Histoire de l’idée du travail

Histoire de l’idée du travail
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 553-565).
HISTOIRE


DE


L’IDÉE DU TRAVAIL.




L’obligation du travail, le droit du travail, le droit au travail, voilà trois mots ou plutôt trois doctrines opposées qui luttent depuis long-temps dans le monde, et dont la querelle semble se ranimer, de nos jours, plus vive et plus ardente que jamais.

L’obligation du travail est la doctrine chrétienne ; le droit du travail est la doctrine des économistes du XVIIIe siècle ; le droit au travail est la doctrine des organisateurs chimériques et désastreux que notre siècle a enfantés.

Comparons rapidement l’histoire de ces trois doctrines, car elles ont eu leur histoire ; elles ont eu leurs effets et leurs conséquences sociales. Ce ne sont pas seulement des pensées, ce sont des causes. L’homme qui se croit obligé au travail par la loi divine, l’homme qui croit que personne ne doit le gêner dans l’exercice de son travail et de son industrie, et que personne surtout ne doit lui en ravir ni même lui en disputer les œuvres, l’homme enfin qui croit que l’état lui doit du travail, c’est-à-dire le moyen de vivre lui-même et de faire vivre sa famille, ces trois hommes pensent et agissent différemment. Or, l’état de la société dépend des pensées et des actions des hommes. Tant valent les individus, tant vaut la société. Nous cherchons, de nos jours, un secret introuvable, celui d’une société qui vaudrait mieux que les individus qui la composent, d’un tout qui vaudrait mieux que ses parties. Mettre la vertu dans les mœurs publiques et la licence dans les mœurs privées, c’est une chose commode qui flatte à la fois les vices du cœur et les prétentions de l’esprit ; mais c’est une chose impossible. Jusqu’ici, personne n’a pu réussir à faire la cité de Dieu avec les sept péchés capitaux.

Indiquons les traits principaux de la doctrine chrétienne, celle de l’obligation du travail.

Le jour où l’homme a commencé la vie de ce monde, le jour où il a quitté le paradis pour la terre, c’est-à-dire la perfection pour la réalité et l’infini pour le fini, ce jour-là, il lui fut dit qu’il mangerait son pain à la sueur de son front. Le travail est donc une des conditions de la vie de l’homme en ce monde, c’est une des limites imposées à l’humanité. Quiconque cherche à changer le travail en jeu, en cérémonie, en prétexte ; quiconque ne laisse point au travail sa nature pénible et rude cherche à s’affranchir des conditions de l’humanité. Le travail, selon la doctrine chrétienne, fait partie des effets du péché originel et de la déchéance primitive de l’homme ; il est un des signes de cet assujétissement à l’imperfection, qui est le caractère de notre humanité. Je ne veux pas soutenir que la question sociale qui nous tourmente en ce moment n’est qu’une question théologique, je ne veux pas montrer que nous tentons de relever l’humanité de son imperfection originelle et d’établir dès ce monde le royaume de Dieu, c’est-à-dire le royaume où une intarissable abondance suffit à une intarissable jouissance : je laisse de côté ces questions, et je m’arrête à l’obligation du travail, telle que la définissent les pères de l’église.

Le travail n’est pas seulement une peine et un châtiment, dit saint Chrysostôme ; il est, comme tous les châtimens de Dieu, un avertissement et un remède. Les peines inutiles, qui ne servent qu’à la vengeance et à la colère, appartiennent à la législation humaine. Les peines de la législation divine servent au repentir et à la régénération de ceux qu’elles frappent. Tel est le travail, quand il est vrai et sincère, quand il n’est ni artificiel ni illusoire. Le travail, tel que Dieu l’a institué, est rude, mais il est productif. C’est là son caractère le plus certain. Rien n’était si facile à Dieu que de dire à la terre de tout produire spontanément ; rien n’était si facile à Dieu, qui est le producteur inépuisable, de suffire aux besoins du consommateur inépuisable qu’il avait créé. Il ne l’a pas voulu. Il a contenu nos appétits par nos peines et par nos labeurs ; il nous a dit : Vous n’aurez que ce que vous produirez ; mais du même coup il a donné au travail de l’homme le don d’être productif. Le travail n’est pas seulement le moyen que l’homme a de vivre : il vaut mieux que cela. Si le travail, en effet, ne servait qu’à faire tourner éternellement cette grande roue de la vie humaine, l’homme se demanderait bien vite à quoi bon. Les machines qui dépensent leur force à produire du mouvement sans produire d’effet sont des machines ridicules. Travailler pour vivre et vivre pour travailler, telle n’est pas, telle ne peut pas être ici-bas la vocation de l’homme. J’aimerais autant, à ce compte, la vocation de l’écureuil qui tourne sa roue. Il faut consi- dérer le travail de l’homme par ses grands côtés, par le côté qui touche à Ja nature matérielle et à la nature morale, que le travail change et améliore toutes deux.

