Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 13

Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 480-486).
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CHAPITRE XIII.

RÉFORME À MOSCOU. NOUVEAU SUCCÈS. FONDATION DE PÉTERSBOURG. PIERRE PREND NARVA, ETC.

Le peu de séjour que le czar fit à Moscou, au commencement de l’hiver 1703, fut employé à faire exécuter tous ses nouveaux règlements, et à perfectionner le civil ainsi que le militaire ; ses divertissements même furent consacrés à faire goûter le nouveau genre de vie qu’il introduisait parmi ses sujets. C’est dans cette vue qu’il fit inviter tous les boïards et les dames aux noces d’un de ses bouffons : il exigea que tout le monde y parût vêtu à l’ancienne mode. On servit un repas tel qu’on le faisait au xvie siècle[1]. Une ancienne superstition ne permettait pas qu’on allumât du feu le jour d’un mariage pendant le froid le plus rigoureux : cette coutume fut sévèrement observée le jour de la fête. Les Russes ne buvaient point de vin autrefois, mais de l’hydromel et de l’eau-de-vie ; il ne permit pas ce jour-là d’autre boisson : on se plaignait en vain ; il répondait en raillant : « Vos ancêtres en usaient ainsi, les usages anciens sont toujours les meilleurs. » Cette plaisanterie contribua beaucoup à corriger ceux qui préféraient toujours le temps passé au présent, ou du moins à décréditer leurs murmures : et il y a encore des nations qui auraient besoin d’un tel exemple.

Un établissement plus utile fut celui d’une imprimerie[2] en caractères russes et latins, dont tous les instruments avaient été tirés de Hollande, et où l’on commença dès lors à imprimer des traductions russes de quelques livres sur la morale et les arts. Fergusson établit des écoles de géométrie, d’astronomie, de navigation.

Une fondation non moins nécessaire fut celle d’un vaste hôpital, non pas de ces hôpitaux qui encouragent la fainéantise, et qui perpétuent la misère, mais tel que le czar en avait vu dans Amsterdam, où l’on fait travailler les vieillards et les enfants, et où quiconque est renfermé devient utile.

Il établit plusieurs manufactures ; et dès qu’il eut mis en mouvement tous les nouveaux arts auxquels il donnait naissance dans Moscou, il courut à Véronise, et il y fit commencer deux vaisseaux de quatre-vingts pièces de canon, avec de longues caisses exactement fermées sous les varangues, pour élever le vaisseau et le faire passer sans risque au-dessus des barres et des bancs de sable qu’on rencontre près d’Azof ; industrie à peu près semblable à celle dont on se sert en Hollande pour franchir le Pampus.

Ayant préparé ses entreprises contre les Turcs, il revole contre les Suédois[3] ; il va voir les vaisseaux qu’il faisait construire dans les chantiers d’Olonitz entre le lac Ladoga et celui d’Onega. Il avait établi dans cette ville des fabriques d’armes ; tout y respirait la guerre, tandis qu’il faisait fleurir à Moscou les arts de la paix : une source d’eaux minérales, découverte depuis dans Olonitz, augmenta sa célébrité. D’Olonitz il alla fortifier Schlusselbourg.

Nous avons déjà dit[4] qu’il avait voulu passer par tous les grades militaires : il était lieutenant des bombardiers sous le prince Menzikoff, avant que ce favori eût été fait gouverneur de Schlusselbourg. Il prit alors la place de capitaine, et servit sous le maréchal Sheremetof.

Il y avait une forteresse importante près du lac Ladoga, nommée Niantz ou Nya, près de la Neva. Il était nécessaire de s’en rendre maître, pour s’assurer ses conquêtes et pour favoriser ses desseins. Il fallut l’assiéger par terre, et empêcher que les secours ne vinssent par eau. Le czar se chargea lui-même de conduire des barques chargées de soldats, et d’écarter les convois des Suédois. Sheremetof conduisit les tranchées ; la citadelle se rendit[5]. Deux vaisseaux suédois abordèrent trop tard pour la secourir ; le czar les attaqua avec ses barques, et s’en rendit maître. Son journal porte que, pour récompense de ce service, « le capitaine des bombardiers[6] fut créé chevalier de l’ordre de Saint-André par l’amiral Gollovin, premier chevalier de l’ordre ».

