Histoire de l’empire de Russie/Tome X/Chapitre IV

Traduction par Pavel Gavrilovitch Divov.
Galerie de Bossange Père (Xp. 318-387).
CHAPITRE IV.
État de la Russie à la fin du seizième siècle.

Après avoir retracé le sort de notre patrie sous le sceptre héréditaire des Souverains de la dynastie Varègue, terminons l’Histoire de sept cent trente-six ans par le tableau de l’état politique et civil de la Russie.

Sécurité de la Russie par rapport aux puissances voisines. Jamais, à aucune autre époque, l’empire de Moscou, dont Ivan III fonda la puissance et prépara la gloire, n’avait pu se promettre, dans ses relations extérieures, une plus parfaite sécurité. En Lithuanie, le successeur de Bathori sommeillait sur le Trône, environné de Nobles altiers, turbulens et frivoles. La Suède était livrée à l’anarchie ; le Khan ne savait que piller par surprise ; Mahomet III, occupé d’une guerre sanglante avec l’Autriche, en redoutait une plus dangereuse encore avec le Schah ; et la Russie, presque sans verser de sang, s’étant emparé de pays d’une immense étendue au nord de l’Asie, ayant construit des forteresses à l’ombre du Caucase, rétabli ses anciennes limites sur les rochers de la Carélie et n’attendant que le moment favorable pour reconquérir ce qui avait été arraché à la faiblesse d’Ivan, les forteresses Livoniennes et un port sur la Baltique, la Russie, paisible au dehors et au dedans, Armée. possédait l’armée la plus nombreuse de l’Europe et travaillait sans cesse à l’augmenter encore. Voici ce que disent les contemporains étrangers, des forces militaires de Fédor.

« La seule garde du Tsar se compose de quinze mille cavaliers nobles. Soixante-cinq mille enfans Boyards, cavalerie excellente, se rassemblent tous les ans sur les bords de l’Oka pour en imposer au Khan. La meilleure infanterie est composée de Streletz et de Cosaques. Les premiers s’élèvent à dix mille, outre deux mille hommes d’élite ; les seconds à six mille environ. Avec eux et sur la même ligne, servent quatre mille trois cents Allemands et Polonais, quatre mille cosaques Lithuaniens, cent cinquante Écossais et Hollandais, cent Danois, Suédois et Grecs. Lorsqu’il est question d’une expédition militaire importante, tous les enfans Boyards apanagés se présentent aussitôt pour le service, avec leurs domestiques et serfs qui ont plutôt l’air de paysans que de guerriers, quoiqu’ils soient vêtus avec élégance ; ils portent des habits étroits avec un grand collet rabattu. On ne peut en déterminer le nombre, parce qu’il est augmenté en cas de besoin par les bourgeois, les Nogais et les Tcherkesses, anciens sujets du royaume de Kazan et serviteurs salariés du souverain de Moscou. Les regimens rassemblés dans les gonvernemens portent le nom de leurs villes, tel est celui de Smolensk, de Novgorod etc. ; ils sont composés de trois cents à douze cents hommes ; beaucoup sont mal armés ; il n’y a que l’infanterie qui ait des arquebuses ; mais l’artillerie ne le cède pas à la meilleure d’Europe. Les armes et l’attirail des chevaux des Voïévodes, des officiers et des Nobles, resplendissent du poli de l’acier et de l’éclat des pierres précieuses. Sur les drapeaux, qui sont bénis par le Patriarche, est représentée l’image de Saint Georges (219). Les attaques de cavalérie se font toujours au bruit d’énormes tambours, de trompettes et de timballes. Les cavaliers lancent une nuée de flèches, tirent leurs cimetères, les font brandir autour de leur tête, et se précipitent en avant en masses compactes. L’infanterie, agissant dans les stèpes contre les tatares de la Crimée, se retranche ordinairement derrière un fort en bois et mobile, qu’on transporte sur des chariots ; c’est-à-dire qu’on place deux rangs de planches sur la distance de deux ou trois verstes de longueur, et on tire de ce fort par des ouvertures pratiquées dans ces deux murs. En attendant le Khan, les Voïévodes envoyent des Cosaques dans les stèpes, où il croît de loin à loin des chênes élevés ; là, sous chaque arbre, on voit deux chevaux sellés, l’un des cavaliers les tient par la bride, son compagnon est sur la cîme de l’arbre et regarde de tous côtés ; quand il aperçoit de la poussière, il descend, monte à cheval et court à toute bride à un autre chêne. Il crie de loin et désigne de la main l’endroit où il a vu s’élever la poussière. Le gardien de cet arbre ordonne à son camarade de courir également vers le troisième chêne pour porter cette nouvelle qui, dans quelques heures, parvient de cette manière à la ville la plus proche ou au Voïévode d’avant-garde ».

Les mêmes auteurs auxquels nous empruntons ces détails, observent que, de même qu’au temps d’Ivan, les Russes se battent mieux dans les retranchemens qu’en rase campagne (220) ; ils ajoutent : « Que ne peut-on pas attendre, avec le temps, d’une armée innombrable, qui, ne craignant ni le froid ni la faim, et ne redoutant que la colère du Tsar, erre dans les déserts du Nord, sans autre nourriture que de l’avoine pilée et du biscuit, sans équipages, sans abri, et dans laquelle on n’accorde, pour l’action la plus éclatante, qu’une petite monnaie en or, à l’effigie de Saint Georges, et que le guerrier favorisé porte sur sa manche ou sur son bonnet » ?

Appointemens. Mais les Tsars n’étaient plus avares et n’épargnaient pas leurs trésors pour améliorer l’organisation de leurs armées. Déjà Ivan donnait en campagne des appointemens en argent aux guerriers (221). Fédor, ou plutôt Godounoff, outre des domaines, donnait depuis douze jusqu’à cent roubles, à chaque Noble et enfant Boyard, qui composaient la garde des quinze mille du Tsar ; il donnait à chaque Streletz ou Cosaque, sept roubles outre la nourriture, et à la cavalerie des bords de l’Oka, à peu près quarante mille roubles par an. Cette somme, jointe à la solde des guerriers étrangers, à celle des Boyards, des grands Officiers et aux traitemens des autres fonctionnaires les plus distingués, dont les premiers avaient sept cents roubles et les seconds de deux cents à quatre cents, montait à quelques millions d’argent d’aujourd’hui et prouvait la prospérité croissante de la Russie ; prospérité démontrée d’une manière encore plus évidente par les détails suivans et circonstanciés des revenus de l’Empire (222).

Revenus. Io. Le domaine particulier du Tsar, composé de trente-six villes avec des bourgs et des villages, fournissait à la Chambre des finances, outre la rétribution en argent, du blé, du bétail, de la volaille, du poisson, du miel, du bois et du foin, dont on vendait pour une valeur de soixante mille roubles, après avoir fourni à l’entretien de la Cour, et malgré les prodigalités d’Ivan. Mais, sous le règne de Fédor, un meilleur système d’administration, introduit par le grand maréchal Grégoire Godounoff, mit à même de vendre de ces objets pour plus de deux cent trente mille roubles, à peu près un million cent cinquante mille roubles d’argent actuel.

2o. La taille et l’impôt de la Couronne, qu’on percevait en blé et en argent, rapportaient à la caisse des provinces (223) quatre cent mille roubles ; le pays de Pskoff, dix-huit mille ; celui de Novgorod, trente-cinq mille ; ceux de Tver et de Torjek, huit mille ; celui de Rézan, trente mille ; celui de Mourom, douze mille ; de Kholmogory et de la Dvina, huit mille ; de Vologda, douze mille ; de Kazan, dix-huit mille ; d’Oustioug, trente mille ; de Rostoff, cinquante mille ; de Moscou, quarante mille ; de la Sibérie, en fourrures, vingt mille ; de Kostroma, douze mille, etc.

3o. Il y avait encore différens impôts pour les villes, tels que ceux qui étaient prélevés sur le commerce, sur les procédures, les cabarets et les bains, et qui étaient portés au Trésor de la grande recette. Moscou y était compris pour douze mille roubles, Smolensk pour huit, Pskoff pour douze, Novgorod pour six, Roussa, où se faisait le sel, pour dix-huit, Torjek pour huit cents, Tver pour sept cents, Jaroslaf, pour douze cents, Kostroma pour dix-huit cents, Nijni pour sept mille, Kazan pour onze mille, Vologda pour deux mille, etc. Ces impôts montaient à huit cent mille roubles, en comptant les économies des Chambres militaires, celles des Streletz, des étrangers et de l’artillerie, qui, ayant leurs propres revenus, envoyaient également au trésor de la grande recette, les sommes qui leur restaient ;, de manière que le trésor du Kremlin, sous le cachet de Fédor ou de Godounoff (224), après avoir satisfait à toutes les principales dépenses de l’Empire pour la Cour et l’armée, ne recevait pas moins chaque année d’un million quatre cent mille roubles (six à sept millions de nos roubles d’argent d’aujourd’hui). Malgré cette richesse, dit Fletcher dans son livre sur la Russie, Fédor, suivant le conseil de Godounoff, fit fondre une quantité de vases d’or et d’argent dont il avait hérité de son père, et en fit battre monnaie ; voulant, par cette preuve d’une prétendue pénurie, justifier l’énormité des impôts.

Pour augmenter les richesses de l’État, Fédor, à l’assemblée générale du Clergé et des Boyards, au mois de juillet 1584, confirma l’ordonnance d’Ivan, de 1582, qui prescrivait aux Évêques, aux Églises et aux Couvens, de céder à la Couronne et sans paiement, tous les anciens domaines des Princes avec les terres qui leur avaient été engagées ; en même temps il supprimait, jusqu’à nouvel ordre, les lettres d’immunité, qui dispensaient de tout impôt une grande partie des biens de l’Église, des Boyards et des Princes ; ce qui faisait un grand tort au Trésor et un grand mal aux autres propriétaires ; car les paysans les quittaient pour aller habiter les terres affranchies d’impôts (225). Dans ce même Édit, on lit : « Les terres et villages légués aux Monastères pour le repos des âmes, doivent être rachetés par les héritiers et, à leur défaut, par le Souverain, pour être distribués aux militaires », pour lesquels il ne se trouvait plus assez de domaines (226).

Mais l’enrichissement du Trésor, au dire des étrangers (227), était en quelque sorte préjudiciable à la prospérité publique : 1o les impôts, quoique diminués par Fédor, étaient encore onéreux ; 2o l’établissement des cabarets dans les villes, propageait l’ivrognerie, ruinait les citoyens, les artisans, même les cultivateurs et détruisait leur fortune et leur moralité ; 3o le monopole qu’exerçait la Couronne faisait souffrir le commerce en le privant de la liberté de vendre ses marchandises avant que celles du Tsar ne fussent vendues. Richesses des Strogonoff. Fletcher dit, que « parmi les marchands, il n’y avait de connus pour leurs richesses que les frères Strogonoff, qui avaient jusqu’à trois cent mille roubles, argent comptant, environ un million et demi de nos roubles d’argent actuel, outre leur fortune en immeubles ; qu’ils avaient à leur service beaucoup de maître-ouvriers étrangers et Hollandais, quelques apothicaires et médecins, dix mille hommes libres et cinq mille serfs, occupés à cuire le sel, à abattre les forêts et à cultiver la terre depuis la Vitchegda jusqu’aux frontières de la Sibérie ; il ajoute qu’ils payaient annuellement au Tsar, vingt-trois mille roubles d’impôts, mais que le gouvernement les ruinait impitoyablement en leur demandant tous les jours davantage ; tantôt sous la forme d’impôt, tantôt sous celle d’emprunt ; qu’en général, il y avait peu de gens riches en Russie, car le Trésor absorbait tout ; que les Princes apanagés et les Boyards, ne vivaient que des faibles appointemens qu’ils recevaient et des revenus de leurs fiefs, à peu près mille roubles pour chacun, dépendant entièrement de la faveur du Tsar ». Cependant les Boyards et plusieurs Dignitaires avaient de riches domaines, tant héréditaires que ceux qu’ils avaient reçus des Souverains ; et les descendans des anciens Princes conservaieaat encore, même au temps d’Ivan, une partie de leurs apanages ; c’est ainsi que le célèbre prince Michel Vorotinsky, en 1572, possédait le tiers de Vorotinsk, à titre de propriété héréditaire (228).

