Histoire de l’empire de Russie/Tome IX/Chapitre VII

Traduction par Auguste de Saint-Thomas.
Galerie de Bossange Père (IXp. 523-601).

CHAPITRE VII.

Suite du règne de Jean le Terrible.
1582 — 1584.


1584.
Guerre et trève avec la Suède.
Jean avait désarmé Batory par de grands sacrifices ; quelques présens de peu de valeur avaient satisfait le khan, moins redoutable à la 1582. vérité, mais toujours à craindre ; il pouvait donc, en toute liberté, attaquer la Suède, abandonnée par ses alliés. Ses désirs et ses espérances avaient pour objet de réprimer cet audacieux ennemi, et de relever par des triomphes l’honneur des armes russes aux yeux de l’Europe. Le succès paraissait certain et facile. Non-seulement Batory livrait le roi de Suède à la vengeance du tzar, il le menaçait encore de lui déclarer la guerre au sujet de l’Esthonie. En réclamant cette province, il disait au roi : Vous avez profité de mes victoires pour vous approprier Narva et d’autres villes allemandes, propriétés de la Pologne. Ce qui est acheté, répondit le prince, au prix du sang de nos sujets est à nous : j’étais en campagne avant d’avoir vu vos étendards. Souvenez-vous que l’Europe entière tremblait jadis au seul nom des Goths, dont la puissance et la valeur sont devenus notre héritage. Nous ne craignons ni le glaive des Russes, ni celui des Transylvains. Cette fierté avait quelque chose de chevaleresque qui annonce une âme élevée ; toutefois elle pouvait avoir des suites funestes pour la Suède encore faible, encore agitée par le fanatisme de son souverain, partisan zélé de l’Église latine, ainsi que par l’inimitié qui existait entre lui et le 1582. duc Charles, son frère. D’un côté, l’impétueux Batory, annonçant qu’il enlèverait de vive force ce qu’il réclamait, se préparait à marcher contre les Suédois ; de l’autre, les voïévodes russes, princes Rostovsky, Toumensky, Khvorostinin, Scherbatoï, sortis de Novgorod, s’avançaient contre Narva, Yam, et vers les rives de la Néva, en Finlande. Ayant rencontré l’ennemi au village de Liatitz, canton de Votsk, ils le battirent complétement, et reçurent du tzar des médailles d’or pour récompense de leur valeur. Cette victoire était due, surtout, au prince Dmitri Khvorostinin, un des héros de Pskof, qui avait mis les Suédois en déroute par le choc de son avant-garde. Une seconde affaire non moins importante, non moins favorable aux armes russes, eut lieu sur les bords de la Néva. Conformément aux conseils du traître Athanas Belzky, le général de La Gardie s’était porté inopinément contre Nottebourg ou Oreschek qu’il voulait surprendre. Les voïévodes prince Basile Rostovsky Soudakof et Khvostof s’y défendirent avec intrépidité ; ils égorgeaient les Suédois, les noyaient dans la Néva ; tandis que le prince André Schouïsky arrivait, à marches forcées, de Novgorod avec sa cavalerie, pour sauver cette place importante. À cette nouvelle, 1582. le présomptueux de La Gardie prit la fuite.

Cependant la fortune vint au secours de la Suède : l’illustre Batory, puissant dans les combats, vit ses desseins contrariés par la diète. Les seigneurs polonais, turbulens et ingrats, rejetèrent toutes les propositions que lui inspirait un véritable amour pour leur patrie, et lui dirent avec insolence : « Nous ne voulons point de guerre, ni avec la Crimée, ni avec les Suédois, et nous n’accorderons ni troupes ni argent. » Jacques Niémékovsky, l’un d’entre eux, ajouta : Vous êtes notre roi, si vous exécutez fidèlement les institutions du royaume : autrement vous n’êtes que Batory, comme moi je suis Niémékovsky. Les Suédois virent avec une satisfaction inattendue les mouvemens des troupes russes s’arrêter inopinément, d’après les ordres du tzar, qui offrait la paix à de La Gardie. Le prince Labanof et le gentilhomme Tatischef lui ayant proposé une entrevue dans le canton de Schélon, sur la rivière de Plussa, on y conclut, 1583. le 26 mai 1585, d’abord une trève de deux mois, prolongée ensuite pour trois ans, d’après les conditions de laquelle Yam, Ivan-Gorod et Koporié restaient entre les mains des Suédois… ! condescendance surprenante que les circonstances suivantes peuvent expliquer.

1583.
Affaires de Pologne.
La paix avec la Pologne paraissait établie sur des bases peu solides ; les ambassadeurs de Batory, lors de leur séjour à Moscou, avaient élevé de nouvelles prétentions. Ils voulaient que, dans ses titres, Jean ne prît jamais celui de souverain de la Livonie, et qu’il reconnût l’Esthonie comme légitime possession d’Étienne. Les boyards firent droit à une partie de cette demande en ratifiant la promesse de ne point porter, pendant dix ans, la guerre en Esthonie. Ensuite les deux souverains s’engagèrent, par un serment, à observer avec fidélité toutes les conditions du traité : cependant les généraux polonais occupaient plusieurs places dans les districts de Toropetz, de Louki, de Vétlige ; ils se refusaient à déterminer positivement les frontières des deux États ; ils offensaient, ils insultaient les dignitaires russes, opposant des difficultés à l’échange respectif des prisonniers de guerre, condition consentie par eux. Ils extorquèrent environ 7,000 roubles et 280 peaux de zibelines, pour rendre la liberté à Théodore Schérémétief ; 4114 roubles pour le prince Tatef, 3,223 pour le prince Khvorostinin, et 4,457 pour Tchérémissinof : les autres prisonniers furent retenus en captivité. Dans ses communications avec le tzar, Étienne trouvait quelquefois les plaintes de ce prince 1583. justes et fondées ; il s’engageait alors à réprimer, sans retard, l’audace des officiers polonais ; mais bientôt il accusait les Russes et justifiait ses sujets ; de sorte qu’au mois de septembre 1585, Jean se trouva forcé d’envoyer sur la frontière deux mille enfans-boyards et strélitz, pour y défendre les Russes contre les vexations de Patz, voïévode de Vitebsk, qui avait construit une nouvelle forteresse sur le territoire de la Moscovie ; en un mot, malgré la pusillanime patience de Jean, les hostilités pouvaient, d’un jour à l’autre, se renouveler du côté de la Pologne.

Révolte des Tchérémisses. Une révolte générale éclata tout-à-coup dans le pays des Tchérémisses de la plaine, et s’étendit avec une telle violence que les voïévodes de Kazan ne purent parvenir à l’apaiser. Le tzar, alarmé, fit partir aussitôt des troupes sous le commandement du prince Életsky (octobre 1582). Ensuite, ayant appris que l’insurrection faisait des progrès au lieu de se calmer, il fit marcher contre les Tchérémisses ses plus illustres voïévodes, le prince Jean Vorotinsky et le valeureux Dmitri Khvorostinin. D’autres nouvelles répandirent encore de plus vives alarmes dans Moscou. Au mépris du traité de paix, le khan Mehmet-Ghireï, qui entretenait des intelligences 1583. avec les Tchérémisses rebelles, était prêt à marcher contre la Russie ; les Nogaïs, jusqu’alors demeurés fidèles, mais excités par lui et par le roi de Sibérie, pillaient les environs de la Kama. Il fallut faire agir à la fois toutes les forces militaires. Un corps d’armée fut détaché vers les bords de cette rivière ; un autre, sous le commandement des princes Théodore Mstislavsky, Kourliatef et Schouïsky, alla occuper les rives de l’Oka, tandis qu’un troisième, embarqué sur le Volga, naviguait vers Sviaïsk. Toutefois le khan n’osa pas pénétrer en Russie ; mais la révolte des Tchérémisses se prolongea jusqu’à la fin des jours du tzar, avec un acharnement extraordinaire. Trop faibles, trop ignorans pour donner des batailles rangées, ces sauvages farouches, irrités sans doute par la cruauté des fonctionnaires du tzar, s’entr’égorgeaient avec les soldats moscovites sur les cendres des habitations, dans les forêts ou dans les déserts, en hiver comme en été. Ils voulaient l’indépendance ou la mort. Pour serrer les rebelles de plus près, le voïévode prince Tourénin fit construire alors les forteresses de Saint-Cosme et Saint-Damien.

Ainsi le tzar avait acheté à haut prix une trève avec la Pologne, afin de pouvoir écraser la Suède. 1583. Néanmoins, au lieu d’importans succès, il ne lui resta que la honte de céder tacitement à cette dernière puissance, et les villes de l’Esthonie, et même un antique domaine de la Russie, parce qu’il était alarmé de nouveau des projets de Batory ou du khan, et inquiet de la sanglante insurrection qui désolait les contrées orientales de l’Empire. On assure qu’au milieu de ces événemens il paraissait tranquille : au moins ne perdait-il pas sa vigueur dans les affaires de l’État, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur. Il avait abandonné, pour habiter Moscou, la fatale Slobode, où l’imagination lui montrait sans cesse l’ombre ensanglantée du fils, dont il avait été le meurtrier. Il présidait au conseil des boyards, traitait avec magnificence les ambassadeurs du schah de Perse et du Sultan, ceux de Boukharie et de Khiva. Considérant Hodabend, successeur de Thamas, comme un ennemi de l’Empire ottoman, qui pouvait devenir dangereux pour la Russie, il entretenait avec lui des liaisons intimes, Relations avec diverses puissances, et particulièrement avec l’Angleterre. en même temps qu’il témoignait au Grand-Seigneur une extrême déférence, sans lui dire un mot ni de la guerre ni de la paix. Seulement il permettait aux marchands turcs de venir à Moscou pour y faire un commerce d’échange des draps d’or d’Asie contre 1583. les zibelines de Russie. Ses rapports avec les princes des pays caspiens se bornaient également à des liaisons de commerce ; mais c’était avec l’Angleterre que se trouvaient établies les plus intéressantes relations de la cour de Moscou.

Depuis l’année 1572, le commerce des Anglais avait repris une nouvelle vigueur en Russie ; ils recommençaient à se louer de la bienveillance du tzar, trouvant partout justice, aide et assistance, en dépit des négocians hollandais ou allemands : ceux-ci cherchaient, à force d’intrigues et de ruses, à les noircir dans l’esprit de Jean, répandant l’or à pleines mains pour suborner ses secrétaires et ses courtisans. Élisabeth, de son côté, n’avait aucun égard aux représentations des puissances du Nord sur le danger que ce commerce présentait à l’Europe menacée par les projets ambitieux des Russes. Ayant appris que le roi de Danemarck mettait à contribution les marins anglais lors de leur passage vers les côtes de la Laponie russe, elle en écrivit à Jean : Je sais, lui répondit-il, que le perfide Frédéric de Danemarck, dans le dessein de priver la Russie de toute communication avec les États de l’Europe, fait valoir ses prétentions sur Kola et Petchenga, anciennes 1583. propriétés de mon Empire. Anéantissons de concert ses injustes projets : balayez la mer et le chemin de la Dvina avec des vaisseaux de guerre, tandis que, d’après mes ordres, des troupes de terre vont occuper les ports de l’Océan septentrional, pour mettre vos négocians à l’abri de la violence des Danois. Cependant Frédéric ne donna aucune suite à ses prétentions déplacées, car il ne pouvait songer à faire la guerre aux Russes dans les déserts sauvages de la Laponie, et il craignait d’indisposer l’Angleterre déjà puissante sur mer.

Approuvée par la raison d’État, l’alliance sincère de ces deux puissances se fondait également sur l’amitié personnelle que Jean portait à la reine ; amitié alimentée par ce que les négocians anglais établis à Moscou publiaient des grandes qualités, des actions de cette princesse, par leurs récits sur sa noble figure, son amabilité, ses bonnes dispositions et son amitié pour le tzar. On a même prétendu qu’il pensait à épouser cette beauté quinquagénaire ; mais ce bruit n’a été confirmé par aucun témoignage historique contemporain. Jean forme le projet d’épouser une Anglaise. Néanmoins Jean, marié en sixièmes ou septièmes noces, connaissant l’état de grossesse de Marie, et dans la première année de ce malheureux et 1583. dernier hymen, cherchait effectivement pour lui une illustre fiancée en Angleterre, afin de raffermir encore son alliance avec Élisabeth. Nous allons exposer avec quelques détails les circonstances de cette intéressante affaire.

