saurait être employé pour une courte étape, et pour une expédition restreinte comme celle des Buttes Montmartre, pour deux kilomètres à faire dans Paris.

La question se pose donc ainsi : les équipages ont-ils été intentionnellement commandés pour une heure trop tardive ?

Il est hors de doute que les hommes du train n’ont pas refusé de marcher, et que si on les eût commandés pour l’heure convenable, ils se fussent trouvés à temps aux Buttes, à portée des canons, qui étaient pris et qu’il fallait emmener. Si les équipages ne sont pas partis en temps utile, c’est qu’on leur a donné l’ordre en conséquence. Qui a donné cet ordre ? M. Thiers fut très évasif sur ce point, lors de sa déposition dans l’Enquête :

À trois heures, a-t-il dit, les troupes étaient sur pied, sortant des casernes, et, à cinq heures, elles arrivent aux pieds des hauteurs, qui furent enlevées avec une extrême promptitude. Malheureusement il restait une opération très difficile à exécuter, et qui ne fut pas aussi bien conduite que la première. Un gouvernement qui se respecte doit partager les malheurs communs, et ne s’en prendre à personne lorsque le succès n’a pas toujours consacré ses efforts. Nous avons été malheureux dans la seconde opération, qui consistait à emmener les canons. Je pourrais accuser celui-ci ou celui-là, je ne le ferai pas, quoiqu’on ait souvent moins d’égards pour moi. Je ne dirai pas à quoi a tenu la faute commise, si toutefois il y a faute…

Pour qui sait l’impétuosité et la violence autoritaire de M. Thiers, il est évident qu’il n’eût pas hésité à dénoncer, et à blâmer sévèrement, l’auteur de l’ordre mal donné, ou ceux qui l’avaient mal interprété. Il n’a signalé ni Vinoy, ni un chef quelconque, comme coupables de cette désobéissance. Il n’a infligé à personne le blâme que méritait justement celui qui, par sa négligence ou son oubli, avait empêché le général Leconte de se retirer avec les pièces qu’il avait prises. Aux Buttes-Chaumont, il y eut même retard. L’auteur resté anonyme de l’ordre tardif est donc responsable de l’échec et de ses conséquences. M. Thiers ne voulut pas livrer le nom de l’officier coupable, et pour cause ! c’était lui-même, ou, d’après son ordre, c’était Vinoy qui avait donné les instructions, laissant un intervalle, entre la prise des canons et leur enlèvement, assez long pour permettre aux gardes nationaux surpris de battre le rappel, de se rassembler, de recourir aux armes, et de commencer la période insurrectionnelle, qu’attendait, que voulait J M. Thiers.

Les attelages attendaient encore, à dix heures, dans les Champs-Elysées, pourquoi ?

LES BUTTES CHAUMONT

Les événements se précipitèrent donc selon les prévisions et les espérances de M. Thiers. Une seule éventualité, qu’il n’avait pas prévue, le déconcerta un instant : l’immense défection des troupes. Il y eut aussi cette aggravation, que la défection ne se produisait pas uniquement à Montmartre ; elle fut générale, spontanée, simultanée.

Le plan d’ensemble de la provocation du Dix-Huit mars comprenait la moitié de Paris. Ils agissait de soulever la population sur les points stratégiques importants, afin d’amener une résistance dans tous les quartiers, ce qui motiverait l’action militaire énergique, la bataille, la répression, avec, en cas d’insuccès, la retraite sur Versailles, puis le retour offensif et le désarmement final.

Les Buttes Chaumont avaient aussi un parc d’artillerie, où se trouvaient des canons patriotiquement soustraits aux Prussiens, le 27 février. La brigade La Mariouse, de la division Faron (composée des meilleurs régiments, 35e, 42e, 109e et 110e de ligne, la seule division ayant conservé ses armes) fut chargée d’enlever ces canons. La division Faron occupa toutes les positions indiquées, avec succès. Le 42e de ligne, par les rues du Faubourg-du-Temple et de Belleville, prit possession de la mairie du XXe (ancienne). Il était maître, au matin, de cette citadelle des insurrections. Le 2e bataillon du 35e de ligne, par la rue Lafayette, le boulevard de la Villette et la rue de Puebla, gagna les hauteurs, tandis que le Ier bataillon, par les rues d’Allemagne et de Crimée, s’emparait des Buttes Chaumont. La rue de Flandre, le canal, les boulevards, et les rues de Belleville et de Ménilmontant étaient gardées par le 109e de ligne, ainsi que les gares du Nord et de l’Est. Aucune résistance ne s’était produite, pas un coup de feu n’avait été tiré ; le général Faron, dès les premières heures, tenait donc toute la partie orientale de Paris, les quartiers réputés les plus violents, ceux d’où étaient descendus les bataillons du 31 octobre.

L’Hôtel-de-Ville était défendu par le 110e de ligne et la garde républicaine : deux bataillons du 120e garnissaient la caserne du Prince-Eugène (place de la République). Les Tuileries avaient reçu le 89e de ligne ; le Louvre, état-major général, avait un bataillon de gendarmerie.

La division Maud’huy était chargée de contenir la Bastille, le faubourg Saint-Antoine et la Cité. Le général de brigade Wolf occupait la gare de Vincennes, le pont d’Austerlitz, et, par le boulevard Richard-Lenoir, rejoignait les troupes de la division Faron au faubourg du Temple. Le général de brigade Henrion gardait la cité, la place Saint-Michel, le Luxembourg.

Un régiment de cavalerie, le 9e chasseurs, avec une réserve d’artillerie, se tenait sur la place de la Concorde et les Champs-Élysées. Là se trouvaient des attelages, vainement réclamés à Montmartre par le général Lecomte, aux Buttes Chaumont par le général La Mariouse et le colonel Lespion. Ces équipages attendaient, inutiles, des ordres qui ne venaient pas.

C’était donc tout un plan d’attaque de la moitié de Paris, qui avait été exécuté. On remarquera toutefois qu’il ne visait que la rive droite. La rive gauche était laissée de côté. Sauf une avancée de la brigade Henrion vers la place Saint-Michel et le Luxembourg, on put constater que le quartier latin, le Jardin des Plantes, les Gobelins, la Butte aux Cailles, Montrouge, Vaugirard, Grenelle, ne furent ni occupés, ni menacés. C’étaient pourtant là les arrondissements, XIIIe, XIVe, XVe, les mieux préparés pour une insurrection. On avait signalé, à plusieurs reprises, dans les conseils du gouvernement, l’attitude de deux chefs improvisés de la garde nationale, Duval et Henry, qui dans ces arrondissements prenaient les titres, l’un de colonel, l’autre de général. Et c’était dans ces quartiers que l’organisation du Comité Central avait débuté. Il était donc présumable que sur toute cette vaste surface, dont les bataillons étaient actifs, ardents, prêts à défendre la République contre l’assemblée, supposée, surtout dans l’esprit de ces populations, prête à des manœuvres monarchistes, il y aurait une résistance énergique, un combat sanglant, une lutte de plusieurs jours peut-être. Rien ne bougea, parce qu’il n’y eut, de ce côté, aucune provocation. Pourquoi fut-il négligé, délaissé, cet important périmètre révolutionnaire, où le désarmement de la garde nationale devait paraître à la fois difficile et urgent ? Là seulement la garde nationale était organisée, avec des chefs résolus, pour commencer un mouvement, à la première occasion que l’assemblée réactionnaire ne pouvait manquer de fournir.

Ici, encore se retrouve la trace, et pour ainsi dire la preuve manifeste du complot de Thiers contre Paris.

RÉUSSITE DU PLAN DE M. THIERS

M. Thiers n’était pas assuré de l’insuccès sur la rive droite. Il pouvait être surpris par une victoire rapide et complète, dérangeant ses calculs. À Montmartre, il s’en fallut de peu que les troupes ne fussent maîtresses des canons, sans qu’il y ait eu bataille. Les attelages, bien que très tardifs, pouvaient arriver encore assez à temps, si le général Vinoy n’avait pas été si prompt à tourner bride. Les forces des généraux Susbielle et Paturel étaient suffisantes pour reprendre l’offensive, et, en attaquant la Butte à revers, Vinoy pouvait faire réoccuper les positions abandonnées. À Belleville, la division Faron jusqu’à onze heures demeura victorieuse sur ses positions. À cette heure-là seulement, le général se retira, sans d’ailleurs brûler une cartouche, ni donner un coup de baïonnette. Il reçut probablement l’ordre d’avoir à ramener ses troupes aux casernements. Le colonel Lespion fut seul entouré, et contraint de signer l’engagement de ne plus continuer son action. On le laissa reprendre la route de l’Hôtel-de-Ville, sain et sauf avec ses troupes intactes.

À onze heures du matin, les nouvelles de Montmartre étaient parvenues à Belleville, et les soldats de la division Faron pouvaient être gagnés par la démoralisation ambiante. Pourtant ces mêmes troupes, ramenées à Versailles, furent par la suite des plus solides, et ne montrèrent pas un instant l’intention de faire défection. Mais on peut admettre que les généraux Faron, La Mariouse, Maud’huy, Henrion, qui occupaient tout l’est parisien, craignirent de voir la contagion entamer leurs troupes et se hâtèrent de les soustraire au contact de la foule, de plus en plus épaisse, mais toujours inoffensive, fraternelle.

Thiers ne pouvait supposer que les troupes ne tiendraient pas. Il ne se doutait pas de la persuasion de la foule. Il devait donc se garder contre l’éventualité d’une victoire trop prompte, et trop décisive. C’est pourquoi il ménagea les arrondissements les plus ardents, toute cette rive gauche turbulente, où Duval et Henry tenaient leurs bataillons en haleine, signaient des ordres, mettaient leurs principales positions en état de défense. Il dut penser que les événements de Montmartre et de Belleville auraient là leur répercussion, et que le maximum de résistance qu’il prévoyait, se produirait surtout dans ces quartiers préparés à la lutte, si par ailleurs la soumission s’établissait. Il ne voulait pas avoir à la fois tout Paris sur les bras, et surtout il ne désirait pas mettre sur pied les bataillons de cette rive gauche, par laquelle il comptait faire passer les troupes, pour les emmener à Versailles. Thiers s’empressa de profiter de la défection des régiments, dont, de toutes parts, on lui apportait les nouvelles désastreuses. Il n’avait pas prévu débandade aussi générale, ni cette mise en déroute de l’armée par la population, sans combat, sans violence, sans un coup de feu. Cette unanime et universelle dislocation sans ordre le surprit, mais ne l’abattit point. Il résolut aussitôt d’en tirer le parti qu’il avait projeté.

Il est intéressant de constater la spontanéité de cette levée de crosses en l’air sur tous les points occupés.

Ce n’est que par suite du retard dans l’arrivée des attelages, a dit l’amiral Pothuau, que nos troupes out fini par se démoraliser et par lever la crosse en l’air. À partir de ce moment, il a été évident que le découragement allait se propager sur toute la ligne, et c’est en effet ce qui a eu lieu. Alors seulement les troupes qui étaient à Montmartre et à Belleville ont fait défection, mais, dans certaines casernes, elles ont pactisé avec l’émeute. On ne pouvait plus alors se faire la moindre illusion sur le secours de la force armée…

(Enquête Parlementaire, déposition de M. le vice-amiral Pothuau, t. II, p. 511.)