Juridiction. En augmentant l’armée et les revenus, le gouvernement, comme nous l’avons vu, s’occupait d’une meilleure organisation de l’Empire et songeait à la sécurité des individus et de leurs fortunes. Quoique des étrangers aient dit qu’il n’y avait, à cette époque, en Russie, aucunes lois civiles, excepté l’aveugle volonté du Tsar, ces Lois données par le premier Autocrate de Moscou, ce qui est digne de remarque, complètées par son fils, corrigées et perfectionnées par son petit-fils, servaient de règle fondamentale dans tous les procès ; et Ivan-le-Terrible, qui foula à ses pieds tout principe d’humanité, ne toucha point aux Lois Civiles. Il ne reprit même pas les terres de la Couronne, à ceux qui pouvaient prouver qu’ils en jouissaient depuis plus de six ans (229). Godounoff, ayant, au nom de Fédor, publié cette Loi politique, si importante sur l’asservissement des cultivateurs, n’avait rien ajouté au Code ; mais il veillait à ce qu’il fût exactement observé ; car, il ambitionnait la réputation d’homme juste, et s’en montrait digne dans toutes les affaires publiques ; ce qu’attestent les Annalistes, qui font l’éloge du siècle heureux de Fédor. Comme au temps d’Ivan, les tribunaux des provinces étaient présidés par les Lieutenans du Tsar, qui étaient choisis parmi les Boyards et les premiers Dignitaires ; tous les membres du Conseil de Fédor étaient Lieutenans de quelque province et quittaient rarement Moscou ; mais ils avaient des adjoints, des Diaks, autorisés par eux à juger. On dit que le peuple détestait généralement les Diaks pour leur cupidité : n’étant jamais en place que pour peu de temps, ces fonctionnaires ne cherchaient qu’à s’enrichir au plutôt par toutes sortes de moyens ; les plaintes recevaient satisfaction, mais c’était ordinairement après que celui qui avait pillé, était déjà remplacé : alors on le jugeait avec sévérité ; on le privait de tout ce qu’il avait acquis illégitimement, on l’exposait en public, on le fouettait et on lui attachait au cou quelques-uns des objets pillés par lui, une bourse avec de l’argent, des zibelines ou autres choses. La Loi ne permettait aucun présent ; mais les gens rusés trouvèrent moyen de l’éluder. Le pétitionnaire, en entrant chez le juge, déposait de l’argent sous les Images, prenant pour prétexte d’acheter des cierges ; mais cette invention fut bientôt défendue par un Oukase. Ce n’est que le jour de Pâques qu’il était permis aux Juges et aux Employés de recevoir en présent, avec un œuf rouge, quelques ducats, dont le prix montait ordinairement (230) à cette époque, de seize à vingt-quatre altines et plus. Du moins, nous voyons le louable effort que faisait le gouvernement pour remédier à un mal connu même dans des siècles plus civilisés. Tortures et supplices. Le même zèle qui cherchait à diminuer les délits, introduisait ou conservait chez nous l’usage barbare de la torture : afin de parvenir à connaître la vérité de la bouche d’un accusé, on le brûlait à différentes reprises, on lui rompait les côtes, et on lui enfonçait des clous dans le corps. Les meurtriers et autres scélérats étaient pendus, avaient la tête tranchée, étaient noyés ou empallés. Le condamné, en se rendant au lieu du supplice, tenait dans ses mains liées un cierge allumé. La peine était commuée pour les nobles militaires : le crime pour lequel on pendait un paysan ou un bourgeois, n’était puni, dans un Enfant-Boyard, que de la prison ou des verges. Le meurtrier d’un de ses propres esclaves, payait une amende en argent. Les nobles jouissaient encore d’un singulier privilége, dans les procès civils ; ils avaient le droit de se faire remplacer par leurs serviteurs pour prêter serment de même que pour les punitions corporelles, auxquelles ils étaient condamnés pour avoir manqué à payer ce qu’ils devaient.

Commerce. Le commerce, quoiqu’en partie comprimé par le monopole du Gouvernement, acquit pourtant de l’extension au temps de Fédor, par les progrès de l’industrie. Nous devons à la curiosité et à l’esprit d’observation des Anglais, qui savaient le plus en profiter, les données très-détaillées que nous avons à cet égard. « Il existe peu de contrées au monde, écrivent-ils, où la nature ait été plus généreuse envers les hommes qu’en Russie, et où elle ait répandu ses dons avec plus d’abondance. Les jardins et les vergers sont remplis de fruits et de légumes savoureux ; de poires, de pommes, de prunes, de melons, de pastèques, de concombres,, de cerises, de framboises, de fraises, de groseilles ; les bois et les prairies tiennent lieu de potagers. Des plaines d’une immense étendue sont couvertes de blé, de froment, de seigle, d’orge, d’avoine, de pois, de sarrazin, de millet. L’abondance fait naître le bon marché : une mesure de froment ne vaut ordinairement pas plus de deux altines, (trente kopecks d’argent actuel). Il n’y a que l’indolence des cultivateurs et la cupidité des riches qui produisent quelquefois la cherté. Ce fut la cause pour laquelle on paya à Moscou, en 1582, treize altines pour une mesure de froment et de seigle. Le blé et les fruits forment un des objets principaux du commerce de l’intérieur ; pour celui du dehors les Russes possèdent :

» 1o. Des pelleteries de zibelines, de renards, de castors, de lynx, de loups, d’ours, d’hermines, de petits-gris dont on vend pour l’Europe et l’Asie, aux marchands Persans, Turcs, Bukhars, Ibériens et Arméniens, pour cinq cent mille roubles (231). Les plus belles zibelines viennent de l’Obdorie ; les ours blancs de Petchera ; les castors de Kola, les martres de Sibérie, de Kadom, Mourom, Perme et Kazan ; les petits-gris et les hermines de Galitche, Ouglitche, Novgorod et Perme.

» 2o. La cire : on en vend chaque année de dix à cinquante mille pouds (232).

» 3o. Le miel : il s’emploie dans la boisson favorite des Russes, mais il se transporte également dans les pays étrangers et principalement des contrées de la Mordva, des Tchérémisses, de Seversk, de Rézan, de Mourom, de Kazan, de Dorogobouge et de Viasma.

» 4o. Le suif : on en exporte près de cent mille pouds, de Smolensk, Jaroslaf, Ouglitche, Novgorod, Vologda, Tver et Gorodetz ; mais toute la Russie, riche en pâturages, abonde également en suif dont il se dépense très-peu, dans l’intérieur, à la fabrication des chandelles, car les gens riches se servent de bougies et le peuple d’alumettes.

» 5o. Les peaux d’élans, de daims et d’autres : on en exporte jusqu’à dix mille. Les plus grands élans se trouvent dans les forêts aux environs de Rostoff, Vitchegda, Novgorod, Mourom et Perme ; ceux de Kazan sont moins grands.

» 6o. La graisse de veaux marins : ces animaux se pêchent près d’Arkhangel, dans le golphe de Saint-Nicolas.

» 7o. Les poissons : on regarde comme le meilleur celui qu’on appelle poisson blanc ; les villes les plus célèbres pour la pêche, sont, Jaroslaf, Biélooséro, Nijni, Astrakhan et Kazan. Elles rapportent par-là un revenu considérable au Tsar.

» 8o. Le Kaviar, d’Esturgeon, de Sévriouga, de Sterled, se vend aux marchands Hollandais, Français, et en partie aux Anglais, et s’exporte en Italie et en Espagne.

» 9o. Une quantité d’oiseaux : le gerfault se vend un prix très-élevé.

» 10o. Le lin et le chanvre : il s’en exporte beaucoup moins en Europe depuis que la Russie a perdu Narva. Le lin abonde à Pskof, et le chanvre à Smolensk, Dorogobouge et Viasma.

» 11o. Le sel : les meilleures salines se trouvent à Staraïa-Rouza ; il y en a aussi à Perme, à Vitchegda, à Totma, à Kinechma et à Solovki. Les lacs d’Astrakhan produisent du sel naturel. Les marchands payent pour lui, à la Couronne, trois dengas par poud.

» 12o. Le goudron : on en exporte une grande quantité des contrées de Smolensk et de la Dvina.

» 13o. Ce qu’on appelle les dents de poissons ou défenses de chevaux marins : on en fait des rosaires, des manches, etc., une poudre médicale, propre, à ce qu’on prétend, à détruire l’effet du poison. On en exporte en Perse et en Bukharie.

» 14o. Le Talque, qu’on emploie en guise de verre, se trouve en grande quantité en Carélie et dans le pays de la Dvina.

» 15o. Le salpêtre et le souffre : le premier se fait à Ouglitche, Jaroslaf, Oustioug ; le second se trouve près du Volga, dans les lacs de Samara ; mais on ne sait point l’épurer.

» 16o. Le fer : il est très-mauvais ; on le trouve en Carélie, à Kargapol et à Oustioujna.

» 17o. Les soi-disant perles de Novgorod : on en trouve dans les rivières du pays de Novgorod et de la Dvina (233) ».

Pour ces richesses naturelles et variées de la Russie, l’Europe et l’Asie lui fournissaient en échange les produits de leur industrie et les productions de leur sol. Voici le prix de quelques-uns des objets qu’on apportait alors à Astrakhan sur des vaisseaux Anglais, Hollandais et Français (234).

La plus belle émeraude ou saphir coutait soixante roubles (trois cents roubles d’argent actuel) ; un zolotnik de perles de moyenne grosseur, deux roubles et plus ; l’or et l’argent filé, six roubles la livre ; l’aune de velours, de Damas, de satin, près d’un rouble ; une pièce de drap fin anglais, trente roubles, plus ordinaire, douze, et une aune, vingt altines ; une pièce de perkale, deux roubles ; un tonneau de vin de France, quatre roubles ; un de citrons, trois roubles ; de harengs, deux roubles ; le poud de sucre, de quatre à six roubles ; de sucre d’orge, dix roubles ; de clous de girofles et de canelle, vingt roubles ; de riz, quarante copecks ; d’huile, un rouble et demi ; de poudre à canon, trois roubles ; d’encens, trois roubles ; de vif-argent, sept roubles, de plomb, deux roubles ; de cuivre travaillé, deux roubles ; de fer en lame, quarante copecks ; de coton, deux roubles ; de bois de sandale, un rouble ; une main de papier, quarante copecks. Outre cela, les étrangers nous procuraient une quantité de leur argent monnoyé, en évaluant l’écu de Hollande à douze altines. Un seul vaisseau apportait quelquefois jusqu’à quatrevingt mille écus, qui payaient le droit d’entrée comme les marchandises ; ce droit, en général, était très-considérable ; par exemple, les Nogais qui faisaient le commerce des chevaux, payaient à la Couronne cinq pour cent du prix, et, outre cela, donnaient encore au Tsar, et à son choix, la dixième partie de leurs troupeaux de chevaux. Un beau cheval nogai ne coûtait pas moins de vingt roubles.

