Histoire de l’art/L’Art médiéval/Les Indes

G. Crès & cie (IIp. 1-46).

I

À l’heure où les peuples de la Méditerranée orientale ouvraient l’histoire, l’Inde aussi commençait à vivre d’une vie morale supérieure. Mais la rumeur des hymnes védiques, plus anciens de mille ou deux mille ans, peut-être, que les épopées de la Grèce, monte seule de la confusion du passé. Pas un seul poème de pierre, sauf quelques monuments mégalithiques dont on ne connaît pas l’ancienneté, n’est là pour dévoiler le mystère de l’âme indienne avant le seuil du Moyen Âge occidental dont elle paraît d’abord plus voisine que des civilisations antiques.

C’est que les tribus de l’Iran, quand elles avaient quitté les hauts plateaux pour descendre le long des fleuves, vers l’horizon des grandes plaines, ne rencontraient pas partout le même sol, les mêmes arbres, les mêmes eaux, les mêmes ciels. Les unes s’étaient trouvées aux prises avec l’unité du désert, source des absolus métaphysiques. D’autres peuplaient des contrées d’étendue moyenne, de végétation clairsemée, de formes nettes qui les entraînaient vers l’observation objective et la volonté de faire fleurir dans l’esprit les forces équilibrées qui font l’univers harmonieux. Les Iraniens qui avaient suivi la vallée du Gange durent se laisser aller d’abord à l’ivresse des sens. Gardant encore en eux le silence et la fraîcheur des cimes, ils s’enfonçaient sans transition dans un monde écrasant d’ardeur et de fécondité.

Jamais, en aucun point du globe, l’homme ne s’était trouvé en présence d’une nature aussi généreuse et aussi féroce à la fois. La mort et la vie s’y imposent avec une telle violence qu’il était forcé de les subir comme elles se présentaient. Pour échapper aux saisons mortes, pour trouver les saisons vivantes, il lui suffisait de monter vers le nord ou de descendre vers le sud. La végétation nourricière, les racines, les fruits, les graines sortaient d’un sol qui ne s’épuise pas. Il tendait la main, et il ramassait de la vie. Dès qu’il entrait dans les bois pour recueillir l’eau des grands fleuves ou chercher les matériaux de sa maison, la mort surgissait irrésistible, entraînée par le flot avec le crocodile, tapie dans les taillis avec le tigre, grouillant avec le cobra sous les herbes, effondrant le rempart des arbres sous la marche de l’éléphant. À peine s’il distinguait, dans l’enchevêtrement nocturne des troncs, des rameaux, des feuilles, le mouvement de la vie animale des mouvements de la pourriture et de la floraison des herbes. Né des fermentations obscures où la vie et la mort fusionnent, le torrent de la sève universelle éclatait en fruits sains, en fleurs vénéneuses, sur le corps confus de la terre.

Les visages indistincts de sourire et de cruauté que la nature offrait à l’homme, faisaient tomber les armes de son esprit et de ses mains. La possibilité d’atteindre un idéal moral au travers des bois formidables et des tentations multipliées, lui paraissait aussi inaccessible que le front de l’Himalaya qui soulevait les plus hauts glaciers de la terre dans la lumière bleue du Nord. Acceptant la vie et la mort avec la même indifférence, il n’avait plus qu’à ouvrir sa sensualité à la pénétration de l’univers et à laisser monter peu à peu de ses instincts à son âme ce panthéisme grandiose et trouble qui est toute la science, toute la religion, toute la philosophie de l’Indien. Pourtant, lorsque Alexandre arriva sur les bords de l’Indus, une grande révolution sociale bouleversait la péninsule. Le Bouddha Çakia-mouni, un siècle auparavant, avait senti l’ivresse panthéiste inonder sa vie intérieure et l’amour l’envahir avec la puissance des fleuves. Il aimait les hommes, il aimait les bêtes, il aimait les arbres, il aimait les pierres, tout ce qui respirait, tout ce qui palpitait, tout ce qui remuait, tout ce qui avait seulement une forme sensible, des constellations du ciel à l’herbe où se posaient ses pieds. Puisque le monde est un seul corps, il faut bien qu’une tendresse irrésistible pousse les uns vers les autres tous les éléments dispersés, toutes les formes différentes qui errent au travers de lui. La faim, le meurtre, la souffrance, tout est amour. Çakia-mouni livrait tendrement sa chair nue à l’aigle qui poursuivait une colombe.