Le colonel Vabre, qui avait la garde de l’Hôtel-de-Ville, a relaté que le colonel Lespion voulait se faire sauter la cervelle « parce que ses troupes avaient été entourées par une foule sans armes, qui les avait mises dans l’impossibilité d’agir ; qu’il avait dû composer, et que, pour ravoir ses pièces, il lui avait fallu promettre de rentrer à l’Hôtel-de-Ville. » (Enquête Parlementaire.)

Il se produisit donc partout une sorte de suggestion populaire, de domination de la part d’une masse désarmée, visiblement inoffensive, où les femmes et même les enfants formaient un appoint considérable. Les troupes impressionnées, ébranlées, attendries même, cédèrent la place, ne firent aucun usage de leurs armes, et, en quelques endroits, les rendirent. Cela tient du miracle. Les paniques sont des phénomènes suggestifs. Ici, il y avait panique, sans danger, sans inquiétude. Les troupes avaient peur de cette foule désarmée ; elles ne voulaient pas lui faire de mal, et reculaient, ou se sauvaient devant elle, comme si elle eût été terrible. Cette mentalité militaire, dont M. Thiers n’avait pas eu un instant l’idée, avait des précédents historiques, bien connus de lui. Il s’attendait seulement à une résistance armée de la part des gardes nationaux, à une retraite de la troupe devant des insurgés opiniâtres tirant sur elle, avec des barricades élevées partout, menaçant de couper un retour possible aux casernements. Aussi avait-il cru à la nécessité de ne pas les engager à fond, de les rappeler, de les mettre à l’abri, afin de les avoir sous la main, et de pouvoir les emmener hors de Paris, en vue de la rentrée offensive et victorieuse qu’il souhaitait.

M. Thiers aurait pu cependant prévoir cette défection, d’après certains indices et des renseignements qu’il devait posséder, ainsi qu’il résulte du témoignage de divers témoins entendus dans l’enquête. Un écrivain fantaisiste, mais observateur avisé, écrivant au jour le jour les faits qui se passaient sous ses yeux, et notant les impressions du moment, a consigné cette Juste appréciation, sur les événements auxquels il venait d’assister :

Eh ! dira-t-on, inscrivait-il sur son journal, le soir même du Dix-Huit mars, le gouvernement pouvait-il supposer que les lignards lèveraient la crosse en l’air, que les chasseurs, après avoir perdu un seul officier, ne songeraient plus qu’à tourner le dos, et que tous les exploits des troupes régulières se borneraient à de copieuses bombances en compagnie des insurgés ? Non seulement le gouvernement aurait pu supposer cela, mais je ne conçois pas qu’il ait pu un seul instant espérer un dénouement qui ne fût pas absolument celui-là. Comment depuis bien des jours déjà, les soldats oisifs erraient dans les rues avec les gardes nationaux ; ils logeaient chez les Parisiens, mangeaient leur soupe, courtisaient leurs femmes, leurs filles, ou leurs bonnes. Déshabitués de la discipline par le relâchement que la défaite avait introduite dans l’organisation militaire, désabusés du prestige que les chefs essayaient en vain de conserver après les désastres, importunés de leur uniforme qui désormais ne pouvait plus leur inspirer de fierté, ils devaient évidemment être tentés de se mêler à la population, de se confondre parmi ceux à qui l’humiliation de la défaite incombait moins directement. Le soldat vaincu voulait se cacher dans le citoyen. D’ailleurs, les généraux, les colonels, les capitaines, ne connaissaient-ils pas l’esprit des troupes ? Faut-il admettre qu’ils se soient grossièrement trompés à ce sujet, ou qu’ils aient trompé le gouvernement ? Donc celui-ci pouvait et par conséquent devait être en situation de prévoir le résultat de sa tentative de répression. Il avait peut-être Le droit de sévir, mais il n’avait pas celui d’ignorer qu’il n’en avait pas le pouvoir.

(Catulle Mendès, les 73 journées de la Commune. Lachaud, éd. Paris, 1871.)

M. Thiers n’ignorait pas complètement le désarroi moral où se trouvait l’armée. Plusieurs dépositions de généraux et de fonctionnaires, dans l’Enquête, démontrent qu’il avait été averti par eux. C’est même parce qu’il était au courant de la situation, parce qu’il était persuadé qu’il ne pouvait faire grand fonds sur les troupes restées dans Paris, ayant subi le siège, et assisté aux désordres qui firent suite à la capitulation, qu’il combina son plan, dont le premier résultat devait être de soustraire ce qui restait de bon et de sain dans l’armée, au contact de la population, et au milieu parisien, qu’il estimait pernicieux. C’est dans cet état d’esprit, qu’il ne voulut pas attendre, et qu’il brusqua l’essai qu’il ne pouvait se dispenser de tenter. Il voulait refaire une armée pour les luttes civiles, et il comptait sur le retour des troupes prisonnières en Allemagne, dont il négociait et pressait le mouvement de rapatriement. Il ne tenait donc nullement à être tout à fait victorieux, le 18 mars. Il lui fallait une résistance plus longue qu’une journée d’émeute, et c’est pourquoi, on le verra, après avoir abandonné Paris » trainer les négociations en longueur avec les maires, leurrer les républicains de bonne foi qui s’interposaient pour amener une transaction. On assistera à ses perfidies doucereuses, à ses promesses évasives, pour faire croire à la conciliation possible, tant qu’il n’aura pas en mains des troupes suffisantes, réconfortées, et visiblement disposées, excitées même à combattre, par le double désir de prendre leur revanche de la défaite devant les Prussiens et de la débandade devant les Parisiens.

La journée du samedi Dix-Huit mars ne fut donc pas, comme on l’a cru, une victoire de l’insurrection, un triomphe momentané de la Révolution. Ce ne fut qu’une émeute non sanglante, ayant pour résultat la victoire de M. Thiers, et le triomphe de ses combinaisons et de ses espérances.

LA TRAGÉDIE DE LA RUE DES ROSIERS

Un événement tragique se produisit au cours de cette journée, qui fut, en son ensemble, pacifique. Il est même extraordinaire, étant donnés, d’une part, le déploiement énorme de soldats, de gendarmes, de forces policières, et, d’autre part, la surexcitation de la population, engendrée par le siège avec ses privations physiques et ses détresses morales, que sur un point seulement, rue des Rosiers, il y ait eu effusion de sang. L’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte fut un acte inhumain et déplorable, autant qu’impolitique. On ne saurait l’excuser. Il est permis seulement, en plaignant ces infortunés, de s’étonner qu’ils aient été les uniques victimes, au milieu du formidable bouleversement d’une ville de deux millions d’êtres.

Les récits sont nombreux et les versions différentes sur cette catastrophe. Voici, d’après des documents contemporains et des souvenirs personnels, le résumé de ces tristes événements, qui ont imprimé à la première page de l’histoire de la révolution parisienne une tache sanglante, que la réaction a par la suite démesurément élargie, dont elle a abusé. Elle a vu et montré par le gros bout de la lorgnette les flots de sang répandus par elle dans les rues de Paris, et par le bout grossissant les regrettables gouttelettes de la rue des Rosiers.

Le général Lecomte fait prisonnier par les gardes, par la foule, et aussi par quelques-uns de ses soldats, fut conduit, dans une poussée furieuse, comme on l’a vu, au poste du Château-Rouge. Les huées, les menaces, les injures l’accablèrent, durant cette douloureuse dégringolade de la Butte en colère. Une descente de Calvaire, à laquelle devait correspondre, car les révolutions ont de ces terribles antithèses, la montée, cruelle aussi, du membre de la Commune Varlin, deux mois après. Peut-être fut-ce à peu près la même tourbe insultante et féroce, qui fit semblable cortège ignominieux au général et au communard.

Lecomte avait été remis, par ceux qui l’entraînaient, au capitaine Simon Mayer du 79e bataillon, qui commandait le poste. Il était environ neuf heures et demie.

Simon Mayer traita avec humanité son prisonnier. Il le consigna dans une petite pièce, au second étage du pavillon du Château-Rouge. Les officiers, également arrêtés, furent laissés dans la salle du premier étage, au rez-de-chaussée, surélevé de plusieurs marches, servant de bureau à l’ancienne administration du bal. Ces officiers étaient le commandant Poussargues et le capitaine Franck, du 18e bataillon de chasseurs à pied, le chef de bataillon du 88e de marche, deux capitaines du 115e de ligne, et un capitaine du 84e, en vêtements civils, qui revenait de captivité, et qui avait été arrêté à la gare du Nord, à sa descente du train. Le général Lecomte se montrait plus rassuré, loin de cette foule hurlante qui l’avait assailli durant le parcours.

Le général Claude-Martin Lecomte avait cinquante-neuf ans. Il avait été, à l’école d’application, à Metz, le camarade de Trochu et de Ducrot. Il avait, lors de la capitulation, remplacé l’amiral Fleuriot de L’Angle, au commandement du secteur de la Muette. Il dut prendre, en cette qualité, les dispositions nécessaires pour l’entrée des Prussiens dans Paris. Nommé alors général de brigade à Paris, il avait demandé et obtenu le commandement du Prytanée de la Flèche. Il devait s’y rendre prochainement. Il était strict et même sévère dans le service, mais, en dehors de ses devoirs professionnels, il se montrait d’un caractère amène. Il était bibliophile, connaissant bien la littérature ancienne et la numismatique. Il possédait une intéressante collection de médailles et de livres rares. Il avait six enfants.

Le capitaine Simon Mayer, les prisonniers en sûreté, s’était hâté de se rendre à la mairie de Montmartre. Il vit le maire, Clemenceau. Celui-ci, sur Sa demande de vivres pour les prisonniers arrêtés, délivra et signa un bon pour six déjeuners. Le maire ajouta : « Gardez ces prisonniers, vous en répondez ! » Simon Mayer acquiesça.

M. Clemenceau savait donc, à dix heures du matin, que le général Lecomte et plusieurs officiers étaient détenus au Château-Rouge. Mais il les croyait en sûreté, et se fait à la surveillance du capitaine Simon Mayer, seule autorité présente à ce poste. Ce capitaine, pour assurer la garde, et surtout la sécurité des prisonniers, se fit accompagner d’une compagnie de renfort, prise à la mairie.

Le général Lecomte et les officiers avaient demandé, à plusieurs reprises, à être interrogés, désireux de connaître l’inculpation sous laquelle on les gardait. On leur avait répondu que le « Comité » s’occupait d’eux, délibérait, et qu’ils auraient bientôt à comparaître devant lui. On ne désignait pas autrement ce Comité. Il est évident qu’il ne s’agissait nullement du Comité Central.

Le Comité Central ne se trouvait pas à Montmartre, il n’eut connaissance des événements que dans la soirée, et pas une minute l’intervention d’un de ses membres ne fut constatée, soit au Château-Rouge, soit rue des Rosiers. On a vu qu’il était resté tout à fait étranger à la résistance improvisée sur la Butte, lors de la tentative d’enlèvement des canons.

