Histoire de l’empire de Russie/Tome VIII/Chapitre II

Traduction par Auguste de Saint-Thomas et Alexandre Jauffret.
Imprimerie de A. Berlin (VIIIp. 58-122).
CHAPITRE II.


Suite du règne de Jean IV.
1546 — 1552.

1546.
Couronnement de Jean.
Jean venait d’entrer dans sa dix-huitième année ; lorsqu’il fit appeler le métropolitain et 1546. eut avec lui un long et secret entretien. Macaire sortit de l’appartement, la physionomie rayonnante de joie ; il célébra une messe dans la basilique de l’Assomption ; ensuite ayant fait rassembler tous les boyards, même ceux qui se trouvaient en état de surveillance, il se rendit avec eux au palais du grand prince. Le peuple ne pouvait se douter encore de ce qui se préparait ; mais la joie des boyards, égale à celle du métropolitain, en laissait pressentir la cause, et l’on attendait avec impatience l’éclaircissement d’un mystère si heureusement annoncé.

17 décembre. Quelques jours après, la cour reçut l’ordre de se réunir. Le métropolitain, les boyards et les principaux dignitaires entouraient le grand prince, qui, après quelques instans de silence, s’adressa à Macaire en ces termes : « Fondant tout mon espoir dans la miséricorde de Dieu, et l’intercession des saints protecteurs de la Russie, j’ai résolu de faire choix d’une épouse. Ma première idée aidait été d’abord de chercher une fiancée dans les pays étrangers ; mais après de mûres réflexions, j’ai renoncé à ce projet. Privé de mes parens dès ma plus tendre jeunesse, élevé comme un orphelin, il serait possible que mon caractère ne s’accordât pas avec celui d’une étrangère ; alors une pareille union pourrait-elle être heureuse ? Je souhaite donc de trouver une épouse en Russie, par la volonté de Dieu et avec votre bénédiction. » Le métropolitain répondit avec une douce satisfaction : « Prince ! c’est Dieu lui-même qui vous a inspiré une intention si avantageuse pour votre peuple ; je la bénis au nom du Père céleste. » Les boyards émus jusques aux larmes prodiguaient les louanges à la sagesse du souverain, lorsque Jean leur découvrit un autre projet : il déclara qu’avant son mariage il voulait s’occuper de son couronnement, cérémonie consacrée par ses ancêtres. Il ordonna en même temps au métropolitain, ainsi qu’aux boyards, de se préparer à cette grande solennité, faite pour imprimer le sceau de la foi à l’alliance sacrée qui unit un souverain à son peuple.

Ce n’était pas pour la première fois que Moscou allait voir dans ses murs cette fête imposante ; car déjà Jean III avait fait couronner son fils ; mais les conseillers du grand prince, dans le dessein, sans doute, de présenter cette cérémonie sous un aspect plus majestueux, ou peut-être pour écarter les tristes souvenirs que rappelait le sort de l’infortuné Dmitri Ivanovitch, ne citèrent que l’exemple offert par Vladimir Monomaque, auquel le métropolitain d’Éphèse avait posé la couronne sur la tête, en le ceignant d’une chaîne d’or et du collier de Constantin. On a écrit qu’à sa mort Monomaque avait remis ces ornemens royaux à George, l’un de ses fils, en lui recommandant de les conserver aussi précieusement que la prunelle de ses yeux, et de les faire passer de mains en mains à ses descendans, jusqu’à ce que Dieu, prenant pitié de la Russie, lui envoyât un souverain digne de se revêtir de ces attributs de la puissance. Les annales du seizième siècle semblent confirmer cette tradition ; car ce fut à cette époque que la Russie vit sur le trône un véritable autocrate, et que la Grèce expirante nous légua la grandeur de ses souverains.

1547. Le 16 janvier, le grand prince se rendit dans une des salles du palais, où étaient rassemblés les boyards ; les voïévodes, les princes et les officiers, tous richement vêtus, se tenaient dans le vestibule. Le confesseur du grand prince ayant reçu des mains de Jean le saint crucifix, posé sur un plat d’or avec la couronne et le collier, les transporta dans la cathédrale de l’Assomption, accompagné du grand écuyer Glinsky, des trésoriers et secrétaires. Bientôt après, le grand prince s’y rendit lui-même ; il était précédé d’un confesseur tenant en main un crucifix, et faisant à droite et à gauche des aspersions d’eau bénite sur les assistants. Après Jean venaient immédiatement son frère Youri, les boyards, les princes, enfin toute la cour. Arrivé au temple, le monarque s’y plaça auprès des religieux et reçut la bénédiction du métropolitain. Alors les chœurs entonnèrent l’hymne In plurimos annos, et la messe fut célébrée. Au milieu de l’église, sur une estrade de douze degrés, tapissée en velours et en damas, on avait préparé deux siéges recouverts de drap-d’or, destinés au monarque et au métropolitain, qui y prirent place. Au devant de l’estrade se trouvait un pupitre richement décoré, sur lequel étaient déposés les ornemens royaux : des archimandrites les présentèrent à Macaire, qui se levant alors, donna la bénédiction au monarque, plaça la couronne sur sa tête, lui remit le sceptre, en priant, à haute voix, le Tout-Puissant de douer ce nouveau David de la force du Saint-Esprit, de le placer sur un trône de vertus, et de le rendre terrible aux rebelles autant que bienfaisant envers ceux qui exécuteraient fidèlement ses ordres. La cérémonie se termina par l’hymne qui l’avait commencée. Le grand prince après avoir reçu les félicitations du clergé, des grands et des citoyens, assista à la lithurgie et reprit le chemin du palais, marchant sur des tapis de velours et de damas. Arrivé aux portes et sur les marches de l’église, son frère Youri répandit sur lui des pièces d’or qu’il puisait dans un vase porté derrière lui par Michel Glinsky. Aussitôt que le monarque eut quitté l’église, le peuple, jusqu’alors immobile et dans un profond silence, se précipita en tumulte vers la place que, pendant la cérémonie, le souverain avait occupée ; car chacun désirait posséder un fragment de l’étoffe qui la recouvrait, en mémoire de ce jour solennel.

Ce couronnement fut, à peu près, une répétition de celui de Dmitri, si ce n’est, d’abord, que les prières étaient différentes, ensuite que ce fut Jean III lui-même, et non pas le métropolitain, qui plaça la couronne sur la tête du jeune monarque. Les annalistes contemporaine ne font aucune mention du sceptre, ni d’onction ou de communion ; ils ne disent pas non plus que Macaire ait adressé au monarque des paroles édifiantes ; mais le plus sage, le plus éloquent discours aurait-il pu produire plus d’effet, avoir plus d’influence sur l’esprit du prince, que cette touchante invocation adressée au Tout-Puissant, pour lui demander de diriger le nouveau souverain dans le chemin de la vertu ?

À dater de cette époque, les monarques de Russie prirent le titre de Tzars, non-seulement dans leurs relations avec les puissances étrangères ; mais aussi dans les affaires de l’intérieur et dans tous les actes publics, en conservant néanmoins celui de grands princes, consacré par l’ancien usage. Les écrivains de Moscou annoncèrent au peuple qu’il voyait s’accomplir la prophétie de l’Apocalypse, concernant le sixième empire, qui était celui de la Russie. Bien qu’un titre n’ajoute rien à la puissance, cependant il exerce une puissante influence sur l’imagination des hommes, et le nom de tzar, cité dans la Bible, rappelant ceux d’Assyrie, d’Égypte, de Judée, enfin des souverains grecs orthodoxes, augmenta aux yeux du peuple la dignité de leur monarque, « Nos ennemis, disent les annalistes, les tzars infidèles et les rois impies n’osèrent plus troubler le repos de la Russie, et Jean s’éleva, parmi eux, au plus haut degré de puissance ! » Nous remarquerons ici que Joseph, patriarche de Constantinople, en témoignage de son dévouement pour le souverain de Russie, le confirma, en 1561, dans la dignité de tzar, par un acte authentique où il est dit : « Non-seulement les traditions d’hommes dignes de foi, mais encore les annales prouvent que les souverains actuels de Moscou descendent de la tzarine Anne, d’éternelle mémoire, sœur d’un empereur d’Orient, et que le métropolitain d’Éphèse, muni des pleins pouvoirs du concile de Byzance, couronna le grand prince Vladimir. » Cet acte est signé de trente-six métropolitains et évêques grecs.