Le commerce d’échange que nos marchands faisaient dans nos ports septentrionaux, avec les nations Européennes, leur présentait assez d’avantages pour qu’ils ne songeassent pas à aller par mer dans d’autres pays. Mais il est intéressant de savoir qu’à cette époque nous avions déjà des vaisseaux à nous. Vaisseaux Russes. En 1599, un ambassadeur de Boris revint d’Allemagne sur deux grands vaisseaux qu’il avait achetés et armés à Lubeck, avec un pilote et des matelots qu’il y avait loués (235).

Le commerce anséatique, naguère si célèbre et si utile à la Russie, presqu’entièrement détruit par la concurrence de l’Angleterre et de la Hollande, essayait de retrouver, dans les ruines de Novgorod, les traces de son ancienne splendeur. En 1596, le Tsar permit de nouveau à la ville de Lubeck, d’y établir un bazar (236). Mais Novgorod, Pskoff et toute la Russie regrettaient encore la perte de Narva ; et les Suédois qui en étaient maîtres, étaient un obstacle à la prospérité de cet établissement.

« Trouvant dans le commerce un moyen d’enrichir la Couronne, dit Fletcher, et s’occupant peu du bien-être des Négocians, les Tsars ne favorisent guère non plus la civilisation, sont ennemis des innovations et ne laissent entrer chez eux d’étrangers Civilisation. que les gens nécessaires à leur service ; ils ne permettent pas à leurs sujets de quitter leur patrie, dans la crainte des lumières que l’esprit naturel des Russes, esprit qui se fait remarquer même dans les enfans, les rend particulièrement propres à acquérir (237). Les seuls Russes qui paraissent de temps en temps en Europe, sont les Ambassadeurs ou les déserteurs ». Ce récit est en partie dénué de vérité : nous ne voyagions pas, parce que cela n’était pas dans nos usages et que rien n’avait encore éveillé en nous ce sentiment de curiosité, apanage d’un esprit cultivé. Il n’était point défendu aux marchands de faire le commerce hors de leur patrie ; et le despote Ivan envoyait en Europe des jeunes gens pour s’y instruire. Il est vrai que les étrangers n’étaient admis chez nous qu’avec choix et circonspection. En 1591, Nicolas Varkotche, ambassadeur de Rodolphe, écrivit à Boris, qu’un certain comte Italien nommé Scotti, appelé à Moscou par Ivan, désirait servir Fédor ; que ce Comte, distingué par l’Empereur et par plusieurs Souverains, possédait le don de toutes les langues qu’on parlait sur la terre, et toutes les sciences ; au point que, ni en Italie, ni en Allemagne, on ne pouvait trouver personne à lui comparer. Boris répondit : « Je loue l’intention du Comte, homme aussi noble et aussi instruit. Notre grand Souverain, bienveillant pour tous les étrangers qui nous arrivent, le distinguera sans doute, mais je n’ai pas encore eu le temps de lui en parler ». Il n’y a nul doute que le Comte ne fut connu en Russie pour un espion ou pour un homme dangereux et que cette raison n’ait fait rejeter ses offres ; car, non seulement nous ne refusions pas les gens instruits, mais nous les invitions à venir chez nous ; témoin John Dee, illustre mathématicien, astrologue et alchimiste, que la reine Élisabeth appelait son philosophe, et qui se trouvait alors en Bohême : Fédor lui fit proposer par les négocians de Londres, deux mille livres sterlings par an, à quoi Boris ajouta mille roubles, la table du Tsar et tout le service, pour profiter, à ce que l’on prétendait, de ses connaissances pour la découverte de nouveaux pays au Nord-est, au delà de la Sibérie. Mais n’est-il pas plus probable que c’était pour lui confier l’éducation du fils de Boris, que, dans ses pensées secrètes, le père destinait déjà au Trône ? La réputation d’alchimiste et d’astrologue relevait encore aux yeux de l’ignorance celle de mathématicien ; mais Dee, dont l’imagination n’était tendue qu’à la recherche de la pierre philosophale, et fier dans sa pauvreté, refusa les propositions du Tsar en témoignant sa reconnaissance, et sembla ainsi avoir prévu, par les calculs de l’astrologie, sa science favorite, le sort futur de la Russie et de la famille de Boris.

Ce que nous recherchions avec le plus de zèle en Europe, c’était des métallurgistes pour nos mines de Petchera, découvertes déjà en 1491, mais qui étaient presque inutiles par le manque de mineurs habiles. En 1597, lorsque le Tsar envoya auprès de l’Empereur le gentilhomme Véliaminoff, il lui ordonna de nous procurer en Italie, à quelque prix que ce fut, des ouvriers qui sussent trouver et couler l’or et l’argent. Outre quatre ou cinq mille soldats étrangers que Fédor payait, la Slobode de la Jaousa, à Moscou, se peuplait chaque jour davantage d’Allemands qui, du temps d’Ivan, s’enrichissaient par la vente de l’eau-de-vie et de l’hydromel, et étalaient un luxe scandaleux ; leurs femmes ne voulaient porter que des habits de velours et de satin. Sous le règne de Boris, ils obtinrent de nouveau la permission d’avoir une église, et quoiqu’ils vécussent séparés, ils communiquaient librement et amicalement avec les Russes. Les Tsars, en suivant fidèlement les principes d’Ivan III, et en attirant, au moyen de l’or et des honneurs, les artistes, les savans Européens, en multipliant les écoles paroissiales et le nombre des lettrés parmi les employés, auxquels la noblesse même portait envie à cause de l’importance qu’ils avaient acquise dans le gouvernement, les Tsars, dis-je, étaient loin de redouter les lumières ; ils cherchaient au contraire à les propager autant qu’ils le pouvaient ou savaient le faire, et si nous ne connaissons pas leur pensée, nous voyons leurs actions favorables à la civilisation de la Russie, dont nous présenterons ici quelques nouveaux résultats.

Une opération d’arpentage qu’on fit, depuis 1587 jusqu’en 1594, dans le pays de la Dvina, sur les deux rives du Volga (238), et probablement dans d’autres provinces, donna peut-être lieu à la composition du premier ouvrage Géométrie et Arithmétique. de géométrie en langue Russe. Les copies que nous en avons ne vont pas au-delà du dix-septième siècle. Ce livre est appelé, Livre de science profonde, par l’auteur, « qui donne un moyen facile de mesurer les endroits les plus inaccessibles, les plaines, les élévations et les vallées, à l’aide du compas ». Il explique la division de toutes les contrées habitées de la Russie en charrues et en parties, pour les impôts à payer à la Couronne. (On comptait dans une charrue quatre cents arpens de bonne terre, et dans une partie, six). C’est à cette époque également que nous rapportons le premier livre d’arithmétique (239), écrit d’une manière peu intelligible. Dans la préface de cet ouvrage, il est dit : « Sans cette philosophie des nombres, inventée par les Phéniciens, et une des sept sciences libérales, on ne peut être, ni philosophe, ni docteur, ni négociant habile ; et par sa connaissance, on obtient la plus grande faveur auprès du Tsar ». À la fin de ce livre, on parle du cycle, de la composition du corps humain et de la phisiognomonie. Dans les deux livres, dans celui qui traite de la géométrie et dans celui de l’arithmétique, on emploie, pour les calculs, des lettres slaves et des chiffres. Chiffres ou écriture secrète. C’est à cette époque que, dans les papiers diplomatiques, nous commençâmes à nous servir de chiffres secrets. En 1590, l’envoyé Ivanoff écrivit de Lithuanie au Tsar au moyen d’un nouvel alphabet, emprunté à l’ambassadeur d’Autriche, Nicolas Varkotche (240). Géographie. Le livre intitulé, Géographie détaillée de l’empire de Russie, fut probablement composé sous le règne de Fédor, puisque nous y trouvons les noms de Koursk, Voronège et Oskol, villes construites de son temps, et que nous n’y trouvons pas ceux des villes plus modernes fondées par Godounoff, telles que Borissoff sur le Donetz septentrional, et celle de Tsaref-Borissof à l’embouchure de la Protva (241). Ce livre, copié en 1627 au Bureau militaire, décide pour nous plusieurs questions géographiques importantes, en désignant, par exemple, où se trouvaient l’ancienne Ugorie, l’Obdorie, la capitale de Bâti et les camps des Nogais.