Ce Comité, dont parlaient les gardes du poste du Château-Rouge, et le seul qui doive garder une certaine responsabilité morale dans les tragiques péripéties qui suivirent l’arrestation de Lecomte, c’était le comité de Vigilance du XVIIIe arrondissement. On sait que les Comités, dits de Vigilance, qui s’étaient formés pendant le siège, fonctionnaient depuis la Fédération de la garde nationale, à côté du Comité Central, émanant de cette Fédération. Ce Comité de Vigilance montmartrois avait pour principaux membres : Théophile Ferré, Dereure, adjoint de Clemenceau, J.-B. Clément, Le Moussu, Avronsart, Garcin, Moreau. Ce fut ce Comité qui, au lieu d’interroger sur place les prisonniers, donna l’ordre de les transférer rue des Rosiers, au poste de garde des canons, où il y avait une permanence. L’ordre de transfert portait le cachet du Comité. On ne put, par la suite, savoir de qui émanait cet ordre. Il est surprenant aussi que le capitaine Simon Mayer se soit aussi facilement déchargé de la garde des prisonniers. On doit admettre qu’il redoutait d’assumer une responsabilité graves et qu’en se débarrassant de ces officiers il espérait ne pas se compromettre. Cette tactique ne lui réussit guère puisqu’il fut impliqué dans le procès fait aux prétendus meurtriers des généraux, car les véritables auteurs de l’exécution ne furent ni désignés, ni jugés, et qu’il fut condamné à la peine de mort, commuée en travaux forcés. Quant aux membres du Comité de Vigilance, il est probable qu’ils jugèrent bon de s’assurer de la personne du général et des officiers, comme d’otages, et de les avoir à proximité de la redoute de Montmartre. Ils présumaient, et c’était, à ce moment de la journée, l’opinion de tous ceux qui se trouvaient aux environs de la Butte que le gouvernement essaierait de reprendre les hauteurs, s’efforcerait d’occuper tout au moins les abords, et de délivrer les prisonniers. Le Château-Rouge, au bas de la Butte, était fort accessible, et ne pouvait être facilement défendu. Au poste de la rue des Rosiers, au contraire, le général et les autres officiers étaient faciles à garder, à l’abri d’un premier retour offensif. Leur personne servirait de garantie aux gardes nationaux, et surtout aux soldats, compromis dans l’arrestation. On pourrait parlementer, faire des conditions, en échange de la restitution de ces otages, obtenir la mise en liberté des citoyens qui avaient été pris, et la non-poursuite des autres. Il est certain que ni les membres du Comité de Vigilance, ni personne au Château-Rouge, ne pensaient que ces otages fussent en danger immédiat de mort. Si quelqu’un parmi les chefs, soit rue des Rosiers, soit au Château-Rouge, avait eu l’intention de faire tuer ces malheureux, il n’aurait eu qu’à écarter les gardes nationaux qui les protégeaient, qu’à laisser les détenus exposés au contact de la foule furieuse et sauvage. Le transfèrement des prisonniers du Château-Rouge, endroit découvert, mal gardé, aux portes facilement franchissables, était plutôt pour eux une mesure de sauvegarde et de salut. Les circonstances firent que les choses tournèrent différemment. Mais il est impossible de voir, dans cet ordre fatal, un calcul scélérat, une préméditation sanguinaire.

On fera cette objection qu’aucun des membres de ce Comité de Vigilance ne parut, l’ordre donné, et que ces chefs populaires, en se dérobant, exposèrent les prisonniers à la violence de la foule C’est exact : pas un des membres du Comité ne se montra, ni au Château-Rouge, ni rue des Rosiers, mais ce ne fut pas pour permettre à la populace de se ruer sur les otages. Si ces chefs avaient eu cette arrière-pensée criminelle, ils eussent maintenu les officiers au Château-Rouge, plus facilement envahissable, et ils ne les eussent pas fait conduire au poste, où ils avaient la haute-main, où ils devenaient garants de leur sécurité. Les auteurs de ce transfèrement encouraient, de ce chef, une responsabilité personnelle qui pouvait être grave, car, à ce moment, on ignorait le succès complet de l’insurrection ; on savait seulement que quelques soldats du 88e avaient levé la crosse en l’air, mais les autres troupes avaient été ramenées par leurs chefs dans les casernes ; elles pouvaient en revenir.

Pourquoi donc le Comité de Montmartre, ayant mis les prisonniers à l’abri de la double éventualité d’être délivrés facilement par le gouvernement renvoyant des forces suffisantes, ou d’être enlevés et massacrés par la foule, ne s’est-il pas montré, dès que le péril lui fut signalé ? Pourquoi n’est-il pas intervenu, n’a-t-il pas imposé son autorité ? C’est qu’il eut, lui aussi, peur de cette foule menaçante, grossie à chaque minute, où se mêlaient aux gardes nationaux des éléments nouveaux, dont il ne se sentait plus le maître. Il craignit de se jeter dans une bagarre redoutable, d’y jouer sa popularité, et peut-être sa tête, en essayant de résister à ces fauves en fureur, en osant leur disputer la proie. Les membres du Comité de Vigilance ne songèrent même plus à conserver des otages, quand ils connurent les sentiments frénétiques de la foule. Ils eurent peur d’elle. Ils eurent recours à l’abstention, bouclier méprisable et souvent insuffisant des irrésolus et des timorés. Le Comité tira, comme on dit, son épingle du jeu ; il laissa faire, abandonnant les malheureux otages au torrent populaire, s’abandonnant lui-même.

Il est établi que, jusqu’à l’après-midi, le poste du Château-Rouge parut assez sûr. Il n’était pas question, dans la matinée, du transfèrement des prisonniers. Ceux-ci réclamaient cependant d’être conduits devant le « Comité », sans savoir au juste qui composait ce pouvoir populaire, dont ils invoquaient à tout hasard la juridiction inconnue, et duquel ils espéraient obtenir un ordre d’élargissement, puisque les gardiens semblaient lui obéir. Peut-être fut-ce sur leurs instances réitérées, pour se soustraire à leurs réclamations, en même temps qu’aux difficultés de leur garde, que le capitaine Simon Mayer vint demander au Comité de Vigilance l’ordre de transfèrement, qu’il obtint.

RÉCIT DU COMTE BEUGNOT

On a sur ces événements le récit, véridique et coloré, d’un des témoins, l’un des officiers mis en état d’arrestation, le comte Beugnot. Cet officier était le petit-fils du comte Beugnot, un personnage de la Restauration, célèbre pour avoir inventé le mot historique prêté au comte d’Artois, lors de la rentrée des Bourbons : « Il n’y a rien de changé en France, il n’y a qu’un Français de plus », mot d’ailleurs aussi inexact qu’apocryphe. Le comte Beugnot publia donc, dans le journal le Soir, un récit que le comte d’Hérisson a reproduit, dans son Nouveau Journal d’un Officier d’ordonnance.

M. Beugnot écrivit le 24 décembre 1888 à M. d’Hérisson, lui demandant des détails sur les événements de la rue des Rosiers :

Je ne puis mieux faire que de vous envoyer le récit de cette journée tel que je l’ai publié, au lendemain des événements, dans le journal le Soir, nos du 24 et du 25 mars 1871. Je n’ai rien à y ajouter, rien à y retrancher ; pour ce qui concerne la journée, c’est le récit exact et improvisé de ce qui s’est passé. J’aurais hésité à vous envoyer un document vieux de dix-huit ans, si je n’étais pas convaincu qu’il est peu connu. Le Soir, en effet, ne paraissait plus à Paris à cette époque. On l’imprimait à Versailles. C’était Le Moniteur de l’émigration, tiré sur une feuille volante, comme une affiche. Les numéros de cette période sont introuvables aujourd’hui. Je suis donc persuadé qu’aucun de vos lecteurs ne connaît mon récit, le voici :

« …nul ne peut raconter plus fidèlement que moi cette lugubre histoire, car j’ai assisté à toutes les péripéties de ce drame, qui remplira désormais une des plus sombres pages de notre histoire.

« J’ai été fait prisonnier par les insurgés, à neuf heures du matin, au haut du boulevard Magenta ; j’étais à cheval, accompagné d’une escorte de deux cavaliers, et chargé par le général Le Flô, ministre de la Guerre, d’explorer les quartiers de Belleville et de Montmartre, pour lui rendre compte de l’opération projetée de l’enlèvement des canons.

« Nous arrivâmes au Château-Rouge, et après avoir traversé le jardin, je fus amené au pavillon, où je devais rendre compte de ma conduite au Comité annoncé. On me fit attendre plus d’une demi-heure devant la porte ; une foule de gardes nationaux m’entouraient toujours, et devenaient d’autant plus menaçants que personne ne donnait d’ordres. Le plus forcené était un vieux capitaine de la garde nationale, à cheveux et à barbe blancs, décoré je la médaille de Juillet, qui répétait avec délices qu’il faisait des révolutions depuis quarante ans. Il semblait furieux contre moi, et m’annonçait que mon affaire ne serait pas longue. Je commençais à voir clair dans la situation, et je ne me dissimulais plus le danger que je courais.

« Il était alors dix heures à peu près. Les uns voulaient me laisser dans le jardin, probablement pour en finir avec moi plus vite : les autres voulaient me faire monter dans la maison auprès du Comité, ces derniers réussirent et, après une rixe violente avec leurs camarades, ils m’enlevèrent au premier étage de la maison. Là, je fus introduit dans une chambre où je trouvai un capitaine du 79e bataillon de la garde nationale, qui me reçut, je dois le dire, de la manière la plus courtoise, sans vouloir cependant me dire au nom de qui il me faisait comparaître devant lui, et surtout de quel droit on m’avait arrêté. Il se contenta seulement d’une manière évasive, mais toujours très polie, de me dire que son parti avait besoin de garanties pour la journée, et que nous étions des otages ; le grand mot était lâché, et toutes les représailles devenaient possibles contre moi. Je demandai son nom à ce capitaine ; il me dit se nommer M. Mayer, être journaliste, avoir un fils au service et prisonnier des Prussiens, et être toujours, ajouta-t-il, prêt à nous adoucir, autant qu’il le pourrait, les rigueurs de la position. Il m’annonça aussi que le général Lecomte avait été fait prisonnier par une foule furieuse qui s’était jetée sur lui, que ses troupes l’avaient abandonné, et que seul, un jeune capitaine du 18e bataillon de chasseurs à pied de marche, M. Franck, avait voulu l’accompagner, cherchant à le dégager jusqu’au dernier moment. Je m’aperçus en effet de la présence du capitaine Franck, que j’avais d’abord pris pour un officier de la garde nationale.

« Nous étions gardés à vue par deux gardes nationaux armés, et nous ne pouvions avoir aucune communication avec le général Lecomte.

« Sur ces entrefaites arrivèrent d’autres prisonniers faits par les insurgés : c’étaient M. de Poussargues, chef du 189 bataillon de chasseurs à pied, qui était sous les ordres du général Lecomte, et qui, ayant appris que le général avait été fait prisonnier, avait voulu généreusement s’enquérir de son sort, et avait été arrêté ; puis un chef de bataillon du 99e de marche, je crois, deux capitaines du 115e ligne abandonnés par leurs hommes dans la gare du Nord, et un capitaine du 84e en bourgeois, qui revenait de captivité en Allemagne, et avait été arrêté à sa descente du chemin de fer comme « mouchard ». Je restai dans la compagnie de ces messieurs, jusqu’à trois heures et demie ; le capitaine Mayer, auquel nous demandions sans cesse de nous montrer enfin ce comité dont tout le monde parlait autour de nous, était fort embarrassé de nous répondre, mais très attentif pour nous, et plein de prévenances.

