Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 5

Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 437-442).
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CHAPITRE V.
GOUVERNEMENT DE LA PRINCESSE SOPHIE. QUERELLE SINGULIÈRE DE RELIGION. CONSPIRATION.

Voilà par quels degrés la princesse Sophie[1] monta en effet sur le trône de Russie sans être déclarée czarine, et voilà les premiers exemples qu’eut Pierre Ier devant les yeux. Sophie eut tous les honneurs d’une souveraine ; son buste sur les monnaies, la signature pour toutes les expéditions, la première place au conseil, et surtout la puissance suprême. Elle avait beaucoup d’esprit, faisait même des vers dans sa langue, écrivait et parlait bien : une figure agréable relevait encore tant de talents ; son ambition seule les ternit.

Elle maria son frère Ivan suivant la coutume dont nous avons vu tant d’exemples. Une jeune Soltikoff, de la maison de ce même Soltikoff que les strélitz avaient assassiné, fut choisie au milieu de la Sibérie, où son père commandait dans une forteresse, pour être présentée au czar Ivan à Moscou. Sa beauté l’emporta sur les brigues de toutes ses rivales. Ivan l’épousa en 1684. Il semble, à chaque mariage d’un czar, qu’on lise l’histoire d’Assuérus, ou celle du second Théodose.

Au milieu des fêtes de ce mariage, les strélitz excitèrent un nouveau soulèvement ; et, qui le croirait ? c’était pour la religion, c’était pour le dogme. S’ils n’avaient été que soldats, ils ne seraient pas devenus controversistes ; mais ils étaient bourgeois de Moscou. Du fond des Indes jusqu’aux extrémités de l’Europe, quiconque se trouve ou se met en droit de parler avec autorité à la populace peut fonder une secte ; et c’est ce qu’on a vu dans tous les temps, surtout depuis que la fureur du dogme est devenue l’arme des audacieux et le joug des imbéciles.

On avait déjà essuyé quelques séditions en Russie, dans les temps où l’on disputait si la bénédiction devait se donner avec trois doigts ou avec deux. Un certain Abakum, archiprêtre, avait dogmatisé à Moscou sur le Saint-Esprit, qui, selon l’Évangile, doit illuminer tout fidèle ; sur l’égalité des premiers chrétiens ; sur ces paroles de Jésus : Il n’y aura parmi vous ni premier ni dernier. Plusieurs citoyens, plusieurs strélitz, embrassèrent les opinions d’Abakum : le parti se fortifia ; un certain Raspop[2] en fut le chef[3]. Les sectaires enfin entrèrent dans la cathédrale, où le patriarche et son clergé officiaient : ils le chassèrent, lui et les siens, à coups de pierres, et se mirent dévotement à leur place pour recevoir le Saint-Esprit. Ils appelaient le patriarche loup ravisseur dans le bercail, titre que toutes les communions se sont libéralement donné les unes aux autres. On courut avertir la princesse Sophie et les deux jeunes czars de ces désordres ; on fit dire aux autres strélitz qui soutenaient la bonne cause que les czars et l’Église étaient en danger. Le parti des strélitz et bourgeois patriarcaux en vint aux mains contre la faction des abakumistes ; mais le carnage fut suspendu dès qu’on parla de convoquer un concile. Aussitôt un concile s’assemble dans une salle du palais : cette convocation n’était pas difficile ; on fit venir tous les prêtres qu’on trouva. Le patriarche et un évêque disputèrent contre Raspop, et, au second syllogisme, on se jeta des pierres au visage. Le concile finit par couper le cou à Raspop et à quelques-uns de ses fidèles disciples, qui furent exécutés sur les seuls ordres des trois souverains, Sophie, Ivan et Pierre.

Dans ce temps de trouble, il y avait un knès, Chovanskoi, qui, ayant contribué à l’élévation de la princesse Sophie, voulait, pour prix de ses services, partager le gouvernement. On croit bien qu’il trouva Sophie ingrate. Alors il prit le parti de la dévotion et des raspopites persécutés ; il souleva encore une partie des strélitz et du peuple au nom de Dieu : la conspiration fut plus sérieuse que l’enthousiasme de Raspop. Un ambitieux hypocrite va toujours plus loin qu’un simple fanatique. Chovanskoi ne prétendait pas moins que l’empire ; et, pour n’avoir désormais rien à craindre, il résolut de massacrer, et les deux czars, et Sophie, et les autres princesses, et tout ce qui était attaché à la famille czarienne. Les czars et les princesses furent obligés de se retirer au monastère de la Trinité, à douze lieues de Moscou. C’était à la fois un couvent, un palais et une forteresse, comme Mont-Cassin, Corbie, Fulde. Kempten, et tant d’autres, chez les chrétiens du rite latin. Ce monastère de la Trinité appartient aux moines basiliens ; il est entouré de larges fossés et de remparts de briques garnis d’une artillerie nombreuse. Les moines possédaient quatre lieues de pays à la ronde. La famille czarienne y était en sûreté, plus encore par la force que par la sainteté du lieu. De là Sophie négocia avec le rebelle, le trompa, l’attira à moitié chemin, et lui fit trancher la tête, ainsi qu’à un de ses fils, et à trente-sept strélitz qui l’accompagnaient[4].