Littérature. Le champ de la littérature ne nous offre point de moisson abondante, depuis le temps d’Ivan jusqu’à celui de Godounoff ; mais le langage s’épura, et il s’embellit d’une nouvelle harmonie. On ne trouve de véritable éloquence inspirée par le sentiment, que dans les lettres de Kourbsky à Ivan. Joindrons-nous au nombre des écrivains, Ivan lui-même, auteur d’écrits pompeux et prolixes, tant religieux que satiriques (242) ? Il y a de la vivacité dans son style et de la force dans sa dialectique. Les meilleures productions de ce siècle, sont, le Livre des degrés, les vies des Saints, par Macaire, et les cent chapitres du grand Concile. Il est probable que le métropolitain Dionisi mérita le surnom de Grammairien par quelques écrits estimés ; mais nous ne les connaissons pas. Le patriarche Job a décrit la vie, les vertus et la mort de Fédor, d’un style fleuri et qui n’est pas dépourvu de chaleur. Voici comme il parle de son héros : « Ses vertus l’ont égalé aux plus dignes Souverains de l’antiquité ; il fut l’ornement et la lumière de ses contemporains, et le plus bel exemple pour ceux à venir ; sans s’attacher au vain éclat de la terre, il nourrissait son âme royale de la parole de Dieu, et tel qu’une source intarissable, il répandait ses bienfaits sur l’univers. Il prospérait, avec sa tendre épouse, dans la pratique de la vertu et dans la foi divine… Il n’avait qu’un seul bien sur la terre, un seul rejeton de la dynastie régnante, et il fut privé de sa fille chérie ; afin qu’il donnât l’exemple d’un cœur brisé par la douleur, et qui cependant se soumet, avec une humilité chrétienne, à la volonté du Tout-Puissant, tandis que la nation entière se livrait au désespoir.… Ô nouvelle effrayante et terrible ! Le Tsar adoré de la Russie passe dans les bras de l’Éternel ! Mais ce n’est point par la mort, c’est par un sommeil tranquille ; l’âme s’envole et le corps reste immobile.… Nous ne voyons, ni frémissemens, ni convulsions.… Voilà le moment des sanglots et non des discours ; de la prière et non de l’éloquence.… La parole du Prophête s’accomplit sur nous : Qui donnera une source à mes larmes, afin que je puisse assez pleurer ?.… Tout est douleur, tout est plainte.… Dès ce moment le Trône antique et brillant de la grande Russie commence son veuvage, et la populeuse et grande ville de Moscou devient une triste orpheline (243) ». Job qui devait le Patriarcat à Boris, et qui lui était sincèrement dévoué, dit de lui dans ce discours : « Aux temps heureux de Fédor, gouvernait sous lui son illustre beau-frère et serviteur, homme supérieur, unique en Russie, non seulement par l’éclat de son rang, mais aussi par sa profonde sagesse, sa bravoure et sa piété. Par ses soins, cet Empire florissait dans une paix glorieuse, à l’étonnement de tout le monde et même du Tsar, et à la gloire du Régent, gloire qui retentissait, non seulement dans notre patrie, mais dans les contrées les plus éloignées de l’univers, d’où arrivaient chez nous des ambassadeurs avec des dons précieux, pour se prosterner devant le Tsar, et contempler la beauté éclatante, la sagesse, les vertus du Régent, au milieu d’un peuple heureux par lui, au milieu de la Capitale qu’il avait si magnifiquement embellie ». Job écrivit aussi une lettre de consolation à l’épouse de Fédor, lorsqu’elle pleurait la perte de sa fille chérie (244). Il conjurait Irène d’être non seulement mère, mais Tsarine et chrétienne ; il condamnait sa faiblesse avec le zèle d’un pasteur, mais il plaignait son malheur avec la sensibilité d’un ami, ranimant en elle l’espoir de donner un successeur au Trône. Cet écrit est plus remarquable par l’intérêt du sujet que par les pensées et l’éloquence. Le Patriarche, en rappelant à Irène les préceptes de l’Évangile sur la confiance qu’on doit mettre dans le Très-Haut, ajouta : « Qui mieux que toi connais l’Écriture-Sainte ? Tu peux en instruire les autres, conservant dans ton cœur et dans ta mémoire tous les principes de sagesse qui y sont renfermés ». Irène, élevée à la Cour d’Ivan, avait l’instruction de son temps ; elle lisait la Bible et les œuvres des Pères les plus célèbres de notre Église, Les Russes possédaient déjà une Bible imprimé et publiée à Ostrog ; mais les œuvres des Saints-Pères n’existaient qu’en manuscrits (245). Parmi les traductions manuscrites des ouvrages d’auteurs anciens, en langue Slave ou Russe, que l’on connaissait alors et que nous conservons dans nos bibliothèques, se trouve la dissertation de Gallien sur les élemens du grand et du petit univers, sur l’âme et le corps, traduite du latin, langue que les Russes, quoiqu’en dise un étranger contemporain, n’avaient point en horreur : pauvres encore dans les moyens de s’instruire, ils profitaient de toutes les occasions de satisfaire leur curiosité ; souvent ils cherchaient à trouver un sens là où il n’y en avait pas, à cause de l’ignorance des copistes ou des traducteurs, et mettaient une patience admirable à recopier des livres remplis de fautes. Cette obscure traduction de Gallien se trouvait parmi les manuscrits de Saint Cyrile de Biéloozéro, et par conséquent existait déjà au quinzième siècle. Faisons également, mention d’un manuscrit qui avait rapport à la médecine, traduit du Polonais, en 1588, pour le voïévode de Serpoukhoff, Thomas Boutourlin. Ce monument de la science et de l’ignorance de ce temps, est très-curieux par rapport à la langue et par la traduction hardie de quelques noms ou de quelques termes techniques (246).

C’est peut-être au temps de Fédor ou de Godounoff que se rapportent également les anciennes chansons Russes, dans lesquelles il est question de la conquête de Kazan et de la Sibérie ; des orages du règne d’Ivan ; du vertueux Nikita Romanovitche, frère de la tsarine Anasthasie ; du scélérat Malouta Skouratoff ; des invasions des Khans en Russie. Les contemporains racontent et leurs descendans chantent les événemens. La mémoire trompe, l’imagination amplifie, le goût moderne corrige, mais l’esprit reste et conserve quelques traits marquans du siècle ; et, non seulement dans nos chansons de guerre ou de chasse, mais même dans celles d’amour, on retrouve le cachet de l’antiquité : on y voit comme l’empreinte d’un objet qui n’existe plus pour nous ; nous y entendons comme l’écho d’une voix qui ne résonne plus ; nous y trouvons la fraîcheur de sentiment que l’homme perd avec les années, et les nations avec les siècles. On connaît la chanson sur le tsar Ivan (247).

« On voyait naître la gloire de la ville de Moscou ;
On voyait naître aussi la tyrannie du Tsar terrible.
Son coup d’essai dans les armes fut la prise de Kazan ;
Et ce fut en passant qu’il s’empara d’Astrakhan ».

Sur le fils d’Ivan condamné à mort :

« L’astre terrestre va tomber ;
La bougie, faite de la cire la plus pure, va s’éteindre ;
Nous allons perdre le Tsarévitche ».

Voici celle sur un guerrier qui va mourir dans un stèpe sauvage, sur un tapis étendu auprès d’un feu qui s’éteint :

« Le sang coule de ses plaies sur la cendre brûlante ;
À sa tête se trouve un crucifix ;
À sa droite est son glaive acéré ;
À sa gauche son arc détendu,
Et à ses pieds se tient son fidèle coursier.
En mourant il dit au coursier :
Lorsque je mourrai, ô mon coursier fidèle !
Couvre de terre mon corps blanc,
Au milieu de ce vaste désert ;
Cours ensuite dans la sainte Russie ;
Salue mon père et ma mère ;
Porte ma bénédiction à mes petits enfants ;
Dis à ma jeune veuve :
Que j’ai contracté une autre union.
J’ai pris en dot la vaste plaine ;
C’est une flèche qui m’a marié ;
C’est un glaive acéré qui m’a mis au lit.
Tous mes amis et frères m’ont abandonné ;
Tous mes compagnons se sont dispersés ;
Il n’y a que toi, mon excellent coursier,
Qui m’as servi fidèlement jusqu’à la mort ».

Nous rapporterons encore un fragment de la chanson sur un guerrier tué, auquel les joncs servent de lit, un buisson d’oreiller, une sombre nuit de couverture, et sur le corps duquel pleurent une mère, une sœur et une jeune épouse :

« Hélas ! la mère pleure comme un fleuve roule ses flots ;
La sœur pleure comme coulent les ruisseaux ;
L’épouse pleure comme la rosée qui tombe.
Le soleil paraitra et fera disparaître la rosée ».

Ces poésies et d’autres pièces populaires qui se distinguent par la vérité du sentiment et par la hardiesse des expressions, se raprochent plutôt du seizième que du dix-huitième siècle, si ce n’est par le style, du moins par leur esprit.… Combien de chansons, plus ou moins anciennes, sont déjà oubliées dans la Capitale et que nous entendons encore dans les campagnes et les petites villes, où le peuple a plus de mémoire pour les anciennes traditions. Nous savons que, du temps d’Ivan, des troupes de troubadours Russes allaient de village en village et égayaient les habitans par leurs chants ; le goût du peuple favorisait alors les compositions des chansonniers que le pieux Fédor aimait aussi.

Arts et Métiers. Ce Prince aimait également les arts. Sous son règne nous avions d’habiles joailliers dont un Vénitien, nommé François Ascentini, des orfèvres, des brodeurs et des peintres. Le bonnet, donné par Fédor au patriarche Jérémie, qui était orné de pierres précieuses et de saintes images, est appelé, dans la description du voyage d’Arsène, une magnifique production des artistes de Moscou. Cet Évêque grec vit, sur les murs du palais d’Irène, de très-belles mosaïques représentant les images du Sauveur, de la Sainte Vierge, des Anges des Hiérarques et des Martyrs ; et sur la voûte, un lion parfaitement exécuté et qui tenait dans ses dents un serpent auquel étaient suspendus des lustres précieux. Arsène vit également avec surprise, dans le palais, une quantité d’énormes vases en or et en argent ; les uns en forme de quadrupèdes, tels que des licornes, des lions, des ours et des cerfs ; d’autres en forme d’oiseaux, tels que des pélicans, des cygnes, des faisans et des paons, et qui étaient d’un tel poids que douze hommes pouvaient à peine les transporter d’un endroit à l’autre. Ces vases extraordinaires se fabriquaient probablement à Moscou, du moins une partie ; les plus lourds d’entr’eux étaient fondus en argent de Livonie, conquis par les armes d’Ivan. L’art de la broderie, que nous avons imité des Grecs, était connu depuis long-temps en Russie où les nobles et les riches portaient dans tous les temps des habits brodés. Fédor voulut aussi établir à Moscou une fabrique de soieries. Marco-Cinopi, appelé par lui d’Italie, fabriquait du velours et des étoffes d’or dans une maison qui lui avait été assignée près de la cathédrale de l’Assomption. La multiplicité des églises augmentait le nombre des peintres. Pendant long-temps on ne peignit que des images. Nous commençâmes à peindre des tableaux précisément sous le règne de Fédor, époque à laquelle les deux palais, Balchaïa Granavitaïa, monument d’Ivan III, et Zolataïa-Granavitaïa, construit par son petit-fils, s’embellirent de peintures. Dans le premier étaient représentés l’Éternel, les actions des anges et des hommes, toute l’Histoire du vieux et du nouveau Testament, le prétendu partage de l’univers entre les trois prétendus frères de César-Auguste, et le partage réel de notre antique patrie entre les fils de Saint Vladimir, représentés en mitres, en habits de damas, avec des colets et des ceintures d’or, le grand Jaroslaf, Vsévolod Ier. et Monomaque en habits de Tsar ; Georges Dolgorouky, Alexandre Nevsky, Daniel de Moscou, Kalita, Dmitri Donskoy et ses successeurs jusqu’à Fédor, qui était assis sur le trône avec une couronne sur la tête, un manteau, un collier en perles, une chaîne d’or sur la poitrine, et tenant dans ses mains le sceptre et la pomme d’or ; auprès du Trône se tenait le Régent Boris Godounoff en bonnet normand, et avec un habit d’or déboutonné. Dans la Zalataïa Palata, sur les murs et sur les voûtes, étaient également peintes l’histoire sacrée et celle de Russie, en même temps que quelques figures allégoriques des vertus et des vices, des saisons et des phénomènes de la nature. Le Printemps était représenté par une jeune fille, l’Été par un adolescent, l’Automne par un homme tenant un bocal, et l’Hiver par un vieillard avec les bras nus. Quatre anges, avec des trompettes, désignaient les quatre vents. Dans quelques tableaux, il se trouvait des rouleaux sur lesquels les mots étaient écrits, non en lettres ordinaires, mais avec des chiffres mystérieux. La Zalataïa Palata n’existe plus ; à sa place a été construit le palais d’Élisabeth ; et quant aux tableaux qui se trouvaient sur les murs de la Granavitaïa Palata, ils ont été effacés depuis long-temps, et ne nous sont connus que par la description des contemporains (258). Faisons mention aussi de l’art de la fonderie. Sous le règne de Fédor nous avions un célèbre fondeur, André Tchokoff, dont nous voyons le nom sur les plus anciens canons du Kremlin, sur le Drobovik, qui pèse deux mille quatre cents pouds, sur le Troïl et sur l’Aspide ; le premier a été coulé en 1586, et les deux autres en 1590.