La nature matérielle : voyez comme saint Chrysostôme[1] peint la terre couverte de ronces et d’épines, tant que la main de l’homme ne s’y applique pas ! Le travail seul la fertilise et l’embellit. Saint Chrysostôme écrivait avant les prodiges de l’industrie et de la science modernes ; mais il admirait déjà les changemens merveilleux que l’homme faisait sur la terre. L’Ecclésiastique, plus ancien que saint Chrysostôme, admire aussi les œuvres de l’homme ; il décrit les divers métiers, le laboureur qui mène la charrue et qui prend plaisir à tenir à la main l’aiguillon dont il pique ses bœufs, le charpentier et le maçon qui songent nuit et jour à leur travail, le graveur qui grave les cachets, qui s’arrête à diversifier ses figures et s’applique à imiter la peinture, veillant pour achever son ouvrage ; le forgeron qui s’assied près de l’enclume et considère le fer qu’il met en œuvre. La vapeur du feu sèche son corps, mais il résiste à l’ardeur du fourneau. Le son du marteau et de l’enclume lui fait perdre l’ouïe, mais son œil est attentif à la forme qu’il veut donner à son ouvrage. Tous ces hommes sont heureux de l’industrie de leurs mains, et ils s’étudient à être habiles dans leur métier ; sans eux et sans leur travail, les villes ne seraient ni bâties, ni habitées, ni fréquentées... Ils maintiennent l’état du monde, quoique leurs souhaits ne concernent que leur art[2].

Voilà le tableau d’une industrie bien timide encore et bien faible, d’est l’enfance du travail humain, et cependant que l’effet de ce travail est déjà grand ! Il est loin des merveilles de l’industrie et de la science modernes ; mais c’est ce travail qui bâtit les villes, qui y appelle les habitans et les voyageurs. Aux champs, il change la face de la terre et la taille des animaux, qu’il fait plus grands et plus beaux ; dans les villes, il pétrit le fer comme l’argile, il taille le bois et la pierre ; il maintient enfin l’état du monde, qui tomberait bientôt dans la stérilité et dans la solitude, s’il n’était sans cesse assisté et comme régénéré par le travail de l’bomme. Non-seulement le travail donne une face nouvelle au monde matériel, il donne aussi la joie au cœur de l’homme. Le forgeron aime à forger, le maçon à bâtir, le potier à façonner, le graveur à graver ; ils se réjouissent ou se consolent tous en l’œuvre de leurs mains. Le travail enfin, même dans ces siècles de timidité et de faiblesse industrielles, avait déjà sa qualité la plus caractéristique ; il ne faisait pas seulement vivre les hommes, il produisait une œuvre, il faisait du monde matériel le digne domicile de l’homme, et, de plus, il produisait un sentiment, c’est-à-dire qu’il réjouissait le cœur de l’homme. Il changeait et améliorait du même coup la nature matérielle et la nature morale.