À ce moment, je me mis à la fenêtre, et je vis se produire dans le jardin un mouvement de mauvais augure ; des gardes nationaux formaient la haie, mettant la baïonnette au canon ; tout cela semblait annoncer un départ. Il était évident que nous allions être emmenés du Château-Rouge. Effectivement, le capitaine Mayer vint nous prévenir qu’il avait ordre de nous faire mener aux Buttes Montmartre, où se tenait définitivement le Comité, qu’on cherchait, nous dit-il, depuis le matin. Je vis bien clairement alors que ce Comité n’existait pas, ou bien ne voulait pas s’occuper de nous ; et j’en conclus que nous étions bel et bien perdus, que nous allions jouer un deuxième acte à la tragédie du général Bréa et de son aide-de-camp, lâchement assassinés le 24 juin 1848, à la barrière Fontainebleau.

« Nous descendîmes ; c’est alors que je vis pour la première fois le général Lecomte, qui avait été gardé au secret dans une chambre séparée ; il avait l’air calme et résolu. Nous le saluâmes, et les officiers de la garde nationale en tirent autant, mais les hommes qui faisaient la haie nous injuriaient en nous menaçant d’une fin prochaine. Je n’y étais pour ma part que trop préparé !

« Maintenant commence notre véritable supplice, notre chemin de croix.

« Nous traversons, au milieu des huées et des imprécations de la foule, tout un quartier de Montmartre. Nous sommes assez énergiquement défendus par les officiers de la garde nationale, qui cependant devaient savoir que nous exposer ainsi à cette foule furieuse, à leur propre troupe affolée, c’était nous condamner à mort. Nous gravissons le calvaire des Buttes Montmartre, au milieu d’une brume épaisse, au son de la charge (amère dérision), que sonnait gauchement un clairon de la garde nationale. Des femmes, ou plutôt des chiennes enragées, nous montrent le poing, nous accablent d’injures, et nous crient qu’on va nous tuer.

« Nous arrivons dans ce cortège infernal au haut de la Butte, et l’on nous fait entrer dans une petite maison, située rue des Rosiers ; j’ai remarqué le nom de cette rue. Cette maison est composée d’une porte cochère, d’une cour découverte, d’un rez-de-chaussée, et a deux étages. La foule veut s’engouffrer avec nous dans la cour, mais tous ne peuvent pas nous suivre, car ils sont près de deux mille.

« On nous tire un coup de fusil, au moment où nous entrons dans la cour, mais personne n’est touché.

« Un nous bouscule dans une salle étroite et obscure, au rez-de-chaussée, et le vieux décoré de Juillet, à la barbe blanche, nous dit que le Comité va statuer sur notre sort.

« Le général Lecomte demande à voir immédiatement ce Comité, répétant maintes fois que nous sommes arrêtés depuis le matin, sans raison et sans jugement. On lui répond qu’on va le chercher. Le capitaine Mayer, qui nous avait protégés des brutalités des hommes armés du Château-Rouge, n’était pas monté avec nous à la rue des Rosiers, mais nous eûmes à nous louer grandement, en son absence, du lieutenant Meyer du 79e bataillon, qui nous fit bien des fois un rempart de son corps, et d’un jeune garde national, dont malheureusement le nom m’échappe, et qui me défendit vingt fois contre les attaques de la foule.

« Et le Comité n’arrivait toujours pas ! La foule, lasse de l’attendre, lui et sa décision, avait brisé les carreaux de la fenêtre, et, à chaque instant, nous voyions un canon de fusil s’abattre vers nous ; mais les officiers de la garde nationale, comprenant toute la gravité de notre situation, et revenant trop tard sur la légèreté avec laquelle ils nous avaient fait sortir du Château-Rouge, et exposés à la fureur d’une populace, qui croyait que chacun de nous avait au moins tué dix hommes de sa main dans la matinée, ces officiers relevaient les armes dirigées sur nos poitrines, parlaient à la foule qui hurlait : « À mort ! » tâchaient de gagner du temps, nous promettaient qu’ils défendraient notre vie au péril de la leur.

Mais tout cela ne faisait qu’irriter davantage la foule qui burlait toujours notre mort.

Le châssis de la fenêtre se brise sous les efforts du dehors, et livre passage aux plus furieux. Dois-je dire que les premiers qui mirent la main sur le général furent un caporal du 48e bataillon de chasseurs à pied, un soldat du 88e de marche et deux gardes mobiles ? Un de ces derniers misérables, lui mettant le poing sur la figure, lui disait :

Tu m’as donné une fois huit jours de prison : c’est moi qui te tirerai le premier coup de fusil !

C’était une scène hideuse, à rendre fou, bien que nous ayons tous fait le sacrifice de notre vie. Il était cinq heures. Une clameur immense domine toutes les autres, une bousculade affreuse se passe dans la cour, et nous voyons tout à coup jeter au milieu de nous ou vieillard à barbe blanche, vêtu d’habits bourgeois noirs, et coiffé d’un chapeau haute forme. Nous ne savions pas quel était ce nouveau prisonnier, et nous plaignions, sans Le connaître, ce vieillard inconnu qui n’avait évidemment plus que quelques instants à vivre.

Le lieutenant Meyer me dit que c’était Clément Thomas, qui venait d’être arrêté rue Pigalle, au moment où il se promenait en curieux ; qu’il a été reconnu par des gardes nationaux, et traîné aux Buttes Montmartre pour partager notre sort.

L’arrestation et l’arrivée de ce prisonnier nouveau, Clément Thomas, furent probablement la cause du meurtre de Lecomte.

ARRESTATION DE CLÈMENT THOMAS

Clément Thomas était un républicain autoritaire de 1848. Il n’avait eu, dans l’armée, sous la monarchie de Juillet, qu’un grade inférieur. Elu député par la Gironde et lié avec tous les chefs du parti républicain, il était devenu colonel de la 2e légion, puis général en chef de la garde nationale, à la suite de l’insurrection du 15 mai 48. Il avait laissé des souvenirs plutôt pénibles, et son nom était peu populaire, bien qu’assez oublié en 1871. Exilé à la suite du coup d’État, il avait pendant le siège été replacé à la tête de la garde nationale. Il démissionna au mois de janvier, et le général d’Aurelle de Paladines le remplaça au commencement de mars. Il n’avait donc pas participé aux événements qui précédèrent le 18 mars. Rentré dans la vie civile, rien ne pouvait donner à penser qu’il dût être une des deux victimes de cette journée. La fatalité, et aussi l’idée singulière qui lui passa par la tête d’aller se promener, en vêtements bourgeois il est vrai, au milieu d’une foule en insurrection, furent cause de sa perte. Reconnu, signalé, empoigné, aux environs de la place Pigalle, il fut conduit au poste de la rue des Rosiers, où son passé de « fusilleur de 48 », et de général de la garde nationale, pendant le siège, excita contre lui la plèbe déchantée. On lui reprocha surtout des insultes publiquement proférées contre les gardes nationaux des quartiers avancés, que ses services anciens, sous Cavaignac, ne lui faisaient pas traiter avec bienveillance. Après Buzenval, il avait reproché à certains bataillons de ne pas avoir montré assez d’entrain à l’ennemi ; c’était une calomnie et un parti pris, car les bataillons qu’il accusait de ne pas vouloir se battre, avaient été les premiers, le 28 février, à se porter dans les Champs-Élysées, au-devant des Prussiens. L’entrée de l’armée allemande était annoncée pour ce jour-là, et ces gardes nationaux, que Clément Thomas déclarait incapables de tenir devant l’ennemi, accompagnés de troupes professionnelles, allaient hardiment tenter, sans le secours de l’armée régulière, de barrer le passage à l’envahisseur, avec la presque certitude d’être écrasés. C’était sans doute du patriotisme exalté, à la don Quichotte. Mais le brave chevalier eût fait montre de la même bravoure, si, au lieu d’avoir affaire à des moulins à vent, il s’était trouvé en présence de véritables géants. Ainsi les gardes nationaux, si les Prussiens étaient réellement entrés cette nuit, comme on le disait, se fussent trouvés là pour essayer de les arrêter, et pour mourir. Clément Thomas avait donc eu tort de taxer de forfanterie les démonstrations belliqueuses de la garde nationale, Des bataillons qui envisageaient, sans faiblir, l’éventualité d’une bataille dans Paris, la nuit, avec l’armée prussienne, maîtresse des forts, et décidée à tout exterminer, à tout bombarder, ne méritaient pas les mépris de l’ancien général de guerre civile. On n’avait pas oublié ces griefs à Montmartre. Les vieux de 48 étaient là pour faire chorus avec les jeunes de Buzenval. Ces souvenirs furent un stimulant de haine et de vengeance, quand Clément Thomas se trouva pris, comme dans un piège où il se serait lui-même jeté.

On ne sut pas bien ce qui l’avait poussé à venir place Pigalle, au moment où l’on s’y battait. Plaisir d’amateur, de connaisseur, attirance semblable à l’attraction qui pousse les anciens lamaneurs à stagner sur la jetée, contemplant la fureur des vagues et la difficulté des luttes soutenues contre les flots par ceux qui les ont remplacés, ou bien simple badauderie, besoin de savoir ce qui se passait ? On a cru aussi à un désir d’avoir des nouvelles des généraux, dont quelques-uns étaient ses amis. On lui a également prêté l’intention de réclamer aux gardes nationaux, à la mairie de Montmartre, un de ses anciens officiers d’ordonnance, qu’on lui disait y avoir été conduit prisonnier. Une homonymie l’aurait abusé. Enfin, peut-être obéissait-il à la pensée vaniteuse d’observer les fautes commises, et de noter, avec l’intention de le faire savoir à ses amis et protecteurs politiques, ce qu’il eût fait à la place de ceux qu’on avait chargés de réduire Montmartre, et comment il eût, lui, maté l’insurrection, puisque c’était sa spécialité et qu’il avait fait ses preuves. Cette aventureuse incursion sur un champ de guerre civile devait lui coûter la vie.

Son arrestation a été racontée d’une façon pittoresque, et qui paraît exacte, par Cattelain, qui fut chef de la sûreté de la Commune. Un personnage curieux, cet artiste dessinateur et graveur, devenu chef de l’important service de la Sûreté, par la protection de Jules Vallès et d’André Gill, en remplacement de M. Claude. Cattelain du reste s’acquitta fort bien de ces difficiles fonctions.

Cet artiste-fonctionnaire, dont il sera question plus longuement dans le chapitre consacré à la Police sous la Commune, se trouvait dans la matinée du 18 mars en compagnie de son ami, le célèbre dessinateur André Gill. Tous deux cheminaient entre les baraquements du boulevard Clichy, proche la place Pigalle, à la recherche d’une boutique de pâtissier, désireux d’acheter des gâteaux pour un goûter. Un homme à barbe grisonnante marchait à côté d’eux. Ils l’avaient regardé passer, avec des yeux indifférents. Non loin se trouvait un groupe de gardes nationaux qui fumaient en causant.