Moscou. Les progrès de la civilisation se faisaient remarquer au seul aspect de la Capitale. Moscou s’embellit aux yeux, non seulement par de nouveaux édifices en pierres, mais par l’élargissement des rues, pavées en bois et moins boueuses (249). Le nombre de belles maisons augmenta : elles étaient ordinairement construites en bois de sapin, à deux ou trois étages, avec de grands escaliers et de grands toits en planches qui avançaient en dehors. Les chambres à coucher d’été et les magasins en pierres se trouvaient dans les cours. L’élévation de l’édifice et la grandeur de la cour désignaient le rang du maître. Les bourgeois pauvres habitaient encore dans des cabanes, avec des poëles sans tuyaux ; dans les appartemens des riches il y avait des cheminées en faïence. Pour prévenir les incendies, des employés militaires, chaque jour, en été, parcouraient la ville et faisaient éteindre tous les feux, après qu’on avait fini de préparer le manger (250). Moscou, c’est-à-dire le Kremlin, le Kitaï, le Tsaref ou Bielgorod, la nouvelle ville en bois, le quartier au-delà de la Moskva, les Slobodes, au-delà de la Jaousa, avait alors en circonférence plus de vingt verstes. On comptait au Kremlin trente-cinq églises en pierres, et en tout, dans la Capitale, environ quatre cents, outre les chapelles ; le nombre des cloches montait à cinq mille. « Aux heures où l’on sonnait pour les fêtes, disent les étrangers, il était impossible de s’entretenir dans les rues ». La cloche principale, qui pesait mille pouds, était suspendue à un clocher en bois sur la place du Kremlin ; on la sonnait lorsque le Tsar partait pour un long voyage, lorsqu’il revenait dans la Capitale, ou qu’on recevait des étrangers de distinction. Le Kitaïgorod, entouré d’une muraille en briques non recrépies, et réuni au quartier au-delà de la Moskva, par des ponts de bois flottans et par un pont de pierres, était embelli par la magnifique église gothique de Saint Basile, et par le Bazar, divisé en vingt alignemens : dans l’un on vendait des étoffes de soie, dans un autre des draps, dans un troisième de l’argent, etc. Sur la Grande place se trouvaient, deux énormes canons démontés. Cette partie de la ville renfermait les maisons d’un grand nombre de Boyards, de dignitaires, de marchands distingués, et un arsenal bien fourni. Dans le Bielgorod, ainsi appelé à cause de ses murs blanchis, étaient la fonderie, sur le bord de la Néglinnaïa, l’Hotel des Ambassadeurs, celui des Lithuaniens, des Arméniens, les marchés aux chevaux et au foin, la boucherie, les maisons des enfans Boyards, des employés aux tribunaux et des marchands. Dans la ville de bois ou Skorodom, c’est-à-dire bâtie à la hâte, en 1591, demeuraient les bourgeois et les artisans. Autour des édifices, on voyait des bois, des jardins, des potagers et des prairies. Auprès du Palais même on fauchait du foin ; et les trois jardins du Tsar n’occupaient pas un petit espace au Kremlin. Les moulins, dont un se trouvait à l’embouchure de la Néglinnaïa, les autres sur la Jaousa, donnaient un aspect de campagne à la ville. La Slobode allemande ne faisait point partie de la ville, non plus que Krasnoé-Selo, où habitaient sept cents ouvriers et petits marchands, auxquels le sort, pour le malheur de la famille de Boris, réservait un rôle si important dans notre histoire.

Mœurs. Il est probable que les mœurs de la nation changèrent peu sous les règnes d’Ivan et de Fédor. Mais, dans des relations contemporaines, nous trouvons, à ce sujet, quelques détails nouveaux et intéressans pour nous.

Exemples de disputes sur l’ancienneté des familles et des rangs. Godounoff, l’habile et ambitieux Godounoff, ne put ou ne voulut point détruire les prétentions de prééminence entre les familles des Boyards et des Nobles. Cet orgueil des rangs était arrivé à un point difficile à imaginer, et tel qu’aucune nomination de Voïévodes, aucune désignation pour le service de la Cour dans les jours de fête, ne se passait sans amener des querelles plus ou moins graves. En voici un exemple : On entendait déjà à Moscou, en 1591, le pas des chevaux du Khan, que les Voïévodes disputaient encore sur l’ancienneté de leurs titres et les honneurs du pas, et ne se rendaient point à leurs postes, par un faux point d’honneur. Ils ne craignaient pas de s’exposer à la diffamation et à des punitions sévères ; car ceux qui se plaignaient à tort étaient quelquefois punis corporellement et sans forme de procès. En 1589, le prince Gvosdeff fut battu de verges, pour une dispute de prééminence avec les princes Odoevsky, et il leur fut livré, c’est-à-dire qu’on lui ordonna de leur demander humblement pardon. Le prince Bariatinsky fut mis trois jours en prison, pour une dispute semblable avec Schérémétieff ; mais il ne voulut pas s’humilier ; il sortit de prison et n’alla point servir. Comment expliquer cette singularité, si ce n’est par cette vanité toujours renaissante chez l’homme, qui cherche un aliment dans toutes les circonstances de la vie sociale, et qui est souvent excitée par la politique même des Tsars ; car cette prééminence des titres, soutenait l’ambition, nécessaire même dans un gouvernement absolu, pour l’intérêt de l’État, toujours servi avec plus de zèle par ceux qui en attendent des distinctions. Il n’existe point un usage, pas un préjugé qui, dans son origine, n’ait eu un but raisonnable, quoique, dans ces usages consacrés par les siècles, le mal l’emporte quelquefois sur le bien. Godounoff pouvait aussi avoir un but particulier et suivre le funeste principe : Divisez pour régner. Ces éternelles querelles d’ambition entretenaient une haine mutuelle parmi les familles les plus illustres, les Mstislafsky et les Schouisky, les Glinsky et les Troubetskoy, les Schérémétieff et les Sabouroff, les Kourakin et les Schestounoff. Ils étaient divisés et Boris régnait.

La Cour. Mais les disputes de rangs ne troublaient pas la décence dans les assemblées de la Cour. Tout rentrait dans le silence, dès que le Tsar paraissait avec un éclat qui étonnait même les ambassadeurs étrangers (251). « Les yeux fermes, disent les Contemporains, on croirait que le Palais est désert ; cette grande multitude de grands dignitaires couverts d’or, est muette, et comme sans mouvement. Ils sont assis sur des bancs et forment plusieurs rangs, depuis la porte jusqu’au trône où se tiennent les Rindas, jeunes gardes du corps, en vêtemens blancs de velours ou de satin garnis d’hermine ; ils ont de grands bonnets blancs sur la tête, deux chaînes d’or qui se croisent sur leur poitrine et tiennent des cimetères précieux levés sur leurs épaules, comme s’ils étaient toujours prêts à frapper. Aux repas solennels donnés par le Tsar, le service se fait par deux ou trois cents officiers du Palais, habillés d’étoffes d’or, portant des chaînes d’or sur la poitrine et des bonnets de renard noir sur la tête. Lorsque le Souverain s’assied sur une estrade élevée de trois marches, seul, à la table d’or (252), les dignitaires servans lui font une profonde révérence, et deux à deux, défilent pour aller chercher les plats. En attendant, on présente de l’eau-de-vie. Sur les tables, il n’y rien que du pain, du sel, du vinaigre, du poivre, des couteaux et des cuillers ; on n’y voit ni assiettes ni serviettes. On apporte à la fois plus de cent plats auxquels le cuisinier a goûté devant le maître-d’hôtel. Le Grand Maréchal les goûte pour la seconde fois devant le Tsar qui, lui même, envoie aux convives, des morceaux de pain, des mêts de sa table, des vins, de l’hydromel ; et à la fin du repas, il leur distribue de sa propre main, des prunes sèches de Hongrie. Chaque convive, en s’en allant, reçoit encore un plat entier de viandes ou de pâtés. Quelquefois les Ambassadeurs étrangers dînent à leur Hôtel, de la table copieuse du Tsar ; un des principaux dignitaires se rend chez eux pour leur annoncer cet honneur, et il dîne avec eux. Quinze ou vingt serviteurs entourent son cheval, des Streletz, richement vêtus, portent la nappe, les salières, etc. ; d’autres, jusqu’à deux cents, le pain, l’hydromel et une quantité de plats d’or et d’argent, chargés de différens mêts (253) ». Les détails suivans, extraits de papiers officiels, donnent une idée du luxe et de la friandise de ce temps. Vins étrangers et mêts Russes. En 1599, on fournissait du Palais, pour la table de l’ambassadeur d’Autriche, sept pintes de romanée, autant de vin du Rhin, de muscat, de vin blanc de France, de vin de Canarie, d’Alicante et de Malvoisie ; douze cruches du meilleur hydromel de cerise et d’autres de la première qualité ; cinq seaux d’hydromel de groseille, de genièvre, de fleurs de cerisier à grappes, etc. ; soixante-cinq seaux d’hydromel de framboise ; de celui que buvaient les Boyards et les Princes. En fait de vivres, on livrait huit plats de cygnes, huit de cigognes avec des légumes, quelques coqs au gingembre, des poules désossées, des coqs de bruyère au saffran, des gélinottes aux prunes, des canards aux concombres, des oies au riz, des lièvres au vermicel et aux navets, des cervelles de daim, etc. ; des soupes de saffran, blanches et noires, de citrons et de concombres, du pain blanc, des pâtés avec de la viande, du fromage et du sucre ; des crêpes, des gâteaux, des blancs-manger, de la crême, des noisettes, etc. Les Tsars voulaient étonner les étrangers par une telle abondance, et ils y parvenaient.

Hospitalité. On retrouvait, également l’ancien luxe de l’hospitalité des Slaves, dans les maisons des particuliers à Moscou ; il n’y avait point d’hôtes avares pour leurs convives ; aussi le reproche d’ingratitude, le plus offensant était-il : « tu as oublié mon pain et mon sel ». Ces copieux repas, les longues méridiennes et le peu d’exercice que faisaient les gens de distinction et les riches, produisaient en eux cet embonpoint qui passait alors pour une qualité : être un homme fort et puissant signifiait avoir des droits au respect ; mais cet embonpoint ne les empêchait pas Longévité. de vivre jusqu’à quatre-vingts, cent et cent vingt ans. Il n’y avait que la Cour et les grands qui consultassent les médecins étrangers (254). Médecins. Fédor en avait deux, Marc Ridley, envoyé par la reine d’Angleterre en 1594, et Paul, citoyen de Milan. Le premier passa cinq ans à Moscou et retourna à Londres. Pour le second, Henri IV écrivit à Fédor en 1595, lui demandant de vouloir bien le laisser partir, pour passer sa vieillesse à Paris, auprès de ses parens. Cette lettre amicale du plus illustre Monarque de la France, est le seul monument qui se soit conservé chez nous de ses relations avec la Russie, à la fin du seizième siècle. Pour remplacer Ridley, Élisabeth envoya à Boris le docteur Willis. Il fut examiné par le secrétaire de l’Empire Vassili Stchelkaloff, qui lui demanda s’il avait apporté avec lui des livres et des médicamens ; quels principes il suivait et si c’était sur le pouls qu’il jugeait les maladies ou sur l’état des humeurs dans le corps ? Willis répondit qu’il avait jeté tous ses livres à Lubeck et avait continué sa route pour se rendre chez nous sous le nom d’un marchand, parce qu’il savait, combien en Allemagne et dans les autres pays, on favorisait peu les médecins qui se rendaient en Russie ; il ajouta que le meilleur livre était dans sa tête ; que les médicamens étaient préparés par des apothicaires et non par les Docteurs ; que le pouls et l’état des humeurs étaient également importans pour un observateur habile. Ces réponses ne parurent pas assez satisfaisantes à Stchelkaloff, et l’on ne chercha pas à retenir Willis à Moscou. En 1600, Boris fit venir d’Allemagne six médecins ; il donnait à chacun deux cents roubles de traitement, outre un domaine, le service, la table et l’équipage ; il leur délivrait aussi des patentes de Docteurs. Cette singulière idée lui fut inspirée par Lée, Ambassadeur d’Élisabeth, qui le détermina adonner le titre de Docteur, au chirurgien Reitlinger, arrivé avec lui pour servir le Tsar.