Mariage du grand prince. Cependant les envoyés du grand prince parcouraient la Russie, afin de chercher, parmi les demoiselles nobles, une fiancée digne du souverain. Il choisit, entre celles qui lui furent présentées, la jeune Anastasie, fille de la veuve Zakharine, dont le beau-père avait été boyard de Jean III. Cette famille descendait d’André Kobouil, qui, dans le quatorzième siècle, avait quitté la Prusse pour s’établir en Russie. Vertus d’Anastasie. Ce n’était point la naissance, mais les qualités personnelles de la fiancée qui justifiaient ce choix ; et, en traçant son portrait, les annalistes lui attribuent toutes les vertus que peut posséder une femme, et que la langue russe savait exprimer : la chasteté, la douceur, la piété, la sensibilité, la bonté étaient, chez elle, réunies à un esprit solide et à une beauté rare. Cette dernière qualité était considérée comme indispensable à l’heureuse fiancée d’un tzar. Après avoir terminé la cérémonie du mariage dans l’église de Notre-Dame, le métropolitain s’adressant aux jeunes époux, leur parla en ces termes : 1547.
15 février.
« Vous voilà aujourd’hui, en vertu des mystères de la sainte Église, unis à jamais. Prosternez-vous donc ensemble devant le Très-Haut, et vivez dans la pratique des vertus ; mais celles qui doivent vous distinguer surtout, sont l’amour de la vérité et la bonté. Prince, aimez et honorez votre épouse ; et vous, tzarine vraiment chrétienne, soyez soumise à votre époux ; car, comme le saint crucifix représente le chef de l’Église, de même l’homme est aussi le chef de la femme. Remplissez avec zèle les Commandemens de Dieu, et faites fleurir la prospérité de Jérusalem, et la paix dans Israël. » Tout étant terminé, les jeunes époux se montrèrent aux regards du peuple, et la rue du Kremlin retentit de mille bénédictions. Plusieurs jours se passèrent en fêtes et en réjouissances, à la cour ainsi qu’à la ville. Les riches étaient comblés des bienfaits du tzar ; la tzarine prenait soin des pauvres. Anastasie, depuis la mort de son père, avait été élevée loin du monde et au sein de la tranquillité ; elle se voyait tout à coup transportée comme d’une manière surnaturelle, sur le théâtre des grandeurs humaines ; mais, malgré le changement de sa situation, son âme ne se livra point aux suggestions de l’orgueil ; en rapportant tout à Dieu, elle 1547. s’humiliait devant lui dans le palais des tzars, ainsi qu’elle l’avait fait dans la triste habitation d’une mère privée de son époux. Les réjouissances de la cour étant terminées, Jean se transporta à pied, avec la princesse, au monastère de Troïtzky, où ils passèrent ensemble la première semaine du grand carême, priant chaque jour sur la tombe de S. Serge.

Vices de Jean et mauvaise administration de l’État. Cependant ni ces actes de dévotion, ni l’amour sincère qu’il portait à sa vertueuse épouse, ne furent capables de calmer l’âme ardente et inquiète de Jean ; il s’abandonnait souvent aux transports de la plus violente colère, et, habitué d’ailleurs à une oisiveté bruyante, il ne recherchait que des amusemens grossiers et indignes d’un prince. Si quelquefois il se plaisait à se montrer en souverain, ce n’était point par les actes d’une sage administration, mais seulement pour ordonner d’injustes châtimens ou pour satisfaire ses nombreux caprices ; il distribuait des récompenses avec autant de légèreté qu’il ordonnait des confiscations, et s’il accordait sa faveur à de nouveaux favoris, c’était pour avoir le plaisir de repousser les anciens. Il se persuadait que les décisions arbitraires serviraient à prouver son indépendance, tandis qu’en négligeant les soins de son empire, il se trouvait, par le fait, soumis à la volonté des seigneurs ; il ignorait qu’un souverain n’est indépendant que lorsqu’il est vertueux. Jamais la Russie ne fut aussi mal gouvernée : les Glinsky, ainsi que leurs prédécesseurs, faisaient toutes leurs volontés, au nom du jeune tzar. Comblés d’honneurs et de richesses, ils voyaient avec une coupable indifférence les injustices commises chaque jour par d’infidèles dépositaires de l’autorité, et pourvu qu’ils fussent assurés de leur soumission, ils s’inquiétaient peu si ceux-ci observaient les devoirs de leurs charges. Celui qui savait intriguer auprès des Glinsky, et plier bassement devant leur volonté, pouvait impunément opprimer le peuple ; et il suffisait d’être leur valet pour dominer en Russie. Les gouverneurs n’avaient rien à redouter, et malheur aux opprimés qui osaient porter leurs plaintes jusqu’aux pieds du trône ! C’est ainsi que les citoyens de Pskof, réunis les derniers à l’empire, et par cette raison plus hardis que les autres, adressèrent au nouveau tzar (en 1547) des plaintes contre leur gouverneur, le prince Tourountaï-Pronsky, favori des Glinsky. Jean se trouvait alors dans le village d’Ostrof. Soixante-dix porteurs de suppliques se présentèrent devant lui pour lui exposer des griefs dont ils offraient de fournir les preuves. 1547. Le prince refusa de les écouter, et, dans les transports de la plus violente colère, criant comme un énergumène, il ordonna de les arroser d’eau-de-vie bouillante, et leur fit brûler la barbe et les cheveux ; ensuite on les dépouilla de leurs vêtemens, et on les fit tous coucher par terre. Ils attendaient la mort, lorsque dans le même instant l’on annonça au tzar que la grosse cloche de Moscou venait de tomber ; il partit précipitamment pour la capitale, et grâce à cette circonstance inattendue, les pauvres Pskoviens conservèrent la vie. Lorsque d’honnêtes boyards se trouvaient au palais, ils baissaient les yeux et gardaient un morne silence, tandis que de misérables courtisans et des bouffons amusaient le tzar ; tandis que les flatteurs prodiguaient des louanges à sa prétendue sagesse. La vertueuse Anastasie invoquait le ciel, avec la Russie, pour qu’il daignât changer le cœur de Jean, et enfin leurs vœux furent exaucés. Les caractères d’une trempe vigoureuse ont besoin d’être violemment ébranlés pour secouer le joug des passions vicieuses et retourner à la vertu. Il fallait que Moscou devînt ta proie des flammes, pour opérer dans le caractère du jeune souverain, un changement si vivement désiré.