Après la prise du fort de Nya, il résolut enfin de bâtir sa ville de Pétersbourg, à l’embouchure de la Néva, sur le golfe de Finlande.

Les affaires du roi Auguste étaient ruinées ; les victoires consécutives des Suédois en Pologne avaient enhardi le parti contraire, et ses amis mêmes l’avaient forcé de renvoyer au czar environ vingt mille Russes dont son armée était fortifiée. Ils prétendaient par ce sacrifice ôter aux mécontents le prétexte de se joindre au roi de Suède ; mais on ne désarme ses ennemis que par la force, et on les enhardit par la faiblesse. Ces vingt mille hommes, que Patkul avait disciplinés, servirent utilement dans la Livonie et dans l’Ingrie pendant qu’Auguste perdait ses États. Ce renfort, et surtout la possession de Nya, mirent le czar en état de fonder sa nouvelle capitale.

Ce fut donc dans ce terrain désert et marécageux, qui ne communique à la terre ferme que par un seul chemin, qu’il jeta[7] les premiers fondements de Pétersbourg, au soixantième degré de latitude et au quarante-quatrième et demi de longitude. Les débris de quelques bastions de Niantz furent les premières pierres de cette fondation. On commença par élever un petit fort dans une des îles qui est aujourd’hui au milieu de la ville. Les Suédois ne craignaient pas cet établissement dans un marais où les grands vaisseaux ne pouvaient aborder ; mais bientôt après ils virent les fortifications s’avancer, une ville se former, et enfin la petite île de Cronslot, qui est devant la ville, devenir, en 1704, une forteresse imprenable, sous le canon de laquelle les plus grandes flottes peuvent être à l’abri.

Ces ouvrages, qui semblaient demander un temps de paix, s’exécutaient au milieu de la guerre ; et des ouvriers de toute espèce venaient de Moscou, d’Astracan, de Casan, de l’Ukraine, travailler à la ville nouvelle. La difficulté du terrain, qu’il fallut raffermir et élever, l’éloignement des secours, les obstacles imprévus qui renaissent à chaque pas en tout genre de travail, enfin les maladies épidémiques qui enlevèrent un nombre prodigieux de manœuvres, rien ne découragea le fondateur[8], il eut une ville en cinq mois de temps. Ce n’était qu’un assemblage de cabanes avec deux maisons de briques, entourées de remparts, et c’était tout ce qu’il fallait alors ; la constance et le temps ont fait le reste. Il n’y avait encore que cinq mois que Pétersbourg était fondée, lorsqu’un vaisseau hollandais y vint trafiquer[9] ; le patron reçut des gratifications, et les Hollandais apprirent bientôt le chemin de Pétersbourg.

Pierre, en dirigeant cette colonie, la mettait en sûreté tous les jours par la prise des postes voisins. Un colonel suédois, nommé Croniort, s’était posté sur la rivière Sestra, et menaçait la ville naissante. Pierre court à lui[10] avec ses deux régiments des gardes, le défait, et lui fait repasser la rivière. Ayant ainsi mis sa ville en sûreté, il va à Olonitz commander la construction de plusieurs petits vaisseaux, et retourne à Pétersbourg[11] sur une frégate qu’il a fait construire avec six bâtiments de transport, en attendant qu’on achève les autres.

