Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 3

Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 427-433).
◄  Chap. II
Chap. IV  ►
CHAPITRE III.
DES ANCÊTRES DE PIERRE LE GRAND.

La famille de Pierre était sur le trône depuis l’an 1613. La Russie, avant ce temps, avait essuyé des révolutions qui éloignaient encore la réforme et les arts. C’est le sort de toutes les sociétés d’hommes. Jamais il n’y eut de troubles plus cruels dans aucun royaume. Le tyran Boris Godonou[1] fit assassiner, en 1597, l’héritier légitime Demetri, que nous nommons Demetrius, et usurpa l’empire. Un jeune moine prit le nom de Demetrius, prétendit être le prince échappé aux assassins, et, secouru des Polonais et d’un grand parti que les tyrans ont toujours contre eux, il chassa l’usurpateur, et usurpa lui-même la couronne. On reconnut son imposture dès qu’il fut maître, parce qu’on fut mécontent de lui : il fut assassiné. Trois autres faux Demetrius s’élevèrent l’un après l’autre. Cette suite d’impostures supposait un pays tout en désordre. Moins les hommes sont civilisés, plus il est aisé de leur en imposer. On peut juger à quel point ces fraudes augmentaient la confusion et le malheur public. Les Polonais, qui avaient commencé les révolutions en établissant le premier faux Demetri, furent sur le point de régner en Russie. Les Suédois partagèrent les dépouilles du côté de la Finlande, et prétendirent aussi au trône ; l’État était menacé d’une ruine entière.

Au milieu de ces malheurs, une assemblée composée des principaux boïards élut pour souverain, en 1613, un jeune homme de quinze ans : ce qui ne paraissait pas un moyen sûr de finir les troubles. Ce jeune homme était Michel Romano[2], grand-père du czar Pierre, fils de l’archevêque de Rostou, surnommé Philarète, et d’une religieuse, allié par les femmes aux anciens czars.

Il faut savoir que cet archevêque était un seigneur puissant que le tyran Boris avait forcé de se faire prêtre. Sa femme Sheremeto[3] fut aussi contrainte de prendre le voile : c’était un ancien usage des tyrans occidentaux chrétiens latins ; celui des chrétiens grecs était de crever les yeux. Le tyran Demetri donna à Philarète l’archevêché de Rostou, et l’envoya ambassadeur en Pologne. Cet ambassadeur était prisonnier chez les Polonais, alors en guerre avec les Russes, tant le droit des gens était ignoré chez tous ces peuples. Ce fut pendant sa détention que le jeune Romano, fils de cet archevêque, fut élu czar. On échangea son père contre des prisonniers polonais, et le jeune czar créa son père patriarche : ce vieillard fut souverain en effet sous le nom de son fils.

Si un tel gouvernement paraît singulier aux étrangers, le mariage du czar Michel Romano le semble davantage. Les monarques des Russies ne prenaient plus des épouses dans les autres États depuis l’an 1490. Il paraît que depuis qu’ils eurent Casan et Astracan, ils suivirent presque en tout les coutumes asiatiques, et principalement celle de ne se marier qu’à leurs sujettes.

Ce qui ressemble encore plus aux usages de l’ancienne Asie, c’est que pour marier un czar on faisait venir à la cour les plus belles filles des provinces ; la grande maîtresse de la cour les recevait chez elle, les logeait séparément, et les faisait manger toutes ensemble. Le czar les voyait ou sous un nom emprunté ou sans déguisement. Le jour du mariage était fixé sans que le choix fût encore connu ; et le jour marqué, on présentait un habit de noce à celle sur qui le choix secret était tombé : on distribuait d’autres habits aux prétendantes, qui s’en retournaient chez elles. Il y eut quatre exemples de pareils mariages.

C’est de cette manière que Michel Romano épousa Eudoxe, fille d’un pauvre gentilhomme nommé Streshneu. Il cultivait ses champs lui-même avec ses domestiques, lorsque des chambellans, envoyés par le czar avec des présents, lui apprirent que sa fille était sur le trône. Le nom de cette princesse est encore cher à la Russie. Tout cela est éloigné de nos mœurs, et n’en est pas moins respectable.