Quels que soient le fatalisme et le sensualisme d’un peuple, il entend toujours, au moins une fois au cours de son histoire, celui qui vient verser sur ses blessures le baume d’amour. On ne pouvait vaincre le tigre, sans doute, la cime de l’Himalaya ne pouvait être atteinte, et les fleuves sacrés qui descendaient de lui ne pouvaient pas cesser de rouler dans leurs eaux la fièvre et la vie. Pourtant, l’appareil social brahmanique, l’implacable régime des castes qui reflétait du haut en bas la rigueur implacable des énergies universelles fut broyé par la révolte de l’amour. Un demi-siècle après l’incursion d’Alexandre, l’empereur Açoka était forcé de suivre l’entraînement général et d’élever quatre-vingt-quatre mille temples en commémoration d’un homme qui n’avait jamais parlé des dieux.

Que dura le bouddhisme aux Indes ? Sept ou huit siècles peut-être, une heure dans la vie de ces multitudes dont l’évolution historique dans le passé et l’avenir paraît aussi infinie et confuse que leur pullulation dans l’étendue. L’Inde, insensiblement, revint aux dieux védiques, le brahmane, appuyé sur le prince, reconstruisit la pyramide sociale et balaya de la terre des hommes l’espoir du paradis. Le bouddhisme se réfugia dans l’âme de quelques cénobites, et, par delà les frontières de l’Inde, alla conquérir l’Asie. Ainsi le christianisme, né de l’idéal sémitique, devait vaincre tout l’Occident, sauf les Hébreux. Une révolution ne conquiert pas l’instinct fondamental du milieu qui l’a provoquée.

C’est du fond même de la nature indienne que le mysticisme matérialiste était remonté lentement pour étouffer tous les désirs d’humanité suscités par le bouddhisme. Les temples dont les foules néophytes avaient semé le sol de l’Inde les ramenaient, pierre par pierre, à subir de nouveau la ritualisation des croyances primitives qui ne cessaient pas de constituer la source de leurs émotions. Le monument bouddhique proprement dit a presque disparu de l’Inde. Les Topes, les grands reliquaires de brique sont peut-être les seuls édifices qui ne soient pas consacrés à un dieu ayant figure matérielle. Encore l’histoire du Bouddha, toute sa vie se déroulant parmi les animaux et les forêts est-elle sculptée sur la porte. Les Chaïtyas, les basiliques qu’on bâtissait autour du premier siècle, ont déjà des chapiteaux faits de figures animales. Quand Çakia-mouni lui-même paraît dans le sanctuaire, c’est que son enseignement est oublié et que l’instinctif sensualisme a vaincu les besoins moraux.

Qu’importait aux foules de l’Inde ? Il leur fallait des formes à aimer. Les brahmanes n’eurent aucune peine à vaincre. Eurent-ils même conscience de leur victoire et la multitude misérable sentit-elle la défaite peser sur son espoir ? Y eut-il victoire, y eut-il défaite ? La défaite n’est-elle pas l’abdication de la nature véritable que nous ont constituée notre milieu géographique et l’immense atavisme secret qui nous attache au fond même de notre histoire ? La victoire n’est-elle pas le triomphe au dedans de nous de cette nature impérissable par qui peut seulement se manifester la conception de la vie qui nous est propre ? Un seul temple bouddhique fut-il détruit ? Un seul fidèle persécuté ? Peut-être non. Aux Indes, l’esprit religieux domine le dogme. Une marée monte après une marée et dépose sur le rivage des algues, des coquillages, des cadavres nouveaux, de nouvelles vies palpitantes. Tout se mêle et se confond, le brahmane officie dans les temples bouddhiques, vénère la statue de Çakia-mouni aussi bien que celles de Shiva, de Brahma, de Vishnou. Tel temple souterrain commencé aux tout premiers temps du Bouddhisme, on le creuse encore quand les Tartares, après les Persans et les Arabes, ont imposé l’Islam à la moitié des Indiens.