1557.
Incendies à Moscou.
Cette capitale voyait s’augmenter, de jour en Moscou jour, son étendue et sa population. Les habitations du Kremlin se resserraient, et de nouvelles rues s’élevaient dans les faubourgs. Les maisons étaient, à la vérité, d’un meilleur goût que les anciennes, mais également construites en bois et séparées seulement, dans quelques endroits, par des jardins, elles se trouvaient aussi exposées, car la moindre étincelle pouvait communiquer un incendie et réduire en cendres ces édifices combustibles. Les annalistes moscovites font souvent mention d’incendies considérables ; cependant jamais il n’y en eut d’aussi terrible que celui de 1547. Le 12 d’avril, le feu consuma les grandes boutiques, les entrepôts du commerce, ceux de la couronne, le couvent de l’Épiphanie et quantité de maisons, depuis la porte Illinsky jusqu’au Kremlin et la Moskva. Une tour élevée, qui servait de magasin à poudre, sauta en l’air, et entraîna dans son explosion une partie de la muraille qui encombra la rivière de briques et de débris. Huit jours après, toutes les rues situées de l’autre côté de la Yaouza, habitées par les potiers et les tanneurs, furent entièrement consumées : enfin, le 20 juin, par un violent ouragan, un incendie ayant éclaté derrière la Neglina, aux environs du couvent de l’Assomption, le feu gagna de tous les côtés avec une effrayante rapidité, et le Kremlin, les rues environnantes, le grand faubourg, devinrent en peu d’instans la proie des flammes. La ville entière présentait l’aspect d’un immense bûcher embrasé, couvert d’une fumée noire et épaisse. Les édifices en bois disparurent entièrement ; ceux en pierres ne présentaient plus que des décombres ; le fer étincelait comme dans une fournaise, et la force de la chaleur avait liquéfié le cuivre : le mugissement de la tempête, l’écroulement des édifices, les cris de désolation du peuple, étaient, de momens à autres, étouffés par l’explosion des poudres déposées au Kremlin et dans quelques parties de la ville. Les palais du tzar, le trésor, les choses précieuses, les armes, les images, les archives, les livres et jusqu’aux saintes reliques, tout fut détruit dans l’embrasement de Moscou !…… Le métropolitain, presque étouffé par la fumée, était encore en prières dans la basilique de l’Assomption ; on fut obligé d’employer la force pour l’en faire sortir, et, comme il ne restait plus d’autre moyen de le sauver, que de le faire glisser le long d’une corde à nœuds jusqu’à la Moskva, on parvint à l’y décider ; mais n’ayant pas la force de se soutenir, il fit une chute tellement dangereuse qu’il fallut le transporter, à demi-mort, au monastère le plus voisin. On ne put sauver de la cathédrale qu’une image de la Vierge peinte par le saint métropolitain Pierre, et les Canons ecclésiastiques, ouvrage apporté de Constantinople par Cyprien. La célèbre image de Notre-Dame de Vladimir resta en place sans être endommagée ; car, fort heureusement, le feu, après avoir consumé le toit et les couvertures, ne pénétra point dans l’intérieur de l’église. Vers le soir l’ouragan commença à diminuer de violence, et le feu cessa à trois heures du matin ; mais, pendant plusieurs jours, une épaisse fumée s’élevait à travers les ruines et les décombres. Les potagers et les jardins dépouillés d’arbres, de verdure, étaient couverts de cendres et de charbons. Dix-sept cents personnes, sans compter les enfans, périrent au milieu des flammes, et les annalistes disent qu’il est impossible de donner une idée de ce désastre. Les habitans, les cheveux brûlés et le visage noirci, errans sur ce vaste champ de douleur, cherchaient leurs enfans, leurs amis ou quelque faible reste de leur fortune ; mais, après d’infructueuses recherches, ils poussaient des hurlemens tels que des animaux sauvages. « Heureux, s’écrie un annaliste, celui dont l’attendrissement suspendait le désespoir ! qui pouvait au moins verser des 1547. larmes, et tourner ses regards vers le ciel. » Il ne restait à ces malheureux aucune espèce de consolation. Le tzar et les grands, pour ne pas être témoins de la désolation du peuple, s’étaient éloignés et habitaient le village de Vorobief. Jean ordonna de reconstruire promptement le Kremlin ; les riches s’empressèrent aussi de faire rebâtir leurs palais ; mais les pauvres ne pouvaient relever leurs habitations, et les ennemis des Glinskys surent, avec adresse, profiter de cette circonstance. Le confesseur de Jean, le prince Scopin-Schouisky, le boyard Jean Féodorof, le prince Youri Temkin, Nagoï et Grégoire Zakharin, oncles de la tzarine, formèrent une conspiration, et le peuple, que le malheur disposait aux excès, à la révolte, s’empressa de servir d’instrument à l’exécution de leurs desseins.

Émeute populaire. Quelques jours après ce désastre, le monarque, accompagné des boyards, alla rendre visite au métropolitain ; son confesseur, Skopin-Schouisky et leurs principaux complices, déclarèrent à Jean que l’incendie de Moscou provenait des sortiléges employés par quelques scélérats. Le tzar étonné ordonna aux boyards d’approfondir cette affaire, et ceux-ci s’étant rendus, deux jours après, au palais du Kremlin, rassemblèrent les habitans sur la grande place, et leur demandèrent quels étaient les auteurs de l’embrasement de la capitale ? Plusieurs voix répondirent : « Les Glinsky ! les Glinsky ! La princesse Anne, leur mère, a arraché le cœur des morts, et parcourant les rues de Moscou, elle les a aspergées de sang ; voilà la cause de l’incendie ! » Cette fable inventée et répandue parmi le peuple par les conspirateurs, ne pouvait être admise par les gens sensés, mais ils gardaient le silence ; car les Glinsky s’étaient attirés la haine générale. Plusieurs d’entre eux, et les boyards eux-mêmes, excitaient l’irritation du peuple. La princesse Anne, aïeule maternelle de Jean, se trouvait alors, avec son fils Michel, dans ses terres de Rjef. Youri, son autre fils, qui était sur la place du Kremlin, dans le cercle des boyards, consterné de cette absurde accusation, et voyant la fureur du peuple, alla chercher un refuge dans la basilique, où le peuple se précipita après lui, et cet asile sacré fut souillé d’un forfait jusqu’alors inconnu à Moscou. Sans respect pour la sainteté du lieu, les séditieux massacrèrent l’oncle de leur monarque ; puis ayant traîné son cadavre hors du Kremlin, ils le transportèrent sur la place des exécutions, pillèrent tout ce qui appartenait aux Glinsky, et mirent à mort un grand nombre de 1547. leurs serviteurs et d’enfans-boyards. Personne ne songeait à réprimer ces crimes ; on aurait dit que, livrée à une sanglante anarchie, Moscou n’avait aucune espèce de gouvernement……