Les docteurs chrétiens montrent encore bien mieux l’heureuse influence du travail sur la nature morale que les grands changemens qu’il apporte dans la nature matérielle. Ils vont même jusqu’à croire que si Dieu a voulu que la terre ne produisît de moissons que celles que procure le travail, c’est surtout pour que l’homme ne tombât pas dans l’oisiveté, mère de tous les vices. Le travail est à l’homme, dit saint Chrysostôme, ce que le frein est au cheval : il le contient et le dirige. L’homme qui travaille purifie et fortifie son âme, et les pères de l’église ne parlent pas seulement ici du travail en général, ils parlent du travail des mains. C’est au travail, sous sa forme même la plus rude et la plus grossière, qu’ils attribuent une salutaire influence sur l’ame. Ils tiennent à ce que l’homme, condamné au travail par la parole divine, acquitte sa dette, et l’acquitte par la sueur du corps, selon la lettre même de l’arrêt ; mais ils croient en même temps que l’acquittement de cette dette procure à l’âme une satisfaction qui l’épure et qui l’affermit. Saint Augustin[3] veut que les moines travaillent de leurs mains, et il fait de ce genre de travail une des obligations de la vie monastique. En vain les moines veulent équivoquer à ce sujet ; en vain disent-ils qu’ils travaillent quand ils vaquent à la prière, au chaut des psaumes, à la lecture de l’Écriture sainte. Saint Augustin n’admet pas ces capitulations de conscience ; il veut que les moines travaillent, il veut que l’obligation chrétienne soit rigoureusement accomplie.

Les idées du christianisme sur la nécessité et sur l’utilité morale du travail ont dû singulièrement influer sur la réhabilitation de l’industrie. Exercée autrefois par des esclaves, l’industrie se ressentait de l’abaissement de ceux qui l’exerçaient. Grâce au christianisme, elle devient la condition générale de l’humanité ; elle est autorisée par l’exemple de saint Paul, défendue énergiquement par les pères de l’église, imposée comme une règle de perfection à l’élite de la société chrétienne, c’est-à-dire aux moines : personne ne peut plus la mépriser. Mais je laisse volontiers de côté le secours que le christianisme a prêté aux professions industrielles pour m’attacher uniquement à l’influence morale qu’exerce le travail manuel.

Jean-Jacques Rousseau, dans l’Emile, recommande aussi le travail des mains ; il veut qu’Emile apprenne à être menuisier. Cette idée a fait beaucoup rire ; quant à moi, je l’ai toujours approuvée, et je me permettais de la défendre dès 1837. Je la défendais par les raisons que donne Rousseau, et qui sont curieuses à lire, aujourd’hui surtout ; je la défendais aussi à l’aide des raisons que j’empruntais à saint Augustin, dans son Traité du travail des moines. Un mot d’abord des raisons de Jean-Jacques Rousseau pour faire apprendre un métier aux enfans. « Vous vous fiez, dit-il, à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il nous est impossible de prévoir ou de prévenir celle qui peut regarder nos enfans. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore long-temps à durer... Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors[4] ? » Prophétie curieuse, déjà accomplie sur une génération, celle des émigrés de 92, et qui semble près de s’accomplir sur une autre génération, sur la nôtre, qui a pu croire et qui peut croire encore que le seul patrimoine solide que le père puisse laisser à ses enfans est le métier qu’il leur aura fait apprendre.

Ce n’est pas seulement à cause de l’instabilité des fortunes d’ici-bas que Jean-Jacques Rousseau prêche l’apprentissage du travail manuel : il montre aussi quels sont les avantages de cet exercice pour l’âme et pour le corps, et c’est de ce côté qu’il se rapproche de saint Augustin d’une manière imprévue. Ce que le grand docteur trouve de bon dans le travail des mains, c’est qu’il repose la pensée. L’âme ne peut pas toujours prier ; il faut donc passer d’un exercice à l’autre, et se délasser de l’activité de l’esprit par l’activité du corps. « Le grand secret de l’éducation, dit Jean-Jacques Rousseau, est de faire que les exercices du corps et ceux de l’esprit servent toujours de délassement les uns aux autres. » De cette manière, l’équilibre s’entretient. Vous n’avez pas des intelligences d’élite et des mains inhabiles et gauches. Il semble en effet que le monde soit partagé en deux classes différentes, celle des hommes qui sont forcés de mettre toujours les bras des autres au bout des leurs, et ceux qui sont forcés de mettre l’esprit des antres au bout du leur. Impuissance du cerveau ou impuissance du bras, même défaut, quoique fort différent, mais qu’il faut corriger, comme le veulent saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau, en mêlant les uns aux autres les exercices de l’esprit et les exercices du corps, le travail de l’intelligence et le travail des mains.