Robert Jacobi, un des médecins de la cour d’Angleterre, arriva à Moscou dans l’été de 1581, porteur d’une lettre dans laquelle la reine écrivait au tzar : « Je vous cède, mon frère chéri, l’homme le plus habile dans l’art de guérir, bien qu’il me soit très-utile, mais parce qu’il vous est nécessaire ; vous pouvez en toute confiance lui abandonner votre santé. Je vous envoie avec lui des pharmaciens et des chirurgiens, expédiés de gré ou de force, quoique nous n’ayons pas nous-même un nombre suffisant de gens de cette espèce. » Dans son entrevue avec Robert, Jean lui demanda s’il se trouvait en Angleterre quelque personne veuve ou fille, digne de la main d’un souverain. « Je n’en connais qu’une seule, répondit le médecin ; c’est Marie Hastings, âgée de trente ans, fille du comte de Huntington, prince apanagé, et nièce de la reine par sa mère. » Il est probable que, devinant un dessein si favorable aux intérêts de l’Angleterre, Robert captiva l’imagination de Jean par la peinture des qualités 1583.
Ambassade à Londres.
supérieures de Marie, car ce prince fit partir incessamment pour Londres le gentilhomme Pissemsky. Il devait, d’après les instructions dont il était porteur,

1o. Convenir d’une alliance intime entre l’Angleterre et la Russie ;

2o. Solliciter une audience particulière de la reine et lui confier en secret les idées du tzar relativement au mariage projeté, dans le cas cependant où Marie Hastings aurait les qualités requises pour être fiancée au tzar ; demander à cet effet une entrevue avec elle, ainsi que son portrait peint sur bois ou sur papier ;

3o. S’informer de son âge ; examiner si elle était grande, si elle avait de l’embonpoint et le teint blanc ;

4o. Prendre des informations sur sa parenté avec la reine, sur le rang de son père, sur le nombre de ses frères et sœurs ; recueillir enfin sur sa personne le plus de renseignemens possibles. Dans le cas où la reine aurait objecté que le tzar avait une femme, on devait lui répondre que cela était vrai ; mais que son épouse n’étant ni fille de roi, ni princesse issue de famille souveraine, elle lui déplaisait et serait répudiée pour la nièce de la reine ;

5o. Déclarer que Marie aurait à embrasser la 1583. religion grecque, ainsi que les personnes de sa suite qui voudraient rester à la cour de Moscou ; que l’héritier de l’Empire serait le tzarévitch Féodor ; mais que les enfans mâles de la princesse anglaise auraient des possessions particulières ou des apanages, ainsi que de tout temps cela s’était pratiqué en Russie ; enfin que ces conditions étaient immuables, et que, dans l’hypothèse où la reine ne voudrait pas y souscrire, l’envoyé serait dans l’obligation de quitter l’Angleterre.

Pissemsky, s’étant embarqué à Kholmogore le 11 août 1582, arriva en Angleterre le 16 septembre suivant, c’est-à-dire, au moment où la maladie contagieuse qui ravageait Londres avait forcé Élisabeth à quitter cette capitale pour habiter Windsor, et y mener une vie retirée. L’ambassadeur fut conduit d’une maison de plaisance à l’autre au milieu de fêtes continuelles : on lui fit connaître l’Angleterre, ce qui ne l’empêchait pas de se plaindre de l’ennui que lui causait une inactivité prolongée pendant six ou sept semaines. Enfin, le 4 novembre, lui, Néoudatcha son secrétaire, et l’interprète Beckmann, furent présentés à la reine au château de Windsor, dans une nombreuse assemblée des lords, des pairs, des dignitaires de la cour, et 1583. des négocians de la compagnie russe de Londres. Au nom de Jean, Élisabeth se leva, fit quelques pas en avant, et reçut la lettre avec les présens du tzar, disant avec un sourire qu’elle ne savait pas la langue russe. Elle s’informa ensuite de la santé de son ami ; témoigna des regrets de la mort du tzarévitch ; en un mot, montra beaucoup de bonne humeur et d’affabilité. Sur ce que Pissemsky lui disait de l’attachement que le tzar avait pour elle, de préférence à tous les autres souverains de l’Europe, elle répondit : Je l’aime avec autant de sincérité ; et je désire vivement le voir un jour de mes propres yeux. Elle voulut savoir si l’Angleterre plaisait à l’ambassadeur, et si la tranquillité régnait en Russie. Pissemsky fit l’éloge de l’Angleterre, fertile et bien peuplée ; il assura la reine que toutes les révoltes étaient apaisées en Russie, et que les criminels avaient, par l’expression de leur repentir, excité la clémence du tzar, et obtenu leur pardon.

Satisfait de l’accueil et des honneurs qu’il avait reçus autant que des bontés d’Élisabeth, Pissemsky se plaignait de la lenteur apportée dans les affaires qu’il avait à traiter. Il refusait les parties de plaisir ou de chasse qui lui étaient proposées, répondant : « Notre voyage a eu pour 1583. objet la conclusion d’affaires importantes et non des divertissemens. Nous sommes des ambassadeurs et non pas des chasseurs. » Le 18 décembre, il eut à Greenwich la première conférence officielle avec les ministres d’Angleterre, auxquels il dit que Batory, allié du pape et de l’Empereur, était l’ennemi de la Russie ; que le tzar, aimant les Anglais comme ses propres sujets, avait depuis long-temps l’intention de resserrer les liens d’amitié qui l’unissaient à Élisabeth, par un traité solennel d’après lesquels ils auraient les mêmes amis, les mêmes ennemis, et feraient de concert ou la guerre ou la paix. Il ajouta que la reine pourrait secourir le souverain de Moscovie, sinon avec ses troupes, au moins par des subsides, et que celui-ci, mettant à la disposition de l’Angleterre toutes les productions de la Russie, lui demandait en échange des armes à feu, des armures, du soufre, de la naphte, du cuivre, de l’étain : choses dont il avait besoin pour faire la guerre. « Mais, demandèrent les ministres d’Élisabeth, la guerre avec la Pologne n’est-elle donc pas encore terminée ? Le pape se vante pourtant d’avoir réconcilié le tzar avec Batory. — Le pape, répondit Pissemsky, peut dire ce qu’il lui plaît ; notre 1583. monarque connaît mieux que personne ses amis et ses ennemis. » Les ministres annoncèrent alors l’assentiment de la reine à toutes les propositions du tzar, et dressèrent les principaux articles du traité. Ils avaient donné à Jean, dans la rédaction, le titre de frère et cousin d’Élisabeth, et employé la formule suivante : Le tzar supplie la reine ; ajoutant que les Anglais pourraient seuls, à l’exclusion de tous étrangers, faire le commerce dans le pays de la Dvina, à Solovky, sur les rives de l’Oby, de la Petschora et du Mézène ; mais ces conditions déplurent à Pissemsky, qui exprima son mécontentement en ces termes : « Mon maître est le frère et non pas le cousin d’Élisabeth. Un tzar de Moscovie fait connaître sa volonté ; il exige, mais ne supplie jamais, et n’accorde à personne le droit exclusif de commercer dans ses États. Nos ports sont ouverts à tous les navigateurs étrangers. » Les ministres effacèrent le titre de cousin, en expliquant que loin d’avoir quelque chose d’humiliant, il n’exprimait que de la bienveillance. Ils consentirent à retrancher aussi le mot supplier. Quant aux prérogatives dont ils voulaient jouir, ils démontrèrent que les Anglais ayant découvert, à travers mille dangers et à force de dépenses, les 1583. côtes de la Russie septentrionale, pouvaient, en toute justice, réclamer un privilége exclusif pour le commerce de la Dvina. Ils se plaignaient des nouveaux droits d’importation, onéreux pour leurs négocians. Pissemsky répliqua qu’exemptés pendant long-temps de toute contribution, ces négocians s’étaient enrichis en Russie d’une manière incroyable, et que la taxe légère imposée par le tzar n’était que la moitié de celle que l’on payait ordinairement ; qu’en 1581, au moment d’une guerre ruineuse avec la Pologne, avec le khan de Tauride et ses autres ennemis, ce prince avait ordonné aux marchands anglais de verser 1,000 roubles au trésor de Moscou, et 500 roubles en 1582 ; mais que ces dispositions avaient été communes à tous les autres marchands, étrangers ou russes, qui avaient fourni aux frais de la guerre en proportion de leur fortune. Les négociations relatives aux affaires d’État étant ainsi terminées, on entama celles du mariage.

Le 18 janvier, Élisabeth fit appeler l’impatient Pissemsky, le reçut seule dans son appartement, et lui adressa diverses questions relatives à l’affaire secrète que le tzar avait confiée à ses soins, et dont elle avait déjà connaissance par un rapport du médecin Robert. Elle écouta l’envoyé 1583. russe avec une extrême attention, témoigna la reconnaissance que lui inspirait le désir du tzar d’entrer en liaison de parenté avec elle, ajoutant qu’elle ne croyait pas que Marie Hastings, distinguée uniquement par ses qualités morales, pût plaire à un prince connu pour amateur de la beauté. « D’ailleurs, ajouta Élisabeth, elle vient d’avoir la petite vérole ; je ne souffrirai jamais que vous la voyiez dans cet état, ni que le peintre fasse son portrait lorsqu’elle a le visage pourpré et couvert des marques de cette maladie. » Cependant l’ambassadeur insistait. La reine promit alors de le contenter, en demandant le temps nécessaire pour l’entier rétablissement de la prétendue, et l’on parla des conditions de ce mariage. La fille de Henri VIII, mari de six femmes, n’était point étonnée de voir le tzar, qui avait une épouse, en chercher une autre encore ; mais elle voulait, préalablement, assurer, par un traité solennel, les droits de la future tzarine et de ses enfans. Après cet entretien, elle congédia l’ambassadeur, qui attendit pendant plusieurs mois l’honneur de voir Marie Hastings.

Sur ces entrefaites, la tzarine accoucha, le 19 octobre, d’un fils, qui reçut le nom de Dmitri, dont la destinée fut aussi malheureuse pour lui-même 1583. que pour la Russie, et la cause innocente d’une longue série de crimes et de calamités ! Le bonheur d’être père ne toucha point cette fois le cœur de Jean. Il songeait toujours à répudier la mère de Dmitri pour épouser la nièce d’Élisabeth ; car il ne fit parvenir à Pissemsky aucunes nouvelles instructions ; de sorte que celui-ci ayant appris à Londres la naissance du tzarévitch, ne voulut pas ajouter foi à cette nouvelle. « Des malintentionnés, disait-il aux ministres anglais, ont imaginé cette fable afin d’interrompre le cours des négociations relatives à un mariage aussi favorable pour votre patrie que pour la mienne ; la reine doit s’en rapporter uniquement à la lettre du tzar et à mes assertions. » Enfin, le 18 mai, Pissemsky reçut l’ordre de se rendre au jardin du chancelier Thomas Brumley, qui vint au devant de lui avec le frère de la prétendue, comte de Huntington. Il fut conduit par eux dans un superbe pavillon, où, peu d’instans après, arrivèrent aussi Marie avec la femme du chancelier, la comtesse de Huntington et plusieurs autres dames anglaises. « La voici, dit Brumley à l’ambassadeur, vous pouvez la regarder, la contempler à loisir ; la reine a voulu que Marie vous fût montrée en plein jour, et non pas sous 1583. la voûte obscure d’un appartement. » La prétendue fit alors une révérence, et se tint immobile devant celui qui devait apprécier ses charmes : examen pénible pour l’amour-propre d’une femme ! Pissemsky, qui avait à cœur de justifier la confiance de son maître dans cette circonstance importante, fixa sur la timide Anglaise des regards curieux et pénétrans, afin d’avoir une idée exacte de ses attraits, et de pouvoir en transmettre le détail au tzar. Il dit enfin, c’est assez ! et se promena avec la prétendue dans les allées du jardin ; il la quittait, puis se rapprochait d’elle et l’examinait encore. Son rapport, à ce sujet, s’exprimait ainsi : Portrait de la prétendue. « Marie Hastings a la taille élevée, svelte et bien prise ; le teint clair, les yeux bleus, les cheveux châtains, le nez aquilin, et les doigts allongés. » Il ne parlait ni de sa beauté ni de ses agrémens. Élisabeth, qui avait consenti avec une sorte de répugnance à laisser ainsi examiner sa nièce, était curieuse de connaître l’opinion de Pissemsky à cet égard. Elle disait que sans doute Marie n’était pas de son goût, et que le portrait à lui confié pour être remis au tzar, et dans lequel l’artiste n’avait pas flatté l’original, serait peu propre à séduire ce prince difficile en fait de beauté ; supposition que l’ambassadeur s’empressa 1583. de détruire par des éloges qui firent plaisir à Élisabeth. On peut en conclure que ce mariage entrait dans ses vues. Marie Hastings le désirait aussi ; mais effrayée bientôt par divers récits sur la férocité du tzar, elle changea d’idée, et parvint, sans beaucoup de peine, à persuader la reine de lui épargner le dangereux honneur qui lui était offert.