Il est nécessaire de dire qu’avant l’élection de Romano, un grand parti avait élu le prince Ladislas, fils du roi de Pologne Sigismond III. Les provinces voisines de la Suède avaient offert la couronne à un frère de Gustave-Adolphe ; ainsi la Russie était dans la même situation où l’on a vu si souvent la Pologne, chez qui le droit d’élire un monarque a été une source de guerres civiles. Mais les Russes n’imitèrent point les Polonais, qui font un contrat avec le roi qu’ils élisent. Quoiqu’ils eussent éprouvé la tyrannie, ils se soumirent à un jeune homme sans rien exiger de lui.

La Russie n’avait jamais été un royaume électif ; mais la race masculine des anciens souverains ayant manqué, six czars ou prétendants ayant péri malheureusement dans les derniers troubles, il fallut, comme on l’a vu[4], élire un monarque ; et cette élection causa de nouvelles guerres avec la Pologne et la Suède, qui combattirent pour leurs prétendus droits au trône de Russie. Ces droits de gouverner une nation malgré elle ne se soutiennent jamais longtemps. Les Polonais d’un côté, après s’être avancés jusqu’à Moscou, et après des pillages qui étaient les expéditions militaires de ces temps-là, conclurent une trêve de quatorze ans. La Pologne, par cette trêve, demeura en possession du duché de Smolensko, dans lequel le Borysthène prend sa source. Les Suédois firent aussi la paix ; ils restèrent en possession de l’Ingrie, et privèrent les Russes de toute communication avec la mer Baltique, de sorte que cet empire resta plus que jamais séparé du reste de l’Europe.

Michel Romano, depuis cette paix, régna tranquille, et il ne se fit dans ses États aucun changement qui corrompît ni qui perfectionnât l’administration. Après sa mort, arrivée en 1645, son fils Alexis Michaelovitz[5], ou fils de Michel, âgé de seize ans, régna par le droit héréditaire. On peut remarquer que les czars étaient sacrés par le patriarche, suivant quelques rites de Constantinople, à cela près que le patriarche de Russie était assis sur la même estrade avec le souverain, et affectait toujours une égalité qui choquait le pouvoir suprême.

ALEXIS MICHAELOVITZ, FILS DE MICHEL.

Alexis se maria comme son père, et choisit parmi les filles qu’on lui amena celle qui lui parut la plus aimable. Il épousa une des deux filles du boïard Miloslauski, en 1647, et ensuite une Nariskin, en 1671. Son favori Morosou épousa l’autre. On ne peut donner à ce Morosou un titre plus convenable que celui de vizir, puisque il était despotique dans l’empire, et que sa puissance excita des révoltes parmi les strélitz et le peuple, comme il est arrivé souvent à Constantinople.

Le règne d’Alexis fut troublé par des séditions sanglantes, par des guerres intestines et étrangères. Un chef des Cosaques du Tanaïs, nommé Stenko-Rasin, voulut se faire roi d’Astracan : il inspira longtemps la terreur ; mais enfin, vaincu et pris, il finit par le dernier supplice, comme tous ses semblables, pour lesquels il n’y a jamais que le trône ou l’échafaud. Environ douze mille de ses partisans furent pendus, dit-on, sur le grand chemin d’Astracan. Cette partie du monde était celle où les hommes, étant le moins gouvernés par les mœurs, ne l’étaient que par les supplices ; et de ces supplices affreux naissaient la servitude et la fureur secrète de la vengeance.

Alexis eut une guerre contre la Pologne ; elle fut heureuse et terminée par une paix qui lui assura la possession de Smolensko, de Kiovie, et de l’Ukraine ; mais il fut malheureux avec les Suédois, et les bornes de l’empire étaient toujours très-resserrées du côté de la Suède.