Amendement miraculeux de Jean. Sylvestre et Adachef. Dans ce moment terrible, tandis que le jeune tzar tremblait dans son palais de Vorobief, et que la vertueuse Anastasie adressait au ciel de ferventes prières, on vit paraître un homme extraordinaire, nommé Sylvestre : c’était un religieux, natif de Novgorod. Il s’approcha de Jean, le doigt levé, l’œil menaçant, comme un homme inspiré par l’Esprit saint, et lui annonça, avec une gravité imposante, que la main de Dieu était suspendue sur la tête d’un tzar frivole, maîtrisé par de honteuses passions ; il ajouta que Moscou avait été réduite en cendres par le feu du ciel, et que la colère du Très-Haut occasionait l’agitation du peuple, en répandant dans le cœur des hommes, l’animosité et la fureur. Puis ouvrant le saint Évangile, il montra à Jean les préceptes divins dictés par celui dont la main protectrice soutient tous les souverains de la terre ; il l’exhorta à suivre avec zèle ces leçons sacrées. Enfin, par l’effet terrible de certaines apparitions, il ébranla fortement et son âme et son cœur, s’empara de son imagination et produisit un miracle. À l’instant le tzar devint un autre homme ; baigné des larmes du repentir, il tendit la main à son courageux précepteur, lui demanda, d’une voix attendrie, la force de devenir vertueux, et le ciel combla ses désirs  ! L’humble religieux n’exigeant ni illustration, ni honneurs, ni richesses, se plaça près du trône pour affermir, pour encourager le jeune souverain dans la bonne voie, et se lia intimement avec Alexis Adachef, l’un des favoris de Jean. Ce jeune homme, du plus bel extérieur, est dépeint comme une créature céleste, dont l’âme était pure et sensible, le caractère excellent et l’esprit aussi agréable que solide. Porté au bien sans aucun motif sordide, il avait recherché la faveur de Jean, plutôt pour l’intérêt de la patrie que pour le sien propre, et le tzar trouva en lui un trésor inappréciable pour un souverain, un ami vertueux et dévoué qui pouvait lui faire mieux connaître les hommes, la situation vraie de l’État, et lui donner à ce sujet des détails aussi exacts qu’étendus ; car, des hauteurs du trône, un souverain ne saurait, dans l’éloignement, distinguer les individus et les choses que sous un point de vue trompeur ; tandis qu’un homme, à la fois son ami et son sujet, placé dans la même région que le peuple, est à portée de lire plus efficacement dans les cœurs, et de considérer les objets d’une 1547. manière que leur proximité rend plus positive. Sylvestre fit naître dans le cœur du tzar le désir du bien, et Adachef lui facilita les moyens de l’exécuter. C’est ainsi que s’exprime le prince André Kourbsky, contemporain sensé, qui alors occupait déjà un poste éminent à la cour. Il est certain que, de cette époque, datent la gloire de Jean, le zèle, l’activité qu’il développa dans les affaires du gouvernement. Elle est remarquable par le succès qui couronna ses efforts, ainsi que par la grandeur de ses desseins.

On songea d’abord à faire rentrer le peuple dans le devoir. Trois jours après l’assassinat de Glinsky, il s’était porté en grand tumulte à Vorobief, où, ayant entouré le palais, il demandait, à grands cris, qu’on livrât à sa fureur la princesse Anne, aïeule du tzar, avec Michel Glinsky ; mais Jean donna l’ordre de faire feu sur les séditieux, qui se dispersèrent aussitôt. Plusieurs d’entre eux, arrêtés à l’instant, furent punis de mort, le plus grand nombre se sauva ; d’autres enfin se jetèrent à genoux en demandant grâce et l’ordre se rétablit. Le souverain, alors, se conduisit envers les pauvres comme un bon père, s’occupant, avec une bienfaisante sollicitude, des moyens d’assurer à chacun d’eux une habitation et les choses de première nécessité.

Le prince Skopin-Schouisky et ses complices, véritables auteurs de cette émeute, avaient soulevé le peuple dans l’espérance de s’emparer de l’esprit du tzar, après le renversement des Glinsky ; mais ils se trompèrent dans leurs calculs, et, bien que Jean les traitât avec clémence, soit en considération de son confesseur et des oncles de son épouse, ou faute de preuves convaincantes ; soit qu’il abandonnât au jugement de Dieu cette action qui, abstraction faite des criminels moyens employés, avait satisfait la haine générale qui existait contre les Glinsky, cependant la domination turbulente des boyards fut entièrement détruite et remplacée par le pouvoir absolu d’un prince corrigé des caprices de la tyrannie. Pour consolider, par le secours de la religion, l’heureux changement opéré dans le gouvernement ainsi que dans son cœur, le tzar se confina, pour quelques jours, dans une pieuse solitude consacrée au jeûne et à la prière ; ensuite il fit venir les évêques, témoigna en leur présence le plus touchant repentir de ses fautes ; et après l’absolution sacramentelle, il s’approcha de la sainte table avec le calme d’une bonne conscience ; son jeune cœur éprouvait le besoin de dévoiler aux yeux de la Russie entière la vertueuse ardeur dont il était embrasé : en conséquence toutes les Discours de Jean, dans la place publique.
1547—1550.
villes de l’empire reçurent l’ordre d’envoyer à Moscou des personnes choisies dans tous les rangs, dans tous les états, à l’occasion d’une affaire de grande importance pour la patrie. Lorsqu’elles furent rassemblées, le dimanche après la messe, le tzar sortit du Kremlin, accompagné du clergé et des boyards, pour se rendre sur la place des exécutions, où le peuple se tenait dans un profond silence. Aussitôt que la prière fut terminée, Jean s’adressa en ces termes au métropolitain : « Saint Père ! votre zèle pour la vertu, votre amour pour la patrie, me sont connus ; secondez mes bonnes intentions ! J’ai perdu trop jeune mes parens, et les grands qui n’aspiraient qu’à la domination, n’ont eu aucun soin de ma personne ; ils ont usurpé, en mon nom, les charges et les honneurs ; ils se sont enrichis par l’injustice ; ils ont accablé le peuple sans que personne osât mettre un frein à leur ambition. J’étais comme sourd et muet dans ma déplorable enfance ; car je n’entendais pas les lamentations des pauvres, et mes paroles n’adoucissaient pas leurs maux. Vous vous livriez alors à vos caprices, sujets rebelles, juges corrompus ! Comment parviendrez-vous maintenant à vous justifier ? Que de larmes n’avez-vous pas fait répandre ? Que de fois vous avez fait couler un sang qui ne peut retomber sur moi ! Mais, craignez le jugement de Dieu ! » Saluant alors de tous côtés, le monarque continua ainsi : « Ô vous, peuple que le Tout-Puissant m’a confié, j’invoque aujourd’hui et votre religion et l’attachement que vous avez pour moi : montrez-vous généreux ! Il est impossible de réparer les maux passés ; mais je saurai dorénavant vous préserver de l’oppression et du pillage. Oubliez des chagrins qui ne se renouvelleront jamais ! Mettez de côté tout sujet de haine et de discorde : qu’une ardeur chrétienne et fraternelle embrase tous les cœurs ! À dater de ce jour, je serai votre juge, votre défenseur. » Dans ce jour solennel où la Russie entière, représentée par ses députés rassemblés dans la place publique, recevait, de son jeune souverain, la promesse de ne vivre que pour le bonheur du peuple, Jean, emporté par un généreux enthousiasme, accorda à tous les boyards coupables le pardon de leurs fautes. Il pria le métropolitain et les évêques de ratifier cet acte de clémence, au nom du Père céleste, et témoigna le désir de voir tous les Russes s’embrasser comme des frères, voulant que toutes 1547—1550. espèces de procès fussent suspendues jusqu’à un terme prescrit. Le même jour, il ordonna à Adachef d’accueillir les suppliques des pauvres, des orphelins, et de tous ceux qui souffraient : « Alexis, lui dit-il, tu es privé des titres que donnent la naissance et la fortune, mais tu es vertueux. Je t’élève à un emploi éminent que tu n’as pas sollicité, pour satisfaire mon âme entraînée vers des hommes capables d’adoucir le chagrin que lui cause le sort des infortunés confiés à mes soins, par Dieu lui-même. Sans égard pour le rang ou la puissance, répare les injustices de ceux qui, ayant envahi les honneurs, oublieraient leurs devoirs. Garde-toi aussi de te laisser influencer par les larmes trompeuses du pauvre, lorsque l’envie le poussera à calomnier le riche ! Porte dans toutes les affaires un examen approfondi, pour m’en faire un rapport fidèle ; et ne conserve d’autre crainte que celle du juge suprême. » Le peuple partageait l’attendrissement de son jeune souverain.