Mais le plus grand avantage du travail manuel. aux yeux des docteurs chrétiens, c’est qu’il règle et qu’il contient l’esprit de l’homme. Le travail de la pensée a quelque chose de vague et de capricieux. L’esprit qui médite n’est pas sûr de sa marche : tantôt il va bien et tantôt il va mal, tantôt il est appliqué et tantôt il est distrait. Le travail manuel n’a pas ces secousses et ces incertitudes ; il a quelque chose de fixe et de régulier qui influe sur l’esprit. Quelque petite que soit l’attention que le travail des mains demande à l’intelligence, cependant cette attention suffit pour tenir l’esprit et pour l’empêcher de rêver. C’est un grand bien. Je parle ici de la régularité intérieure et toute morale du travail manuel ; que dirai-je de sa régularité extérieure ? Aussitôt que le travail manuel entre dans la vie d’un homme, il la règle. Le désordre et la fantaisie ne sont plus de mise pour lui ; il a ses heures de repos et ses heures de peine. Son lever, ses repas, son coucher, tout est marqué et fixé nettement. Les métiers ne relèvent pas tous du travail manuel, mais ils ont tous quelque chose de mécanique ; c’est là ce qui en fait le mérite, parce que c’est là ce qui règle la vie de ceux qui les adoptent. Il faut à l’homme une occupation fixe et certaine ; il lui faut une règle en dehors de lui-même, qu’il ne puisse pas changer à sa guise. Le métier littéraire n’est si chanceux et si précaire que parce que le travail intellectuel ne comporte pas une régularité assidue. L’artiste et l’écrivain ne peuvent pas travailler avec la régularité de l’ouvrier, et c’est leur malheur. Leur genre de labeur a besoin d’inspiration, et j’allais presque dire de fantaisie. Il ne se fait pas bien à toutes les heures. Il suit l’allure du cerveau plutôt que celle des bras, c’est-à-dire une allure un peu vagabonde et un peu fantasque, même dans les esprits les mieux réglés.

Résumons les traits principaux de l’idée du travail tel que l’entend le christianisme.

Le travail est une loi imposée à l’homme déchu, mais cette loi porte avec elle sa consolation, puisque le travail est salutaire à l’homme. Le caractère essentiel du travail est d’être une œuvre morale et matérielle, de produire de grands effets dans le monde et de bons sentimens dans l’âme humaine. Tout travail qui n’est point une peine et toute peine qui n’est pas utile, utile au monde matériel qu’elle transforme et qu’elle améliore, utile au monde moral qu’elle corrige et qu’elle épure, ne répondent pas à l’idée chrétienne. La doctrine chrétienne contient une obligation ; elle ne contient l’idée d’aucun droit. L’homme doit travailler, par conséquent la recherche du travail est à sa charge. C’est lui qui doit trouver le travail, ce n’est pas le travail qui doit venir le trouver. Comme le christianisme ne s’occupe de l’homme qu’en regard de Dieu, il n’accorde à l’homme aucun droit. Quel droit en effet l’homme pourrait-il avoir contre Dieu ? L’idée du droit ne commence qu’au moment où l’homme, cessant de se mesurer à Dieu, se mesure à ses semblables. Alors il compare et il réclame ; alors il prétend qu’il a des droits et non plus seulement des obligations ; alors il passe de l’idée de l’obligation du travail à l’idée des droits que lui donne le travail. C’est une nouvelle phase dans l’histoire de l’humanité.

Le droit du travail, tel que l’entend le xviiie siècle, a un côté de parenté avec l’obligation du travail, tel que l’entend le christianisme : l’individu seul y est en cause, la société n’y est pas encore prise à partie. Le christianisme ne demandait pas à la société d’assurer l’obligation du travail, il s’en remettait, pour l’accomplissement de cette obligation, à la parole divine et à la nécessité humaine. Le XVIIIe siècle ne demande pas non plus à la société d’assurer du travail à l’individu, il lui demande seulement d’assurer le droit que l’individu a de travailler, sans être gêné ni lésé par personne. Le travail, qui était un devoir selon la doctrine chrétienne, est devenu un droit selon la doctrine des économistes et des philosophes du XVIIIe siècle ; mais, qu’il soit un droit ou qu’il soit un devoir, il est toujours resté individuel.