Les Turcs étaient alors plus à craindre : ils tombaient sur la Pologne, et menaçaient les pays du czar, voisins de la Tartarie Crimée, l’ancienne Chersonèse taurique. Ils prirent, en 1671, la ville importante de Kaminieck, et tout ce qui dépendait de la Pologne en Ukraine. Les Cosaques de l’Ukraine, qui n’avaient jamais voulu de maîtres, ne savaient alors s’ils appartenaient à la Turquie, à la Pologne, ou à la Russie. Le sultan Mahomet IV, vainqueur des Polonais, et qui venait de leur imposer un tribut, demanda avec tout l’orgueil d’un Ottoman et d’un vainqueur que le czar évacuât tout ce qu’il possédait en Ukraine, et fut refusé avec la même fierté. On ne savait point alors déguiser l’orgueil par les dehors de la bienséance. Le sultan, dans sa lettre, ne traitait le souverain des Russies que de hospodar chrétien, et s’intitulait très-glorieuse majesté, roi de tout l’univers. Le czar répondit « qu’il n’était pas fait pour se soumettre à un chien de mahométan, et que son cimeterre valait bien le sabre du Grand Seigneur ».

Alexis alors forma un dessein qui semblait annoncer l’influence que la Russie devait avoir un jour dans l’Europe chrétienne. Il envoya des ambassadeurs au pape et à presque tous les grands souverains de l’Europe, excepté à la France, alliée des Turcs, pour tâcher de former une ligue contre la Porte-Ottomane. Ses ambassadeurs ne réussirent dans Rome qu’à ne point baiser les pieds du pape, et n’obtinrent ailleurs que des vœux impuissants ; les querelles des princes chrétiens, et les intérêts qui naissent de ces querelles mêmes, les mettant toujours hors d’état de se réunir contre l’ennemi de la chrétienté.

Les Ottomans cependant menaçaient de subjuguer la Pologne, qui refusait de payer le tribut. Le czar Alexis la secourut du côté de la Crimée, et le général de la couronne, Jean Sobieski, lava la honte de son pays dans le sang des Turcs[6], à la célèbre bataille de Choczim, qui lui fraya le chemin au trône. Alexis disputa ce trône, et proposa d’unir ses vastes États à la Pologne, comme les Jagellons y avaient joint la Lithuanie ; mais plus son offre était grande, moins elle fut acceptée. Il était très-digne, dit-on, de ce nouveau royaume par la manière dont il gouvernait les siens. C’est lui qui le premier fit rédiger un code de lois, quoique imparfaites ; il introduisit des manufactures de toile et de soie, qui à la vérité ne se soutinrent pas, mais qu’il eut le mérite d’établir. Il peupla des déserts vers le Volga et la Kama des familles lithuaniennes, polonaises, et tartares, prises dans ses guerres. Tous les prisonniers auparavant étaient esclaves de ceux auxquels ils tombaient en partage ; Alexis en fit des cultivateurs : il mit autant qu’il put la discipline dans ses armées ; enfin il était digne d’être le père de Pierre le Grand ; mais il n’eut le temps de perfectionner rien de ce qu’il entreprit ; une mort prématurée l’enleva à l’âge de quarante-six ans, au commencement de 1677[7] selon notre calendrier, qui avance toujours de onze jours sur celui des Russes.

FOEDOR ALEXIOVITZ.

Après Alexis, fils de Michel, tout retomba dans la confusion. Il laissait de son premier mariage deux princes et six princesses. L’aîné, Fœdor, monta sur le trône, âgé de quinze ans[8] ; prince d’un tempérament faible et valétudinaire, mais d’un mérite qui ne tenait pas de la faiblesse de son corps. Alexis, son père, l’avait fait reconnaître pour son successeur un an auparavant. C’est ainsi qu’en usèrent les rois de France depuis Hugues Capet jusqu’à Louis le Jeune, et tant d’autres souverains.

