Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 7

Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 447-449).
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CHAPITRE VII.
CONGRÈS ET TRAITÉ AVEC LES CHINOIS[1].

On doit d’abord se représenter quelles étaient les limites de l’empire chinois et de l’empire russe. Quand on est sorti de la Sibérie proprement dite, et qu’on a laissé loin au midi cent hordes de Tartares, Calmoucks blancs, Calmoucks noirs, Monguls mahométans, Monguls nommés idolâtres, on avance vers le 130e degré de longitude, et au 52e de latitude, sur le fleuve d’Amur ou d’Amour. Au nord de ce fleuve est une grande chaîne de montagnes qui s’étend jusqu’à la mer Glaciale par-delà le cercle polaire. Ce fleuve, qui coule l’espace de cinq cents lieues dans la Sibérie et dans la Tartarie chinoise, va se perdre après tant de détours dans la mer de Kamtschatka. On assure qu’à son embouchure dans cette mer on pêche quelquefois un poisson monstrueux, beaucoup plus gros que l’hippopotame du Nil, et dont la mâchoire est d’un ivoire plus dur et plus parfait[2]. On prétend que cet ivoire faisait autrefois un objet de commerce, qu’on le transportait par la Sibérie, et que c’est la raison pour laquelle on en trouve encore plusieurs morceaux enfouis dans les campagnes. C’est cet ivoire fossile dont nous avons déjà parlé[3] : mais on prétend qu’autrefois il y eut des éléphants en Sibérie ; que des Tartares vainqueurs des Indes amenèrent dans la Sibérie plusieurs de ces animaux dont les os se sont conservés dans la terre.

Ce fleuve d’Amour est nommé le fleuve Noir par les Tartares mantchoux, et le fleuve du Dragon par les Chinois.

C’était[4] dans ces pays si longtemps inconnus que la Chine et la Russie se disputaient les limites de leurs empires. La Russie possédait quelques forts vers le fleuve d’Amour, à trois cents lieues de la grande muraille. Il y eut beaucoup d’hostilités entre les Chinois et les Russes au sujet de ces forts : enfin les deux États entendirent mieux leurs intérêts ; l’empereur Kang-hi préféra la paix et le commerce à une guerre inutile. Il envoya sept ambassadeurs à Nipchou, l’un de ces établissements. Ces ambassadeurs menaient environ dix mille hommes avec eux, en comptant leur escorte. C’était là le faste asiatique ; mais ce qui est très-remarquable, c’est qu’il n’y avait point d’exemple dans les annales de l’empire d’une ambassade vers une autre puissance : ce qui est encore unique, c’est que les Chinois n’avaient jamais fait de traité de paix depuis la fondation de l’empire. Deux fois subjugués par les Tartares, qui les attaquèrent et qui les domptèrent, ils ne firent jamais la guerre à aucun peuple, excepté à quelques hordes, ou bientôt subjuguées, ou bientôt abandonnées à elles-mêmes sans aucun traité. Ainsi cette nation si renommée pour la morale ne connaissait point ce que nous appelons droit des gens, c’est-à-dire ces règles incertaines de la guerre et de la paix, ces droits des ministres publics, ces formules de traités, les obligations qui en résultent, les disputes sur la préséance et le point d’honneur.

En quelle langue d’ailleurs les Chinois pouvaient-ils traiter avec les Russes au milieu des déserts ? Deux jésuites, l’un Portugais, nommé Péreira, l’autre Français, nommé Gerbillon, partis de Pékin avec les ambassadeurs chinois, leur aplanirent toutes ces difficultés nouvelles, et furent les véritables médiateurs. Ils traitèrent en latin avec un Allemand de l’ambassade russe, qui savait cette langue. Le chef de l’ambassade russe était Gollovin, gouverneur de Sibérie ; il étala une plus grande magnificence que les Chinois, et par là donna une noble idée de son empire à ceux qui s’étaient crus les seuls puissants sur la terre. Les deux jésuites réglèrent les limites des deux dominations ; elles furent posées à la rivière de Kerbechi, près de l’endroit même où l’on négociait. Le midi resta aux Chinois, le nord aux Russes. Il n’en coûta à ceux-ci qu’une petite forteresse qui se trouva bâtie au delà des limites ; on jura une paix éternelle, et, après quelques contestations, les Russes et les Chinois la jurèrent[5] au nom du même Dieu en ces termes : « Si quelqu’un a jamais la pensée secrète de rallumer le feu de la guerre, nous prions le Seigneur souverain de toutes choses, qui connaît les cœurs, de punir ces traîtres par une mort précipitée. »

Cette formule, commune à des Chinois et à des chrétiens, peut faire connaître deux choses importantes : la première que le gouvernement chinois n’est ni athée ni idolâtre, comme on l’en a si souvent accusé par des imputations contradictoires ; la seconde, que tous les peuples qui cultivent leur raison reconnaissent en effet le même Dieu, malgré tous les égarements de cette raison mal instruite. Le traité fut rédigé en latin dans deux exemplaires. Les ambassadeurs russes signèrent les premiers la copie qui leur demeura, et les Chinois signèrent aussi la leur les premiers, selon l’usage des nations de l’Europe qui traitent de couronne à couronne. On observa un autre usage des nations asiatiques et des premiers âges du monde connu ; le traité fut gravé sur deux gros marbres qui furent posés pour servir de bornes aux deux empires[6]. Trois ans après, le czar envoya le Danois Ilbrand Ide[7] en ambassade à la Chine, et le commerce établi a subsisté depuis avec avantage jusqu’à une rupture entre la Russie et la Chine en 1722 ; mais après cette interruption il a repris une nouvelle vigueur.

  1. Tiré des Mémoires envoyés de la Chine, de ceux de Pétersbourg, et des lettres rapportées dans l’Histoire de la Chine, compilée par Duhalde. (Note de Voltaire.)
  2. Il est apparent qu’on voulait parler des morses ou vaches marines, animaux amphibies qui ont à la mâchoire supérieure deux longues et fortes défenses dirigées du haut en bas, en sens contraire de celles des éléphants, et dont l’ivoire est aussi beau et aussi dur. (K.)
  3. Page 411.
  4. Mémoires des jésuites Péreira et Gerbillon. (Note de Voltaire.)
  5. 1689, 8 septembre (n. st.), Mémoires de la Chine. (Note de Voltaire.)
  6. Les colonnes ne furent point élevées, si on en croit l’auteur de la Nouvelle Histoire de Russie. (K.) — C’est l’ouvrage de P.-C. Levesque (voyez une note sur les Anecdotes sur le czar Pierre le Grand) que les éditeurs de Kehl désignent ici.
  7. Ses véritables noms sont Éverard-Ysbrantz Ides.