L’un d’eux, je le vois encore, dit Cattelain, avec des galons de lieutenant cousus sur un vêtement bourgeois, se leva et vint à nous :

— Est-ce que vous n’êtes pas Clément Thomas ? dit-il au vieillard.

— Oui, répondit l’ex-général.

— Vous voyez le mouvement : êtes-vous des nôtres ?

À ce moment, le lieutenant, Gill, Clément et moi, formions seuls un petit groupe, et si quelques paroles du général sont sorties de ma mémoire, c’est que Gill me disait à l’oreille :

— C’est curieux : je l’ai dessiné, j’ai dix photographies de sa figure, à l’atelier, cependant je ne l’ai pas reconnu.

Alors Clément Thomas s’adressant à nous :

— Mes enfants, j’ai donné ma démission, je ne veux plus me mêler de rien. Je ne suis ni pour vous ni contre vous, Vous me connaissez pour un vieux républicain de 48…

Hélas ! c’était ce titre-là qui ne le protégeait guère !

Des gardes s’étaient approchés : l’un d’eux, remarquable par sa taille et son allure militaire, le chassepot tenu à l’épaule par la bretelle, se pencha et dit :

— Qu’est-ce qu’il y a, citoyen ?

— C’est Clément Thomas !

Bien malgré moi, ce fut son arrêt de mort que je prononçai.

— Ah ! c’est un fusilleur de 48, dit homme ; eh bien ! puisqu’on le tient, il faut lui rendre la pareille.

Ce que c’est que le hasard ! si j’avais pu songer un instant aux terribles conséquences de mes paroles, si j’avais pu prévoir que du sang répandu viendrait jeter sa note de tristesse au milieu de la joie immense et du beau soleil, j’aurais peut-être sauvé l’homme.

Mais il était sans doute écrit qu’il devait mourir.

Le nom de Clément Thomas courut dans la foule avec la rapidité de l’éclair, et un instant après, nous roulions écrasés par le peuple en furie qui poussait des bûrlements de mort.

Des baïonnettes passaient par-dessus nos têtes, fouillant avec rage pour atteindre et frapper la victime.

Nous élevions les bras pour parer ces terribles coups lancés, mais comme on est égoïste, c’était plutôt pour nous garantir des blessures que pour en préserver le général.

Il devait être brave, mais comme s’il avait eu la vision de ce qui l’attendait plusieurs heures plus tard, son visage était livide.

(P. Cattelain, Mémoires inédits du chef de la Sûreté sous la Commune. Juven éd. — sans date.)

Ainsi, un hasard amena l’arrestation de Clément Thomas, auquel personne ne songeait, et qui était comme disparu, oublié. Cette arrestation eut les plus terribles conséquences. Tous les témoignages contemporains s’accordent pour reconnaître que si l’ex-général de la garde nationale n’avait pas eu son triste sort associé à celui du général Lecomte, ce dernier aurait eu la vie sauve. Le sang produit le sang. L’ivresse meurtrière est communicative. L’exaspération contre Clément Thomas entraîna l’accès de fureur contre Lecomte.

Ce fut cette arrivée de Clément Thomas rue des Rosiers, qui entraîna le massacre, — dit M. Gaston Dacosta, fort bien documenté sur ces événements. À la suite de Clément Thomas, une partie de la foule a pénétré dans la petite villa du No 6. Dans la pièce, qui abritait encore les prisonniers, le général Clément Thomas était à droite, en entrant ; le général Lecomte était assis au fond sur un canapé, les autres officiers étaient massés dans un angle…

L’arrivée imprévue du malheureux général Thomas, dit le comte Beugnot, nous a tous perdus…

Après deux heures d’attente, le général Clément Thomas fut amené, a dit le capitaine Franck, dans sa déposition au procès du capitaine Garcin, déposition suspecte, car le procès n’eut lieu que quelques années après la condamnation de ceux qui furent accusés d’avoir participé à l’exécution, et Garcin se trouvait assumer seul les rancunes survivantes. Le capitaine a ajouté : Garcin, qui commandait en maître, l’insulta en ces termes :

« Tu es fait verser le sang de nos frères, il faut que tu nous rendes des comptes ! »

Le général ayant répondu : Je suis plus républicain que vous. Vous n’êtes qu’un braillard, une canaille ! je n’ai pas de comptes à vous rendre ! Garcin lui adressa alors des paroles qui signifiaient : tu vas payer tout cela, tu vas être fusillé !…

Ce fut donc la présence seule de Clément Thomas qui déchaina la fureur des assistants, et provoqua le massacre. Les témoignages sont également d’accord pour reconnaître que les officiers des gardes nationaux firent tout ce qu’ils purent pour calmer la foule, pour empêcher l’effusion du sang. Mais leurs courageux efforts restèrent impuissants. Nul alors n’écoutait, ne voulait obéir, c’était un délire, une orgie sèche, où les cris, les gesticulations, les poings levés et les fusils brandis développaient l’ivresse générale. Ce qui établit qu’aucun chef ne commanda le meurtre, c’est précisément l’acharnement de cette populace furieuse contre Clément Thomas. Des insurgés, des chefs révolutionnaires, désireux de frapper un ennemi politique, poussés à une exécution par une fureur de parti eussent plutôt décidé la mort du général qui avait commandé le feu par trois fois sur la Butte, et celle des officiers en activité qui l’avaient secondé dans l’essai de fusillade. Clément Thomas, qui n’avait pas paru lors de l’affaire des canons, qui n’avait nullement menacé le peuple ou les soldats sur la Butte, qui n’avait pu donner l’ordre de tirer, n’eût pas été choisi par eux pour un châtiment exemplaire. Le hasard a donc surtout dirigé les coups aveugles de cette tourbe, qui assouvit sur l’ex-général de juin 48 et du siège, des colères collectives et des rancunes impersonnelles. C’était la répression de juin 48, les trahisons de janvier 70, que ces violents punissaient dans la personne de Clément Thomas. Le malheureux paya pour Cavaignac et pour Trochu.

Le Comité de la garde nationale du XVIIIe, qui avait d’ailleurs un alibi indiscutable, a protesté énergiquement, par la suite, contre les récits qui lui imputaient une participation quelconque dans l’assassinat des généraux. Voici cette protestation, publiée quelques jours après les événements :

Les récits les plus contradictoires se répètent sur l’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte. D’après ces bruits, le Comité se serait constitué en cour martiale, et aurait prononcé la condamnation des deux généraux.

Le Comité du XVIIIe arrondissement proteste énergiquement contre ces allégations.

La foule seule, excitée par les provocations de la matinée, à procédé à l’exécution, sans aucun jugement.

Les membres du Comité siégeaient à la mairie, au moment où l’on vint les avertir du danger que couraient les prisonniers.

Ils se rendirent immédiatement sur les lieux pour empêcher un accident : leur énergie se brisa contre la fureur populaire ; leur protestation n’eut pour effet que d’irriter cette fureur, et ils ne purent que rester spectateurs passifs de cette exécution.

Le procès-verbal suivant, signé de cinq personnes retenues prisonnières pendant ces événements, qui out assisté forcément à toutes les péripéties de ce drame, justifiera complètement le Comité.

Voici le procès-verbal visé attestant que les membres du Comité ne furent pour rien dans le fait qui s’accomplit dans le jardin des Rosiers :

Les deux personnes désignées ont été fusillées à quatre heures et demie, contre l’assentiment de tous les membres présents, qui ont fait ce qu’ils ont pu pour empêcher ces accidents, car les victimes de ce fait sont le général Lecomte, et un individu en bourgeois désigné par la foule comme étant Clément Thomas.

Les personnes qui attestent ce qui est ci-dessus désigné Ont été amenées par cas d’arrestation.

Le fait a été accompli généralement par des soldats appartenant à la ligne, puis quelques mobiles et quelques gardes nationaux.

Les victimes étaient au Château-Rouge, et c’est en ramenant ces individus que la foule, en s’en emparant, a exécuté cet acte que nous répudions.

Signé : Lannes de Montebello (Napoléon-Camille), officier de marine démissionnaire, rue de la Baume, 31 ;

Douville de Maillefeu (Gaston), officier de marine démissionnaire, 32, rue Blanche ;

Leduc, serrurier, 17, rue Beudant ;

Maradaine (Henri), employé, 6, rue Choron ;

Léon Marin, 92, rue de Richelieu.

Voici également la déposition du citoyen Dufil, membre du comité du XVIIIe.

Le citoyen Dufil (Alexandre), ayant exercé les fonctions de sous-lieutenant en second (2e escadron) dans le corps franc des cavaliers de la République, a assisté à l’exécution des deux accusés Clément Thomas et Lecomte, et affirme que le comité de légion du XVIIIe arrondissement a fait tout son possible pour que l’exécution n’ait pas lieu : mais, malgré nos efforts, il nous a été impossible d’y remédier, même aux dépens de notre vie.

Signé : Dutil (Alexandre).

Ont également signé les membres du Comité du XVIIIe arrondissement.

Il résulte de ces divers témoignages que le meurtre des généraux est imputable à une foule anonyme, affolée, exaltée, à peu près irresponsable. Ce fut une effervescence spontanée. Cette impulsive férocité s’est produite souvent, et dans des circonstances et des agitations différentes. La terreur blanche et la terreur tricolore en offrent de tristes exemples. En juin 1848, l’assassinat du général Bréa à la barrière d’Italie avait eu pareillement ce caractère de fureur impersonnelle, sans que personne puisse être justement reconnu comme l’auteur ou l’inspirateur du crime, bien que la répression ait désigné et atteint des individualités distinctes.