L’esprit du XVIIIe siècle respire tout entier dans ce changement de l’idée du travail. Dans ce siècle, en effet, l’homme cherche à se racheter de sa déchéance, non plus par la grâce d’un rédempteur divin, mais par ses efforts et par ses mérites personnels. La rédemption de l’humanité au XVIIIe siècle s’appelle la civilisation, et la béatitude céleste s’appelle la perfectibilité humaine. L’homme se croit en train de devenir dieu. Le travail est un des instrumens de la puissance qu’il veut conquérir, et, pour que ce travail soit puissant, il faut qu’il soit libre. Du reste, l’homme ne pense pas qu’avec le travail rien puisse lui manquer, ni que le travail même puisse lui manquer. Il est plein de confiance ; il est fier de cette arme nouvelle qu’il s’est donnée et qu’il a forgée dans son ancienne chaîne ; il est fier de ce devoir qu’il a changé en droit. Loin de lui à ce moment l’idée de demander à la société aucune garantie et aucune aide ; il ne lui demande que de ne pas le gêner dans son droit. Au XVIIIe siècle, l’homme prend hardiment à ses risques et périls l’exercice des droits qu’il réclame ; il ne veut pas que personne fasse sa besogne pour lui. Il a droit de travailler, comme il a droit de vivre, c’est-à-dire que personne ne doit l’entraver dans son travail, comme personne ne doit menacer sa vie ; mais personne non plus ne doit lui apporter son travail à moitié fait, et personne non plus ne doit le faire vivre. Le droit de travailler n’est pas le droit de travailler aux dépens du public, et le droit de vivre n’est pas le droit non plus de vivre aux dépens du public. L’idée du droit au XVIIIe siècle comporte une idée de fierté et d’indépendance personnelle qui fait honneur à l’humanité.

L’état de la société industrielle explique comment le droit du travail était si vivement revendiqué à ce moment. Ce droit était opprimé de la manière du monde la plus fâcheuse. Nulle part l’industrie n’était libre ; personne n’était ouvrier ou fabricant à sa guise et selon son génie. On n’était ouvrier et fabricant qu’à la condition d’être membre d’une corporation ; hors des jurandes et maîtrises point de travail autorisé. Dans l’industrie comme ailleurs, l’homme avait des privilèges ; il n’avait pas de liberté. « Dans presque toutes les villes du royaume, dit Turgot[5], l’exercice des différens arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres réunis en communauté, qui peuvent seuls, à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le privilège exclusif, en sorte que ceux qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et des métiers, ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi pénibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits ou à des exactions multipliées... Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces dépenses sont réduits à n’avoir qu’une subsistance précaire sous l’empire des maîtres, à languir dans l’indigence ou à porter hors de leur patrie une industrie qu’ils auraient pu rendre utile à l’état... La base des statuts des communautés est d’abord d’exclure du droit d’exercer le métier quiconque n’est pas membre de la communauté ; leur esprit général est de restreindre le plus qu’il est possible le nombre des maîtres, et de rendre l’acquisition de la maîtrise presque insurmontable pour tout autre que pour les enfans des maîtres actuels... Parmi les dispositions déraisonnables et diversifiées à l’infini de ces statuts, il en est qui excluent entièrement tous autres que les fils de maîtres ou ceux qui épousent des veuves de maîtres. D’autres rejettent tous ceux qu’ils appellent étrangers, c’est-à-dire qui sont nés dans une autre ville. Dans un grand nombre de communautés, il suffit d’être marié pour être exclu de l’apprentissage, et par conséquent de la maîtrise. L’esprit de monopole qui a présidé à la confection de ces statuts a été poussé jusqu’à exclure les femmes des métiers les plus convenables à leur sexe, tels que la broderie, qu’elles ne peuvent exercer pour leur propre compte... Quelques personnes en sont venues à dire que le droit de travail était un droit royal que le prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter. »

« Nous nous hâtons, dit Louis XVI parlant par la bouche de Turgot, de rejeter une pareille maxime. Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes[6]. »

Voilà les véritables doctrines du XVIIIe siècle. Le travail est la plus noble des propriétés, ou plutôt il est le principe et l’origine même de la propriété. Le droit du travail est donc un droit sacré, et la société elle-même n’a pas le droit de le régler, sinon dans quelques cas très rares ; car, si elle le règle, elle le gêne et le paralyse, témoin les maîtrises et les jurandes. Elles ont commencé par vouloir organiser le travail, elles ont fini par l’asservir et par le détruire.