À la suite d’un festin splendide, donné à l’ambassadeur au palais de Greenwich, Élisabeth lui remit deux lettres pour Jean. L’une contenait des remercîmens de la proposition d’alliance ; l’autre, de l’intention qu’il avait manifestée de visiter l’Angleterre, non pas pour fuir un danger quelconque, au cas d’une révolte ou d’une calamité, mais uniquement pour faire connaissance avec une tendre sœur, prête à prouver que son royaume serait pour lui une autre Russie. Ambassadeur d’Élisabeth à Moscou. Jérôme Bows fut envoyé à Moscou avec Pissemsky en qualité d’ambassadeur d’Angleterre pour y terminer définitivement, ainsi que le déclara Élisabeth, toutes les affaires politiques et secrètes.

Jean, satisfait, reçut Bows d’une manière très-gracieuse, le 24 octobre 1583 ; après s’être informé, avec le plus vif intérêt, de la santé d’Élisabeth, il ordonna au boyard Nicétas Yourief, 1583. à Belsky et au secrétaire André Tchelkalof, de régler, sur-le-champ, avec cet envoyé, les conditions d’une alliance entre l’Angleterre et la Russie, afin de s’occuper immédiatement ensuite de l’affaire secrète du mariage. Il était persuadé, d’après les rapports de Pissemsky, que ces deux négociations étaient également faciles, leur succès également assuré ; cependant il était dans l’erreur. Peut-être Élisabeth s’était-elle trompée dans le choix de l’ambassadeur chargé de consolider son alliance avec Jean. En effet, Bows était un homme grossier, d’un caractère peu conciliant, qui, au premier mot d’affaires, déclara positivement qu’il ne pouvait faire le plus léger changement aux articles que les ministres anglais avaient remis à l’ambassadeur russe pendant son séjour à Londres ; qu’Élisabeth était prête à employer sa médiation pour aider à conclure la paix entre le tzar et d’autres puissances ; mais qu’il était loin de ses idées de faire la guerre aux ennemis des Russes, parce que, d’abord, elle avait à cœur de ménager le sang des hommes que Dieu lui avait confiés ; ensuite que l’Angleterre était en relations d’amitié avec la Pologne, la Suède et le Danemarck. « Comment voulez-vous, répondit Jean, que je devienne l’allié de la Reine, si 1583. mes plus grands ennemis sont ses amis ? Il faut ou qu’Élisabeth engage Batory à conclure une paix solide avec la Russie, en le forçant à me restituer la Livonie et le territoire de Polotsk, ou bien qu’elle déclare, de concert avec moi, la guerre à la Pologne. » Bows répondit avec chaleur : « La reine me prendrait pour un insensé, si je consentais à un traité de cette nature. » Cependant il insistait pour obtenir, en faveur des Anglais, le privilége exclusif d’entrer dans les ports septentrionaux de l’Empire, ainsi que cela s’était pratiqué autrefois. Alors les boyards lui expliquèrent qu’à cette époque la Russie possédait le port de Narva, sur la Baltique, entrepôt du commerce général de l’Europe, tombé depuis au pouvoir des Suédois ; « maintenant, ajoutaient-ils, les ports du nord sont les seuls où les négocians d’Allemagne, de France et des Pays-Bas, trafiquent avec la Russie, et il est impossible de les en chasser pour complaire à Élisabeth. La plus sainte de toutes les lois est l’intérêt du peuple ; elle nous prescrit un libre négoce avec tous les Européens, et nous ne pouvons nous mettre sous la dépendance des Anglais, qui viennent pour commercer en Russie, et non pour y dominer. D’ailleurs, ils ne rougissent 1583. pas de leur mauvaise foi dans les affaires, et nous apportent des draps avariés. Quelques-uns d’entre eux entretiennent de secrètes intelligences avec les rois de Suède et de Danemarck, ennemis du tzar ; ils leur rendent des services, écrivent en Angleterre des horreurs contre les Russes, qu’ils traitent de barbares ignorans. Jean n’a pu oublier de si graves offenses que par respect pour la reine, et sans doute il ne peut entrer dans l’esprit de cette princesse de dicter des lois à un souverain qui jamais n’en a reçu ni des empereurs, ni des sultans, ni des plus illustres monarques. » Aussitôt l’ambassadeur répondit avec l’accent du dépit : « Il n’existe pas de souverain plus illustre qu’Élisabeth ; elle ne le cède en puissance ni à l’empereur, soudoyé par Henri VIII pour faire la guerre à la France, ni au tzar lui-même. » À ces mots, Jean, courroucé, fit sortir Bows du palais, ainsi que celui-ci le rapporte. Toutefois sa colère se dissipa bientôt, et, donnant des éloges au zèle avec lequel l’ambassadeur soutenait la gloire de sa souveraine, il ajouta : « Plût à Dieu que j’eusse moi-même un serviteur aussi fidèle ! » Pour témoignage de sa condescendance particulière, le tzar consentit à laisser aux Anglais seuls le droit d’entrer dans 1583. les ports de la Karélie, de Vargons, de Mézène, de Petschenga et de Schoumsk, destinant ceux de Poudogersk et de Kola aux autres commerçans. Bows répétait sans cesse : « Nous ne voulons aucuns concurrens. » Comme il soupçonnait les hauts dignitaires du tzar, et principalement le secrétaire d’État André Tchelkalof, d’être gagnés par l’or des marchands hollandais, il demandait à traiter directement avec le tzar, qui le faisait venir souvent, et le renvoyait toujours comme un homme opiniâtre et inflexible.

Dans l’espoir de terminer au moins les négociations de mariage, le tzar ordonna, le 13 décembre, à Bows de se rendre secrètement au palais, sans épée ni poignard. Dès qu’il parut, tous les courtisans sortirent de la salle d’audience, où il ne resta que les boyards prince Théodore Troubetzkoï, Nicétas Yourief, Dmitri Godounof, Belsky, et les gentilshommes du conseil Tatistchef, Tchérémissinof, Voïékof, tous assis dans un coin éloigné. Les secrétaires Tchelkalof, Trolof et Streschnef, se tenaient debout près du poêle. D’un signe de la main, Jean fit approcher de lui Bows avec son interprète, Yourief, Belsky et Tchelkalof. Il leur raconta tout ce qui était relatif aux négociations de son mariage en Angleterre, tout ce qu’il avait appris 1583. à ce sujet de Pissemsky et du médecin Robert : il parla de son intention d’épouser Marie Hastings, désirant savoir si la reine donnait son agrément à cette union, et si elle ne s’opposerait pas à ce que la prétendue embrassât la religion grecque. « Le christianisme, répondit Bows, est partout le même, et il n’est pas présumable que Marie consente à changer de religion. Elle est d’ailleurs d’une santé faible, d’une physionomie peu agréable, et la reine a des parentes à un degré plus rapproché, infiniment plus belles ; je ne puis les nommer sans son assentiment ; mais le tzar peut demander la main de celle qu’il trouvera le plus à son goût. — Dans quelle intention êtes-vous donc venu ici ? repartit Jean, était-ce pour me signifier des refus, me prodiguer d’inutiles discours, élever des prétentions immodérées au sujet desquelles mon ambassadeur à Londres a déjà répondu aux ministres d’Élisabeth ? Venez-vous m’offrir une nouvelle négociation de mariage, sans me donner le nom de la prétendue, et conséquemment impraticable ? Vous êtes un ambassadeur ignorant et insensé. Je ne demande pas à Élisabeth d’intervenir comme arbitre entre Batory et moi, mais seulement une alliance avec l’Angleterre. » 1583. Après ces mots, il ordonna à Bows de se préparer à partir. Alors celui-ci regrettant le mauvais succès de sa mission, chercha à s’excuser par son ignorance des usages Russes : il supplia le tzar de s’expliquer encore avec Élisabeth, l’assurant que flattée de l’idée d’un lien de famille avec un si grand monarque, elle lui ferait parvenir les portraits de dix, et peut-être davantage, des plus illustres, des plus belles demoiselles de Londres, et que, malgré son amour de la paix, elle pourrait, en cas de guerre, fournir à la Russie des secours en hommes et en argent, si Jean voulait consentir à rendre aux négocians anglais tous leurs anciens droits exclusifs sur le commerce de la Dvina septentrionale. 1584. L’espoir de devenir l’époux d’une anglaise aimable, charmait encore l’imagination du tzar : il mettait aussi beaucoup de prix à l’amitié d’Élisabeth, de sorte qu’il se décida à faire partir pour Londres une nouvelle ambassade. Bien qu’il fût personnellement irrité contre Bows, il fit punir, sans examen, quelques fonctionnaires russes dont celui-ci disait avoir à se plaindre, afin que cet homme bourru et rapace, selon les expressions des actes ministériels, ne quittât point la Russie avec un sentiment de haine contre elle ; mais avant le départ de Bows, avant la 1584. nomination d’un ambassadeur à Londres, un événement vint changer le cours des choses.

Maladie et mort de Jean. Nous touchons à la description d’une heure grande, solennelle !…… Après avoir tracé la vie de Jean, nous allons voir sa fin, également étonnante, et faite pour effrayer l’imagination, car le tyran mourut comme il avait vécu, c’est-à-dire, en exterminant les hommes. Les traditions contemporaines ne désignent pas ses dernières victimes. Peut-on croire à l’immortalité de l’âme et ne pas frémir à l’idée d’une semblable mort ? Ce moment terrible que sa propre conscience et d’innocens martyrs lui avaient depuis long-temps prédit, approchait en silence, bien que ce prince n’eût pas atteint une vieillesse avancée et qu’il conservât, avec sa force d’esprit, toute l’ardeur de ses désirs. Il jouissait d’une santé robuste et croyait pouvoir espérer encore de longues années ; mais quelle force physique pourrait résister au choc des passions effrénées qui agitent la sombre existence d’un tyran ? Le délire continuel de la rage et de la crainte, le remords sans repentir, les odieux transports de la dissolution, les tourmens de la honte, une impuissante fureur dans les revers des armes, enfin le ver rongeur de l’infanticide, tourment anticipé sur celui des enfers, avaient, 1584. pour Jean, excédé la mesure des forces humaines. Souvent il éprouvait une langueur douloureuse, symptôme précurseur de destruction ; mais il luttait contre elle et ne commença à s’affaiblir visiblement que dans l’hiver de l’année 1584. À cette époque, parut une comète dont la queue avait la forme d’une croix. Le tzar s’étant rendu, pour la voir, sur l’escalier rouge, l’observa long-temps et dit à ceux qui étaient près de lui : Voilà le présage de ma mort ! Poursuivi par cette idée, il fit chercher en Russie et en Laponie, des astrologues, de prétendus magiciens, en rassembla environ soixante et leur assigna pour résidence une maison dans Moscou ; tous les jours, son favori Belsky allait discuter avec eux au sujet de la comète. Bientôt Jean fut attaqué d’une maladie alarmante. Ses entrailles commençaient à se corrompre et son corps s’enflait ; on assure que les astrologues lui ayant annoncé qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre, c’est-à-dire, jusqu’au 18 mars, il leur avait imposé silence en les menaçant de les faire brûler vifs, s’ils avaient l’audace de répandre cette prédiction : dans le courant de février, il s’était encore occupé d’affaires ; mais le 10 mars on expédia un courrier pour retarder, en raison de la maladie du tzar, l’arrivée de l’ambassadeur 1584. polonais qui se rendait à Moscou : Jean avait lui-même donné cet ordre. Il conservait encore quelque espoir de se rétablir. Néanmoins il convoqua les boyards et dicta son testament, dans lequel il déclarait le tzarévitch Féodor, l’héritier de la couronne ; il choisit des hommes marquans pour conseillers, chargés de veiller à la prospérité de l’État, et d’alléger à ce jeune prince, faible de corps et d’âme, le fardeau des affaires : c’était le prince Jean Schouïsky, célèbre par la défense de Pskof ; Jean Mstislavsky, fils de la propre nièce du grand duc Vassili ; Nicétas Yourief, frère de la vertueuse Anastasie, première tzarine ; Boris Godounof et Belsky. Il assigna la ville d’Ouglitch pour apanage au tzarévitch Dmitri, encore en bas âge, et à la mère de ce jeune prince dont l’éducation fut confiée au seul Belsky. Pour témoigner sa reconnaissance à tous les boyards et voïévodes, il les appelait ses amis, ses compagnons d’armes dans la conquête des royaumes infidèles, dans les victoires remportées sur les chevaliers de l’ordre de Livonie, sur le khan et le sultan. Ses exhortations à Féodor avaient pour but de l’engager à régner avec piété, amour et charité, lui conseillant, ainsi qu’aux cinq principaux dignitaires de l’État, d’éviter la guerre 1584. avec les puissances chrétiennes. Il parla des suites désastreuses de celle de Livonie et de Suède, déplora l’épuisement de la Russie, prescrivit une diminution d’impôts et la mise en liberté de tous les détenus, même des prisonniers polonais et allemands. Il semblait que se préparant à quitter le trône et le monde, il voulut se réconcilier avec sa conscience, avec l’humanité, avec le Tout-Puissant. On aurait dit que son âme, plongée jusque-là dans un criminel délire, revenait à elle-même ; qu’il désirait préserver son fils de ses funestes erreurs ; qu’un rayon de la grâce éclairait au pied de la tombe, ce cœur ténébreux et glacé ; qu’au moment où l’ange de la mort lui était apparu pour l’appeler à la vie éternelle, le repentir avait enfin trouvé place dans son cœur !….