Le second des fils d’Alexis était Ivan ou Jean, encore plus maltraité par la nature que son frère Fœdor, presque privé de la vue et de la parole, ainsi que de santé, et attaqué souvent de convulsions. Des six filles nées de ce premier mariage, la seule célèbre en Europe fut la princesse Sophie, distinguée par les talents de son esprit, mais malheureusement plus connue encore par le mal qu’elle voulut faire à Pierre le Grand.

Alexis, de son second mariage avec une autre de ses sujettes, fille du boïard Nariskin, laissa Pierre et la princesse Nathalie. Pierre, né le 30 mai 1672, et suivant le nouveau style, 10 juin, avait à peine quatre ans et demi quand il perdit son père. On n’aimait pas les enfants d’un second lit, et on ne s’attendait pas qu’il dût un jour régner.

L’esprit de la famille de Romano fut toujours de policer l’État ; tel fut encore le caractère de Fœdor. Nous avons déjà remarqué[9], en parlant de Moscou, qu’il encouragea les citoyens à bâtir plusieurs maisons de pierre. Il agrandit cette capitale ; on lui doit quelques règlements de police générale. Mais en voulant réformer les boïards, il les indisposa tous. D’ailleurs il n’était ni assez instruit, ni assez actif, ni assez déterminé, pour oser concevoir un changement général. La guerre avec les Turcs, ou plutôt avec les Tartares de la Crimée, qui continuait toujours avec des succès balancés, ne permettait pas à un prince d’une santé faible de tenter ce grand ouvrage. Fœdor épousa, comme ses autres prédécesseurs, une de ses sujettes, originaire des frontières de Pologne ; et, l’ayant perdue au bout d’une année, il prit pour seconde femme, en 1682, Marthe Mateona, fille du secrétaire Apraxin. Il tomba malade quelques mois après de la maladie dont il mourut, et ne laissa point d’enfant. Comme les czars se mariaient sans avoir égard à la naissance, ils pouvaient aussi choisir (du moins alors) un successeur sans égard à la primogéniture. Il semblait que le rang de femme et d’héritier du souverain dût être uniquement le prix du mérite ; et en cela l’usage de cet empire était bien supérieur aux coutumes des États les plus civilisés.

Fœdor[10], avant d’expirer, voyant que son frère Ivan, trop disgracié de la nature, était incapable de régner, nomma pour héritier des Russies son second frère Pierre, qui n’était âgé que de dix ans, et qui faisait déjà concevoir de grandes espérances.

Si la coutume d’élever les sujettes au rang de czarine était favorable aux femmes, il y en avait une autre bien dure : les filles des czars se mariaient alors rarement ; la plupart passaient leur vie dans un monastère.

La princesse Sophie, la troisième des filles du premier lit du czar Alexis, princesse d’un esprit aussi supérieur que dangereux, ayant vu qu’il restait à son frère Fœdor peu de temps à vivre, ne prit point le parti du couvent ; et, se trouvant entre ses deux autres frères qui ne pouvaient gouverner, l’un par son incapacité, l’autre par son enfance, elle conçut le dessein de se mettre à la tête de l’empire : elle voulut, dans les derniers temps de la vie du czar Fœdor, renouveler le rôle que joua autrefois Pulchérie avec l’empereur Théodose son frère[11].


  1. Dans l’Essai sur les Mœurs, chapitre cxc, tome XIII, page 131. Voltaire a écrit Gudenou.
  2. Les Russes écrivent Romanow : les Français ne se servent point du w. On prononce aussi Romanof. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez la note de Voltaire, page 450.
  4. Page 450.
  5. Dans l’Histoire de Charles XII, Voltaire a laissé imprimer Pierre Alexiowitz avec un w ; voyez l’Avertissement de Beuchot, page 120 du présent volume.
  6. En 1674. (Note de Voltaire.)
  7. En 1676.
  8. 1677. (Note de Voltaire.)
  9. Page 402.
  10. Avril 1682. (Note de Voltaire.)
  11. Voyez Remarques sur Pulchérie, dans le Commentaire sur Corneille.