Le corps des strélitz, à cette nouvelle, s’apprête à marcher en armes au couvent de la Trinité, il menace de tout exterminer : la famille czarienne se fortifie ; les boïards arment leurs vassaux ; tous les gentilshommes accourent ; une guerre civile sanglante commençait. Le patriarche apaisa un peu les strélitz ; les troupes qui venaient contre eux de tous côtés les intimidèrent : ils passèrent enfin de la fureur à la crainte, et de la crainte à la plus aveugle soumission, changement ordinaire à la multitude[5]. Trois mille sept cents des leurs, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, se mirent une corde au cou, et marchèrent en cet état au couvent de la Trinité, que trois jours auparavant ils voulaient réduire en cendres. Ces malheureux se rendirent devant le monastère, portant deux à deux un billot et une hache ; ils se prosternèrent à terre, et attendirent leur supplice ; on leur pardonna[6]. Ils s’en retournèrent à Moscou en bénissant leurs maîtres, et prêts, sans le savoir, à renouveler tous leurs attentats à la première occasion.

Après ces convulsions, l’État reprit un extérieur tranquille ; Sophie eut toujours la principale autorité, abandonnant Ivan à son incapacité, et tenant Pierre en tutelle. Pour augmenter sa puissance, elle la partagea avec le prince Basile Gallitzin, qu’elle fit généralissime, administrateur de l’État, et garde des sceaux : homme supérieur en tout genre à tout ce qui était alors dans cette cour orageuse ; poli, magnifique, n’ayant que de grands desseins, plus instruit qu’aucun Russe parce qu’il avait reçu une éducation meilleure, possédant même la langue latine, presque totalement ignorée en Russie ; homme d’un esprit actif, laborieux, d’un génie au-dessus de son siècle, et capable de changer la Russie s’il en avait eu le temps et le pouvoir comme il en avait la volonté. C’est l’éloge que fait de lui La Neuville[7] envoyé pour lors de Pologne en Russie, et les éloges des étrangers sont les moins suspects.

Ce ministre contint la milice des strélitz en distribuant les plus mutins dans des régiments en Ukraine, à Casan, en Sibérie. C’est sous son administration que la Pologne, longtemps rivale de la Russie, céda, en 1686, toutes ses prétentions sur les grandes provinces de Smolensko et de l’Ukraine. C’est lui qui, le premier, fit envoyer, en 1687, une ambassade en France, pays qui était depuis vingt ans dans toute sa gloire, par les conquêtes et les nouveaux établissements de Louis XIV, par sa magnificence, et surtout par la perfection des arts, sans lesquels on n’a que de la grandeur, et point de gloire véritable. La France n’avait eu encore aucune correspondance avec la Russie, on ne la connaissait pas ; et l’Académie des inscriptions célébra par une médaille cette ambassade, comme si elle fût venue des Indes ; mais, malgré la médaille, l’ambassadeur Dolgorouki échoua ; il essuya même de violents dégoûts par la conduite de ses domestiques. On eût mieux fait de tolérer leurs fautes ; mais la cour de Louis XIV ne pouvait prévoir alors que la Russie et la France compteraient un jour parmi leurs avantages celui d’être étroitement alliées.

L’État était alors tranquille au dedans, toujours resserré du côté de la Suède, mais étendu du côté de la Pologne, sa nouvelle alliée, continuellement en alarmes vers la Tartarie-Crimée, et en mésintelligence avec la Chine pour les frontières.

Ce qui était le plus intolérable pour cet empire, et ce qui marquait bien qu’il n’était point parvenu encore à une administration vigoureuse et régulière, c’est que le kan des Tartares de Crimée exigeait un tribut annuel de soixante mille roubles, comme la Turquie en avait imposé un à la Pologne.

La Tartarie-Crimée est cette même Chersonèse taurique, célèbre autrefois par le commerce des Grecs, et plus encore par leurs fables ; contrée fertile et toujours barbare, nommée Crimée, du titre des premiers kans, qui s’appelaient crim avant les conquêtes des enfants de Gengis. C’est pour s’affranchir et se venger de la honte d’un tel tribut que le premier ministre Gallitzin alla lui-même en Crimée à la tête d’une armée nombreuse[8]. Ces armées ne ressemblaient en rien à celles que le gouvernement entretient aujourd’hui ; point de discipline, pas même de régiment bien armé, point d’habits uniformes, rien de régulier ; une milice à la vérité endurcie au travail et à la disette, mais une profusion de bagages qu’on ne voit pas même dans nos camps, où règne le luxe. Ce nombre prodigieux de chars qui portaient des munitions et des vivres dans des pays dévastés et dans des déserts nuisit aux entreprises sur la Crimée. On se trouva dans de vastes solitudes sur la rivière de Samare, sans magasins. Gallitzin fit dans ces déserts ce qu’on n’a point, je pense, fait ailleurs : il employa trente mille hommes à bâtir sur la Samare une ville qui pût servir d’entrepôt pour la campagne prochaine ; elle fut commencée dès cette année, et achevée en trois mois, l’année suivante, toute de bois à la vérité, avec deux maisons de briques et des remparts de gazon, mais munies d’artillerie, et en état de défense.