Cependant, que faisait-il dans les momens où la maladie lui donnait quelque relâche ? un douloureux silence régnait à la cour, car toujours la cour pleure ou feint de pleurer un monarque mourant. La charité chrétienne portait l’attendrissement dans tous les cœurs : oubliant la cruauté du tzar, les citoyens, prosternés dans les temples, y formaient des vœux pour son rétablissement ; les familles persécutées, les veuves, les orphelins des innocens immolés par 1584. sa fureur imploraient en sa faveur l’assistance céleste…… et lui, touchant au seuil de la tombe, il se faisait porter, dans un fauteuil, à l’appartement qui renfermait ses trésors !… il contemplait ses pierres précieuses ! Le 15 mars, il les montrait avec satisfaction à un anglais nommé Horsey, lui expliquant, dans le langage d’un savant connaisseur, la qualité des diamans ou des hyacinthes. S’il faut en croire encore un récit affreux, sa belle-fille, l’épouse de Féodor, s’étant approchée du malade pour lui prodiguer de tendres consolations, recula d’horreur, et s’enfuit épouvantée de sa lubricité !… Était-ce là un pécheur repentant ? Pensait-il au prochain et terrible jugement de Dieu ?

Déjà les forces du tzar diminuaient sensiblement, et le délire de la fièvre égarait ses idées. Étendu, sans connaissance, il appelait à haute voix le fils qu’il avait tué ; il le voyait en imagination ; il lui parlait avec tendresse… Toutefois, le 17 mars, il se sentit un peu mieux par l’effet d’un bain tiède, de sorte qu’il fit dire à l’ambassadeur de Pologne, alors à Mojaïsk, de se rendre incessamment à Moscou. Le lendemain, s’il faut en croire Horsey, il dit à Belsky : « Allez annoncer la mort à ces imposteurs d’astrologues. D’après leurs contes, c’est aujourd’hui 1584. que je dois mourir, et je sens renaître mes forces. » Attendez, répondirent ceux-ci, la journée n’est pas écoulée. On prépara un second bain dans lequel il resta environ trois heures ; ensuite il se coucha, et prit quelque repos. Un instant après, il se lève, il demande un jeu d’échecs, et assis sur son lit, en robe de chambre, il arrange lui-même les pièces pour jouer avec Belsky. Tout-à-coup il tombe et ferme les yeux pour l’éternité !… Les médecins accourent aussitôt, 18 Mars. et le frottent avec des essences spiritueuses pour le rappeler à la vie, tandis que le métropolitain, exécutant sans doute la volonté du tzar à lui connue depuis long-temps, lisait sur le corps les prières du sacre monastique dans lequel il reçut le nom de Jonas… Dans ces momens solennels, un profond silence régnait au palais. Bien que tout le monde s’attendit à l’événement, on craignait de s’interroger à ce sujet. Jean n’était plus qu’un cadavre inanimé ; cependant il paraissait encore redoutable aux courtisans qui le regardaient sans oser en croire leurs propres yeux, ni publier sa mort : mais enfin le Kremlin retentit bientôt de la grande nouvelle : on entendit crier le tzar n’est plus ! et à l’instant, le peuple poussa des cris lamentables…… À quoi les attribuer ? Cet 1584. attendrissement prenait-il sa source dans les craintes que la faiblesse de Féodor inspirait sur le sort de l’État ? Était-ce pour payer le tribut d’une religieuse pitié au monarque défunt, bien qu’il eût été féroce et sanguinaire ?… Ses obsèques eurent lieu avec une grande pompe, dans l’église de Saint-Michel. Les assistans versaient des pleurs ; toutes les physionomies exprimaient l’affliction, et la terre reçut dans son sein les restes de Jean-le-Terrible ! L’opinion des hommes était muette devant le jugement de Dieu, et pour ses contemporains le rideau tomba sur la scène de son existence. Les souvenirs et les tombeaux restèrent pour la postérité !

Attachement des Russes au pouvoir absolu. Parmi les nombreuses et cruelles épreuves accumulées par le destin sur la Russie, après les calamités du système féodal, soustraite à peine au joug des Mogols, elle avait dû se voir encore la proie d’un tyran ! Elle le supporta, et conserva l’amour de l’autocratie, persuadée que Dieu lui-même envoyait parmi les hommes la peste, les tremblemens de terre et les tyrans. Au lieu de briser entre les mains de Jean le sceptre de fer dont il l’accablait, elle se soumit au destructeur pendant vingt-quatre années, sans autre soutien que la prière et la patience, afin d’obtenir, dans des temps plus heureux, Pierre-le-Grand 1584. et Catherine II. (L’histoire n’aime pas à citer les vivans.) Comme les Grecs aux Thermopyles, d’humbles et généreux martyrs périssaient sur les échafauds, pour la patrie, la religion et la foi jurée, sans concevoir même l’idée de la révolte. C’est en vain que, pour excuser la cruauté de Jean, quelques historiens étrangers ont parlé des factions qu’elle avait anéanties : d’après le témoignage universel de nos annales, d’après tous les documens officiels, ces factions n’existaient que dans l’esprit troublé du tzar. Si les boyards, le clergé, les citoyens eussent tramé la trahison qu’on leur imputait avec autant d’absurdité que des sortiléges, ils n’auraient point rappelé le tigre de son antre d’Alexandrovsky. Non, il s’abreuvait du sang des agneaux, et le dernier regard que ses victimes jetaient sur la terre demandait à leurs contemporains, ainsi qu’à la postérité, justice et un souvenir de compassion.

Comparaison entre Jean et d’autres tyrans. Malgré toutes les explications possibles, morales et métaphysiques, le caractère de Jean, héros de vertu dans sa jeunesse, tyran sanguinaire dans l’âge mûr et au déclin de sa vie, est une énigme pour le cœur humain, et nous aurions révoqué en doute les rapports les plus authentiques sur sa vie, si les annales des autres 1584. nations n’offraient des exemples aussi étonnans. Caligula, d’abord modèle des souverains, ensuite monstre affreux ; Néron, l’élève du sage Sénèque, objet d’amour, objet d’horreur, n’ont-ils pas régné à Rome ? À la vérité ils étaient payens ; mais Louis XI était chrétien, et ne le cédait à Jean ni en férocité, ni en dévotion, moyen qu’ils croyaient propre à effacer leurs crimes. Tous les deux étaient pieux par crainte, tous les deux également cruels et voluptueux. Ces êtres dénaturés, contraires à toutes les lois de la raison, paraissent dans l’espace des siècles comme d’effrayans météores, pour nous montrer l’abîme de dépravation où peut tomber l’homme, et nous faire trembler !... Utilité de l’Histoire. La vie d’un tyran est une calamité pour le genre humain ; mais son histoire offre toujours d’utiles leçons aux souverains et aux nations. Inspirer l’horreur du mal, n’est-ce pas répandre l’amour du bien dans tous les cœurs ? Gloire à l’époque où l’historien, armé du flambeau de la vérité, peut, sous un gouvernement autocrate, dévouer les despotes à un éternel opprobre, afin de préserver l’avenir du malheur d’en rencontrer d’autres ! Si l’insensibilité règne au-delà du tombeau, les vivans au moins redoutent la malédiction universelle et la réprobation de l’histoire. Celle-ci est insuffisante pour corriger les mechans, mais elle prévient quelquefois des crimes toujours possibles, parce que les passions exercent aussi leurs fureurs dans les siècles de civilisation. Trop souvent leur violence porte la raison à se taire ou à justifier d’une voix servile les excès qui en sont le résultat.

Mélange de bien et de mal dans le caractère de Jean. Ainsi, l’esprit supérieur de Jean, ses lumières et ses connaissances unies à une éloquence peu commune, ne l’empêchaient pas de se livrer, sans pudeur, à une honteuse dissolution : doué d’une mémoire rare, il savait par cœur la Bible, l’histoire des Grecs et des Romains, celle de Russie, et ne s’en servait que pour leur donner d’absurdes interprétations en faveur de la tyrannie. Il se vantait de sa fermeté, de son empire sur lui-même, parce qu’il savait rire aux éclats dans des momens de crainte et d’agitation intérieure : il se vantait de sa justice en punissant des mêmes peines, et avec un égal plaisir, le mérite ou le crime ; d’avoir l’âme élevée et véritablement royale, de savoir conserver la dignité de son rang, en donnant l’ordre de mettre en pièces un éléphant qu’on lui avait envoyé de Perse, parce que cet animal n’avait pas voulu s’agenouiller devant lui ; en faisant châtier de malheureux courtisans qui osaient 1584. jouer mieux que lui aux cartes ou aux échecs : il prétendait enfin avoir un esprit profondément politique, en détruisant par système, à des époques déterminées et avec une sorte de froid calcul, les familles les plus illustres, sous le vain prétexte qu’elles étaient dangereuses pour le pouvoir souverain ; en élevant à leur place des familles nouvelles et obscures ; en portant sa main exterminatrice jusque sur les temps à venir, car, semblables à ces nuées d’insectes malfaisans qui apportent la famine, la bande de délateurs, de calomniateurs, d’opritchniks, formée par ses soins, laissa, en disparaissant, le germe du mal parmi le peuple, et si le joug de Bâty avait abaissé l’esprit national des Russes, le règne de Jean fut sans doute bien loin de le relever.