Nous avions alors plusieurs apothicaires ; l’un d’eux nommé Frenchham, anglais de nation et qui avait déjà résidé chez nous, sous le règne d’Ivan, revint de Londres sous celui de Godounoff et rapporta avec lui une riche collection de plantes et de minéraux propres à la médecine ; Médicamens. un autre, Arend-Klausend, Hollandais, passa quarante ans à Moscou ; mais les Russes, excepté les nobles, n’avaient point de confiance dans les remèdes. Les gens du commun se servaient ordinairement d’eau-de-vie dans laquelle ils mettaient de la poudre à canon, de l’oignon et de l’ail pilés, après quoi ils employaient les bains. Ils ne pouvaient souffrir le musc ni les pilulles ; quant aux lavemens ils en avaient une telle répugnance qu’on ne put jamais la vaincre, même dans les cas les plus désespérés. Différens usages. Celui qui, après avoir été malade à toute extrémité et avoir reçu l’Extrême-Onction, relevait d’une grande maladie, portait jusqu’à sa mort un vêtement noir pareil à celui des moines. On prétend que sa femme pouvait se remarier. Les morts étaient enterrés avant l’expiration des vingt-quatre heures. Les riches étaient pleurés dans leurs maisons et sur leurs tombes par une quantité de femmes qu’on louait à cet effet, et qui chantaient en sanglotant : « Était-ce à toi de quitter ce monde ? Ne possédais-tu pas la faveur du Tsar ? N’avais-tu pas des richesses et des honneurs, une épouse tendre et d’aimables enfans ?.… etc. ». Les quarante jours de deuil se terminaient par un festin dans la maison du défunt ; et la veuve pouvait, sans manquer aux bienséances, prendre un autre époux au bout de six semaines. Fletcher assure que, pendant l’hiver, on n’enterrait pas les morts à Moscou, mais qu’on transportait les cadavres hors de la ville dans la Asyle des Morts. Maison de Dieu (hospice), et on les y laissait jusqu’au printemps, lorsque la terre se dégelait et qu’on pouvait sans peine creuser des fosses (255).

« Les Russes, dit Margeret, conservent encore beaucoup de leurs anciens usages, mais ils commencent déjà à en prendre de nouveaux, depuis qu’ils voient chez eux des étrangers. Il n’y a pas plus de vingt à trente ans que, dans leurs contestations, ils se disaient sans détour, le serviteur an Boyard, celui-ci au Tsar, et même à Ivan-le-Terrible : Ton raisonnement est faux, tu ments. Maintenant ils sont moins grossiers et commencent à connaître la politesse ; mais ils ont d’autres idées que nous sur le point d’honneur. Par exemple, ils ne permettent pas le duel et marchent toujours sans armes ; en temps de paix ils n’en portent que dans leurs voyages. En cas d’offense personnelle ils s’adressent toujours aux tribunaux. Le coupable est puni de verges en présence de l’offensé et du juge, ou par une amende en argent, qui est fixée en raison des appointemens de l’accusateur : celui qui a de la Couronne quinze roubles par an, reçoit une amende de quinze roubles, et sa femme le double, parce que l’offense du mari rejaillit sur elle. Pour une insulte grave on donne le knout sur les places, on met en prison et on exile. La justice n’est jamais aussi sévère que dans les cas d’une offense personnelle, ou celui d’une calomnie avérée. Le duel est un crime capital en Russie, même pour les étrangers ».

Les femmes, comme chez les anciens Grecs, ou chez les peuples d’Orient, avaient des appartemens séparés, et ne se montraient qu’aux plus proches parens et amis. Costume des femmes. Les dames de distinction allaient l’hiver en traîneau et l’été en charriot ; et quand elles suivaient la Tsarine, lorsque celle-ci sortait pour aller prier ou se promener, elles montaient à cheval avec des chapeaux blancs de feutre, garnis de taffetas couleur de chair, de rubans, de boutons en or, et de gros glands pendans jusqu’aux épaules (256). Dans leurs maisons, elles portaient sur la tête un petit bonnet de taffetas ordinairement de couleur rouge avec un bandeau blanc et en soie par-dessus ; pour sortir elles mettaient un grand bonnet de drap d’or orné de perles ; celles qui n’étaient pas mariées ou qui n’avaient pas encore d’enfans, étaient distinguées par des bonnets en renard noir ; elles portaient aussi des boucles d’oreille en or avec des émeraudes et des saphirs, des colliers de perles, un habit long et large de drap rouge, avec des manches pendantes, boutonnées par douze boutons d’or, surmontées d’un collet de zibeline, tombant jusqu’à la moitié du dos. Sous cet habit elles en mettaient un autre en soie, qu’on appelait Letnik, avec des manches dans lesquelles elles passaient leurs bras, et qui étaient garnies en drap d’or jusqu’au coude ; au-dessous du Letnik se trouvait une férèse boutonnée jusqu’en bas ; les dames mettaient encore à leurs bras des bracelets larges de deux doigts, en pierres précieuses ; elles portaient des bottines de maroquin jaune et bleu, brodées en perles ; ces bottines avaient de grands talons. Toutes les femmes, jeunes et vieilles, se fardaient et regardaient comme une honte de ne pas se peindre la figure.

Divertissemens. Parmi les divertissemens de cette époque, voici la description que l’on fait d’un combat d’ours, plaisir favori de Fédor (257). « Les chasseurs du Tsar, tels que les gladiateurs Romains, affrontent la mort pour amuser le Souverain par leur art dangereux. On tient ordinairement en cages des ours sauvages pris dans des filets ou dans des fosses. Au jour et à l’heure fixée, la Cour et une foule immense se rassemblent devant le théâtre où doit se livrer le combat ; cette place est entourée par un large fossé, pour la sureté des spectateurs, et afin que, ni l’animal, ni le chasseur ne puissent échapper l’un à l’autre. C’est là que parait l’intrépide combattant, armé seulement d’une pique, et qu’on lâche l’ours, qui, dès qu’il l’aperçoit, se redresse sur les pattes de derrière, rugit, et, la gueule ouverte, se précipite sur lui. Le chasseur reste immobile, regarde, vise, et d’un coup porté de toutes ses forces, il enfonce sa pique dans le corps de l’animal, et cherche avec son pied à en appuyer l’autre bout contre terre. L’ours, irrité, blessé, s’enferre de plus en plus ; il arrose la pique de sang et d’écume ; cherche à la briser, à en ronger le bois, et ne pouvant y parvenir, il tombe, il expire en poussant un dernier rugissement étouffé. Le peuple, qui, jusqu’à cet instant, a gardé le plus profond silence, fait alors retentir la place du bruit de ses acclamations, et l’on mène le vainqueur en triomphe dans les caves de la Cour, pour boire à la santé du Souverain. Celui-ci se trouve heureux de cette seule récompense, et peut-être un peu plus d’avoir échappé à la fureur de l’ours, qui, en cas de maladresse ou de défaut de forces du combattant, prendrait une cruelle revanche, en mettant d’abord la pique en pièces, et en le déchirant lui-même, en un instant, avec ses dents et ses griffes ».

Bains. Fletcher, en parlant de la passion des habitans de Moscou pour les bains, s’étonne surtout de leur insensibilité au chaud et au froid. « Par les gelées les plus rigoureuses, dit-il, on les voit sortir du bain, nus et rouges comme du feu, et se précipiter dans des trous pratiqués sous la glace ».

Vices. Les Russes n’étaient point flattés dans le portrait que cet observateur faisait de leur moralité. Admettant, comme tout écrivain poli, des exceptions, il reprochait aux Moscovites d’être menteurs, et, par conséquent, d’une méfiance sans bornes les uns envers les autres. Il s’exprime ainsi : « Les Moscovites ne croient pas à la parole des autres, parce que personne ne croit à la leur ». Les vols, d’après lui, étaient très-fréquens à cause de la quantité de vagabons et de mendians, qui, en demandant l’aumône, disaient à chaque passant : « Fais-moi la charité, ou tue-moi » ! Le jour ils imploraient la pitié, et la nuit ils volaient ou dérobaient, au point que, lorsque les soirées étaient obscures, les gens prudens ne quittaient pas leurs maisons. Fletcher, serviteur dévoué d’Élisabeth, ennemi de l’Église d’occident, et condamnant également dans la nôtre tout ce qui avait quelque rapport avec les réglemens de l’Église latine, fait une peinture des mœurs monastiques, qui a tout le caractère du dénigrement. Piété. Il avoue cependant qu’il y avait en Russie une véritable piété. Soit pour plaire à la disposition générale des esprits, soit pour calmer les remords dont sa conscience était déchirée, Godounoff affectait une grande dévotion. Mort du premier Fils de Boris. En 1588, n’ayant qu’un seul fils en bas âge, il le porta, malade, pendant l’hiver, sans la moindre précaution et sans écouter les médecins, dans l’église de Saint Basile : l’enfant mourut (258). Inspirés. Il y avait alors à Moscou un inspiré qu’on respectait à cause de sa sainteté réelle ou feinte. Il marchait dans les rues, avec les cheveux flottans, et nu, par les gelées les plus fortes ; il prédisait des calamités et disait publiquement du mal de Boris, qui n’osa cependant sévir contre lui, craignant peut-être le peuple, ou ajoutant foi à la sainteté de cet homme. De semblables inspirés ou bienheureux paraissaient souvent dans la Capitale ; ils portaient des chaînes ou des cilices, et avaient le droit de reprocher à chacun la vie licencieuse qu’il menait, et même aux gens les plus distingués ; ils pouvaient également prendre sans payer, dans les boutiques, tout ce qui leur convenait ; les marchands les en remerciaient comme d’une grande faveur qu’ils leur accordaient. On assure que Saint Basile de Moscou, contemporain d’Ivan, parlait avec une hardiesse étonnante de ses cruautés.

Tolérance Les Étrangers, en reprochant aux Russes leurs superstitions, donnaient cependant des éloges à leur tolérance. Elle existait chez nous depuis le siècle d’Oleg, phénomène étonnant dans notre ancienne histoire ; on ne sait par quoi l’expliquer ; serait-ce par défaut de lumières ? ou par une véritable connaissance de l’esprit de la religion Chrétienne ? Quoique sur ce point important, les savans et les meilleurs logiciens du temps, eussent peine à s’accorder entre eux. Serait-ce par indifférence sur les divers dogmes ? Ce qui n’est pas très-présumable, chez une nation très-religieuse ; mais ne serait-ce pas plutôt par une sage prévoyance de nos Princes guerriers, qui pour maintenir leurs conquêtes, auraient voulu réunir différens peuples entre eux, par une entière liberté de conscience, et les enchaîner par la tolérance ? Cette opinion semblerait la plus vraisemblable. Nommerons-nous donc cette tolérance une vertu politique ? Dans tous les cas, elle fut d’un très-grand avantage pour la Russie, en favorisant non-seulement l’esprit de conquête, mais aussi les progrès de la civilisation pour lesquels nous avions besoin d’attirer chez nous des étrangers qui pussent coopérer à cette grande œuvre.