Émancipée au XVIIIe siècle, l’industrie a eu, de nos jours, ses grandeurs et ses misères. Les deux choses vont ensemble. Jamais elle n’a fait plus de prodiges, jamais, aidée de la science, elle n’a plus hardiment renouvelé le monde matériel ; mais que de fois, dans l’histoire des dieux de l’industrie moderne, Saturne n’a-t-il pas dévoré ses enfans et Jupiter n’a-t-il pas détrôné ses frères ! Sous l’impitoyable aiguillon de la concurrence, l’industrie a marché à pas de géant, sans s’inquiéter de ceux qui tombaient et mouraient sur la route. C’était un beau et curieux spectacle que celui de l’industrie, telle qu’elle était encore hier ou avant-hier. Je ne puis mieux la comparer qu’à quelqu’une de ces vastes machines qu’elle emploie. Il n’y a rien qui ait un mouvement plus régulier et plus magnifique que ces grands appareils. Quel ordre ! quel concert ! quelle merveilleuse harmonie entre tous ces ressorts ! quelle puissance en même temps et quels effets ! Et cependant il suffit du plus petit dérangement, de la plus faible secousse, d’un grain de sable, d’un oubli et d’une négligence momentanée du cornac d’un de ces admirables animaux, il suffit d’un rien pour tout gâter et pour tout détruire. Il en est ainsi de l’industrie elle-même. Vienne une émeute, vienne un tribun ambitieux et heureux qui s’empare du gouvernement, voilà qu’à l’instant même ce grand et merveilleux appareil de l’industrie s’arrête ; plus de mouvement, plus d’action, plus dévie. A la tour de Babel, la veille de la confusion des langues, tout allait à merveille, tout le monde travaillait le cœur content et le bras dispos, parce que tout le monde s’entendait, parce qu’on apportait la brique à celui qui demandait de la brique et du mortier à celui qui demandait du mortier : aussi les murailles de la tour s’élevaient, et l’homme montait peu à peu vers le ciel ; mais voilà que, du soir au matin, tout à coup les travailleurs perdent le don de s’entendre, chacun parle un langage différent : l’un dit résistance, l’autre répond réforme, le troisième dit république. Alors la confusion vient, et avec la confusion, la ruine. Cette grande et belle industrie française se déconcerte ; le mouvement s’arrête ; plus de travail. C’est à ce moment que sont venus les esprits chimériques, qui ont promis de rendre à la machine le mouvement qu’elle avait perdu et qu’a été inventé le droit au travail : c’est la troisième phase de cette histoire de l’idée du travail que nous esquissons rapidement.

Le droit au travail est quelque chose de tout nouveau dans le monde, sous ce nom du moins, car au fond rien n’est plus ancien.

Le chrétien qui est obligé au travail cherche le travail, afin d’accomplir la loi de Dieu ; il obéit à la foi et à la nécessité. L’homme du XVIIIe siècle qui invoque la liberté du travail, l’invoque dans un esprit de fierté et d’indépendance personnelles. Le travailleur du XIXe siècle, ; tel que le conçoivent nos utopistes, n’est ni le chrétien qui se résigne, ni l’homme du XVIIIe siècle qui s’enorgueillit. Il croit, comme tous les deux, qu’il doit travailler, mais il ne croit pas que ce soit à ses risques et périls qu’il doive pratiquer ce droit. Il a sur le travail une sorte de droit absolu, indépendant de toutes les vicissitudes de l’industrie et de la société : il n’est pas, comme le chrétien, obligé au travail ; le travail est obligé envers lui, obligé à le nourrir. C’est ce dernier mot qui dit tout et qui indique dans quel esprit raison de le travailleur élevé à l’école des utopies modernes. Il a droit de vivre, non pas dans le sens que personne n’a droit de lui ôter la vie, mais dans le sens que la société est tenue de le nourrir. Le travail que l’ouvrier des utopistes consent à faire n’est que la forme sous laquelle la société s’acquitte envers lui de sa dette. C’est par le travail qu’il donne quittance à la société, dont il est le créancier. Avec cette doctrine, ne cherchez plus dans le travail ce qu’il produit, soit d’heureux changemens dans la matière, soit de bons sentimens dans l’âme humaine : ne cherchez qu’un moyen de faire vivre les gens. Le travail n’est qu’une occasion d’aumône sociale. On ne bâtit plus les Pyramides ou le Louvre pour créer de grande monumens, pour laisser une mémoire visible sur la terre : on bâtit pour nourrir les ouvriers ; on ne fait plus des tableaux et des statues à cause de l’art, on en fait à cause des artistes. Avec cette idée, peu importe que le travail soit une destruction ou une construction. Si c’est une construction, c’est pur respect humain : la destruction servirait de même. Aussi, quand en pareille matière les gouvernemens n’ont pas le temps d’avoir des idées, ils se bornent à faire faire quelque chose d’inutile, par exemple remuer de la terre, hausser ce qui était plat, aplatir ce qui était haut, jusqu’au jour où ils s’aperçoivent qu’il serait absolument aussi utile de payer les gens pour ne rien faire du tout que de les payer pour ne rien faire qui vaille. Alors, au lieu de payer le travail inutile, on paie le repos indigent : cela revient au même.

