Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 18

Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 504-509).
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CHAPITRE XVIII.
BATAILLE DE PULTAVA.

C’était là que Pierre l’attendait : il avait disposé ses corps d’armée à portée de se joindre, et de marcher tous ensemble aux assiégeants ; il avait visité toutes les contrées qui entourent l’Ukraine, le duché de Séverie, où coule la Desna, devenue célèbre par sa victoire, et où cette rivière est déjà profonde ; le pays de Bolcho, dans lequel l’Occa prend sa source ; les déserts et les montagnes qui conduisent aux Palus-Méotides : il était enfin auprès d’Azof, et là il faisait nettoyer le port, construire des vaisseaux, fortifier la citadelle de Taganrock, mettant ainsi à profit, pour l’avantage de ses États, le temps qui s’écoula entre les batailles de Desna et de Pultava.

Dès qu’il sait que cette ville est assiégée, il rassemble ses quartiers. Sa cavalerie, ses dragons, son infanterie. Cosaques, Calmoucks, s’avancent de vingt endroits ; rien ne manque à son armée, ni gros canon, ni pièces de campagne, ni munitions de toute espèce, ni vivres, ni médicaments ; c’était encore une supériorité qu’il s’était donnée sur son rival.

Le 15 juin 1709, il arrive devant Pultava avec une armée d’environ soixante mille combattants ; la rivière Vorskla était entre lui et Charles : les assiégeants au nord-ouest ; les Russes au sud-est.

Pierre remonte la rivière au-dessus de la ville, établit ses ponts, fait passer son armée[1], et tire un long retranchement, qu’on commence et qu’on achève en une seule nuit, vis-à-vis l’armée ennemie. Charles put juger alors si celui qu’il méprisait, et qu’il comptait détrôner à Moscou, entendait l’art de la guerre. Cette disposition faite, Pierre posta sa cavalerie entre deux bois, et la couvrit de plusieurs redoutes garnies d’artillerie. Toutes les mesures ainsi prises, il va reconnaître le camp des assiégeants[2] pour en former l’attaque.

Cette bataille allait décider du destin de la Russie, de la Pologne, de la Suède, et des deux monarques sur qui l’Europe avait les yeux. On ne savait, chez la plupart des nations attentives à ces grands intérêts, ni où étaient ces deux princes, ni quelle était leur situation ; mais après avoir vu partir de Saxe Charles XII victorieux, à la tête de l’armée la plus formidable, après avoir vu qu’il poursuivait partout son ennemi, on ne doutait pas qu’il ne dût l’accabler, et qu’ayant donné des lois en Danemark, en Pologne, en Allemagne, il n’allât dicter dans le Kremelin de Moscou les conditions de la paix, et faire un czar après avoir fait un roi de Pologne. J’ai vu des lettres de plusieurs ministres qui confirmaient leurs cours dans cette opinion générale.

Le risque n’était point égal entre ces deux rivaux. Si Charles perdait une vie tant de fois prodiguée, ce n’était, après tout, qu’un héros de moins. Les provinces de l’Ukraine, les frontières de Lithuanie et de Russie cessaient alors d’être dévastées ; la Pologne reprenait avec sa tranquillité son roi légitime, déjà réconcilié avec le czar son bienfaiteur.

La Suède enfin, épuisée d’hommes et d’argent, pouvait trouver des motifs de consolation ; mais si le czar périssait, des travaux immenses, utiles à tout le genre humain, étaient ensevelis avec lui, et le plus vaste empire de la terre retombait dans le chaos dont il était à peine tiré.