Changemens à la cour et dans le pouvoir. Depuis ce moment, toutes les actions, tous les discours du tzar étaient dirigés par Sylvestre et Adachef. Ces dignes amis admirent dans leur union non-seulement le sage métropolitain, mais encore tous les vieillards vertueux et expérimentés, chez lesquels l’âge n’avait point amorti une louable ardeur pour le bien de la patrie. Ils avaient été, jusque-là, éloignés d’un trône entouré d’une jeunesse frivole qui ne pouvait supporter leur contenance sévère. La cour ferma l’oreille aux discours des flatteurs et des bouffons ; dans le conseil, les calomniateurs et les intrigans furent réduits au silence ; enfin la vérité commença à se faire entendre. Malgré la confiance que Jean témoignait aux membres du conseil, il y présidait en personne et traitait les affaires de l’État, jugeait les procès les plus importans, remplissant de cette manière la promesse qu’il en avait faite à Dieu et à la Russie. Le peuple bénissait en tous lieux la sollicitude du gouvernement pour le bien général : partout on changea les indignes dépositaires du pouvoir ; les uns eurent pour punition le mépris qu’ils inspiraient ; d’autres furent simplement mis en arrestation, et l’on n’usa point de sévérité envers eux ; car on avait à cœur de ne pas signaler cet heureux changement par le supplice d’anciens fonctionnaires coupables, mais plutôt en choisissant les nouveaux avec plus de discernement, comme pour faire connaître au peuple que les abus du pouvoir exécutif sont la conséquence ordinaire, immédiate, de l’aveuglement ou de la dépravation du pouvoir principal ; car là où le brigandage est souffert, les brigands sont moins coupables, en ce qu’ils ne font que profiter de la permission d’exercer qui leur est accordée. C’est seulement dans les États où l’autorité est absolue que l’on remarque ces changemens inopinés et faciles, du mal au bien, parce que tout y dépend de la volonté du souverain, qui, semblable à un mécanicien habile, donne, d’une seule main, le mouvement à la masse, et, dans la rotation de l’immense machine, entraîne des millions d’êtres à leur ruine ou au bonheur.

Modération et douceur du gouvernement. La puissance souveraine était établie sur des principes de sagesse, de modération, de douceur et de paix. On ne renvoya qu’un très-petit nombre de courtisans, les plus vicieux ; les autres, observés et contenus avec fermeté, ne tardèrent pas à changer de conduite. Féodor, confesseur de Jean, et l’un des principaux instigateurs de l’émeute populaire, fut enfermé dans un monastère. De nouveaux boyards entrèrent au conseil, entre autres Zakharin, oncle de la tzarine ; Khabarof (ami fidèle de l’infortuné Jean Belzky) ; le prince Kourakin-Boulgakof ; Daniel Pronsky et Dmitri-Paletzky, dont la fille Julienne fut jugée digne de devenir l’épouse du prince Youri, frère du monarque, alors âgé de seize ans. Le grand écuyer, Michel Glinsky, perdit cette dignité importante : on lui laissa son rang de boyard et ses domaines, avec la permission de choisir le lieu de sa résidence ; mais, effrayé du sort qu’avait éprouvé son frère, il essaya de fuir en Lithuanie avec son, ami Tourountaï-Pronsky. Le prince Pierre, son frère, suivit leur exemple ; mais reconnaissant l’impossibilité de s’échapper, ils retournèrent à Moscou, où, ayant été arrêtés, ils jurèrent que leur intention était de se rendre à Okovetz, pour y faire leurs dévotions, et non pas en Lithuanie. Cependant l’accusation fut prouvée, et ces malheureux s’attendaient à une sévère punition ; mais on leur fit grâce, attribuant à la peur cette démarche inconsidérée. La famille même du monarque, où régnait naguère la froideur, la méfiance, la haine et l’envie, offrait à la Russie l’exemple de la paix et d’une parfaite union. Jean savait mieux apprécier toutes les qualités de son épouse, depuis qu’il connaissait le bonheur qui découle de la vertu. Affermi par la belle Anastasie dans de louables intentions, livré à de nobles sentimens, il devint un bon prince, un bon parent. Après avoir marié son frère Youri, il fit choix pour son cousin 1547—1550. Vladimir, de la jeune Eudoxie, de la famille des Nagoïs. Youri et André habitaient le palais du tzar, et ce prince les traitait avec amitié, avec considération ; il joignait leurs noms au sien dans les oukases relatif aux affaires de l’État : il écrivait : « Nous avons ordonné avec nos frères et les boyards, etc. »

Code de lois. Afin de ressembler en tout à Jean III, son illustre aïeul, et désirant, d’après ses propres expressions, régner selon les lois, Jean ne s’occupait pas seulement des moyens d’inspirer aux ennemis extérieurs la crainte de ses armes, il songeait aussi à illustrer sa jeunesse par l’exécution d’un dessein qui, aux époques même où l’homme jouit de toutes ses facultés, exige une force d’esprit extraordinaire : il devint législateur de son peuple, titre glorieux et immortel que bien peu de souverains sont réellement dignes de porter. Entouré d’une foule de boyards et d’hommes versés dans la science du droit civil, le tzar leur proposa d’examiner et de perfectionner le code de Jean III, au moyen de modifications reconnues nécessaires par l’expérience, et conformément à la nouvelle situation de la Russie, dans ses rapports civils ou relatifs à la marche du gouvernement. C’est ainsi que parut (en 1550) le code de Jean Vassiliévitch ou le second droit russe, présentant de nouveau un système complet de nos anciennes lois. Il mérite une explication détaillée, et nous la donnerons dans un chapitre particulier où nous parlerons de la situation générale de la Russie à cette époque. Nous nous bornerons à dire maintenant que, dans la confection de ce travail, Jean et ses prudens conseillers ne recherchèrent ni l’éclat, ni la vaine gloire, mais une utilité réelle, évidente, basée sur un ardent amour de la justice et du bon ordre ; ils ne se laissaient point emporter par l’imagination, évitant de compromettre, par des décisions hasardées, l’ordre de choses établi ; et, loin de s’égarer dans des utopies et des probabilités pour l’avenir, leur esprit se fixa sur ce qui les environnait. Par cette marche prudente, ils réformèrent les abus sans s’écarter des principes de l’ancienne législation ; ils laissèrent subsister les choses existantes dont le peuple paraissait satisfait, en ayant soin de faire disparaître ce qu’ils savaient devoir occasioner des plaintes : ils cherchaient des perfectionnemens ; et sans aucune théorie, ne connaissant que la Russie, qu’à la vérité ils connaissaient bien, ils composèrent un ouvrage de législation, qui, dans tous les temps, sera digne d’observation, car c’est un miroir fidèle retraçant les mœurs et les idées de ce siècle. Un supplément 1547—1550. au code contient un oukase très-important alors, concernant les discussions relatives aux rangs ou aux prérogatives de la naissance. Les discussions sur les rangs et les prérogatives de la naissance sont réprimées. Le souverain ne pouvant encore déraciner entièrement cet abus, voulait au moins en modifier les résultats, et, en conséquence, il défendit aux princes ainsi qu’aux enfans-boyards, de se prévaloir de leur naissance vis-à-vis des voïévodes. Il ordonna aussi que le général en chef d’un corps d’armée, serait considéré comme le premier en dignité ; que les voïévodes de l’avant et de l’arrière-garde ne le céderaient qu’à lui, quant à l’ancienneté, sans dépendre de ceux de la droite ou de la gauche ; enfin qu’il n’appartiendrait qu’au monarque de distinguer la naissance et les qualités, et que chacun devrait obéissance à ses chefs.