C’est tout ce qui se fit de singulier dans cette expédition ruineuse. Cependant Sophie régnait : Ivan n’avait que le nom de czar ; et Pierre, âgé de dix-sept ans, avait déjà le courage de l’être. L’envoyé de Pologne, La Neuville, résident alors à Moscou, et témoin oculaire de ce qui se passa, prétend que Sophie et Gallitzin engagèrent le nouveau chef des strélitz à leur sacrifier leur jeune czar : il paraît au moins que six cents de ces strélitz devaient s’emparer de sa personne. Les Mémoires secrets que la cour de Russie m’a confiés assurent que le parti était pris de tuer Pierre Ier : le coup allait être porté, et la Russie était privée à jamais de la nouvelle existence qu’elle a reçue depuis[9]. Le czar fut encore obligé de se sauver au couvent de la Trinité, refuge ordinaire de la cour menacée de la soldatesque. Là il convoque les boïards de son parti, assemble une milice, fait parler aux capitaines des strélitz, appelle à lui quelques Allemands établis dans Moscou depuis longtemps, tous attachés à sa personne, parce qu’il favorisait déjà les étrangers. Sophie et Ivan, restés dans Moscou, conjurent le corps des strélitz de leur demeurer fidèles ; mais la cause de Pierre, qui se plaint d’un attentat médité contre sa personne et contre sa mère, l’emporte sur celle d’une princesse et d’un czar dont le seul aspect éloignait les cœurs. Tous les complices furent punis avec une sévérité à laquelle le pays était alors aussi accoutumé qu’aux attentats. Quelques-uns furent décapités, après avoir éprouvé le supplice du knout ou des batoques. Le chef des strélitz périt de cette manière : on coupa la langue à d’autres qu’on soupçonnait. Le prince Gallitzin, qui avait un de ses parents auprès du czar Pierre, obtint la vie ; mais, dépouillé de tous ses biens, qui étaient immenses, il fut relégué sur le chemin d’Archangel. La Neuville, présent à toute cette catastrophe, dit qu’on prononça la sentence à Gallitzin en ces termes : « Il t’est ordonné par le très-clément czar de te rendre à Karga, ville sous le pôle, et d’y rester le reste de tes jours. La bonté extrême de Sa Majesté t’accorde trois sous par jour. »

Il n’y a point de ville sous le pôle. Karga est au soixante et deuxième degré de latitude, six degrés et demi seulement plus au nord que Moscou. Celui qui aurait prononcé cette sentence eût été mauvais géographe : on prétend que La Neuville a été trompé par un rapport infidèle.

Enfin la princesse Sophie[10] fut reconduite dans son monastère de Moscou : après avoir régné longtemps, ce changement était un assez grand supplice.

De ce moment Pierre régna. Son frère Ivan n’eut d’autre part au gouvernement que celle de voir son nom dans les actes publics ; il mena une vie privée, et mourut en 1696.


  1. Tiré tout entier des Mémoires envoyés de Pétersbourg. (Note de Voltaire.)
  2. Raspop signifie prêtre excommunié : ce n’est point un nom propre.
  3. 1682, 16 juillet n. st. (Note de Voltaire.)
  4. 1682. (Note de Voltaire.) — Plusieurs historiens disent que Chavanskoi était innocent, et que Sophie avait imaginé la conspiration pour se débarrasser de lui. (G. A.)
  5. Ce n’était pas seulement la crainte qui les possédait alors, mais l’idée du sacrilége qu’ils avaient failli commettre en voulant attaquer leurs dieux terrestres, les deux czars.
  6. Sauf quelques-uns qui furent suppliciés.
  7. P.-C. Levesque, dans une note imprimée par Palissot, reproche à Voltaire d’avoir cité La Neuville, qu’il prétend n’être qu’un pseudonyme. Le Moréri de 1759 attribue en effet à Adrien Baillet la Relation curieuse et nouvelle de Moscovie, 1698, in-12. Mais cet ouvrage est réellement de Foy de La Neuville. (B.)
  8. 1687, 1688. (Note de Voltaire.)
  9. Quelques historiens se demandent si Pierre n’avait pas lui-même excité la révolte dans le but de s’affranchir de la domination de sa sœur.
  10. 1689. (Note de Voltaire.)