II

Pour les Indiens, toute la nature est divine, et, au-dessous du grand Indra, tous les dieux sont de puissance égale et peuvent menacer ou détrôner les autres dieux, dieux concrets, dieux abstraits, le soleil, la jungle, le tigre, l’éléphant, les forces qui créent et celles qui détruisent, la guerre, l’amour, la mort. Aux Indes, tout a été dieu, tout est dieu ou sera dieu. Les dieux changent, ils évoluent, ils naissent et meurent, ils laissent ou non des enfants, ils nouent et dénouent leur étreinte dans l’imagination des hommes et sur la paroi des rochers. Ce qui ne meurt pas, aux Indes, c’est la foi, l’immense foi frénétique et confuse aux mille noms, qui change sans cesse de forme, mais est toujours la puissance démesurée qui pousse les masses à agir. Aux Indes, il arrivait ceci. Chassés par une invasion, une famine, une migration de fauves, des milliers d’êtres humains se portaient au Nord ou au Sud. Là, au bord de la mer, au seuil d’une montagne, ils rencontraient une muraille de granit. Alors, ils entraient tous dans le granit, ils vivaient, ils aimaient, ils travaillaient, ils mouraient, ils naissaient dans l’ombre, et, trois ou quatre siècles après ressortaient à des lieues plus loin, ayant traversé la montagne. Derrière eux, ils laissaient le roc évidé, des galeries creusées dans tous les sens, des parois sculptées, ciselées, des piliers naturels ou factices fouillés à jour, dix mille figures horribles ou charmantes, des dieux sans nombre, sans noms, des hommes, des femmes, des bêtes, une marée animale remuant dans les ténèbres. Parfois, pour abriter une petite pierre noire, comme ils ne rencontraient pas de clairière sur leur chemin, ils creusaient un abîme au centre du massif.

C’est dans ces temples monolithes, sur leurs parois sombres ou sur leur façade embrasée que se déploie, dans toute sa puissance épouvantable, le vrai génie indien. Ici se fait entendre tel qu’il est le langage confus de multitudes confuses. L’ homme, ici, consent sans combat à sa force et à son néant. Il n’exige pas de la forme l’affirmation d’un idéal déterminé. Il n’y enferme aucun système. Il la tire brute de l’informe, telle que l’informe la veut. Il utilise les enfoncements d’ombre et les accidents du rocher. Ce sont eux qui font la sculpture. S’il reste de la place, on ajoute des bras au monstre,
on lui coupe les jambes si l’espace est insuffisant. Un pan de mur démesuré rappelle-t-il la masse sommaire et monstrueuse roulant par troupes moutonnantes sur les bords des fleuves, à la lisière des forêts, on le taille par grands plans purs pour en tirer un éléphant. Au hasard des creux, des saillies, les seins se gonflent, les croupes se tendent et se meuvent, l’accouplement humain ou bestial, le combat, la prière, la violence et la douceur naissent de la matière qui paraît elle-même enivrée sourdement. Les plantes sauvages pourront faire éclater les formes, les blocs pourront crouler, l’action du soleil et de l’eau pourra ronger la pierre. Les éléments ne mêleront pas mieux que le sculpteur toutes ces vies à la confusion de la terre. Parfois, aux Indes, on retrouve au milieu des bois d’énormes champignons de pierre luisant sous l’ombre verte comme des plantes vénéneuses. Parfois, tout seuls, des éléphants épais, aussi moussus, aussi rugueux que s’ils étaient vivants, mêlés à l’enchevêtrement des lianes, dans les herbes jusqu’au ventre, submergés de fleurs et de feuilles et qui ne seront pas plus absorbés dans l’ivresse de la forêt quand leurs débris seront retournés à la terre.

Tout le génie indien est dans ce besoin toujours inassouvi de remuer la matière, dans son acceptation des éléments qu’elle lui offre et son indifférence à la destinée des formes qu’il en a tirées. Il ne faut pas chercher dans l’art qui nous le livre l’expression peut-être imposée mais réelle de sa métaphysique comme chez l’Égyptien, la libre expression comme chez le Grec de sa philosophie sociale, mais l’expression obscure et trouble, anonyme et profonde, et par là démesurément forte, de son panthéisme intuitif. L’homme n’est plus au centre de la vie. Il n’est plus cette fleur du monde entier qui s’est employée lentement à le former et le mûrir. Il est mêlé à toutes choses, au même plan que toutes choses, il est une parcelle d’infini ni plus ni moins importante que les autres parcelles d’infini. La terre passe dans les arbres, les arbres dans les fruits, les fruits dans l’homme ou l’animal, l’homme et l’animal dans la terre, la circulation de la vie entraîne et brasse un univers confus où des formes surgissent une seconde pour s’engloutir et reparaître, déborder les unes sur les autres, palpiter et se pénétrer dans un balancement de flot. L’homme ignore s’il n’était pas hier l’outil avec lequel il fait surgir de la matière la forme qu’il sera peut-être demain. Tout n’est qu’apparences, et sous la diversité des apparences, Brahma, l’esprit du monde, est un. L’homme, sans doute, a l’intuition mystique du transformisme universel. À force de transmigrations, à force de passer d’une apparence à une autre apparence et d’élever en lui, par la souffrance et le combat, le niveau mouvant de la vie, sans doute sera-t-il un jour assez pur pour s’anéantir en Brahma. Mais, perdu comme il l’est dans l’océan des formes et des énergies confondues, sait-il s’il est forme encore, s’il est esprit ? Est-ce cela un être qui pense, un être seulement vivant, une plante, un être taillé dans la pierre ? La germination et la pourriture s’engendrent sans arrêt. Tout bouge sourdement, la matière épandue bat ainsi qu’une poitrine. La sagesse n’est-elle pas de s’y enfoncer jusqu’au crâne pour goûter, dans la possession de la force qui la soulève, l’ivresse de l’inconscient ?