Assemblée du clergé et des boyards. Après avoir approuvé le code, Jean convoqua à Moscou une assemblée des personnages les plus distingués de l’empire, ecclésiastiques ou séculiers, et le 23 février 1551, ils se réunirent dans le palais du Kremlin. Le métropolitain, neuf évêques, tous les archimandrites, les abbés, les boyards, les fonctionnaires d’un rang supérieur, assis dans un profond silence, fixaient leurs regards sur le jeune souverain, qui, avec une grande force d’esprit et une éloquence rare, les entretint de l’élévation et de la chute des empires, événemens qui résultent toujours de la sagesse ou des erreurs de l’autorité, des bonnes ou mauvaises coutumes des peuples ; il retraça avec sentiment les malheurs dont la Russie, devenue veuve, avait été accablée lorsqu’il était encore enfant, et qu’innocent d’abord il était tombé ensuite dans la corruption du vice ; il rappela la déplorable fin de ses oncles, le désordre des seigneurs dont les mauvais exemples avaient perverti son naturel, en renouvelant néanmoins l’assurance qu’il couvrait le passé du voile de l’oubli. Il parla ensuite des désastres causés par l’embrasement de la capitale et de l’émeute populaire qui en avait été la suite. « Dans ce moment, ajouta-t-il, mon âme fut saisie de terreur ; un tremblement soudain s’empara de moi, mon esprit s’adoucit et l’attendrissement pénétra dans mon cœur. Maintenant que j’ai autant d’horreur pour le vice que d’amour pour la vertu, c’est de votre zèle que je réclame des instructions. Ô vous, pasteurs chrétiens, guides sacrés des princes et des grands, dignes représentans de l’église ! ne m’épargnez pas dans mes erreurs ; reprochez-moi courageusement mes faiblesses, et faites tonner la parole de Dieu afin que mon âme conserve sa pureté. » Ayant annoncé ensuite l’intention bienfaisante de contribuer 1547—1551. au bonheur de la Russie par tous les moyens que Dieu avait mis à sa disposition, il prouva la nécessité de perfectionner les lois, afin de contribuer au maintien du bon ordre, et soumit à l’examen du clergé, le code ainsi que les articles d’une charte, Réglemens d’une charte. Jurés. d’après laquelle on était tenu de choisir, dans chaque ville ou district, un ancien et un juré, pour juger les affaires conjointement avec le gouverneur ou ses adjoints, comme cela s’était pratiqué jusqu’alors à Novgorod et à Pskof. Quant aux centeniers et autres employés qui devaient être choisis également par la confiance publique, ils avaient à s’occuper des affaires des villages, pour éviter tout acte arbitraire de la part des fonctionnaires du tzar, et procurer au peuple les moyens de faire écouter ses réclamations. Ces nouvelles et sages institutions de Jean furent confirmées par l’approbation de l’illustre assemblée.

Réglemens de l’Église. Cependant les opérations de cette espèce de concile n’étaient pas encore entièrement terminées. Après avoir réglé les affaires d’État, le tzar proposa au clergé de faire le même travail pour celles de l’église, c’est-à-dire, de réformer une partie de ses cérémonies ; de corriger les livres de piété, gâtés par d’ignorans écrivains, de donner aux ecclésiastiques un caractère propre à devenir l’exemple des laïques, de former, par l’étude, de dignes serviteurs des autels, d’établir les règles de décence à faire observer dans les temples du Seigneur, d’extirper des monastères, les vices qui devenaient sujets de scandale ; enfin, de purifier la chrétienté russe de tout ce qu’elle avait conservé des anciennes pratiques païennes. En un mot, Jean désigna lui-même les objets plus ou moins dignes de fixer l’attention de ce concile, dont l’un des plus utiles résultats fut l’établissement, à Moscou et dans les autres villes, d’écoles publiques, où des religieux et des diacres, connus par leur esprit et leurs bonnes qualités, enseignaient à lire aux enfans et les instruisaient des devoirs de la religion. Une pareille institution était d’autant plus nécessaire, qu’à cette époque, beaucoup de prêtres russes, connaissant à peine l’alphabet, récitaient de mémoire les prières et tout le service divin. Afin de mieux graver dans les cœurs les vrais principes de la religion, les pères du concile prirent les mesures convenables pour mettre un frein à la superstition, à des actes de dévotion déplacée. Il fut défendu de bâtir de nouvelles églises par ostentation et sans nécessité, et cette décision fut appliquée aux fainéans vagabonds, à qui l’on ne permit plus d’établir des hermitages dans les forêts ou dans les déserts. Par ordre du 1547—1551. souverain, on intima également aux évêques et aux monastères, la défense d’acquérir des domaines sans le consentement du tzar ; car Jean prévoyait, avec beaucoup de discernement, qu’au moyen de ces acquisitions, le clergé finirait par s’approprier la plus grande partie des immeubles de la Russie, ce qui pourrait nuire à la société et corrompre la moralité des moines. En un mot, ce concile mémorable, par l’importance de son but, fut plus célèbre que tous ceux tenus auparavant à Kief, à Vladimir et à Moscou.

Projet d’éclairer la Russie. Au nombre de ces projets vraiment dignes d’un grand prince, on doit placer l’intention que manifesta le tzar d’enrichir la Russie du produit des arts étrangers. Un saxon, nommé Schlit, étant à Moscou en 1547, apprit la langue russe ; et, comme il avait accès auprès de Jean, il l’entretint du progrès qu’avaient fait, en Allemagne, les sciences et les arts inconnus à la Russie. Le prince l’écoutait attentivement ; il l’interrogea avec curiosité, et lui proposa de se rendre en Allemagne, comme envoyé de la Russie, pour faire venir à Moscou non-seulement des artistes, des médecins, des apothicaires, des imprimeurs et des artisans, mais aussi des gens versés dans les langues mortes ou vivantes, et même des théologiens. Schlit accepta cette mission, Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/96 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/97

1547—1550.
Opérations militaires.
Toutes ces vues importantes, irrévocables preuves du génie d’un souverain, s’accomplissaient au bruit des armes et dans le sein de la victoire, dont le concours était devenu indispensable pour assurer la prospérité de la Russie. Il était temps de réprimer l’audace des barbares, qui, profitant de la minorité du prince et des dissensions des boyards, avaient tellement désolé nos frontières, que, jusqu’à deux cents verstes de Moscou, toutes les contrées du sud au nord-est étaient couvertes de cendres et d’ossemens humains. Il n’était pas un village, pas une famille qui n’eût quelque perte à déplorer.

Guerre contre Kazan. Jean, âgé alors de dix-sept ans, passionné pour la gloire, ambitieux de se mesurer avec l’ennemi le plus voisin et le plus dangereux, partit de Moscou, au mois de décembre, à la tête d’une armée qu’il conduisait contre Kazan. Cette campagne devait mettre sa fermeté à l’épreuve. Méprisant les frimats, il s’était préparé à supporter le froid et les ouragans ordinaires dans cette saison ; mais, au lieu de neige, il tomba une pluie continuelle, et les équipages, les canons, enfonçaient dans les boues. Le 2 février, le tzar qui avait passé la nuit à Elna, à quinze verstes de Nijni, arriva dans l’île de Robotka. Tout à coup les glaces du Volga, couvertes d’eau, se brisèrent avec bruit, et l’artillerie fut engloutie dans le fleuve : un grand nombre d’hommes périrent dans cette occasion. Le monarque resta trois jours dans l’île, espérant que le froid rétablirait les chemins et les communications ; mais enfin, comme effrayé de ce funeste présage, il retourna à Moscou. Cependant il laissa le commandement de l’armée au prince Dmitri Belzky, avec l’ordre de marcher contre Kazan, plutôt pour affaiblir sa puissance que pour la soumettre entièrement. Le tzar Schig-Alei et d’autres chefs se portaient de Métchéra à l’embouchure de la Tzivila, où ils se réunirent à Belzky. Safa-Ghireï, qui les attendait dans les plaines d’Arsk, fut complétement battu par l’avant-garde du prince Mikoulinsky ; celui-ci le chassa jusque dans la ville et lui fit plusieurs prisonniers de marque. Pour se venger de leur défaite, les Tatars dévastaient les villages de Golitz ; mais Yakoflef, voïévode de Kostroma, détruisit ces bandes de brigands et tua leur chef sur les bords de la petite rivière d’Égofka.