Cependant il faut rendre justice même à un tyran. Dans les accès du mal, Jean montrait quelquefois encore le simulacre d’un grand monarque, zélé, infatigable, faisant preuve d’une grande pénétration dans les affaires. Il aimait à se comparer à Alexandre-le-Grand, pour les vertus guerrières, lui qui n’avait pas l’ombre de courage dans l’âme, ce qui ne l’empêcha pas de passer pour conquérant. Quant à la politique extérieure, il suivit scrupuleusement 1584. les grands desseins de son aïeul. Il aimait la justice dans les tribunaux, et souvent il examinait lui-même les procès, écoutait les parties, lisait tous les papiers, et décidait sur-le-champ. Les oppresseurs du peuple, les fonctionnaires iniques, les concussionnaires étaient punis par des peines corporelles et infamantes : couverts d’habits somptueux, il les faisait placer sur un char et promener de rue en rue par des bourreaux. Il défendait au peuple tout excès de vin. Seulement aux fêtes de Pâques et de Noël, il était permis aux Moscovites de se divertir dans les cabarets ; dans tout autre temps, les gens ivres étaient envoyés en prison. Jean n’aimait pas les reproches hardis, mais quelquefois il détestait une basse adulation ; nous allons en rapporter une preuve : les voïévodes princes Joseph Scherbatoï et Youry Boriatinsky, prisonniers en Pologne, rachetés par lui, comblés de ses faveurs, eurent l’honneur de dîner avec lui. Il leur fit diverses questions sur la Pologne : Scherbatoï disait la vérité, tandis que Boriatinsky avançait de grossiers mensonges, assurant que le roi n’avait ni troupes ni forteresses, et qu’il tremblait au seul nom du tzar. « Pauvre roi, dit Jean en secouant la tête, que je le plains ! » et tout-à-coup, saisissant sa canne, il la mit en 1584. pièces sur le dos de Boriatinsky, en s’écriant : « Voilà ton salaire, impudent imposteur ! » En matière de religion, celle des Juifs exceptée, il se distinguait par une sage tolérance : il avait permis aux luthériens et aux calvinistes d’avoir des églises à Moscou. Il est vrai qu’il les fit brûler l’une et l’autre cinq ans plus tard, soit par crainte du scandale, soit parce qu’elles excitaient le mécontentement du peuple. Néanmoins il n’empêcha jamais ceux qui professaient ces communions de s’assembler pour la prière dans la maison de leurs pasteurs. Il aimait à soutenir des disputes théologiques contre les savans allemands, et tolérait la contradiction. C’est ainsi qu’en 1570 il eut une discussion solennelle, dans le palais du Kremlin, avec un certain Rotzita, théologien luthérien, qu’il voulait convaincre d’hérésie. Rotzita, assis sur une place élevée, couverte de riches tapis, parlait avec une entière liberté, et défendait les dogmes de la confession d’Augsbourg ; il reçut d’honorables marques de la faveur du tzar, et écrivit un volume sur cette conférence remarquable. Un prédicateur allemand, nommé Gaspard, voulant complaire à Jean, embrassa la religion grecque à Moscou, et plaisantait avec lui sur la doctrine de Luther, au grand scandale de ses 1584. compatriotes. Aucun d’eux toutefois ne se plaignit jamais d’avoir souffert la moindre vexation. Ils vivaient tranquillement à Moscou, dans le nouveau faubourg allemand, sur le bord de la Yaouza, et s’enrichissaient du produit de leur industrie et de leurs métiers. Jean témoignait son estime pour les sciences et les arts, en comblant de ses faveurs les étrangers éclairés. Sans établir des académies, il favorisa l’instruction publique en augmentant le nombre des écoles ecclésiastiques, où les laïcs pouvaient aussi apprendre à lire, à écrire, la religion et même l’histoire, à la honte de boyards, qui en général ne savaient pas écrire à cette époque. En général, Jean est célèbre dans les annales russes Jean administrateur et législateur. comme administrateur et législateur de ses États.

Il est hors de doute que Jean III, ce prince réellement grand, avait, après avoir donné un code civil à son peuple, institué diverses administrations pour activer l’action du pouvoir absolu ; outre l’ancien conseil des boyards, les actes du temps font mention d’une cour du trésor et des colléges ; mais c’est là tout ce qui est parvenu jusqu’à nous, tandis que nous avons des notions précises et authentiques Tribunaux. sur plusieurs tribunaux et cours de justice qui existaient 1584. à Moscou sous Jean IV. Les colléges, cours principales, ou tchètes, portaient les dénominations suivantes : cour des ambassades, de la guerre, des domaines et de Kazan. La première connaissait particulièrement des affaires extérieures ou diplomatie : la seconde, de l’administration de l’armée : la troisième, des terres concédées aux fonctionnaires et aux enfans-boyards pour prix de leurs services : la dernière enfin, des affaires des royaumes de Kazan, d’Astrakhan, de Sibérie et de toutes les villes situées sur le Volga. Indépendamment des attributions susdites, les trois premières cours s’occupaient aussi de l’administration des villes de provinces : singulière organisation ! Les plaintes, les procès commencés dans les provinces où les gouverneurs rendaient la justice avec leurs tiouns (juges) et les starostes (espèce de maire d’une commune ou d’un village), aidés de centeniers, étaient portés ensuite devant les tchètes, où siégeaient les plus illustres dignitaires de l’État ; ensuite chaque affaire importante, civile ou criminelle, passait au conseil des boyards, de sorte que personne ne pouvait être condamné ni à mort, ni à la confiscation des biens, sans la sanction du tzar. Les gouverneurs de Smolensk, de Pskof, de Novgorod et 1584. de Kazan, que l’on changeait presque tous les ans, pouvaient seuls, et dans des circonstances extraordinaires, faire punir les coupables. Les nouvelles lois et institutions, les impôts, etc., étaient toujours publiés par la voie des tchètes. Le domaine particulier, ou apanage du tzar, avait sa propre juridiction. On fait encore mention des cours ou administrations nommées izbas des strelitz, des postes, de la maison du tzar, du trésor, de la commune ou de la ville de Moscou, du bureau des armemens et approvisionnemens, du tribunal criminel et de celui des serfs, où se décidaient les procès relatifs aux domestiques esclaves des seigneurs. Dans toutes ces cours, ainsi que dans les administrations ou tribunaux de provinces, les personnages les plus importans Secrétaires ou gens de robe. étaient les diaks lettrés, ou secrétaires : on les employait aussi dans les négociations avec les puissances étrangères, dans les affaires de la guerre, pour la correspondance et les contributions, ce qui excitait l’envie et le mécontentement de la noblesse militaire. Ces diaks, ou gens de robe, qui non-seulement savaient lire et écrire mieux que les autres, mais qui connaissaient à fond les lois, coutumes et réglemens, composaient parmi les serviteurs de l’État un corps particulier, classé d’un degré 1584. au-dessous des gentilshommes et plus haut que les enfans-boyards de la cour et les négocians de marque. Les secrétaires du conseil ne le cédaient en dignité qu’aux conseillers d’État, tels que les boyards, les okolniks Gentilshommes du conseil. et les nouveaux gentilshommes du conseil, institués par Jean en 1572, afin d’ouvrir la porte du conseil à des dignitaires plus distingués par leur esprit que par leur naissance ; car à travers tous les abus d’un pouvoir illimité, il respectait quelquefois les anciens usages ; par exemple, il ne voulut jamais accorder le titre de boyard à son plus cher favori, Maluta Skouratof, craignant de ravaler cette dignité suprême par la rapide élévation d’un homme de basse extraction. Jean augmenta le nombre des fonctionnaires publics, et leur donna plus de considération dans l’ordre social ; en chef habile, il organisa encore de nouveaux degrés d’illustration pour les princes et les gentilshommes, en divisant les premiers en deux chapitres, princes simples et princes serviteurs de l’État ; Gentilshommes pairs et cadets.
Princes serviteurs de l’État.
Stolniks.
et les seconds, en gentilshommes pairs et gentilshommes cadets. Le nombre de gens de cour s’accrut aussi par la création de stolniks, ou échansons, à la fois officiers de bouche et charges de fonctions militaires, avec un rang de plus que les gentilshommes cadets.

1584.
Réglemens pour l’armée.
Nous avons déjà fait mention des institutions militaires de ce règne. Jean, dont la lâcheté sur le champ de bataille couvrait de honte les drapeaux de la patrie, lui laissa cependant une armée mieux disciplinée et beaucoup plus nombreuse qu’elle n’en avait jamais eu jusqu’alors. Il extermina les plus célèbres voïévodes sans détruire le courage des guerriers qui, surtout, en faisaient preuve dans l’adversité : en effet, Batory, cet illustre ennemi de la Russie, parlait avec admiration, au jésuite Possevin, de leur mépris de la mort dans la défense des villes, de l’imperturbable sang-froid avec lequel ils prenaient la place de leurs camarades tués par l’ennemi, ou sautés en l’air par l’explosion des mines, formant sur la brèche un rempart de leurs corps ; obligés de combattre jour et nuit, n’ayant que du pain pour nourriture, succombant à la famine, ils ne se rendaient pas, pour rester fidèles à leur souverain. Leurs femmes paraissaient auprès d’eux au milieu du danger, cherchant à éteindre les incendies, lançant sur l’ennemi des poutres ou de grosses pierres. Étaient-ils en campagne ? ces guerriers dévoués à la patrie se distinguaient sinon par leur habileté, au moins par une admirable patience : ils supportaient, sans murmurer, la rigueur des hivers 1584. et l’intempérie du climat ; n’ayant pour abri que des tentes légères ou de misérables huttes ouvertes à tous les vents. Dans les temps antérieurs, il n’avait été fait mention que de voïévodes : à l’époque que nous décrivons on parle ordinairement des golovas ou chefs de division[1], qui, conjointement avec les premiers, devenaient responsables envers le tzar du résultat de chaque affaire.

Lois. Jean compléta le code civil promulgué par son aïeul, en y insérant de nouvelles lois, sans, néanmoins, changer l’esprit ou le système des anciennes. L’aïeul avait fait défense aux magistrats de s’enrichir aux dépens des plaideurs ; le petit-fils imposa une forte amende sur les juges convaincus de concussions ou d’injustices préméditées ; celles commises sans intention étaient, seules, exemptes de châtiment. Les secrétaires coupables étaient punis par l’emprisonnement ; les employés subalternes par le knout. Ceux qui avaient des plaintes à porter contre un gouverneur de province, devaient le faire avant qu’il ne fût destitué ; mais les calomniateurs recevaient une punition corporelle et payaient en outre une amende pour l’atteinte portée à l’honneur du dénoncé. Les impôts ou taxes au profit des magistrats 1584.
Valeur du rouble.
de la couronne ne furent point augmentés, bien que le rouble eût perdu de sa valeur : en 1557 il était évalué à 16 schellings 8 pences ; et en 1582, environ à trois anciens zlotes ou florins de Pologne : sous le règne de Féodor, il valait un marc, et au commencement du dix-septième siècle, deux rixdalers et dix dengas. Ainsi que cela s’était pratiqué jusqu’alors, on admettait, pour la décision des procès, les témoignages, le serment, le duel, et le sort entre les étrangers et les Russes. Le secrétaire enregistrait l’affaire, qui était signée ensuite par les anciens et les jurés. En cas d’amiable accommodement, objet constant des désirs du législateur, les parties étaient déchargées de toute rétribution. S’il y avait accusation de vol, on prenait, dans le voisinage, des informations sur celui qu’elle concernait : un homme connu par sa mauvaise conduite était soumis à la question et enfermé pour la vie, s’il n’avouait pas son crime. Celui dont l’instruction de la procédure faisait reconnaître les bonnes mœurs, était jugé conformément à la loi. Les peines étaient celles en vigueur jusqu’alors : le knout pour le premier vol : la mort pour le second, ainsi que pour le meurtre, la haute trahison, la reddition, par perfidie, d’une place à l’ennemi, le sacrilége. La peine capitale était 1584. généralement appliquée aux incendiaires et aux brigands, et même aux imposteurs malintentionnés, aux calomniateurs. Il fallait, pour qu’on ajoutât foi aux délations d’un voleur, qu’elles fussent appuyées du témoignage de vingt citoyens connus par leur probité. Les gens ou employés des gouverneurs ne pouvaient arrêter ni mettre aux fers un individu, sans en avoir préalablement donné connaissance aux anciens et aux jurés. Nous remarquons ici plus de précautions, plus de respect pour l’humanité que dans les lois de Jean III. Celles du code civil sont aussi plus parfaites, plus complètes ; par exemple, les biens patrimoniaux et ceux acquis y sont déjà distingués : en cas de vente comme d’engagement des premiers, les parens du vendeur ou propriétaire de l’immeuble engagé, pouvaient, dans l’espace de quarante ans, racheter lesdits biens, s’ils n’avaient pas signé, comme témoins, le contrat de vente ou l’acte d’hypothèque. S’ils pouvaient établir la preuve que ce bien ne valait pas la somme mentionnée au titre d’achat, ils n’étaient tenus qu’au paiement de sa valeur réelle pour résilier le marché.