Union en Lithuanie. Pour notre bonheur, les vrais ennemis de la Russie ne suivaient point son sage système : chez nous, les Mahométans, les Idolâtres adoraient Dieu comme ils l’entendaient ; et, en Lithuanie, on forçait les Chrétiens de l’Église d’Orient, à devenir papistes. Nous parlons du commencement de l’union, du temps de Sigismond : événement important par ses conséquences politiques et que ses auteurs ne pouvaient ni désirer, ni prévoir.

Le Clergé de Lithuanie, ayant rejeté le décret du concile de Florence (259), reconnaissait de nouveau, le Patriarche de Constantinople, pour chef de son Église. Le Patriarche Jérémie, à son retour de Moscou, passa par Kief ; ily destitua le Métropolitain Onicéphor, comme bigame, et consacra à sa place Michel Ragosa ; il y jugea les Évêques et punit les archimandrites indignes (260). Cette sévérité produisit un grand mécontentement. D’autres causes agissaient en même temps, telles que les efforts du Pape et la volonté du Roi, les séductions et les menaces. Dès 1581, le rusé jésuite Antoine Poissevin, trompé par Ivan non moins fin que lui, écrivit, des bords de la Chelona, à Grégoire XIII, que, pour faciliter la conversion des hérétiques Moscovites, il fallait auparavant éclairer de la vraie lumière, Kief, berceau de leur religion (261). Il l’engageait à se mettre en rapport avec le Métropolitain et les évêques de Lithuanie ; à envoyer auprès d’eux un homme instruit et sage qui, par la conviction et les caresses, put préparer le triomphe de l’Église latine dans le pays de l’hérésie. Antoine écrivait et agissait en même temps. Il inspira à Bathori l’idée d’établir un collège de jésuites à Vilna, pour y élever de pauvres jeunes gens de la religion Grecque dans les préceptes de celle de Rome. Il s’occupait de la traduction, en langue Russe, des principaux livres de la religion Latine. Il prêchait lui-même avec un zèle qui entraina beaucoup de gentilshommes Lithuaniens. Ceux-ci commencèrent à parler de la réunion des deux Églises, et à favoriser celle d’Occident, écoutant moins en cela leur conscience que des intérêts mondains ; car nos coréligionnaires en Lithuanie, sans qu’on eut égard à leurs droits et à leurs libertés confirmés par les Lois et les Diètes, étaient obligés, partout et toujours, de céder le pas aux catholiques ; ils étaient même souvent opprimés ; ils se plaignaient, et n’obtenaient point de satisfaction. Il y avait de l’agitation dans les esprits, et même parmi les principaux dignitaires ecclésiastiques ; car le Pape et Sigismond III, suivant les conseils du jésuite Antoine, leur offraient, d’un côté, des avantages, des honneurs et des revenus nouveaux ; et de l’autre, leur représentait l’abaissement de l’Église de Byzance sous le joug Ottoman. Ils ne menaçaient point de violence et de persécution ; cependant, en louant le bonheur qui résultait de l’uniformité de la religion dans un État, ils rappelaient les désagrémens qu’éprouva le Clergé en Lithuanie, lorsqu’il rejeta le décret du Concile de Florence. Le métropolitain Ragosa cachait encore sa trahison ; il se vantait de son zèle pour l’orthodoxie, et il fit dire aux ambassadeurs de Moscou, qui traversaient les états de Sigismond pour se rendre en Autriche, qu’il n’osait les voir, étant en disgrâce, et persécuté pour sa fermeté dans les dogmes de l’Église d’orient, trahie et abandonnée par les faibles. Il n’était soutenu, ajoutait-il, que par le voïévode de Novgorod, Seversky, qui déjà, lui-même, était réduit au silence par la peur. Le Pape exigeait absolument du Roi et des grands, la réunion des éparchies de Lithuanie à l’Église romaine, et voulait donner la métropole de Kief, à un de ses Évêques ; quant à lui, métropolitain Ragosa, il se voyait forcé inévitablement à abdiquer son titre et à se renfermer dans un couvent (262). Les Ambassadeurs lui conseillèrent d’être inébranlable au milieu de la tempête, et de souffrir plutôt la mort que d’abandonner son troupeau à la merci des loups dévorans de la communion Latine. Michel, aussi rusé que cupide, voulut encore, pour la dernière fois, avoir de notre or, et prit quelques ducats à titre d’arrhes, car les Tsars distribuaient des aumônes au Clergé de Lithuanie, et avec intention. Ils voulaient par là entretenir dans le peuple l’amour pour leurs coréligionnaires. Ce fut dans la même année, 1595, que ce fourbe, ayant appelé à Kief tous les Évêques, les détermina à chercher la paix et la sécurité dans le sein de l’Église d’occident. Il n’y eut que deux évêques, Gédéon Balaban de Lemberg, et Michel de Pérémichle, qui se montrèrent opposans ; mais on ne les écouta pas, et, à la grande satisfaction du Roi, on envoya à Rome les prélats Ipate de Vladimir et Cyrile de Loutsk, qui, en plein Vatican, baisèrent solennellement le pied de Clément VIII, et lui livrèrent leur Église.

Cet événement remplit de joie le Pape et les Cardinaux. On loua Dieu et on honora les Ambassadeurs du Clergé de Russie, titre qu’on donnait aux évêques de Vladimir et de Loutsk, pour relever le triomphe de Rome. On leur assigna un palais magnifique, et lorsque, après beaucoup de discussions, toutes les difficultés furent applanies, lorsque les Ambassadeurs eurent fait le serment d’observer fidèlement les réglemens du Concile de Florence, et eurent reconnu la Procession du Saint-Esprit du Père et du Fils, l’existence du Purgatoire, la suprématie de l’évêque de Rome, mais en conservant leur ancien rite et la langue Slave, alors le Pape les embrassa et leur donna sa bénédiction, et Sylve Antonin, directeur de son Conseil, dit à haute voix : « Enfin, après cent cinquante ans, écoulés depuis le Concile de Florence, vous revenez, vous évêques de Russie, à la pierre fondamentale de la religion sur laquelle Jésus-Christ fonda son Église ; à la sainte Montagne où l’Éternel habita ; à la mère et à l’institutrice de toutes les églises ; à la seule véritable, en un mot, à l’Église catholique-romaine » ! On chanta des Te Deum, et, pour en conserver le souvenir dans les siècles futurs, on inscrivit dans les annales de l’Église la relation du nouveau jour qui luisait dans les contrées septentrionales. On grava sur du bronze l’image de Clément VIII et un Russe prosterné devant son trône, avec cette légende latine : Ruthenis receptis (263). Cependant cette joie ne fut pas de longue durée. Premièrement, les évêques Lithuaniens, en trahissant l’orthodoxie, espéraient, d’après les promesses de Clément, sièger au Sénat à l’égal du Clergé romain ; mais ils furent trompés dans leurs espérances. Le Pape ne put leur tenir parole à cause de la forte opposition des prélats Polonais qui ne voulurent point être traités d’égal à égal avec les unis. Secondement, non seulement Gédéon, l’évêque de Lemberg et d’autres dignitaires ecclésiastiques, mais même plusieurs seigneurs laïques, nos coréligionnaires, s’opposèrent à l’union, principalement le prince Constantin Ostrojsky, voïévode de Kief, à qui, ses richesses et les sentimens élevés de son âme, donnaient une grande considération. On disait et l’on écrivait que cette prétendue réunion des deux Églises n’était qu’une supercherie ; que le Métropolitain et ses confrères avaient entièrement adopté la religion Latine, ne conservant que pour la forme les rites de l’Église grecque. Le peuple s’agitait, les temples devenaient déserts. Afin de calmer ces troubles par l’acte solennel d’un Concile, tous les prélats se réunirent à Brest où assistèrent aussi tous les grands du Royaume et les ambassadeurs de Clément VIII et du patriarche de Byzance. Mais, au lieu d’obtenir la paix, on ne fit qu’irriter les haines. Le Concile se partagea en deux partis dont l’un anathématisa l’autre ; et, depuis cette époque, il existe deux Églises en Lithuanie, celle des unis, et l’ancienne Église Orthodoxe. La première fut sous la dépendance de Rome, et la seconde, sous celle de Constantinople. Celle de l’union sous la protection spéciale des Rois et des Diètes, se renforçait et opprimait l’orthodoxe, dans son état déplorable d’abandon ; et, pendant long-temps les gémissemens de nos frères coréligionnaires se perdaient dans les airs, ne trouvant, ni pitié, ni justice dans le pouvoir suprême. C’est ainsi que, dans la Diète même, un de ces chrétiens zélés de la confession Grecque (264), osa dire au roi Sigismond : « Nous sommes des enfans dévoués de la république, prêts à défendre son intégrité, mais pouvons-nous marcher contre des ennemis extérieurs, étant persécutés par ceux que nous avons dans le pays, et par l’Union cruelle qui nous prive du bien-être civil et de la paix de l’âme ? Pouvons-nous, de notre sang, éteindre les murs enflammés de la patrie, lorsque nous voyons le feu chez nous, et que personne ne veut l’éteindre ? partout nos temples sont fermés, les prêtres exilés, les biens de l’Église dilapidés ; on ne baptise plus les enfans ; on ne confesse plus les mourans ; on n’enterre plus les morts ; on jette leurs corps dans les champs, comme des animaux immondes. Tous ceux qui n’ont pas trahi la foi de leurs pères, sont éloignés des fonctions civiles ; l’orthodoxie est un crime ; la loi ne nous protège pas, nos cris ne sont point entendus !… Mais que la tyrannie cesse ! Ou bien, ce que nous ne pensons qu’avec terreur, nous pouvons nous écrier avec le Prophète : Que Dieu soit mon juge, et qu’il décide dans ma cause. » Cette menace s’accomplit plus tard, et ce furent ces persécutions religieuses qui, sous l’heureux règne d’Alexis, facilitèrent pour nous l’acquisition de Kief et de la petite Russie.

C’est ainsi que le jésuite Antoine, le roi Sigismond et le pape Clément VIII, agissant avec zèle en faveur de l’Église d’Occident, contribuèrent involontairement à l’aggrandissement de la Russie.


FIN DU DIXIEME VOLUME.

(219) V. Margeret et Fletcher,

(220) Fletcher(f. 59, 61). — Dans la lettre d’Ivan à Magnus, il est question pour la première fois de biscuits (t. IX de cet ouvrage).

(221) Tome VIII de cet ouvrage. — Fletcher dit : « On donna à chaque noble de première classe depuis soixante-dix jusqu’à quatre cents roubles ; aux moyens, quarante à soixante, et aux moins anciens et aux enfans Boyards, douze à trente ». — Voyez aussi Margeret (p. 87).

(222) Fletcher (f. 37, 41). Nous évaluons ici le rouble du seizième siècle, comme nous l’avons fait déjà plus haut, à cinq roubles en argent blanc d’aujourd’hui, à deux ducats ou quelque chose de moins. Margeret dit (p. 56 et 66) qu’un rouble valait six livres douze sous ; qu’un écu de l’empire (reichsthaler) valait douze altines, et un ducat dix-huit altines (ou cinquante-quatre kopeks actuelles), quelquefois plus, quelquefois moin.