Du droit au travail nu droit à l’aumône, la pente est facile. Les gens que l’on fait vivre à l’aide d’un travail factice comprennent vite le mensonge de tout cela. Ils voient bien que le salaire est une aumône. Les honnêtes et les fiers s’en indignent ; les paresseux s’en accommodent, et, prenant ce travail pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un pur prétexte, ils travaillent en conséquence.

Un des premiers actes du gouvernement provisoire fut, comme on le sait, de décréter le droit au travail. « Le gouvernement de la république française s’engage, dit la proclamation du 25 février, à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile[7]. »

Cette proclamation était grosse de malheurs. Aucun n’a avorté ; mais ce que je veux surtout remarquer, c’est qu’elle disait plus naïvement qu’elle ne le croyait le secret de la société qu’elle voulait fonder, quand elle rendait, disait-elle, aux ouvriers, auxquels il appartenait, le million de la liste civile : elle substituait en effet une liste civile à une autre, la liste civile des ouvriers à la liste civile du roi ; elle substituait deux ou trois cent mille dynasties à la place d’une seule, et elle investissait ces dynasties de toutes les prérogatives des dynasties royales. Le privilège en effet des dynasties, ou du moins leur prétention, c’est d’être par le droit de la naissance et non par le droit de la capacité. Les dynasties ne conquièrent pas leur existence par leurs œuvres : leur existence est garantie par la loi, à la condition, il est vrai, de remplir certaines fonctions que les uns trouvent importantes et grandes, que les autres traitent de futiles et de cérémonieuses. Cependant, que ces cérémonies ou ces fonctions soient bien ou mal accomplies par les dynasties, leur existence, encore un coup, n’en est pas moins garantie par la loi. Telle est aussi l’existence de l’ouvrier selon la proclamation du 25 février. Qu’il fasse bien ou mal ses fonctions, que son travail soit une œuvre ou une cérémonie, il n’en est pas moins sûr de vivre. Et qu’on ne croie pas que ce soit la logique qui tire de pareilles conséquences de la proclamation du 25 février. L’expérience les a tirées. Les ateliers nationaux sont l’histoire de ces dynasties fainéantes et rétribuées qui sont sorties en foule des flancs féconds de la proclamation du 25 février.

Rendons justice cependant aux utopistes : d’une part, ils ne savaient pas tout le mal qu’ils allaient faire, et d’autre part, s’ils croyaient faire quelque chose de nouveau, ils se trompaient fort. Un peuple souverain et oisif, ayant sa liste civile, entretenu par l’état, amusé par l’état, n’est pas dans l’histoire une chose nouvelle ; cela a déjà existé. Tel était le peuple à Rome dans les derniers temps de la république. « Il vivait, dit un savant historien des lois agraires[8], un défenseur éclairé du système des Gracques, il vivait des aumônes de l’état, des distributions gratuites que lui faisait la république, et de la vente de ses votes. » Ce souverain fainéant, nourri et amusé par l’état, qu’avaient créé les corrupteurs et les destructeurs de la république, se corrige-t-il sous l’empire ? Non : il ne vend plus ses suffrages, parce qu’il n’y a plus d’élections ; mais l’état le dédommage de cette perle. On augmente les distributions de vivres et on multiplie les spectacles. C’est à ce prix que les empereurs sont des dieux pour le peuple[9]. Ils savent que le pain et les spectacles sont les deux grands intérêts du peuple[10]. L’annone est la vraie liste civile du peuple ; c’est le salaire des ateliers nationaux, moins l’hypocrisie du travail. À l’annone ajoutez la sportule, qui est aussi une distribution de vivres que font les grands de Rome à leurs cliens. Le patronage antique subsistait encore en effet ; mais, comme toutes les institutions, il servait à l’abâtardissement du peuple et à la perversion de la société romaine.