Dans ce temps-là même il tend toujours la main au roi de Pologne ; il lui envoie[12] douze mille hommes d’infanterie et un subside de trois cent mille roubles, qui font plus de quinze cent mille francs de notre monnaie. Nous avons déjà remarqué[13] qu’il n’avait qu’environ cinq millions de roubles de revenu ; les dépenses pour ses flottes, pour ses armées, pour tous ses nouveaux établissements, devaient l’épuiser. Il avait fortifié presque à la fois Novogorod, Pleskow, Kiovie, Smolensko, Azof, Archangel. Il fondait une capitale. Cependant il avait encore de quoi secourir son allié d’hommes et d’argent. Le Hollandais Corneille le Bruyn, qui voyageait vers ce temps-là en Russie, et avec qui Pierre s’entretint, comme il faisait avec tous les étrangers, rapporte que le czar lui dit qu’il avait encore trois cent mille roubles de reste dans ses coffres, après avoir pourvu à tous les frais de la guerre.

Pour mettre sa ville naissante de Pétersbourg hors d’insulte, il va lui-même sonder la profondeur de la mer, assigne l’endroit où il doit élever le fort Cronslot, en fait un modèle en bois, et laisse à Menzikoff le soin de faire exécuter l’ouvrage sur son modèle. De là il va passer l’hiver à Moscou[14] pour y établir insensiblement tous les changements qu’il fait dans les lois, dans les mœurs, dans les usages. Il règle ses finances, et y met un nouvel ordre ; il presse les ouvrages entrepris sur la Véronise, dans Azof, dans un port qu’il établissait sur les Palus-Méotides, sous le fort de Taganrock.

La Porte, alarmée, lui envoya[15] un ambassadeur pour se plaindre de tant de préparatifs ; il répondit qu’il était le maître dans ses États, comme le Grand Seigneur dans les siens, et que ce n’était point enfreindre la paix que de rendre la Russie respectable sur le Pont-Euxin.

Retourné à Pétersbourg[16], il trouva sa nouvelle citadelle de Cronslot fondée dans la mer, et achevée ; il la garnit d’artillerie. Il fallait, pour s’affermir dans l’Ingrie, et pour réparer entièrement la disgrâce essuyée devant Narva, prendre enfin cette ville. Tandis qu’il fait les préparatifs de ce siége, une petite flotte de brigantins suédois paraît sur le lac Peipus pour s’opposer à ses desseins. Les demi-galères russes vont à sa rencontre, l’attaquent, et la prennent tout entière : elle portait quatre-vingt-dix-huit canons. Alors[17] on assiége Narva par terre et par mer ; et, ce qui est plus singulier, on assiége en même temps la ville de Derpt en Estonie.

Qui croirait qu’il y eût une université dans Derpt ? Gustave-Adolphe l’avait fondée, et elle n’avait pas rendu la ville plus célèbre. Derpt n’est connue que par l’époque de ces deux siéges, Pierre va incessamment de l’un à l’autre, presser les attaques, et diriger toutes les opérations. Le général suédois Slipenbach était auprès de Derpt avec environ deux mille cinq cents hommes.

Les assiégés attendaient le moment où il allait jeter du secours dans la place. Pierre imagina une ruse de guerre dont on ne se sert pas assez. Il fait donner à deux régiments d’infanterie, et à un de cavalerie, des uniformes, des étendards, des drapeaux suédois. Ces prétendus Suédois attaquent les tranchées. Les Russes feignent de fuir ; la garnison, trompée par l’apparence, fait une sortie[18] : alors les faux attaquants et les attaqués se réunissent, ils fondent sur la garnison, dont la moitié est tuée, et l’autre moitié rentre dans la ville. Slipenbach arrive bientôt en effet pour la secourir, et il est entièrement battu. Enfin Derpt est contrainte de capituler[19] au moment que Pierre allait donner un assaut général.

Un assez grand échec que le czar reçoit en même temps sur le chemin de sa nouvelle ville de Pétersbourg ne l’empêche ni de continuer à bâtir sa ville, ni de presser le siége de Narva. Il avait, comme on l’a vu[20], envoyé des troupes et de l’argent au roi Auguste, qu’on détrônait ; ces deux secours furent également inutiles. Les Russes, joints aux Lithuaniens du parti d’Auguste, furent absolument défaits en Courlande[21] par le général suédois Levenhaupt. Si les vainqueurs avaient dirigé leurs efforts vers la Livonie, l’Estonie et l’Ingrie, ils pouvaient ruiner les travaux du czar, et lui faire perdre tout le fruit de ses grandes entreprises. Pierre minait chaque jour l’avant-mur de la Suède, et Charles ne s’y opposait pas assez : il cherchait une gloire moins utile et plus brillante.