Les biens acquis ne se rachetaient pas. Pour qu’une lettre de change fût valable, il fallait qu’elle fut revêtue du sceau du boyard et de la 1584. signature du secrétaire, formalités pour lesquelles il y avait un droit à payer. Dans les poursuites pécuniaires on devait toujours consulter les registres où se trouvaient désignés les noms, les facultés des citoyens et la qualité de l’impôt par eux payé à la couronne. Une copie de ces registres était déposée dans les cours de Moscou, une autre chez les anciens et les jurés. Toute demande qui excédait les moyens de l’accusé, restait à la charge du demandeur. Sans déroger aux droits des seigneurs relativement à leurs vassaux ou serfs, le législateur apporta divers changemens aux anciennes institutions : les enfans nés, avant la servitude, d’un sujet qui avait vendu sa liberté, restaient gens libres : les sommeliers, les intendans de villages ne pouvaient être considérés comme esclaves, sans un titre d’achat particulier portant la signature des boyards. Lorsque les pères et mères avaient embrassé l’état monastique, ils perdaient le droit de mettre leurs enfans en esclavage. Les créanciers ne pouvaient asservir leurs débiteurs, qui étaient obligés seulement à leur payer les intérêts de la dette. S’ils retenaient chez eux un de ceux-ci à titre d’esclave, et que cet homme vint à prendre la fuite en volant son maître, ce dernier n’avait le droit de réclamer ni justice 1584. ni satisfaction. Les enfans-boyards et leur postérité ne pouvaient jamais perdre la liberté.

En confirmant la validité des lettres d’affranchissement, le tzar défendit de les accorder ailleurs qu’à Moscou, Novgorod et Pskof, sous le sceau des boyards ou des gouverneurs, faute d’être de nulle valeur, lors même qu’elles seraient écrites de la propre main des seigneurs. La loi relative au libre changement de séjour des paysans ou leur passage d’un village à l’autre, portait, qu’indépendamment d’une rétribution pour la maison précédemment habitée par eux, ils étaient tenus de payer deux altines par maison au propriétaire, pour les frais occasionnés par cette mutation : dans le cas où ils auraient laissé des terres ensemencées, ils devaient, après en avoir fait la récolte, donner encore deux autres altines au seigneur : il leur était permis de se vendre comme serfs aux propriétaires. Conformément aux anciens usages, le tzar confirma le pouvoir judiciaire aux évêques, leur laissant le droit de juger les prêtres, les diacres, les moines, les veuves âgées nourries aux dépens de l’église : il permit aux mendians et défendit aux bourgeois de loger dans les monastères. Le règlement concernant les marchés fut complété par les articles suivans :

1584. 1o. Rien ne peut être acheté à un marché ou dans une boutique sans caution.

2o. Chaque cheval vendu doit être marqué par les agens du timbre, et enregistré par eux : on payera deux deniers à la couronne pour éviter toute espèce de contestation : le contrevenant à cette disposition sera puni d’une amende de deux roubles au moins.

On doit encore faire mention d’une loi nouvelle relative aux offenses à l’honneur : elles se payaient aux enfans-boyards en proportion de leurs revenus ou de leurs appointerions, et aux secrétaires de la cour, d’après l’évaluation du tzar ; pour un étranger ou un négociant de marque, l’amende était portée à 50 roubles ; pour les marchands, bourgeois, ou gens de moyenne classe, et les bons serviteurs des boyards, 5 roubles ; pour la basse classe et les paysans, 1 rouble. On payait toujours aux femmes le double de ce qui était fixé pour leurs maris, comme marque d’une estime particulière pour l’honneur d’un sexe faible.

Jean avait déclaré à la fin du code que ses lois n’avaient pas d’effet rétroactif, et ne changeraient rien aux décisions antérieurement prononcées, bien que celles-ci ne fussent point encore mises à exécution ; ensuite, que de nouveaux 1584. cas pouvant se rencontrer dans les jugemens des tribunaux, ils donneraient lieu à de nouveaux règlemens qui seraient ajoutés au code : en effet, depuis 1550 jusqu’en 1580, il publia plusieurs ordonnances additionnelles. Il supprima en 1556 le droit sur les jugemens rendus, et le remplaça par des appointemens accordés aux gouverneurs ; il établit un impôt général sur les villes et les communes, remettant l’instruction des affaires criminelles aux juges élus par les citadins ou par les habitans des campagnes, aux chefs de villages, aux anciens, aux centeniers ; il défendit les duels judiciaires dans tous les cas où l’affaire pouvait être décidée par témoignage ou par serment, c’est-à-dire qu’il abolit pour jamais cet antique usage, reste des temps de la chevalerie et des siècles d’ignorance. Il ordonna de punir les faux témoins par le knout et une amende pécuniaire très-onéreuse. Enfin il ajouta aux lois les articles suivans :

1o. « Si, dans l’instruction d’une procédure, les dépositions des témoins se contredisent, et n’éclairent pas suffisamment la cause, il faut alors s’en rapporter à la majorité de cinquante ou soixante voix : si des deux côtés le nombre des voix était égal, on devra ordonner une nouvelle enquête, et convoquer les 1584. habitans des villages voisins pour découvrir la vérité. Le témoignage de cinq ou six personnes peu connues est insuffisant pour la condamnation de l’accusé : mais la parole d’un boyard, d’un secrétaire ou d’un fonctionnaire est toujours regardée comme digne de foi. Si les deux parties s’en rapportent au témoignage d’un même homme, celui-ci décide l’affaire. Un boyard ou un gentilhomme devient responsable du faux témoignage de ses gens, et c’est sur lui que tombe la colère du tzar : toutefois il est innocent si lui-même il dénonce leur imposture au tzar. Le premier devoir des anciens est de prévenir les fraudes et complots dans les déclarations des gens de leur commune ; en cas de négligence, de mauvaise foi, de partialité de leur part, ils sont punis sans miséricorde. »

2o. « Un serf affranchi ne doit plus servir son ancien maître, autrement sa lettre d’affranchissement serait de nul effet. »

3o. « Si un homme, qu’un maître se serait approprié comme esclave, justifie de son état libre, et si, ayant été relâché sous cautionnement, il s’évade, sa caution doit payer pour lui au demandeur la somme de 4 roubles, sauf toute poursuite ultérieure. »

1584. 4o. « Celui qui ferait un faux contrat de vente d’un homme libre doit être puni de mort. »

5o. « Un prisonnier de guerre peut devenir esclave, mais la mort de son maître l’affranchit : quant à ses enfans, ils restent toujours libres, à moins qu’il ne se soit marié à une esclave, ou qu’il ne se soit vendu par contrat : les étrangers qui ont embrassé le christianisme peuvent se faire esclaves, toutefois en le déclarant au trésorier du tzar, et dans le cas où ils ne seraient pas au service de la couronne. »

6o. « Pour le paiement d’une dette de 100 roubles, on accordera le délai d’un mois, et celui de deux à un homme au service de la couronne ; ce terme expiré, le débiteur inexact est livré en personne au créancier jusqu’à ce qu’il se rachète, sans néanmoins que cela puisse devenir esclavage à vie. »

Cette poursuite pour dettes se nommait pravége : voici comment elle se faisait : un agent de police amenait le débiteur nu-pieds, dans la rue, à la porte de la chambre de justice, et, pendant la durée de la séance, il le frappait sur le pied avec une verge : quelquefois il ne le faisait que pour la forme jusqu’au moment où les juges retournaient dans leurs maisons. Cet 1584. usage asiatique a été aboli par Pierre-le-Grand.

7o. « On exigera des gens au service le paiement de leurs anciennes dettes dans l’espace de cinq années, de 1558 à 1563, sans intérêts ; le remboursement des dettes récentes aura lieu avec les intérêts réduits de moitié, c’est-à-dire à raison de dix pour cent, au lieu de vingt, taux ancien et onéreux que le tzar supprima. »

8o. « Un mari, après le décès de sa femme, s’il n’a pas d’enfans d’elle, rendra sa dot aux parens sans intérêts. »

9o. « Celui qui ne retire pas des effets engagés doit être prévenu de l’expiration de son terme, que l’on peut prolonger de deux ou trois semaines ; ce nouveau délai expiré, les effets engagés seront portés chez l’ancien ou chez les jurés, et vendus loyalement devant témoins dignes de foi : on retiendra sur le montant de la vente la dette avec les intérêts : l’excédant sera remis au débiteur ; mais dans le cas où le produit de cette vente ne suffirait pas pour solder le créancier, le débiteur serait obligé de faire face au déficit. »

10o. « Le créancier poursuivant n’est tenu à la production d’aucun titre, si, en présence des juges, sa partie adverse se reconnaît son débiteur.

1584. 11o. « Des propriétés ayant été engagées sous la condition que, pour tenir lieu d’intérêts, les créanciers pourraient en labourer et ensemencer les terres, nous ordonnons, afin d’adoucir la position des débiteurs, restitution de toutes ces terres, avec défense à ceux-ci de les aliéner, et leur enjoignons de satisfaire leurs créanciers dans l’espace de cinq ans. En cas de paiement inexact, la propriété sera hypothéquée de nouveau. »

Cet article fait aussi mention des registres contenant les preuves de possession, les contrats de ventes ou d’hypothèques, qui se trouvaient entre les mains des secrétaires. »

12o. « Si, en mourant, une femme choisit, dans son testament, son mari pour exécuteur testamentaire, l’acte est de nulle valeur ; car une femme dépendant de la volonté de son mari, peut avoir écrit cette pièce par obéissance. »

13o. « On infligera une pénitence aux chrétiens qui, étant en captivité, avaient juré de ne point prendre la fuite, et ont manqué à leur parole ; car la violation d’un serment est un péché mortel, et mieux vaut mourir que d’enfreindre un vœu sacré. »

14o. « Les contestations survenues entre deux 1584. habitans de province doivent être portées à Moscou par-devant les officiers du tzar, si les plaideurs sont de deux villes différentes : s’ils habitent la même ville, ils seront renvoyés à leur gouverneur pour les affaires civiles, mais non pas pour celles criminelles, qui doivent être jugées sur les lieux. »

15o. « On ne fera point d’exécution à mort, on n’infligera aucune peine corporelle à Moscou, le jour de la grande messe des morts, où le métropolitain dîne chez le tzar. »

En défendant au clergé d’acheter des biens immeubles sans la sanction souveraine, le tzar, dans ces articles additionnels du code, ordonnait aux évêques et aux monastères de restituer toutes les terres, les villages, les pêcheries qui avaient appartenu à la couronne, et qu’ils s’étaient injustement appropriés à l’époque des troubles et de la tyrannie des boyards.

Jean écrivait à Gurius, évêque de Kazan : « Ce sont les cœurs et non pas la terre que les religieux doivent labourer : ce n’est pas du blé qu’ils doivent semer, mais la parole divine. Leur héritage doit être le royaume du ciel, et non pas des villages et des terres. Plusieurs de nos évêques songent plutôt à leurs biens séculiers qu’à l’Église. » Pénétré 1584. de ces idées, Jean, plus hardi que son aïeul, enrichissait le trésor de la couronne au moyen des dépouilles du clergé, réduit au silence.

Depuis cette époque jusqu’au règne du tzar Alexis, le Nouveau Code fut le livre des lois généralement suivies en Russie. Jean accordait en outre aux autorités des provinces des édits d’administration et de procédure criminelle : les premiers réglaient les revenus, les droits et les devoirs des gouverneurs et autres dignitaires du tzar. Dans l’un de ces actes, donné en 1557 aux habitans de Kolmogore, il est stipulé que le tzar les affranchit de la juridiction des gouverneurs, sous les conditions suivantes : « Ils verseront annuellement au trésor du tzar 20 roubles par charrue, c’est-à-dire, par 64 feux. — Les chefs des communes riveraines de la Dvina doivent, pour réprimer le vol, le brigandage, l’ivrognerie, élire des centeniers, nommer des surveillans sur cinquante, sur dix hommes ; ces préposés seront responsables du bon ordre et de la tranquillité publique dans leurs juridictions respectives. — Les chefs ou juges du peuple, qui oseraient abuser de la confiance de leurs concitoyens, opprimer, vexer les habitans, seront punis de mort. Toutes les enquêtes judiciaires 1584. seront enregistrées par le secrétaire de la commune. — Les habitans des bords de la Dvina auront le droit de destituer leurs juges et d’en élire de nouveaux, qu’ils devront envoyer à Moscou pour y prêter, devant le secrétaire du tzar, le serment d’observer strictement la justice. »

Une autre ordonnance administrative, également publiée en faveur des mêmes habitans de la Dvina, réglait l’étendue des cours, maisons, glacières, enfin de tout ce que les habitans étaient obligés de construire pour leurs gouverneurs et leurs tiouns ou juges. Les édits de procédure criminelle, adressés aux juges de province, prescrivaient aux anciens, aux jurés et aux secrétaires de commencer leurs fonctions par une enquête générale ou convocation des habitans les plus notables de leur juridiction, comme les princes, les enfans-boyards, les archimandrites, abbés, prêtres et notables de chaque commune, lesquels étaient obligés, en baisant la sainte croix, de dénoncer tous les voleurs ou gens de mauvaise vie qu’ils pouvaient connaître. Après l’enregistrement de ces déclarations, les accusés étaient mis en jugement et leurs biens séquestrés : celui qui s’avouait coupable était puni d’après le code ; on remettait en liberté 1584. l’accusé qui ne pouvait être convaincu par d’infaillibles preuves, ou qui présentait des garans sûrs de sa conduite : ceux qui, sans preuves complètes, restaient fortement soupçonnés, étaient enfermés pour la vie. Le citoyen qui répondait positivement d’un homme jugé par le tribunal criminel, payait de ses biens, et même de sa vie, les crimes à venir de son protégé. En cherchant à garantir la tranquillité publique par la répression des crimes, le tzar aimait mieux se montrer cruel que paraître faible, idée contraire à la nouvelle législation criminelle en Russie, qui préfère absoudre dix coupables plutôt que de punir un innocent.