Tel était l’idéal vers lequel nous marchions à grands pas : société étrange, en vérité, qui se disait nouvelle, et qui n’avait pour modèle dans le monde que la société romaine dans ses jours de décrépitude ; société qui ne pouvait vivre un instant, de nos jours, qu’à la condition que la France entière s’épuisât à entretenir les deux cent mille dynasties du peuple parisien, comme l’univers autrefois servait à l’entretien du peuple romain.

À l’histoire récente et significative du droit au travail, ajouterons-nous quelques réflexions, et essaierons-nous de comparer les effets moraux des trois théories opposées : l’obligation du travail, le droit du travail, le droit au travail ? La doctrine chrétienne affermit l’âme par la résignation ; la doctrine du XVIIIe siècle rend l’homme actif et indépendant ; l’utopie du XIXe siècle l’amollit et l’irrite à la fois. Elle lui apprend à ne point compter sur lui-même et à toujours compter sur la société, et, si la société ne prend pas à ses frais l’entretien chaque jour plus coûteux de son oisiveté, alors l’élève des utopistes doit trouver la société injuste. Il ne sort de sa mollesse de souverain oisif que pour prendre le courroux d’un souverain méconnu et insulté ; il doit chercher à détruire la société, ne pouvant l’asservir. Mécontent de lui-même et des autres, plein de présomption et plein de mécomptes, trop flatté pour n’être pas souvent désappointé, trop orgueilleux pour rien apprendre de l’expérience, il passe sa vie à changer de charlatans qui lui promettent la félicité de ses vices.

En morale, le droit au travail procède de l’égoïsme et de la paresse ; en histoire, de la mendicité du peuple romain ; en économie politique, des ateliers nationaux. Auquel de ces trois titres veut-on le mettre au nombre des principes primordiaux de la constitution ?


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Homélies sur l’épître aux Romains.
  2. Ecclesiast., ch. 38. — Je passe les versets suivans : « Et toutefois on ne leur demandera point leur avis dans le conseil du peuple, et ils ne prendront pas la parole dans l’assemblée, et ils ne seront pas assis sur les sièges des juges ; ils n’interpréteront pas les lois qui font les jugemens ; ils ne publieront point les instructions ou les règles de la vie ; ils ne trouveront pas l’éclaircissement des paraboles.... »
  3. De Opere monachorum.
  4. Emile, livre III.
  5. Préambule de l’édit sur la suppression des jurandes, février 1776.
  6. Je retrouve dans les excellentes Lettres sur l’organisation du travail que M. Michel Chevalier a fait paraître dans le Journal des Débats, et qui viennent d’être recueillies en un volume in-12, « qu’il en coûtait 200 fr. à une fille pour être reçue maîtresse bouquetière à Paris. » La réception de la maîtrise coûtait de même 200 fr. dans la communauté des maîtres jardiniers, 12 à 1,500 fr. pour des métiers plus important, tels que ceux de serrurier, charron, menuisier, pâtissier, etc. Dans les arts plus distingués, il en coûtait souvent plus de 3 à 4,000 livres.
  7. Recueil complet des actes du gouvernement provisoire, par M. Carrey, p. 12.
  8. M. Antonin Macé, professeur d’histoire. — Des Lois Agraires chez les Romains, 1 vol. in-8, 1846.
  9. Nocte pluit totâ : redeunt spectacula mane ;
    Divisum imperium cum Jove Cæsar habet.

  10. Annonâ et spectaculis plebem teneri, dit Fronton à Marc Aurèle.