Dès le 12 juillet 1704, un simple colonel suédois, à la tête d’un détachement, avait fait élire un nouveau roi par la noblesse polonaise dans le champ d’élection, nommé Kolo, près de Varsovie. Un cardinal primat du royaume, et plusieurs évêques, se soumettaient aux volontés d’un prince luthérien, malgré toutes les menaces et les excommunications du pape : tout cédait à la force. Personne n’ignore comment fut faite l’élection de Stanislas Leczinski, et comment Charles XII le fit reconnaître dans une grande partie de la Pologne.

Pierre n’abandonna pas le roi détrôné ; il redoubla ses secours à mesure qu’il fut plus malheureux ; et pendant que son ennemi faisait des rois, il battait les généraux suédois en détail dans l’Estonie, dans l’Ingrie, il courait au siége de Narva, et faisait donner des assauts. Il y avait trois bastions fameux, du moins par leurs noms : on les appelait la Victoire, l’Honneur, et la Gloire. Le czar les emporta tous trois l’épée à la main. Les assiégeants entrent dans la ville, la pillent, et y exercent toutes les cruautés qui n’étaient que trop ordinaires entre les Suédois et les Russes.

Pierre donna alors un exemple qui dut lui concilier les cœurs de ses nouveaux sujets[22] ; il court de tous côtés pour arrêter le pillage et le massacre ; arrache des femmes des mains de ses soldats, et, ayant tué deux de ces emportés qui n’obéissaient pas à ses ordres, il entre à l’hôtel de ville, où les citoyens se réfugiaient en foule ; là, posant son épée sanglante sur la table : « Ce n’est pas du sang des habitants, dit-il, que cette épée est teinte, mais du sang de mes soldats, que j’ai versé pour vous sauver la vie[23]. »

  1. Tiré du journal de Pierre le Grand. (Note de Voltaire.)
  2. Dans le n° V du Bulletin du Nord, journal français imprimé à Moscou en 1828, on lit, page 38, que d’après un oukase de Pierre le Grand, du 24 février 1708, on devait transporter de Hollande en Russie une typographie slavonne ; mais l’envoi fut arrêté à Dantzick, par Charles XII, qui employa les caractères à imprimer des pamphlets qu’il faisait répandre sur les frontières de la Russie. Ce ne fut qu’en 1711 qu’on établit à Saint-Pétersbourg une presse pour l’impression des oukases. (C.)
  3. 30 mars 1703. (Note de Voltaire.)
  4. Page 445.
  5. 12 mai. (Note de Voltaire.)
  6. C’est-à-dire Pierre lui-même.
  7. 1703, 27 mai, jour de la Pentecôte, fondation de Pétersbourg. (Note de Voltaire.)
  8. Les ouvriers y furent envoyés de force, ainsi que les premiers habitants.
  9. Novembre. (Note de Voltaire.)
  10. 9 juillet. (Id.)
  11. Septembre. (Id.)
  12. Novembre. (Note de Voltaire.)
  13. Page 42.
  14. 5 novembre. (Note de Voltaire.)
  15. Janvier 1704. (Id.)
  16. 30 mars. (Id.)
  17. Avril. (Note de Voltaire.)
  18. 27 juin. (Id.)
  19. 23 juillet. (Id.)
  20. Page précédente.
  21. 31 juillet. (Note de Voltaire.)
  22. 20 août. (Note de Voltaire.) — Dans l’Histoire de Charles XII, page 210 de ce volume, Voltaire dit le 21 août.
  23. Cette phrase est rapportée, avec quelques légères différences, dans l’Histoire de Charles XII, page 210.