(223) Des Tchettes ou Tchetvertes. — Voyez tome IX de cet ouvrage. — Doit-on ajouter foi à Margeret qui dit (p. 56), que les paysans du Tsar lui payaient annuellement dix, douze et quinze roubles (c’est-à-dire soixante roubles en argent actuel), pour sept ou huit dessetines de terre labourable.

(224) Fletcher (f. 40 et 42).

(225) Collection des actes du gouvernement (t. Ier., p. 584).

(226) Fletcher (f. 53).

(227) Fletcher dit, par plaisanterie je crois, qu’Ivan avait exigé un jour des habitans de Moscou plusieurs mesures de puces vivantes, et que ceux-ci, ne pouvant les rassembler, furent obligés de payer sept mille roubles. On prête aux riches.

(228) Testament d’Ivan (1572).

(229) Le Soudebnik de Tatisicheff (p. 103).

(230) Fletcher (p. 32). — Margeret (p. 43, 67). Le dernier dit que le présent, selon la loi, ne pouvait être taxé plus haut que dix à douze roubles. Les ducats haussaient toujours de prix au moment des couronnemens, parce que les marchands faisaient leurs présens au nouveau Souverain en pièces d’or.

(231) Les conquêtes de Jermak et celles que nous avions faites plus récemment dans l’Asie septentrionale, nous avaient enrichis de pelleteries. Fédor défendit aux voïévodes de Sibérie (voyez Affaires de la Perse, no. 4) de laisser sortir pour aller en Bukharie, ni zibelines précieuses, ni renards noirs, ni les faucons nécessaires pour la chasse du Tsar et pour les présens à faire aux souverains européens.

(232) Auparavant, dit Fletcher, ils exportaient cinquante mille pouds, mais à présent ils n’en exportent que dix mille, parce que la Russie ne possède plus le port de Narva.

(233) Affaires de la Perse (no. 4, f. 71).

(234) Voyez, dans les Archives du Collège des affaires étrangères, les rapports de Kolmogore en 1604 et 1605 (no. 1).

(235) Voyez, dans les Affaires de l’Autriche, l’ambassade du diak Vlassieff auprès de l’Empereur (1599).

(236) Chronique Anséatique (t. III, p. 163).

(237) Voyez tome IX de cet ouvrage. — Fletcher, louant le bon sens des Russes, ajoute que l’on apercevait un esprit naturel chez les hommes et chez les enfans en bas âge.

(238) Livres du Rosrède (1594).

(239) Le titre : Livre nommé en grec, Arithmétique ; en allemand, Algorisma, et en russe, la Science du calcul en chiffres. — À la fin de mon exemplaire, et d’une écriture plus moderne, se trouve intercalé l’ouvrage de Galène sur le grand et le petit monde, avec cette note : « Extrait, au couvent de Kiritof, du livre de notre révérend père l’abbé Saint-Cyrille de Bélosersk, en 7143 / 1630 ».

(240) Affaires de Pologne (no. 20).

(241) Borissoff, sur le Don, fut bâti en 1600 (Livres du Rosrède), et Tsareff-Borissoff, à l’embouchure de la Protva, à peu près dans le même temps. Bär parle, dans sa chronique, de la construction de ces villes. — Dans l’ancienne géographie de la Russie (p. 233), on trouve une ville Tsaritzine ; mais ce n’est pas la ville actuelle : c’est la ville ancienne Tatare ; car, dans un autre passage de ce livre (p. 84), il est dit : « Le fleuve Tsaritza tombait dans le Volga vis-à-vis de l’ile de Tsaritzine, et dans l’ile était la ville de Tsaritzine ». — Dans les Livres du Rosrède, depuis 1600, on parle de Tsaritzine d’aujourd’hui : cette ville et celle de Borissoff ont été bâties vraisemblablement vers ce temps par Godounoff.

(242) À Kourbsky, — à l’abbé de Kiriloff, Kozmna etc.

(243) Annales de Nikon (t. VII, p. 316, 359).

(244) Cette épitre, jointe à l’acte d’élection de Boris, se trouve parmi les manuscrits appartenant à M. Jermolaieff.

(245) Voyez tome IX de cet ouvrage, et Margeret (p. 28).

(246) La belle copie de ce livre de médecine se trouvait à Moscou à la bibliothèque du professeur Bausé, et fut brulée comme beaucoup d’autres monumens précieux de notre histoire, en 1812 ; en voici le titre : Sur les herbes, sur les liqueurs et les eaux-de-vie, sur les poissons dans la mer et dans les rivières, sur les pierres précieuses, sur la science philosophique, sur les saignées, sur la science des apothicaires. Dans le commencement il est dit que ce livre a été traduit du latin en polonais à Cracovie, en 1423, par le seigneur Stanislas Galchkoff, voïévode de Troky, et en 7096, en russe, à Serpoukhoff, d’après les ordres du voïévode F. A. Boutourlin. L’auteur assure que le grenat réjouit le cœur ; que les Indes situées au bord du grand Océan sont la patrie de l’aimant ; que le saphir préserve des rêves effrayans, etc.

(247) Collection des chansons Runsses (1780). — Poésies anciennes des Russes (1818).

(248) Je possède l’original de cette description.

(249) Voyez Voyage à Moscou dans l’année 1602, dans le Magasin de Buching (t. VII, p. 265), et Chronique de Pétréjus (p. 310). Pétréjus qui fut à Moscou sous Godounoff et plus tard, dit que l’on y comptait quatre mille cinq cents églises, couvens et chapelles, et dans le Kremlin cinquante ; qu’à chacun de ces bâtimens, il se trouvait de quatre jusqu’à douze cloches ; qu’il y avait des églises si petites qu’elles pouvaient à peine contenir sept personnes. — L’auteur du Voyage à Moscou ne parle que de trente-cinq églises au Kremlin, mais il en porte le nombre à Moscou jusqu’à cinq mille trois cents, d’après ce que lui avaient dit des Allemands, anciens habitans de cette capitale. — Abraham Palitzin, dans son Histoire, parle de quatre cents églises dans la ville des Tsars.

(250) Livres du Rosrède, an 1597.

(251) Margeret (p. 97, 98), et Fletcher (p. 108).

(252) Fletcher dit que Fédor avait ordinairement jusqu’à soixante-dix plats sur sa table ; et, selon Pétréjus (p. 281), le Tsar Boris, aux jours de fêtes, jusqu’à deux cents. Le Tsar goûtait lui-même les plats qu’il envoyait à la maison de ceux de ses convives qui jouissaient de sa faveur.

(253) Margeret (p, 99, 105).

(254) Margeret (p. 29, 33, 40, 47, 52, 53). — La lettre suivante d’Henri IV à Fédor se trouve dans les archives du Collège des affaires étrangères : « Très-illustre et très-excellent Prince, notre cher et bon amy.… il y a un nommé Paul, citadin de la ville de Milan, qui vous sert en qualité de médecin il y a long-temps, lequel, estant fort âgé, désire passer dans ce Royaume pour y revoir ses parens et amys qui sont en notre Cour, et nous ont supplié très-humblement d’intercéder pour lui vers vous. Au moyen de quoi nous vous prions aussi le lui vouloir permettre. Et si en son lieu vous désirez un autre de cette profession, nous tiendrons la main de vous en envoyer un, de la doctrine et fidélité duquel vous aurez toute satisfaction. Comme en toutes autres occasions nous serons très-aise d’avoir moyen d’user de revanche et faire chose qui vous soit agréable et tournée à votre contentement. Priant Dieu, très-illustre et très-excellent Prince, notre très-cher et bon amy, qu’il vous ait en sa très-sainte et digne garde. Escript à Paris le 7e. jour d’avril 1695 ».

Votre bon amy, Henry.

Le docteur Paul vivait encore en 1600.

Le pasteur Bär écrit : « En 1600, Boris fit venir d’Allemagne des médecins et des apothicaires : des premiers, il y en eut six : 1o. Christophe Reitlinger de Hongrie, arrivé à Moscou avec l’ambassadeur d’Angleterre, très-habile dans sa science et possédant les langues ; 2o. David Wasmer ; 3o. Henry Schroder de Lubeck ; 4o Jean Wilké de Riga ; 5o. Gaspard Fidler de Kœnigsberg ; 6o. l’étudiant en médecine Erasme Bensky de Prague. Chacun d’eux recevait chaque mois une quantité suffisante de pain, soixante charetées de bois, un tonneau de bierre ; et journellement, une mesure d’eau-de-vie, de vinaigre, des provisions de bouche et trois ou quatre plats de la cuisine du Tsar. Le Tsar leur donnait ordinairement cinq chevaux de selle et de voiture. On assignait à chacun un village avec trente laboureurs et plus. Lorsqu’ils soignaient le Tsar et que leur médecine produisait un effet favorable, on faisait aux médecins des cadeaux en damas, velours et zibelines ; ils recevaient également des présens après la guérison des Boyards où dignitaires, etc. ».

Nos actes, dans les archives, témoignent que Boris envoya, en 1600, son interprète Reinhold Bekmann dans les villes allemandes, pour engager des médecins, et que Bekmann persuada, à Riga, Gaspard Fidler, ci-devant médecin de l’Empereur, du roi de France, des ducs de la Prusse et de la Courlande, d’aller en Russie. Il est vraisemblable que les autres médecins ci-dessus mentionnés furent également engagés par Bekmann.

(255) Fletcher (p. 106). — Margeret (p. 35 et 118), et tome IX de cet ouvrage.

(256) Margeret (p. 48). — Fletcher (p. 113). — Voyage en Moscovie, en 1602. — Dans le Magasin de Buching (t. VII, p. 271).

(257) Description de l’habillement des hommes (Voyez tome VIII de cet ouvrage).

(258) Fletcher dit que Godounoff donnait aussi à boire de l’eau bénite froide à son fils malade. — Le trois juillet 1589, mourut à Moscou l’inspiré Ivan, surnommé le Grand Bonnet et le Porteur d’Eau. Il naquit à Vologda, il s’affaiblit dans sa jeunesse par des jeûnes et des prières. Il portait sur son corps des croix avec des chaînes en fer, sur sa tête un bonnet pesant, aux doigts beaucoup d’anneaux et bagues en cuivre, et dans les mains des rosaires en bois. Il fut enterré avec grande cérémonie dans l’église de Vassili Blagennoy. Le récit de sa vie se trouve en manuscrit dans la bibliothèque du comte F. A. Tolstoï.

(259) Voyez tome VI de cet ouvrage.

(260) Histoire de l’Union de N. N. Bantiche-Kamensky (p. 39 et suiv.).

(261) Moscov. de Poissevin (p. 9-11).

(262) Affaires de l’Autriche (no. 6). D’après ce qu’il y est dit, le Métropolitain ne demeurait pas alors à Kieff, mais à Novgorod-Litofsky.

(263) Voyez Annales ecclésiastiques de Baron (t. VII, p. 6, 14 et 24), et la Chronique de Piassetzky (f. 138, 164).

(264) Laurent Drevinsky, député de la province de Volinie en 1620. (Voyez l’Histoire de l’Union p. 69, 73).


FIN DES NOTES.