Quelques corps suédois et russes avaient été plus d’une fois aux mains sous les murs de la ville. Charles, dans une de ces rencontres[3], avait été blessé d’un coup de carabine qui lui fracassa les os du pied ; il essuya des opérations douloureuses, qu’il soutint avec son courage ordinaire, et fut obligé d’être quelques jours au lit. Dans cet état, il apprit que Pierre devait l’attaquer ; ses idées de gloire ne lui permirent pas de l’attendre dans ses retranchements ; il sortit du sien en se faisant porter sur un brancard. Le Journal de Pierre le Grand avoue que les Suédois attaquèrent avec une ardeur si opiniâtre les redoutes garnies de canons qui protégeaient sa cavalerie que, malgré sa résistance et malgré un feu continuel, ils se rendirent maîtres de deux redoutes. On a écrit que l’infanterie suédoise, maîtresse des deux redoutes, crut la bataille gagnée, et cria victoire ! Le chapelain Nordberg, qui était loin du champ de bataille, au bagage (où il devait être), prétend que c’est une calomnie ; mais que les Suédois aient crié victoire ou non, il est certain qu’ils ne l’eurent pas. Le feu des autres redoutes ne se ralentit point, et les Russes résistèrent partout avec autant de fermeté qu’on les attaquait avec ardeur. Ils ne firent aucun mouvement irrégulier. Le czar rangea son armée en bataille hors de ses retranchements avec ordre et promptitude.

La bataille devint générale. Pierre faisait dans son armée la fonction de général-major ; le général Rayer commandait la droite ; Menzikoff, la gauche ; Sheremetof le centre. L’action dura deux heures. Charles, le pistolet à la main, allait de rang en rang sur son brancard, porté par ses drabans. Un coup de canon tua un des gardes qui le portaient, et mit le brancard en pièces. Charles se fit alors porter sur des piques ; car il est difficile, quoi qu’en dise Nordberg, que dans une action aussi vive on eût trouvé un nouveau brancard tout prêt. Pierre reçut plusieurs coups dans ses habits et dans son chapeau ; ces deux princes furent continuellement au milieu du feu pendant toute l’action. Enfin, après deux heures de combat, les Suédois furent partout enfoncés ; la confusion se mit parmi eux, et Charles XII fut obligé de fuir devant celui qu’il avait tant méprisé. On mit à cheval, dans sa fuite, ce même héros qui n’avait pu y monter pendant la bataille ; la nécessité lui rendit un peu de force ; il courut en souffrant d’extrêmes douleurs, devenues encore plus cuisantes par celle d’être vaincu sans ressource. Les Russes comptèrent neuf mille deux cent vingt-quatre Suédois morts sur le champ de bataille[4] : ils firent pendant l’action deux à trois mille prisonniers, surtout dans la cavalerie[5].

Charles XII précipitait sa fuite avec environ quatorze mille combattants, très-peu d’artillerie de campagne, de vivres, de munitions et de poudre. Il marcha vers le Borysthène, au midi, entre les rivières de Vorskla et de Sol[6], dans le pays des Zaporaviens. Par-delà le Borysthène, en cet endroit, sont de grands déserts qui conduisent aux frontières de la Turquie. Nordberg assure que les vainqueurs n’osèrent poursuivre Charles ; cependant il avoue que le prince Menzikoff se présenta sur les hauteurs avec dix mille hommes de cavalerie et un train d’artillerie considérable, quand le roi passait le Borysthène.

Quatorze mille Suédois se rendirent prisonniers de guerre[7] à ces dix mille Russes ; Levenhaupt, qui les commandait, signa cette fatale capitulation, par laquelle il livrait au czar les Zaporaviens, qui, ayant combattu pour son roi, se trouvaient dans cette armée fugitive. Les principaux prisonniers faits dans la bataille et par la capitulation furent le comte Piper, premier ministre, avec deux secrétaires d’État et deux du cabinet ; le feld-maréchal Rehnskold, les généraux Levenhaupt, Slipenbach, Rosen, Stackelberg, Creutz, Hamilton, trois aides de camp généraux, l’auditeur général de l’armée, cinquante-neuf officiers de l’état-major, cinq colonels, parmi lesquels était un prince de Vurtenberg ; seize mille neuf cent quarante-deux soldats ou bas officiers ; enfin, en y comprenant les domestiques du roi et d’autres personnes suivant l’armée, il y en eut dix-huit mille sept cent quarante-six au pouvoir du vainqueur : ce qui, joint aux neuf mille deux cent vingt-quatre qui furent tués dans la bataille, et à près de deux mille hommes qui passèrent le Borysthène à la suite du roi, fait voir qu’il avait en effet vingt-sept mille combattants sous ses ordres dans cette journée mémorable[8].