LE MASSACRE

La foule, à l’arrivée du nouvel otage, avait brisé les carreaux de la pièce où étaient gardés les prisonniers. Elle poussait des cris de mort. Elle menaçait d’enfoncer la porte. Il y avait de tout dans cette cohue hurlante : des gardes nationaux sans doute, mais en petit nombre, noyés dans les flots écumeux de la tourbe arrivée là de tous les coins du vaste arrondissement. Des soldats du 88e et des chasseurs du 18e bataillon gesticulaient parmi les plus acharnés. Les femmes étaient en majorité. Quelles femmes ? Toutes celles qui se sont trouvées sur la Butte, ce jour-là, ont été dépeintes comme des mégères hideuses, des prostituées ivres et cruelles. Une distinction est à faire. Il y avait de cette espèce certainement, mais le matin c’était un autre public que celui de l’après-midi. Ce furent, lors du réveil, au bruit du tambour, seulement des ménagères du quartier allant aux provisions, des mères de familles attirées par la rumeur, qui formaient un cercle, suppliant et bienveillant, autour des soldats, des artilleurs. Ces bonnes femmes s’adressaient aux soldats, les implorant, leur disant de laisser les canons, de ne pas tirer sur elles, sur leurs maris, sur leurs frères. On sait qu’elles réussirent. Il est probable que ces braves personnes, enchantées du dénouement pacifique, et fières de voir les canons rester aux mains des leurs, pendant que les soldats se défilaient, regagnèrent presque toutes leur logis. Il fallait préparer le repas, et vaquer aux soins du ménage. Mais, dans l’après-midi, ce fut, en majorité tout au moins, une autre population qui accourut, attirée par le bruit, alléchée par une odeur de sang. Montmartre, surtout Clignancourt, la Goutte d’Or, la Chapelle, contenaient, contiennent encore, une grande quantité de filles, racoleuses des boulevards extérieurs, logeant dans les garnis suspects des environs, habituées des comptoirs et des bastringues des barrières voisines. Ce public en jupons n’est guère matinal. Il était donc absent, entre sept et neuf heures, quand, sur la Butte, rue des Rosiers, rue Lepic, rue Houdon, place Pigalle, la collision avec la troupe fut évitée, et justement par cette intervention féminine, où les éléments violents et vicieux ne figuraient pas encore. Dans l’après-midi, au contraire, toute « la tierce » des prostituées, des souteneurs, des rôdeurs, de la Villette à l’ex-barrière Rochechouart, était accourue par curiosité, par désœuvrement, par goût du désordre, par espoir d’assister à des bagarres, vraisemblablement sans désir de répandre le sang, mais toute disposée à le voir couler, prête à assister, comme à un spectacle de choix, sans protestation, mais sans répugnance, avec plaisir plutôt, à une scène de meurtre. Les habitudes brutales, l’insensibilité physique, s’alliant à l’endurcissement moral, faisaient de ce public, comme un sanguinaire chœur antique destiné à se mêler en paroles à l’action, à encourager les protagonistes, à provoquer par ses imprécations les pires péripéties de la tragédie. C’était la plèbe des arènes romaines, et dans ces pierreuses coiffées à la chien, aux chignons à l’air, aux clairs caracos, revivait l’âme cruelle des furies de la guillotine, sous la Terreur. Quant aux cavaliers de ces créatures, gardiens de ce bétail d’amour public, ils se recrutaient parmi les paresseux et les bellâtres du quartier, et aussi chez ces joueurs de dés ou de bonneteau, contre lesquels les autorités municipales prenaient vainement des arrêtés qu’on n’exécutait pas. Il n’est pas besoin pour expliquer la présence, autour de la maison de la rue des Rosiers, de toute cette assistance suspecte, d’ajouter foi à cette explication, que M. le comte d’Hérisson a formulée dans son Nouveau Journal d’un officier d’ordonnance, que « M. Thiers, quelques jours avant le Dix-Huit mars, avait fait mettre en liberté trois cents détenus de la maison de Poissy, en les engageant à devenir autant d’agents actifs de l’émeute. Ces trois cents gredins n’étaient pas pour donner, lorsqu’on les arrêterait par ci par là, un cachet d’honorabilité, de respectabilité, au mouvement populaire. » (Vol. cit., p. 73) Il n’était pas nécessaire, cet appoint pervers. Une grande ville comme Paris, surtout avec l’afflux de population miséreuse, considérable au moment du siège, et renouvelé à l’ouverture des portes, pouvait, devait même contenir un nombre suffisant de gens sans aveu, sans ressources, prêts à tous les désordres, sans qu’on ait à faire entrer en ligne de compte une importation de réclusionnaires lâchés.

Un de ceux qui furent condamnés pour le meurtre auquel il avait seulement assisté, sans participation aucune, Arthur Chevalier, a adressé à Gaston Da Costa, qui avait été son compagnon de bagne, en Calédonie, une intéressante déclaration sur la fin des deux généraux.

Après avoir déclaré qu’il ne peut rien dire sur ce qui s’est passé avant l’après-midi, puisqu’il ne se trouvait pas alors rue des Rosiers, et qu’il ne veut parler que de ce qu’il a vu, Arthur Chevalier raconte ceci :

L’après-midi je monte sur la Butte. Je vois beaucoup de monde se diriger vers la rue des Rosiers. Je suis le mouvement, et j’entre dans la cour du No 6. Cette cour est remplie de gardes nationaux et de soldats. Je pénètre plus avant et je vois, dans une petite pièce du rez-de-chaussée, à gauche, le lieutenant Piger, de ma compagnie. Il me fait signe d’avancer. J’entre difficilement dans une sorte de vestibule, où s’ouvrait la pièce dans laquelle Piger et d’autres gardaient les officiers prisonniers.

Les cris s’étaient un peu apaisés, mais bientôt ils reprirent, beaucoup plus intenses, à l’arrivée d’un nouveau personnage, le général Clément Thomas, qui avait été reconnu et arrêté, au bas de la Butte.

À ce moment-là ceux qui gardent les prisonniers sont débordés. La fenêtre donnant sur la cour vole en éclats sous les coups des crosses de fusil. Un caporal de chasseurs saute sur l’appui de la fenêtre, et, debout, couche en joue le général Lecomte, en prononçant des paroles que je ne puis entendre. Le lieutenant Piger s’élance devant le général, et lui fait un rempart de son corps. Il crie que, le prisonnier étant sous sa garde, on le tuera avant de tuer le général.

Dans ce court espace de temps, quelqu’un avait tiré le caporal de chasseurs et l’avait fait tomber de l’appui de la fenêtre.

Les cris, les menaces continuaient.

Cependant, un calme relatif renaît : on écoute un garibaldien qui se tient debout sur la marquise du premier étage. On dit que c’est Menotti Garibaldi, et c’est à cette méprise qu’il doit d’être écouté quelques instants.

C’était Herpin-Lacroix. Il demande que les généraux ne soient pas fusillés sans jugement. Il dit qu’à l’armée de l’Est, lorsqu’un traître était pris, on le fusillait, mais que, auparavant, On le faisait passer devant une cour martiale. Ses dernières paroles se perdent dans les clameurs. On le menace. Les cris de « à mort ! à mort ! » redoublent.

En même temps le bruit circule que le Comité de Vigilance est réuni dans la salle du premier étage, et qu’il a donné ordre de lui amener les prisonniers.

Une poussée formidable se produit. Le général Clément Thomas est le premier entraîné dans un assez long couloir faisant face à la porte de la villa, et au bout duquel se trouve un jardin.

Peu après, le général Lecomte paraît à son tour dans le couloir. Piger nous donne l’ordre d’accompagner le général, au premier étage.

Nous nous acheminons à grand peine vers l’escalier ; mais, dès les premières marches, Lecomte nous est arraché, et ramené dans le corridor.

Au même instant, des coups de feu éclatent dans le jardin ; c’est le général Clément Thomas qu’on fusille.

Lecomte est arrivé sur la première marche du petit escalier descendant au jardin.

J’étais près de lui. Il déclare qu’il veut adresser quelques paroles à ceux qui sont là.

Je m’écrie : « Citoyens, avant de fusiller le général, laissez-le parler. Peut-être a-t-il quelque chose de grave à vous dire. »

Mais on ne m’écoute pas. Le général est poussé dans le jardin. Il tombe au premier coup de fusil.

Vivement émotionné, je traverse les rangs serrés de ceux qui se pressaient dans toute la longueur du couloir, et je reviens à la pièce du rez-de-chaussée où se trouvaient les autres prisonniers. Je monte sur l’appui de la fenêtre où se trouvait, il y a un instant, le caporal de chasseurs et, m’adressant encore à la foule, je demande grâce pour les autres officiers prisonniers.

Ceux-ci ont démontré, par le massacre de milliers des nôtres pendant la semaine sanglante, que ma pitié était au moins naïve.

« Oui, grâce pour ceux-là », répond-on dans la foule.

Immédiatement, nous formons une petite escorte ; nous plaçons les prisonniers au milieu de nous et nous gagnons la rue.

Là, nous voyons accourir, ceiot de son écharpe et les traits décomposés, le citoyen Clemenceau qui s’écrie : « Pas de sang ! mes amis, pas de sang ! »

« Il est trop tard », lui répondis-je.

Sans s’arrêter, il traverse la cour. Nous, nous continuons notre retraite jusqu’au Château-Rouge, où nous laissons les prisonniers.

À ce témoignage important, fait en 1901, c’est-à-dire vingt-deux ans après l’amnistie, donc sans crainte, par un de ceux qui payèrent durement et injustement le spectacle tragique auquel le hasard et la curiosité les firent assister, il ressort qu’il n’y eut nullement un simulacre de cour martiale, encore moins la formation d’un peloton d’exécution.

Les deux généraux ne furent pas tués ensemble. Clément Thomas fut frappé avec une rage inouïe par plusieurs forcenés. Son corps fut relevé percé de coups.

Le docteur Guyon, qui procéda aux premières constatations, et M. Moreau, aide de camp du général Clément Thomas, qui assista à l’exhumation du corps, ont reconnu la nature des blessures ayant amené la mort. Le général Clément Thomas avait 19 blessures bien apparentes sur le thorax et l’abdomen. La tête, dans sa partie droite, était fracassée par un grand nombre de balles. Le bras était à peu près détaché au-dessus du coude par plusieurs coups de feu, les jambes et les pieds avaient quatre ou cinq blessures. Aucune trace de coups de baïonnettes. Quelques ecchymoses aux épaules et sur les hanches, provenant de la bousculade, quand le malheureux avait été entraîné au dehors de la salle basse de la rue des Rosiers. Au total, les trous d’une quarantaine de balles furent constatés.

Le général Lecomte avait reçu neuf blessures. Une seule, qui avait suffi à amener la mort immédiate, existait à la tête, à l’occiput. Le général avait été frappé par derrière. Deux balles avaient labouré les chairs, des genoux aux épaules. Ces blessures indiquaient que les coups de feu avaient été tirés quand le général était déjà tombé. Même observation pour les blessures relevées aux pieds de Clément Thomas, dont les chaussures étaient trouées.

Enfin, constatation importante : la plupart des blessures provenaient de balles de chassepot, d’armes de soldats par conséquent, puisque les bataillons auxquels appartenaient les gardes nationaux signalés sur les lieux n’avaient que des fusils à tabatières.

Vraisemblablement ce fut un chasseur, ou peut-être un lignard du 88e, qui tira le coup de fusil qui atteignit le général Lecomte derrière la tête et le tua net[3]. Le général avait conservé son sabre au côté.

La maison sinistre s’était promptement vidée. La fièvre de la foule était tombée. Une dépression s’abattait sur tous ces cerveaux un instant hyperesthésiés. Une réaction, produite par l’effroi, le remords, la pitié peut-être, s’emparait de ces corps d’énergumènes, les poussait à s’éloigner, apaisés et un peu honteux. Les morts font peur aux enfants, qui s’enfuient des endroits où on les dépose. Cette populace, naguère si audacieuse et si bruyante, était devenue craintive et silencieuse comme une bande de gamins en faute. Le contact des cadavres la glaçait et la faisait se taire.

Des factionnaires, pour éviter toute curiosité indécente, furent placés auprès des deux dépouilles, qui avaient été réunies dans une salle du rez-de-chaussée. À dix heures du soir, par les ordres de M. Clemenceau, les corps furent enlevés, mis en bière et déposés dans le caveau provisoire du petit cimetière de la commune de Montmartre, sur la Butte, près la rue des Saules et la place de l’Abreuvoir (aujourd’hui place Constantin-Pecqueur). Les restes de Clément Thomas furent, par la suite, transportés au Père-Lachaise. Un monument a été érigé, en exécution d’un décret de l’Assemblée Nationale.