Règlemens pour l’Église. Des institutions civiles passons aux règlemens d’église, également remarquables. Nous allons indiquer les plus importans, les plus curieux du concile tenu à Moscou en 1551, et dont nous avons déjà parlé. D’après les instructions de Jean, les évêques décrétèrent ce qui suit :

1o. « À Moscou et dans tous les États russes, il sera institué pour chaque diocèse et sur dix paroisses, des anciens et des surveillans choisis parmi les prêtres de la conduite la plus irréprochable ; ils devront surveiller le service divin, la stricte observation de ses saintes cérémonies, ainsi que la conduite des ecclésiastiques dont le devoir est d’instruire les hommes par la parole et l’exemple. »

2o. « On veillera sévèrement à ce que les livres sacrés ne soient pas remplis de fautes ; à ce que les saintes images soient des copies fidèles de celles anciennes venues de Grèce, ou de celles peintes par André Roublef ou autres fameux artistes qui s’occupent de ce saint ouvrage ; leurs talens, leur vie exemplaire les rendent, aux yeux du tzar et des évêques, dignes de s’en occuper : que l’estime générale soit leur récompense ! »

Suivant les ordonnances relatives aux chants d’église, à la messe, aux matines et aux vêpres, où il est dit :

3o. « Personne, parmi les princes, boyards ou chrétiens zélés, ne devra entrer dans une église la tête couverte, à la manière des Mahométans. Il est défendu d’apporter dans le sanctuaire ni bière, ni hydromel, ni pain, excepté le pain bénit. Qu’à jamais soit aboli l’usage absurde de placer sur l’autel les coiffes ou membranes avec lesquelles naissent quelques enfans. »

4o. « Les abus et le scandale détruisent les mœurs du clergé. Que voit-on dans les monastères ? Des hommes qui y cherchent le repos du corps et des jouissances temporelles, au lieu de s’occuper du salut de leur âme. Les archimandrites, les abbés, régalent leurs amis séculiers dans leurs cellules au lieu de vivre au réfectoire de la communauté. Les moines entretiennent chez eux de jeunes garçons ; reçoivent sans honte les femmes et les jeunes filles ; se livrent au plaisir et ruinent les villages, propriétés des monastères. Dès aujourd’hui, il n’y aura plus qu’un seul réfectoire à l’usage de tous les religieux : les moinés doivent renvoyer leurs jeunes serviteurs et exclure pour jamais les femmes de leur séjour : il leur est défendu de tenir d’autre boisson que des vins de France, et de faire même usage d’hydromel vineux ; ils ne pourront aller pour leur plaisir, dans les villes et villages. Le contrevenant sera exclu ou excommunié. Cette loi de tempérance, de modération et de chasteté est prescrite à tout le clergé, aux prêtres, diacres et autres ecclésiastiques. »

5o. « Les couvens riches en terres et en revenus ne rougissent pas de demander des aumônes au tzar : leurs importunités doivent cesser désormais. »

6o. « Les évêques et les couvens sont libres de prêter leur argent aux cultivateurs et aux citoyens, mais sans intérêts aucuns. »

7o. « La charité chrétienne ayant établi, dans plusieurs endroits, des hôpitaux pour les malades pauvres et caducs, l’abus y a introduit des fainéans jeunes et en bonne santé. Ceux-ci doivent en être expulsés et y être remplacés par les premiers, conformément aux intentions bienfaisantes des fondateurs : les prêtres vertueux, les jurés et les bons citoyens devront surveiller les hôpitaux. »

8o. « Plusieurs moines, laïques et religieuses se vantant de certaines visions surnaturelles, comme de posséder le don de prophétie, vont d’un lieu à l’autre avec des images de saints, demandent de l’argent pour la construction des églises, chose déplacée, indécente, qui cause l’étonnement des étrangers ; on doit publier dès à présent dans les places publiques la défense du tzar de voir un tel scandale se renouveler dorénavant. Si ces vagabonds n’y obéissaient pas, on les chasserait, on leur enleverait les saintes images pour les placer dans les églises. »

9o. « Tandis que les anciens temples sont déserts, on en voit élever de nouveaux, plutôt par vanité que par zèle pour la religion ; bientôt ceux-ci sont eux-mêmes abandonnés à défaut de prêtres, d’images et de livres. Il existe encore un autre abus : des fainéans désertent les monastères, établissent des retraites dans les forêts, d’où ils importunent les chrétiens en leur demandant des secours pécuniaires : le tzar ordonne aux évêques de ne permettre ni l’un ni l’autre sans un rigide et spécial examen. »

10o. « Les paroissiens ont le droit d’élire leurs prêtres et leurs diacres ; pour être sacrés, il faudra que les premiers aient trente ans accomplis, et les seconds vingt-cinq ; les uns et les autres doivent être d’une moralité exemplaire, et bien instruits. Ceux d’entre eux qui lisent ou écrivent mal seront envoyés aux écoles que l’on institue aujourd’hui dans toutes les villes. L’ecclésiastique nouvellement sacré ne doit au métropolitain et autres évêques que le droit fixé par la loi, c’est-à-dire, pour un prêtre, 1 rouble et le denier de bénédiction ; un diacre, 50 kopecs, suivant les statuts de Jean Vassiliévitch et de son fils. La bénédiction nuptiale coûte 1 altine aux nouveaux mariés, le double pour les secondes noces, et 4 altines pour les troisièmes ; mais le baptême, la confession, la communion, les funérailles, n’exigent aucune espèce de rétribution. Il est défendu à tout ecclésiastique de porter l’habit séculier : l’officier et le soldat, le marchand et l’artisan, tous les différens états ont leur costume particulier ; convient-il donc à un serviteur de l’Église de se parer, comme une femme, d’or et de pierres précieuses, de dentelles et de broderies ? Ce sont les prélats qui doivent nommer les abbés et les archimandrites, et le tzar sanctionne leur choix. Il est de nouveau défendu d’officier aux prêtres et aux diacres veufs ; aux moines et aux religieuses de vivre dans le monde ou réunis dans une même retraite.

11o. « Sans le consentement spécial du tzar, ni le métropolitain ni les évêques ne pourront changer leurs boyards, leurs intendans, pour les remplacer par d’autres pris dans les mêmes anciennes familles. »

12o. « Le clergé doit faire tous ses efforts pour abolir les usages du paganisme et autres absurdités : par exemple, lorsqu’un poursuivant et sa partie adverse se préparent à un duel judiciaire, on voit paraître des devins qui consultent les astres, tirent leur horoscope au moyen d’une certaine table d’Aristote, prédisent la victoire au plus heureux, et ne font qu’augmenter le dommage d’une affaire sanglante. Les gens crédules consultent les livres d’astrologie judiciaire, les zodiaques, les almanachs remplis des erreurs de l’hérésie. La veille de la Saint-Jean, on se rassemble pendant la nuit, on boit, on chante, on danse pendant vingt-quatre heures ; les mêmes orgies se renouvellent la veille de Noël, celle de la fête de saint Basile et du jour des Rois ; le samedi du Saint-Esprit, on pleure, on se lamente, on fait du bruit dans les cimetières, on gambade, on frappe des mains, on chante des chansons sataniques ; dans la matinée du Jeudi-Saint, on brûle de la paille, on évoque les morts ; les prêtres placent ce jour-là du sel auprès de l’autel, et le prescrivent aux malades comme un remède universel et infaillible ; de soi-disant prophètes, nus, sans chaussure, les cheveux épars, parcourant les villages, se roulent sur la terre, et racontent de prétendues apparitions de Saints ; des bandes de jongleurs, quelquefois au nombre de cent personnes, errent d’un village à l’autre, mangent et boivent les provisions du laboureur, et quelquefois même dévalisent les voyageurs sur les grands chemins ; les enfans-boyards se rassemblent en foule dans les cabarets, jouent aux dés et se ruinent ; les hommes et les femmes vont se baigner dans les mêmes bains, où les moines et les religieuses ne rougissent pas de se montrer ; on vend dans les marchés des lièvres, des canards et des coqs de bruyère étouffés, et, au mépris des commandemens des conciles œcuméniques, on mange du sang ou du boudin ; suivant l’usage des Latins, on se rase la barbe, on se frise les moustaches ; on porte des vêtemens étrangers ; on invoque le nom de Dieu en témoignage d’imposture, et l’on prononce des paroles obscènes ; enfin ce qu’il y a de plus abominable, ce qui fait que dans son juste courroux Dieu châtie les chrétiens par la guerre, la famine et la peste, on tombe dans le péché de Sodome ! Pères spirituels ! extirpez le mal, instruisez, menacez, châtiez par des pénitences ; que ceux qui persisteraient dans le vice soient exterminés ! inspirez aux chrétiens la crainte de Dieu et la chasteté, exhortez-les à vivre en paix avec leurs voisins, abjurant la chicane, le vol, le faux témoignage et le parjure ; faites que les bonnes mœurs régnent dans notre chère patrie, et que surtout les enfans révèrent leurs parens. »

Cette législation ecclésiastique est l’ouvrage de Jean bien plus que celui du clergé : c’était lui qui méditait, donnait ses avis ; le clergé se bornait à suivre ses instructions : le style en est admirable par sa pureté et sa précision.

Nous devons remarquer ici une singularité. Jean et le clergé qui voulaient détruire les anciens usages contraires à la religion, ne songèrent pas, dans le livre des cent chapitres ou code ecclésiastique, à celui de porter des noms qui ne se trouvent pas dans la légende et qui leur étaient donnés d’après leurs caractères et humeurs : les gens de basse classe et même des hommes de marque, persuadés que c’était un péché de se nommer Oleg ou Rurik, prenaient dans des actes officiels, et à la manière des anciens, les noms de Drougina (compagnie), de Tischina (tranquillité), d’Istoma (langueur), de Khozaïn (ménager), en y joignant simplement le nom de baptême de leur père, usage qui paraissait innocent aux yeux du tzar.