Trêve avec la Lithuanie. Jean, que ces légers succès ne pouvaient satisfaire, se préparait à une entreprise décisive ; pour la faire réussir il était essentiel de rester en paix avec la Lithuanie. Auguste, successeur de Sigismond, plus occupé de ses amours que du soin de son royaume, n’avait depuis cinq ans entretenu aucune relation avec Moscou. Sigismond avait terminé sa carrière en 1548 ; le terme de la trêve allait expirer, et le nouveau roi gardait le silence, sans même annoncer à la cour de Moscou la mort de son père. Les boyards Dmitri Belzky et Morozof s’adressèrent donc aux seigneurs lithuaniens et leur firent savoir que le tzar attendait leurs ambassadeurs pour traiter de la paix. En janvier 1549, le voïévode de Vitepsk, Stanislas Kichka, et le maréchal Komaefsky, arrivèrent à Moscou. On voulut entamer des négociations ; mais comme de coutume, ces ambassadeurs réclamaient Novgorod, Pskof, Smolensk, etc. ; et, pour s’excuser de ces propositions extravagantes, ils dirent aux boyards : « Un ambassadeur est semblable à une outre qui porte ce qu’on y a mis. Nous remplissons les ordres du roi et du conseil. » Les boyards leur répondirent qu’il ne fallait alors s’occuper que de la trêve, qui fut renouvelée d’après les anciennes bases. Cependant il s’éleva une nouvelle difficulté : les Lithuaniens ne voulaient point consentir à insérer dans l’acte le nouveau titre de tzar. Chacun soutenait ses droits avec obstination ; de sorte que sans rien terminer, les ambassadeurs lithuaniens étaient sur le point 1547 — 1550. de quitter Moscou : on parvint à les retenir encore, mais tout en maintenant la trève on se disputait sur les titres. Auguste ne voulait reconnaître Jean que comme grand prince, et de leur côté, les Russes, animés de dépit, refusaient d’accorder à Auguste le titre de roi. À ces sujets de mécontentement il s’en joignit bientôt d’un autre genre.

Auguste refusa une rançon de deux mille roubles offerte pour les princes Féodor Obolensky et Michel Golitza, et le tzar rejeta la demande que faisait le roi de permettre aux Juifs de trafiquer en Russie, stipulation qui avait eu lieu dans le traité précédent. « Je ne puis y consentir, répondit-il ; ces gens ont introduit dans mes états des poisons corporels et spirituels ; ils ont vendu à mes sujets de la poudre qui porte la mort et diffamé Jésus, notre divin sauveur ; je ne veux plus entendre parler d’eux. » Cependant malgré ces dispositions des deux puissances, aucune d’elles ne désirait la guerre.

Affaires de Crimée. Sahib-Ghireï osait seul menacer de son glaive le monarque russe ; son audace était augmentée par la conquête d’Astrakhan dont il était parvenu à s’emparer, parce que cette ville, d’ailleurs peuplée de riches marchands, ne possédait qu’une armée peu nombreuse, et qu’elle était mal défendue. Aussitôt qu’il s’en fut rendu maître, le khan la détruisit de fond en comble, emmena en Crimée une partie de sa population et se considéra comme souverain légitime des Nogaïs, issue de même race que lui. C’est dans ce sens qu’il écrivait à Jean, disant que les Kabardiniens et les Kaïtaks montagnards lui payaient un tribut : glorieux de sa puissance il s’exprimait ainsi : « Maintenant que te voilà parvenu à l’âge de raison, il faut déclarer franchement ce que tu désire. Veux-tu mon amitié ou du sang ? Si le premier parti te semble préférable, ne va pas m’envoyer des bagatelles, mais bien des présens considérables, ainsi que fait le roi qui, chaque année, me donne quinze mille ducats. Si tu te décides à la guerre, je suis prêt à marcher sur Moscou, et bientôt ton pays sera foulé sous les pieds de mes chevaux. » Le tzar savait que des présens ne suffiraient pas pour faire abandonner à Sahib-Ghireï la cause des Kazanais, et que la guerre contre le tzar Safa-Ghireï devait nécessairement entraîner une rupture ouverte avec la Crimée ; les menaces du khan ne lui inspirèrent donc qu’un profond mépris. Ayant appris que l’ambassadeur envoyé par Sahib se faisait servir dans son pays par des marchands moscovites qu’il traitait en 1547—1550. esclaves, et qu’on avait insulté un de nos courriers en Tauride, il fit arrêter cet envoyé. Enfin la Russie avait le sentiment de ses forces, et tout annonçait que bientôt elle soumettrait à son pouvoir toute la descendance de Bâti.

Mort du tzar de Kazan. Ce fut alors (en mars 1549) que Kazan perdit son tzar. Safa-Ghireï, dans l’état d’ivresse, se tua par accident dans son propre palais ; il laissait après lui un fils âgé de deux ans, nommé Outemit-Ghireï, dont la mère, qu’il préférait à toutes ses autres femmes, était la belle Siouyounbeka, fille de Youssouf, prince des Nogaïs. Les grands placèrent à la vérité Outemit-Ghireï sur le trône, mais ils voulaient un autre souverain capable de régner, et désiraient que le khan de Tauride leur donnât son fils pour les défendre contre la Russie ; cependant ils envoyèrent à Moscou un courrier chargé d’une lettre dans laquelle le jeune prince demandait la paix. Guerre contre Kazan. Jean répondit que l’on ne traiterait de la paix qu’avec des ambassadeurs, et se hâtant de profiter de l’anarchie qui régnait à Kazan, il ordonna de rassembler les troupes. Le corps principal devait se former à Soudzal, l’avant-garde à Mourom, l’arrière-garde à Yourief, l’aile droite à Kostroma, et la gauche à Yaroslavle. Le 24 novembre le souverain quitta lui-même sa capitale et se rendit à Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/104 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/105 l’artillerie ; la glace qui couvrait les rivières se brisa tout à coup ; les chemins devinrent impraticables, 1550.
25 février.
et l’armée ne pouvant recevoir aucuns transports, commença à craindre la famine. Il fallut céder à la nécessite et ordonner une retraite qui se fit avec les plus grandes difficultés. Le tzar ayant fait prendre les devans au grand corps d’armée et aux gros équipages, marchait immédiatement après à la tête de la cavalerie légère, afin de sauver l’artillerie et de soutenir les attaques des Tatars ; il témoigna beaucoup de fermeté, ne se découragea pas un instant, et tout entier à l’idée de réduire un jour ces ennemis dangereux par leur implacable haine contre la Russie, il observa avec soin toutes les positions. Choix d’une position pour la construction d’une nouvelle forteresse. Arrivé près de l’embouchure de la Sviaga, il remarqua une haute montagne, appelée la montagne ronde, et s’étant fait accompagner de Schig-Alei, des seigneurs kazanais et de quelques boyards, il gravit jusqu’à son sommet… De cette hauteur la vue s’étendait sur une perspective de la plus vaste étendue du côté de Kazan, de Viatka, de Nijni et des déserts du gouvernement actuel de Simbirsk. Enchanté de la beauté de cette situation, Jean adressa ces paroles à ceux qui l’entouraient : « Il s’élevera ici une ville chrétienne ; nous resserrerons Kazan, et Dieu nous livrera Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/107 d’une prochaîne invasion de Sahib-Ghireï se répandit à Moscou : aussitôt tous les corps se mirent en mouvement pour se porter sur les frontières et furent inspectés par Jean lui-même à Kolomna et à Rézan ; quelques mois après ils rentrèrent dans leurs cantonnemens, l’automne étant fort avancé et l’ennemi n’ayant paru nulle part. Mais, Incursion des Nogaïs. pendant l’hiver, d’autres brigands se présentèrent à la place de Sahib : les mourzas nogaïs, arrivés à Metchera et à Staroï-Rézan, furent battus sur tous les points par nos voïévodes, qui les chassèrent jusques aux portes de Chatz, et firent sur eux un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouvait le mourza Teliak : le froid détruisit le reste de ses troupes, dont il se sauva à peine cinquante hommes. En témoignage de satisfaction, le tzar donna aux voïévodes un festin splendide dans le palais du quai, et assigna aux enfans-boyards des appointemens considérables.