EXPLICATIONS DE M. CLEMENCEAU

Toute une polémique s’étant élevée au sujet du rôle joué par le maire de Montmartre dans cette tragédie, celui-ci protesta contre certaines allégations du comte Beugnot dans le récit publié par le Soir, reproduit plus haut. M. Beugnot reprochait notamment à M. Clemenceau de n’avoir paru qu’à six heures du soir, après l’assassinat des deux généraux « qu’il aurait pu peut-être empêcher ».

M. Clemenceau répondit, dans une lettre communiquée à la presse, le 30 mars 1871 :

Je passai la journée du 18 mars à la mairie, où me retenaient de nombreux devoirs, dont le plus impérieux était de veiller sur les prisonniers qu’on m’avait amenés le matin. Il est inutile d’ajouter que je n’avais et ne pouvais avoir aucune connaissance des faits qui étaient en train de s’accomplir, et que rien ne pouvait faire prévoir.

J’ignorais absolument l’arrestation du général Clément Thomas, que, sur la foi des journaux, je croyais en Amérique.

Je savais le général Lecomte prisonnier au Château-Rouge, mais le capitaine Mayer, dont le nom revient à plusieurs reprises dans le récit de M. Beugnot, et qui avait été chargé par moi de pourvoir à tous les besoins du général, m’avait affirmé que la foule n’était point hostile. Enfin, je m’étais assuré que le Château-Rouge était gardé par plusieurs bataillons de la garde nationale.

De nombreux groupes armés défilèrent tout le jour sur la place de la Mairie, au son d’une musique joyeuse. Je le répète, rien ne pouvait faire prévoir ce qui se préparait.

Vers quatre heures et demie, le capitaine Mayer accourut et m’apprit que le général Clément Thomas avait été arrêté, qu’il avait été conduit, ainsi que le général Lecomte, à la maison de la rue des Rosiers, et qu’ils allaient être fusillés, si je n’intervenais au plus vite. Je m’élançai dans la rue en compagnie du capitaine Mayer et de deux autres personnes. J’escaladai la Butte en courant.

J’arrivai trop tard. J’omets à dessein de dire quels risques j’ai courus, et quelles menaces j’ai havées au milieu d’une foule surexcitée qui s’en prenait à moi du coup de force tenté le matin par le gouvernement, à mon insu. Je demande seulement à M. le capitaine Beugnot de me dire, avec une netteté parfaite, ce que j’aurais dû, ce que j’aurais pu faire, que je n’aie pas fait.

Je lui demande surtout de s’expliquer clairement sur la phrase où il reproche aux autorités municipales de Montmartre « de n’avoir pas fait d’efforts apparents pour sauver Îles apparences ».

Si, ce que je me refuse à croire, il entendait par là que j’ai connu le danger que couraient les deux généraux, et que c’est en connaissance de cause que je me suis abstenu d’intervenir jusqu’à quatre heures et demie (et non pas à six), je me verrais dans l’obligation de donner à cette assertion ! le plus formel et le plus catégorique démenti, que je pourrais appuyer du témoignage de personnes qui ne m’ont pas quitté de toute cette journée.

Je vous prie, monsieur le Rédacteur, de vouloir bien publier cette lettre et d’agréer l’assurance de mes sentiments distingués.

Clemenceau,
ex-maire du XVIIle arrondissement.

Il est démontré par les explications mêmes de M. Clemenceau, qu’il a eu connaissance, dès la matinée, par le capitaine Simon Mayer, de la présence du général Lecomte et de ses officiers au Château-Rouge. Il a même délivré le bon pour le repas de ces prisonniers. Pourquoi, dans le courant de la journée, ne s’est-il pas rendu au Château-Rouge, pour voir ce qui s’y passait ? Il s’est tenu, dit-il, à la mairie, surveillant les gendarmes et autres prisonniers faits sur la Butte, et qu’on lui avait amenés le matin. Mais il aurait pu envoyer un adjoint, ou des gardes nationaux avec un officier, pour s’informer, pour lui rendre compte, et pour veiller sur la sécurité de Lecomte et de ses compagnons. Il est vrai qu’il ne les croyait nullement en danger.

Durant tout le siège, on avait arrêté et gardé dans les postes des gens accusés de faire des signaux aux Prussiens, ou de tout autre fait donnant de l’inquiétude aux gardes nationaux, on les relâchait bientôt ; et rien de grave n’avait généralement suivi ces séquestrations populaires. Il pouvait supposer qu’il en serait de même en cette circonstance. Il avait confiance aussi dans le capitaine Simon Mayer, à qui il avait fortement recommandé de bien veiller sur les prisonniers. Dès que cet officier vint l’avertir que les prisonniers avaient été emmenés du Château-Rouge et conduits rue des Rosiers, le maire partit en hâte pour les secourir. Il arrive malheureusement trop tard. Sinon Mayer aurait peut-être dû pressentir plus tôt le danger, et se rendre à la mairie avant le départ des prisonniers pour la rue des Rosiers. Mais ni le capitaine, ni le maire ne pouvaient prévoir ce qui allait se passer.

Le reproche, ou plutôt l’observation, que peut susciter l’examen des faits, — et c’est une réflexion d’après coup, qui vient à l’esprit après la connaissance du massacre, — consiste dans ceci, que M. Clemenceau, quand Simon Mayer vint l’avertir, à neuf heures et demie du matin, de l’arrestation, aurait dû courir immédiatement au Château-Rouge, avec une force suffisante, pour se faire remettre les prisonniers et les emmener à la mairie. Il n’eût à ce moment, Simon Mayer étant avec lui, rencontré aucune opposition sérieuse. Il a répondu à cette critique en disant qu’il avait cru devoir rester à la mairie, pour veiller à la sécurité des gendarmes qui s’y trouvaient emprisonnés. Devoir impérieux sans doute, et louable préoccupation. Les événements ont démontré que d’autres existences étaient aussi en péril, rue des Rosiers, et peut-être un adjoint, Dereure ou Jaclard, eussent-ils eu l’autorité suffisante pour défendre la mairie et protéger les gendarmes, en son absence.

La vérité est que Clemenceau éprouvait peu d’entrain ce matin-là à se rendre au milieu d’une foule surexcitée, qui probablement eût méconnu son autorité. Clemenceau avait perdu beaucoup de sa popularité. On savait qu’il avait négocié avec le gouvernement ; il avait même paru promettre l’abandon des canons, ou leur livraison, qui s’effectuerait, affirmait-il, sans grandes difficultés, entre les mains des chefs de bataillons ou qui seraient versés à l’artillerie de la garde nationale. La soudaine attaque le mettait dans une position fausse. Il s’était hâté de retourner à la mairie, après avoir assisté, rue des Rosiers, aux débuts de l’opération, et après avoir parlementé avec le général Lecomte pour le transport à l’hôpital, qui lui fut refusé, de Turpin, le factionnaire blessé mortellement. Il avait fait entendre des paroles rassurantes au général, et s’était retiré assurément persuadé qu’il ne se passerait rien de grave. C’était trop d’optimisme, sans doute, mais il faut se souvenir qu’il y avait alors fort peu de monde sur la Butte, et que l’ensemble de la ville paraissait très calme.

Les membres du Comité de Clignancourt étaient devenus des adversaires politiques. Il ne tenait pas à s’exposer à les rencontrer au Château-Rouge, et à soutenir avec eux une discussion, où sans doute on se fût accusé réciproquement de trahison et de rébellion. Il préféra attendre les événements dans sa mairie. Ce fut une faiblesse, et même une faute.

On doit dire qu’il ne pouvait croire les prisonniers en péril, et qu’il jugeait sa présence indispensable à la mairie, où, toute la journée, il eut à répondre à des demandes, à des délégations, et à donner des visas et des signatures.

Au procès des accusés pour participation au meurtre des généraux, le rapporteur mit en cause, indirectement, M. Clemenceau. Il lui reprocha d’avoir inspiré confiance au général Lecomte, en lui disant qu’il répondait de la tranquillité de son arrondissement. « Devant une telle assurance, donnée par un magistrat, ajoutait le rapporteur, le général continua à attendre les attelages, et ne prit aucune mesure de sûreté. »

M. Clemenceau, qui figurait comme témoin, réfuta avec énergie les insinuations perfides du rapporteur et du comandant Roustan, commissaire du gouvernement. Il somma même le président, colonel Aubert, de le faire passer du banc des témoins au banc des accusés, si on l’estimait responsable ou coupable. Il termina par cette fière déclaration : « Je suis resté tout le temps à mon poste, et si le gouvernement avait fait son devoir comme j’ai fait le mien, nous n’aurions pas à déplorer les malheureux événements du 18 mars. »

Une provocation, suivie d’un duel au pistolet avec Le commandant Poussargues, eut lieu au cours des débats. Le commandant Poussargues fut blessé à la cuisse.

On trouvera dans une partie finale de cette Histoire, intitulée « la Répression », l’analyse de cet important procès, qui eut lieu à Versailles, devant un conseil de guerre présidé par le colonel Aubert. Il y eut 24 accusés, dont deux femmes. Il fut impossible d’établir que ces accusés avaient été les auteurs du meurtre des généraux. On les condamna pour participation aux événements de la Butte. Le fait seul d’avoir été présent, d’avoir été témoin, suffisait à entraîner la condamnation. Ce fut de la justice distributive. Parmi les condamnés, il y eut Simon Mayer, qui n’avait pas assisté au meurtre, puisqu’il était parti chercher le maire de Montmartre, bien avant le premier coup de fusil, et qu’il revint l’accompagnant quand tout était consommé, et aussi Herpin-Lacroix, garibaldien, ancien franc-tireur qui s’était vaillamment comporté à Dijon et à Nuits. Revenu à Paris et nommé chef de bataillon, ce brave eut la malchance de se rendre, le 18 mars, de son propre mouvement, rue des Rosiers, où sa chemise rouge le signala facilement. Il fit ce qu’il put pour apaiser la foule, et s’il proposa la constitution d’une cour martiale, c’était pour gagner du temps, pour permettre une intervention où un apaisement. À côté de lui, s’assit au banc des accusés Poncin, un garde national qui avait eu la fâcheuse initiative, au milieu du désordre de la rue des Rosiers, d’exécuter un roulement de tambour pour permettre à Herpin-Lacroix de haranguer. On condamna aussi Kadanski, garibaldien et vieux combattant Polonais. Celui-ci s’était démené pour préserver les prisonniers contre les mauvais traitements de la foule, durant le transfèrement du Château-Rouge à la rue des Rosiers. Il avait été injurié et malmené de ce chef. Un autre condamné, Arthur Chevalier, dont on a lu le récit plus haut, n’avait eu qu’un rôle de spectateur ; d’autres accusés, Ribemont, les lieutenants Meyer et Piger, avaient tout tenté pour défendre et sauver les officiers. Ces efforts révélaient leur présence, signalaient leur autorité au moins nominale, et ils furent frappés inexorablement. Enfin, on ne put nullement établir que le principal accusé, avec Herpin-Lacroix, le sergent Verdaguer, du 88e de ligne, eût tiré la balle de chassepot qui tua net le général Lecomte. Le crime de ce malheureux, aux yeux des officiers du conseil, fut plutôt son cri « armes à terre ! », quand les soldats de sa compagnie refusèrent de faire feu, sur l’ordre donné pour la troisième fois par le général Lecomte, et d’avoir ainsi paru donner le signal de la défection. Le sergent Verdaguer fut condamné à mort, et fusillé à Satory, le 22 janvier 1872, avec Herpin-Lacroix et Lagrange.