Il était parti de Saxe avec quarante-cinq mille combattants ; Levenhaupt en avait amené plus de seize mille de Livonie ; rien ne restait de toute cette armée florissante ; et d’une nombreuse artillerie perdue dans ses marches, enterrée dans des marais, il n’avait conservé que dix-huit canons de fonte, deux obus, et douze mortiers. C’était avec ces faibles armes qu’il avait entrepris le siége de Pultava, et qu’il avait attaqué une armée pourvue d’une artillerie formidable : aussi l’accuse-t-on d’avoir montré, depuis son départ d’Allemagne, plus de valeur que de prudence. Il n’y eut de morts du côté des Russes que cinquante-deux officiers et douze cent quatre-vingt-treize soldats : c’est une preuve que leur disposition était meilleure que celle de Charles, et que leur feu fut infiniment supérieur.

Un ministre envoyé à la cour du czar prétend, dans ses Mémoires, que Pierre ayant appris le dessein de Charles XII de se retirer chez les Turcs, lui écrivit pour le conjurer de ne point prendre cette résolution désespérée, et de se remettre plutôt entre ses mains qu’entre celles de l’ennemi naturel de tous les princes chrétiens. Il lui donnait sa parole d’honneur de ne point le retenir prisonnier, et de terminer leurs différends par une paix raisonnable. La lettre fut portée par un exprès jusqu’à la rivière de Bog, qui sépare les déserts de l’Ukraine des États du Grand Seigneur. Il arriva lorsque Charles était déjà en Turquie, et rapporta la lettre à son maître. Le ministre ajoute qu’il tient ce fait[9] de celui-là même qui avait été chargé de la lettre. Cette anecdote n’est pas sans vraisemblance, mais elle ne se trouve ni dans le Journal de Pierre le Grand, ni dans aucun des Mémoires qu’on m’a confiés. Ce qui est le plus important dans cette bataille, c’est que de toutes celles qui ont jamais ensanglanté la terre, c’est la seule qui, au lieu de ne produire que la destruction, ait servi au bonheur du genre humain, puisqu’elle a donné au czar la liberté de policer une grande partie du monde.

Il s’est donné en Europe plus de deux cents batailles rangées depuis le commencement de ce siècle jusqu’à l’année où j’écris. Les victoires les plus signalées et les plus sanglantes n’ont eu d’autres suites que la réduction de quelques petites provinces, cédées ensuite par des traités et reprises par d’autres batailles. Des armées de cent mille hommes ont souvent combattu, mais les plus violents efforts n’ont eu que des succès faibles et passagers : on a fait les plus petites choses avec les plus grands moyens. Il n’y a point d’exemple dans nos nations modernes d’aucune guerre qui ait compensé par un peu de bien le mal qu’elle a fait ; mais il a résulté de la journée de Pultava la félicité du plus vaste empire de la terre[10].

  1. 3 juillet. (Note de Voltaire.)
  2. 6 juillet. (Id.)
  3. 27 juin. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez page 249.
  5. Tout ce récit est broché. Il faut lire la bataille dans Charles XII. (G. A.)
  6. Ou Psol. (Note de Voltaire.)
  7. 12 juillet, (Id.)
  8. On a imprimé à Amsterdam, en 1730, les Mémoires de Pierre le Grand, par le prétendu boïard Ivan Nestesuranoy. Il est dit dans ces Mémoires que le roi de Suède, avant de passer le Borysthène, envoya un officier général offrir la paix au czar. Les quatre tomes de ces Mémoires sont un tissu de faussetés et d’inepties pareilles, ou de gazettes compilées. (Note de Voltaire.)
  9. Ce fait se trouve aussi dans une lettre imprimée au devant des Anecdotes de Russie. (Id.)
  10. « Sans la victoire de Pultava, Pierre, dit l’Anglais Perri, était détrôné ; tout était mûr pour la rébellion, même au sein de la capitale. »