1551. Les Kazanais espérant abuser encore de la bonne foi de Jean, lui firent demander la paix. Leurs sollicitations étaient appuyées par Youssouf, prince des Nogaïs, beau-père de Safa-Ghireï, tellement renommé par son esprit et sa puissance, que le sultan lui adressait des lettres très-flatteuses, où il lui donnait le titre pompeux de prince des princes. Youssouf désirait 1551. que Schig-Alei épousât sa fille, veuve de Safa, ce qui s’accordait avec la volonté de Jean et le désir des Kazanais ; il représentait au tzar la vanité des grandeurs de ce monde, citant à ce sujet des passages tirés de l’Alcoran et de l’Évangile ; il suppliait le monarque russe de ne pas répandre le sang humain, de devenir son ami ; il accusait son gendre de perfidie et de cruauté, blâmait également l’esprit séditieux des principaux seigneurs de Kazan ; mais il prenait le parti de sa fille et de son petit-fils. Jean répondit qu’il ferait connaître ses intentions, si les Kazanais envoyaient à Moscou cinq ou six ambassadeurs pris parmi les personnes les plus distinguées ; et sans perdre de temps, à la suite de plusieurs conférences avec les boyards du conseil et les Kazanais bannis, il fit partir Schig-Alei avec cinq cents Kazanais de marque et une puissante armée, pour se rendre à l’embouchure de la Sviaga, Fondation de Sviaga. où ils avaient l’ordre de construire la ville projetée par le tzar. Les matériaux nécessaires à la construction des palissades et d’une église, furent coupés dans les forêts d’Ouglitz et transportés par le Volga jusqu’au lieu de leur destination. L’armée moscovite était commandée par le prince Youri Boulgakof, Siméon Mikoulinsky, l’intendant Yourief, Jean Féodorof, les boyards Morozof et Khabarof, Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/110 1551. avec la sainte croix et on l’aspergea d’eau bénite : on éleva ensuite les palissades, on construisit l’église qui fut dédiée à la sainte Vierge et à S. Serge, et au bout d’un mois, la ville de Sviaga était entièrement bâtie. Les habitans des environs éprouvèrent un violent effroi à la vue de ces remparts qui dominaient et semblaient menacer la vieille Kazan ; ils supplièrent Schig-Alei de les prendre sous sa protection et de les faire recevoir comme sujets de Jean. Soumission des montagnards. Les habitans de la contrée montagneuse, c’est-à-dire, les Tchouvaches, les Mordviens, les Tchérémisses idolâtres, descendans des Finlandais, et qui, subjugués jadis par les Tatars, ne leur étaient attachés ni par la croyance ni par le langage, envoyèrent les plus considérables d’entre eux à Moscou, pour jurer fidélité à la Russie. Le tzar leur fit délivrer un diplôme muni d’un cachet d’or, et ils furent incorporés à la nouvelle ville de Sviaga, avec une exemption d’impôts pour trois années. Pour éprouver leur zèle, il leur ordonna de faire la guerre à Kazan, et comme ils n’osaient pas désobéir, ils se rassemblèrent en assez grand nombre : transportés sur des bateaux russes du côté des prairies, ils soutinrent un combat contre les Kazanais au milieu de la plaine d’Arsk ; ils furent mis en fuite par le feu de l’artillerie ennemie ; mais s’ils ne firent pas preuve de bravoure, ils donnèrent au moins un témoignage de leur fidélité. Pendant tout le courant de l’été, leurs princes, leurs mourzas, leurs anciens ne cessèrent de visiter Moscou ; invités à manger au Palais, ils recevaient, en présent, des pelisses, des étoffes, des armes, des chevaux et de l’argent, louaient la bonté du tzar et se glorifiaient de leur nouvelle patrie. Le monarque répandait l’or et l’argent à pleines mains, ne ménageant pas le trésor lorsqu’il s’agissait de l’exécution de ses vastes projets. Satisfait des succès des voïévodes, il envoya à Schig-Alei un grand nombre de médailles d’or, pour être distribuées à l’armée.

Terreur des Kazanais. Cependant la terreur et la confusion régnaient à Kazan, dont la garnison se montait, tout au plus, à vingt mille guerriers. Ses propres habitans la trahissaient, et les princes, les mourzas se rendaient secrètement auprès de Schig-Alei, tandis que les Russes dévastaient les villages les plus voisins et interceptaient les communications avec cette ville. Leurs détachemens occupaient toutes les positions depuis l’embouchure de la Soura jusqu’à la Kama et la Viatka. Le trône de Kazan était occupé par un enfant encore privé de l’organe de la parole, incapable de sentir le danger de sa position ; la tzarine douairière pleurait sur le sort de son fils, ou passait sa vie dans les plaisirs avec 1551. Kotchak, son amant, houlan taurien que le peuple détestait : enfin la discorde régnait entre les citoyens, et les grands se faisaient de mutuels reproches. Les premiers dignitaires de l’État désiraient se soumettre à Jean, mais les Tauriens témoignaient l’horreur que leur inspirait une telle pusillanimité ; ils attendaient des troupes de Tauride, d’Astrakhan et des campemens Nogaïs, et l’orgueilleux Kotchak, frappant sur son sabre, promettait la victoire à la tzarine : on assure que son projet était de l’épouser, d’ôter la vie à son fils et de prendre ensuite possession du trône. Mais une sédition ayant éclaté à Kazan, les Tauriens voyant le peuple disposé à les livrer aux voïévodes moscovites, prirent la fuite au nombre de trois cents, princes ou dignitaires : cependant ils ne purent parvenir à s’échapper, car ils rencontraient des détachemens russes sur tous les points, et ils trouvèrent la mort sur les rives de la Viatka ; Kotchak et quarante-cinq de ses compatriotes de distinction furent faits prisonniers et mis à mort à Moscou.

Trêve conclue avec eux. Alors les Kazanais se hâtèrent de conclure une trève avec les voïévodes et envoyèrent des ambassadeurs à Jean : ils le suppliaient de leur rendre Schig-Alei pour souverain, s’engageant à remettre entre ses mains le jeune Outemit-Ghirei, la tzarine Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/114 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/115 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/116 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/117 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/118 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/119 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/120 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/121 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/122 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/123 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/124 Page:Karamsin - Histoire de l'empire de Russie, Tome VIII, 1820.djvu/125 Russes, et qu’il s’était déclaré le chef des séditieux. Les voïévodes passèrent la nuit dans le faubourg : voyant que toutes leurs instances étaient infructueuses, ils auraient pu réduire la ville en cendres ; mais ils prirent la résolution d’attendre les ordres de leur souverain : ils s’en retournèrent donc paisiblement à Sviaga, où ils firent mettre en prison tous les dignitaires kazanais qui s’y trouvaient ; ensuite ils dépêchèrent à Moscou le boyard Tchérémetief pour y faire le rapport d’un événement qui fut le dernier acte de perfidie des Kazanais.