Aucun de ces trois suppliciés n’a pu être convaincu d’avoir tiré sur les deux généraux. Les autres accusés, dont deux femmes, qui furent d’ailleurs acquittées, ne furent pas davantage reconnus comme étant les auteurs des coups de feu qui avaient atteint les victimes. Cependant les corps portaient de nombreuses blessures. Il y avait donc eu des gens qui avaient tiré. Mais c’était toute une foule qui avait assailli Clément Thomas et Lecomte. Ceux qui avaient tué n’avaient-ils pu s’échapper ? n’étaient-ils pas engloutis dans les monceaux de cadavres, à la suite des fusillades formidables des derniers jours de mai ? L’un des accusés, Herpin-Lacroix, en fit la remarque au président : « Dans la rue des Rosiers, dit-il avec énergie, vous avez fusillé quarante-deux hommes, trois femmes et quatre enfants, sous prétexte qu’ils étaient les assassins des généraux ! » Il est probable que ces quarante-deux malheureux n’avaient pas tous tiré des coups de fusil sur les victimes, mais peut-être se trouvait-il parmi eux, des coupables. Les deux morts de la rue des Rosiers furent donc terriblement vengés, injustement aussi. Si de vrais coupables durent éviter la peine, combien d’innocents furent frappés pour ce drame de la rue des Rosiers, à commencer par les trois suppliciés de Satory !

L’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte, le premier portant le poids d’un passé sanglant, et le second expiant les rigueurs du devoir militaire en temps de guerre civile, coupable aussi, aux yeux des insurgés, d’avoir commandé à ses soldats de faire feu sur des masses inoffensives et désarmées, fut un malheur pour la cause populaire.

Des écrivains malavisés ont fait une allusion, à propos de la tragédie de la rue des Rosiers, aux massacres de Septembre 92. C’est une erreur de comparaison. La situation et les mobiles furent bien différents. Au 2 Septembre, le canon d’alarme tonnait dans Paris ; Longwy, « la ville des lâches », s’étant rendue, la frontière était franchie, l’invasion déjà débordait sur la France, et Brunswick promettait, au nom des souverains de toute l’Europe coalisée, de raser Paris et d’exterminer ses habitants. La Patrie était proclamée en danger. La France appelait tous ses enfants aux armes. Les volontaires parisiens se pressaient aux abords des estrades, sur la place publique, où l’on recevait les enrôlements. Les patriotes savaient que les royalistes espéraient la défaite, appelaient l’étranger. Les prisonniers du dix août souhaitaient, à haute voix, la victoire de la coalition. Elle égorgerait les républicains et rétablirait le roi dans tous ses pouvoirs. Des bruits sinistres circulaient sur une révolte intérieure, et l’on se répétait que, dans les prisons, encombrées, où la surveillance devenait impossible, les ennemis de la Révolution conspiraient. Ils donneraient la main aux émigrés revenus avec les Prussiens. Les Parisiens ne voulurent pas s’exposer à être frappés par derrière, tandis qu’ils feraient face à l’ennemi. Ils résolurent, avant d’aborder les armées autrichiennes et prussiennes dans les défilés de l’Argonne, de se débarrasser des complices de l’étranger. Ils songèrent à frapper ces royalistes, ces chevaliers du poignard, qui se préparaient à s’élancer hors des prisons, et à commencer la guerre civile dans les rues de Paris vide de ses défenseurs, pendant que les citoyens valides seraient retenus par la guerre étrangère dans les Ardennes. De là l’explosion de fureur qui endurcit les terribles exécuteurs aux Carmes, à l’Abbaye, à la Force. Quelques-uns seulement firent le massacre, mais tous le laissèrent s’accomplir, et la victoire de Valmy l’amnistia. Il y eut aussi une sérieuse et farouche pensée politique, dans cette ruée inexorable vers les prisons, où bien des victimes innocents, avec d’autres moins inoffensives, tombèrent sous le sabre ou les piques, en sortant du tribunal exceptionnel que présidait le sombre Maillard. Il fallait à la fois inspirer la terreur aux ennemis de la Révolution, et compromettre à jamais, engager pour toujours, ses amis. Sans les massacres de Septembre, l’énergie eût fait défaut aux révolutionnaires ; l’espoir d’une pacification, d’un gouvernement constitutionnel avec Louis XVI, et d’un traité avec la coalition, eût amolli et leurré les patriotes. La République n’eût pas duré, si elle avait même pu commencer. Ce sont les journées de Septembre qui ont sauvé la Patrie, en obligeant les volontaires à vaincre à Valmy, et en forçant les républicains à frapper la royauté à la tête, puisqu’il n’y aurait à attendre d’elle et de ses défenseurs, les émigrés et les Prussiens, ni transaction ni merci.

Rien de semblable au Dix-Huit Mars. La guerre était terminée. Il n’était nul besoin de répandre la Terreur, ni au dehors, ni au dedans. C’était plutôt le calme, le bon ordre, la paix sous toutes ses formes, qui était nécessaire. Les projets monarchistes de l’Assemblée Nationale pouvaient être déjoués par la ferme attitude et par l’union de tous les républicains. Paris cependant devait rester en armes, pour contenir les factions réactionnaires. En restituant les canons, en gardant ses fusils, c’était la république inattaquable. Les mesures nécessaires, pour la reprise du travail et le retour du crédit, ne demandaient pas du sang pour être appliquées. Il était même indispensable de ne pas effrayer la bourgeoisie, les commerçants, les employés, tous ces gens paisibles ne s’occupant qu’accidentellement de politique, sans lesquels on peut faire des émeutes, mais non pas établir un gouvernement. La Commune, que bon nombre de citoyens réclamaient, sans trop savoir ce que ce régime signifiait ou comportait, mais en qui ils pressentaient une république démocratique, avec les franchises municipales, et que comme telle ils acclamaient de confiance, pouvait s’installer par la force de la volonté populaire, appuyée par les baïonnettes de deux cent mille gardes nationaux.

La révolution nouvelle, née du hasard d’une provocation gouvernementale, et d’une défection de l’armée, comme aux Trois Glorieuses, comme au 24 février 48, mouvement purement patriote et politique à ses premiers jours, pouvait, après avoir constitué un gouvernement régulier, évoluer progressivement et pacifiquement, se transformer en révolution sociale. Il n’était nul besoin, pour ce magnifique essor de la République communaliste et de la Fédération des villes et villages de France, de massacrer ces deux très secondaires personnages. Sur eux s’était acharnée, sans commandement, sans mot d’ordre, sans chefs, une foule aveugle, impulsive, et n’ayant ni programme, ni drapeau, ni idéal, — une foule qui ne représentait ni la garde nationale, ni le Comité Central, ni la Commune.

L’exécution de ces deux personnalités, bien que deux morts à côté des monceaux de cadavres qui s’entassèrent ensuite dans Paris soient une perte négligeable, fut cependant un fait grave. Ce massacre absurde donna une arme empoisonnée à la réaction, fournit une rhétorique sentimentale aux écrivains et aux orateurs, dont ils abusèrent. Cette septembrisades réduite ne fut nullement un stimulant pour les républicains, ni un effroi pour les coalisés de Versailles. Elle permit d’ameuter contre la jeune révolution les vieilles notoriétés de 48, et elle fournit un prétexte aux hommes de la fin de l’empire, à ceux qui avaient récolté pouvoirs, fonctions, honneurs et mandats, dans les sillons du 4 Septembre, de se séparer avec éclat des patriotes et des révolutionnaires du Comité central et de la Commune. Le sang, inutilement versé rue des Rosiers, tacha les mains de ceux qui prirent le pouvoir au lendemain du 18 mars.

M. Thiers profita seul de cet accident déplorable. Le détestable plan de Thiers ne pouvait rencontrer de meilleurs agents, inconscients ou involontaires, que ces assassins anonymes et ignorés, dont l’esprit de parti, la sottise, la mauvaise foi et l’ignorance, allaient faire les premiers soldats du drapeau rouge, les communards d’avant la Commune.

  1. L’auteur a assisté, par hasard, aux divers incidents de la place Pigalle. Entendant battre le rappel dans la matinée, bien que n’appartenant pas à la garde nationale, il sortit de chez lui, avenue Trudaine. Il avait projeté, avec un ami, qu’il devait prendre aux Batignolles pour déjeuner, de se rendre aux obsèques de Charles Hugo, dont le corps était ramené de Bordeaux, ce jour-là. Passant par la rue de Laval (aujourd’hui rue Victor-Massé}, il débouchait rue Frochot, donnant sur la place Pigalle, quand il vit des gendarmes, sortis d’un poste de la rue Bréda, s’apprêter à tirer. Il se rangea le long de la grille de la cité Frochot, et entendit le coup de feu qui tua le capitaine des chasseurs. Il vit ensuite les hommes du 88e se retirer, par la rue Duperré.
  2. L’auteur vit une bande de d’individus des deux sexes, faméliques et déguenillés, accourus on ne savait d’où, se jeter sur le cheval tué du capitaine de chasseurs, abandonné dans une mare de sang, sur le pavé. En un instant, l’animal fut dépecé. Les affamés se sauvèrent après s’être partagé les chairs saignantes de cette pitance inattendue.
  3. L’auteur se trouvait, avec M. Victor Simond, depuis directeur du Radical et de l’Aurore, au pied de l’escalier de la rue des Rosiers, vers cinq heures. Il revenait de l’enterrement de Charles Hugo, et, en sa qualité de journaliste, ayant appris que des officiers avaient été conduits au Château-Rouge, il s’y rendait afin d’avoir des nouvelles. Il monta la rue Muller. On ne laissait pas passer. Mais là se trouvait de piquet avec sa compagnie, un capitaine de la garde nationale, un confrère, Achille de Secondigné, rédacteur en chef du Citoyen. Celui-ci leur permit de franchir le cordon des gardes nationaux. Ils parvinrent ainsi sur le terreplein de la Butte, à peu près à l’endroit où fut depuis le restaurant du « Rocher Suisse ». À peine étaient-ils arrivés qu’ils entendirent des détonations successives, précipitées. Il y avait quelques personnes seulement à cet endroit, gardes nationaux et civils. Ils s’arrêtèrent. Presque aussitôt une foule descendit les degrés de l’escalier, parlant avec animation, mais sans cris. Un groupe entourait un soldat. C’était un homme du 88e, il montrait, avec une ostentation fébrile, son chassepot dont canon étai noirci à l’orifice. Les assistants le regardaient, lui et son arme, dans une sorte de stupeur. Un de ceux qui étaient là essaya de goguenarder : — « Eh bien ! camarade, il ne vous f… plus dedans ?… » — C’est moi qui lui en ai f..… dedans ! » répondit le soldat, un homme à figure ni bonne ni méchante, avec un léger collier de barbe brune, très courte, ayant l’accent et l’allure d’un natif de l’Auvergne ou du Rouergue. Nous nous hâtâmes de descendre, impressionnés, pour porter la nouvelle aux bureaux du journal le Peuple Souverain. 322, rue Montmartre, dont le directeur était Valentin Simond, et le rédacteur en chef Pascal Duprat.