Après la mort du métropolitain Antoine, c’est-à-dire au mois de février 1581, Jean, ayant nommé pour le remplacer Denis, abbé de Khoutim, institua, de concert avec les évêques, la cérémonie de son sacre, sans rien ajouter à ce qu’il paraît à l’ancienne, mais uniquement pour la fixer par le décret suivant du concile : « Celui à qui Dieu accorde la haute dignité de métropolitain, qu’il soit évêque, abbé ou simple religieux, doit être sur-le-champ informé de cet honneur. Le jour de son élection et de son avénement, on sonne les cloches, et on chante les antiennes. Après avoir chanté les heures canoniales de la Sainte-Vierge et du miraculeux saint Pierre, les Saints-Pères envoient deux archimandrites, celui du couvent de la Nativité et celui du couvent de la Trinité, pour inviter le nouvel élu à se rendre avec eux chez le monarque. Le tzar fait asseoir le futur métropolitain, et prononce un discours sur la prière. Après quoi le nouvel élu va adorer les saintes images et les sépultures des saints dans l’église de l’Assomption : suivi des évêques, il se rend ensuite à l’habitation des métropolitains, au Palais-Blanc, où, se plaçant sur son siége, il attend le tzar : à l’arrivée de ce prince, il va à sa rencontre, et s’entretient avec lui après la messe, qu’il entend à l’église cathédrale, se tenant près de la place destinée aux métropolitains ; il dîne au Palais-Blanc avec tous les évêques, et à dater de ce jour, jusqu’à celui de son sacre, il ne reçoit plus personne : il mange dans sa cellule avec un petit nombre de religieux admis à son intimité. Deux jours après, l’élection s’accomplit et lui est annoncée par deux dépûtes, l’archimandrite du couvent du Sauveur et celui de Tchoudovsky. On lui prépare une estrade dans l’église, et l’on dessine avec de la craie un aigle sur le pavé. Au jour désigné, au son de toutes les cloches, les évêques revêtent leurs habits pontificaux, ainsi que le futur métropolitain, s’il a cette dignité. S’il n’est pas évêque, il s’habille dans une chapelle latérale. Le tzar, environné de boyards, entre dans le temple, adore les saintes images, monte sur l’estrade préparée, où il s’assied. Les évêques prennent également place : le métropolitain nouvellement élu, au milieu de huit flambeaux, l’aigle sous les pieds, lit le symbole de la foi : alors on commence la messe. La lampe et la crosse doivent être celles de l’archevêque de Novgorod ou de Kazan. Lorsque pour la troisième fois on chante l’hosanna, les évêques sacrent le métropolitain selon l’ancien usage. Il officie, et l’archevêque le nomme dans les prières. Le porte-cierge, tenant d’une main un cierge et un encensoir, s’incline devant le métropolitain, et se place devant lui dans le sanctuaire. À ces mots, approchez-vous avec la crainte de Dieu, on emporte la lampe, la crosse archiépiscopale, et les sous-diacres du métropolitain se rangent devant la porte du sanctuaire, dite royale, avec la lampe et la crosse du nouveau pontife. La messe terminée, les évêques le conduisent à la place qu’occupait le tzar, où ils le font asseoir trois fois en disant, vivez et prospérez, seigneur ! Ils lui ôtent les habits sacerdotaux, lui placent une image sur la poitrine, un manteau pontifical sur les épaules, avec les autres attributs de sa dignité ; un bonnet blanc ou noir sur la tête, suivant que le tzar le prescrit, et le mènent au siége pontifical. Le tzar s’approche, il prononce un discours, et met la crosse dans la main droite du pontife. Aussitôt le clergé, les boyards et les princes félicitent à haute voix le métropolitain, et lui souhaitent de longues années. Celui-ci donne sa bénédiction au tzar, et prononce un discours. Le clergé, les boyards adressent les mêmes vœux au tzar, et le chant des chœurs en répète l’expression. On sort de l’église. Le tzar donne à dîner à tout le haut clergé, aux grands et aux dignitaires. Le métropolitain est promené autour de Moscou, monté sur un âne conduit par deux boyards. Après le repas, on boit à la santé du tzar et à celle du métropolitain. »

Remarquable cérémonie ecclésiastique. Nous ne passerons pas sous silence une remarquable cérémonie ecclésiastique de cette époque, depuis long-temps oubliée en Russie. Le dimanche des Rameaux, avant la messe, toute la population de Moscou se rassemblait au Kremlin. On apportait de l’église de l’Assomption un grand arbre auquel différens fruits étaient suspendus ; par exemple, des pommes, des raisins, des figues et des dattes ; on le plaçait sur deux traîneaux et on le conduisait lentement. Cinq jeunes garçons en habits blancs se tenaient sous ses branches et chantaient des prières. Plusieurs autres jeunes gens, portant des cierges allumés et une énorme lanterne, suivaient les traîneaux. Venaient ensuite deux grandes bannières, six encensoirs et six images ; puis les prêtres, au nombre de plus de cent, en habits sacerdotaux magnifiques et garnis de perles ; les boyards et les dignitaires ; enfin, le tzar et le métropolitain, celui-ci monté sur un âne couvert d’un tissu blanc : de sa main gauche il tenait sur ses genoux un Évangile relié en or, et de la droite il donnait la bénédiction au peuple ; un boyard conduisait la monture dont le tzar touchait la longue bride d’une main, portant dans l’autre un rameau. On étendait des draps sur le chemin du métropolitain et la marche était fermée par des boyards, des dignitaires suivis d’une foule innombrable. Après avoir fait le tour des principales églises du Kremlin, la procession retournait au temple de l’Assomption, où le métropolitain officiait lui-même. Ensuite il donnait à dîner au tzar et aux grands. Il est probable que cette cérémonie, destinée à représenter l’entrée de Jésus-Christ à Jérusalem, avait été instituée dans les temps antérieurs : toutefois elle ne nous est connue que depuis le règne de Jean et d’après la description d’observateurs étrangers.

Construction de villes. Au nombre des actes utiles de ce règne, nous classerons aussi la construction de plusieurs villes, propres à garantir la sûreté des frontières de la Russie. Indépendamment de Laïschof, Tcheboxar, Kozmodémiansk, Bolkhof, Orel et autres places dont nous avons déjà parlé, Jean fonda Donkof, Épiphane, Vénef, Tcherne, Kokschagesk, Jétuschy, Alatyr et Arzamass : il élevait des forteresses dans les forêts ; État de Moscou. mais il eut jusqu’à la fin de sa vie le pénible spectacle de ruines et d’espaces déserts dans Moscou, restes de l’incendie allumé par le khan des Tatars, en 1571. S’il faut en croire Possevin, la population de cette ville était réduite à trente mille habitans, en 1581 ; c’est-à-dire, au sixième de ce qu’elle était avant cette époque, d’après le rapport d’un autre écrivain étranger à qui les vieillards moscovites l’avaient raconté au commencement du dix-septième siècle.

Les fortifications de presque toutes les villes étaient en bois et remplies intérieurement de terre mêlée avec du sable ou formées de claies de branchages fortement entrelacées : on ne trouvait de murailles en pierre qu’à Moscou, à la Slobode Alexandrovsky, à Toula, Kolomna, Zaraïsk, Staritza, Yaroslavle, Nijni, Bielozersk, Porkhof, Novgorod et Pskof.

Commerce L’augmentation du nombre des villes fit faire au commerce des progrès extraordinaires, d’où résultait pour la couronne un accroissement de revenus ; ils s’élevaient en 1588 jusqu’à six millions de roubles d’argent de la monnaie actuelle, les droits étant très-forts, non-seulement sur l’importation des produits de l’industrie étrangère ou l’exportation de ceux indigènes, mais encore sur les vivres que l’on apportait dans les villes. Il est dit dans le tarif de Novgorod, pour l’année 1571, que la couronne percevra sept dengas par rouble, sur toutes les importations taxées par les jurés. Les marchands russes payaient quatre dengas par rouble, et ceux de Novgorod un demi sur la viande, le bétail, le poisson, le caviard, le miel, le sel, les oignons, les noisettes, les pommes ; sans compter la taxe établie pour les chariots, les bateaux et les traîneaux. L’importation des métaux précieux était soumise au droit ainsi que toute autre marchandise ; mais l’exportation en était considérée comme un délit. Il est digne de remarque que les marchandises appartenant au tzar, n’étaient pas affranchies de l’impôt. La contrebande était punie par une amende onéreuse.

À cette époque, Novgorod, cette antique capitale de Rurik, se ranimait au milieu de ses ruines par l’activité du négoce, profitant de la proximité de Narva, principal entrepôt du commerce russe avec toute l’Europe. Mais bientôt les revers de la guerre de Pologne et de Suède ayant fait perdre au tzar ce port de mer important, elle se vit replongée dans le silence de la mort ; circonstance qui rendit plus florissant le commerce de la Dvina septentrionale. Ses avantages étaient partagés par les Anglais, les Hollandais, les Allemands et les Français, dont les importations consistaient en sucre, vins, sel, fruits secs, plomb, draps, dentelles, que l’on échangeait contre des pelleteries, du chanvre, du lin, de la laine, des cordages, de la cire, du miel, du suif, du cuir, du fer et des bois de construction. Les négocians français qui avaient apporté à Jean une lettre amicale de Henri III, obtinrent la permission de faire le commerce à Kola ; Poudogersky fut le lieu fixé pour ceux d’Espagne ou des Pays-Bas. Le plus marquant de ces derniers, nommé Jean Devasch, dit Barbe-Blanche, fournissait des pierres précieuses au tzar, et jouissait de sa faveur particulière ; ce qui excitait la jalousie des Anglais. Dans un entretien avec Bows, ambassadeur d’Élisabeth, Jean se plaignit de ce que les marchands de Londres n’apportaient rien de précieux en Russie ; tirant alors une bague de son doigt, et montrant une émeraude incrustée dans son bonnet, il dit que Devasch lui avait cédé la première pour 60 roubles et la seconde pour 1000 roubles. Bows, étonné, estima la bague à 3000 roubles et l’émeraude à 40,000. Les Russes expédiaient une quantité considérable de blé en Suède et en Danemarck. Kobentzel s’exprimait ainsi en parlant de la Russie : Cette terre, bénie du ciel, abonde en tout ce qui est nécessaire à l’existence de l’homme, sans avoir aucun besoin réel des productions des autres pays. La conquête de Kazan et d’Astrakhan avait servi à étendre encore les rapports du commerce d’échange avec l’Asie.

Luxe et magnificence. Jean avait enrichi le trésor de la couronne par des droits sur le négoce, par des impôts sur les villes et les communes, ainsi que par la réunion au fisc de plusieurs domaines de l’Église. Ces ressources lui procurèrent les moyens d’établir des arsenaux, où se trouvaient jusqu’à deux mille pièces de siége et de campagne ; de construire des forteresses, des palais et des temples ; de se procurer enfin des objets de luxe, à l’achat desquels il dépensait le superflu de ses revenus. Nous avons déjà parlé de l’étonnement des étrangers qui visitaient son trésor et son palais à Moscou. Ici, c’était des tas de perles fines ; plus loin des monts d’or ou d’argent : ils admiraient des cercles brillans à la cour ; des repas où l’on prodiguait pendant cinq ou six heures, à six ou sept cents convives, les mets les plus exquis, les fruits et les vins des climats chauds et lointains. Un jour le tzar donna, dans son palais du Kremlin, un dîner où se trouvaient, sans compter les hommes de marque, deux mille alliés Nogaïs qui allaient faire la guerre en Livonie. Dans ses marches triomphales, ses gardes couverts d’or, leurs brillantes armures, les riches harnais de leurs chevaux, tout en un mot offrait l’image de la magnificence asiatique. C’est ainsi qu’ordinairement, le 12 décembre, Jean sortait à cheval, de Moscou, pour assister à l’exercice à feu ; cinq mille strélitz d’élite, sur cinq de front, ouvraient la marche. Venaient ensuite quelques centaines de princes, voïévodes, dignitaires, marchant par trois et précédant le tzar. Au milieu d’une vaste plaine couverte de neige, l’artillerie, placée sur une plate-forme élevée, longue de deux cents sagènes, tirait au but et bombardait des fortifications en bois, recouvertes de terre ou construites en glaces. Dans les cérémonies ecclésiastiques Jean se montrait également à son peuple avec une magnificence surprenante ; il savait, par une feinte humilité, rehausser encore l’éclat de sa grandeur, et joindre aux pompes mondaines l’apparence des vertus chrétiennes. En même temps qu’il donnait aux grands et aux ambassadeurs des fêtes somptueuses, il distribuait de riches aumônes aux pauvres.

Gloire de Jean. Enfin il est à remarquer que, dans la mémoire du peuple, la brillante renommée de Jean a survécu au souvenir de ses mauvaises qualités. Les gémissemens avaient cessé, les victimes étaient réduites en poussière, des événemens nouveaux faisaient oublier les anciennes traditions, et le nom de ce prince paraissait en tête du code des lois ; il rappelait la conquête de trois royaumes mogols. Les témoignages de ses actions atroces étaient ensevelis au fond des archives ; tandis que dans le cours des siècles, Kazan, Astrakhan, la Sibérie, étaient, aux yeux du peuple, d’impérissables monumens de sa gloire. Les Russes, qui révéraient en lui l’illustre auteur de leur puissance, de leur civilisation, avaient rejeté ou mis en oubli le surnom de tyran que lui avaient donné ses contemporains. Seulement, d’après quelques souvenirs confus de sa cruauté, ils le nomment encore de nos jours Jean le Terrible ; mais sans le distinguer de son aïeul, à qui l’ancienne Russie avait accordé la même épithète plutôt comme éloge qu’à titre de reproche. L’Histoire ne pardonne pas aux mauvais princes aussi facilement que les peuples !


  1. Du mot russe golova, tête.