Dans les forêts vierges du sud, entre l’ardeur du ciel et la fièvre du sol, l’architecture des temples que la foi faisait jaillir à deux cents pieds dans les airs, multipliait de générations en générations et entourait d’enceintes toujours agrandies, toujours déplacées, ne pouvait pas sortir d’une source moins puissante et moins trouble que les grottes creusées dans l’épaisseur des rochers. Ils élevaient des montagnes artificielles, des pyramides à degrés où les formes grouillaient dans la broussaille des sculptures. Hérissements de cactus, de plantes mauvaises, crêtes dorsales de monstres primitifs, on dirait qu’aucun plan ne présidait à la construction de ces forêts de dieux qui semblaient repoussés de l’écorce terrestre comme par la force des laves. Dix mille ouvriers travaillant ensemble et laissés à leur inspiration, mais uns de fanatisme et de désirs, pouvaient seuls étager ces dalles titanesques, les ciseler du haut en bas, les couvrir de statues aussi serrées que les vies de la jungle et les soutenir dans les airs sur le feston aérien des ogives dentelées et l’échafaudage inextricable des colonnes. Statues sur statues, colonnades sur colonnades, trente styles mêlés, juxtaposés, superposés, colonnes rondes ou carrées, polygonales, à étages ou monolithes, lisses ou cannelées ou fouillées ou surchargées de ciselures avec la confusion suspecte de paquets de reptiles remuant en cercles visqueux, de pustules soulevées par des battements mous, de bulles crevant sous les feuilles étalées sur une eau lourde. Là, comme partout dans l’Inde, l’infiniment petit et l’infiniment grand se touchent. Quelle que soit la puissance de ces temples, ils ont l’air à la fois jaillis de la terre sous la poussée d’une saison et fouillés minutieusement comme un objet d’ivoire.

Partout des formes, partout des bas-reliefs touffus, de l’enceinte des temples à leur faîte, sur les parois intérieures, souvent au sommet des colonnes où toute l’humanité, toute l’animalité confondues supportent le fardeau des entablements et des toits. Tout est prétexte à porter des statues, à se boursoufler en figures, les chapiteaux, les frontons, les colonnes, les hauts degrés des pyramides, les marches, les balustrades, les rampes d’escaliers. Des groupes formidables se soulèvent, retombent, chevaux cabrés, guerriers, grappes humaines, éruptions de corps enchevêtrés, troncs et rameaux vivants, foules sculptées d’un seul mouvement, comme jaillies d’une même matrice. Le vieux temple monolithe semble retourné violemment et projeté hors de la terre. L’Indien, sauf aux époques plus récentes où il a modelé des bronzes étonnants de tendresse, de fermeté et d’élégance, l’Indien n’a jamais conçu la sculpture comme pouvant vivre indépendante de la construction qu’elle décore. Elle semble, sur le corps d’une plante grasse, un bourgeonnement confus.

III

Même au dehors, même en pleine lumière, ces formes sont environnées d’une obscurité mystérieuse. Les torses, les bras, les jambes, les têtes s’entremêlent, quand une statue toute seule n’a pas vingt bras, dix jambes, quatre ou cinq faces, quand elle n’est pas chargée seule de toutes les apparences de tendresse et de fureur par qui se révèle la vie. Les fonds ondulent pesamment comme pour faire rentrer dans l’éternité mobile de la substance primitive les êtres encore informes qui tentent d’en émerger. Larves grouillantes, embryons vagues, on dirait des essais incessants et successifs d’enfantements qui s’ébauchent et avortent dans l’ivresse et la fièvre d’un sol qui ne cesse pas de créer.

De près, il ne faut pas regarder cette sculpture avec la volonté ou le désir d’y trouver le modelé scientifique des Égyptiens ou le modelé philosophique de Phidias, bien que l’Égypte et bien plus encore la Grèce amenée par Alexandre aient profondément influencé et peut-être même révélé à eux-mêmes les premiers sculpteurs bouddhiques. La sculpture n’est plus envisagée que sommairement et d’instinct dans ses plans et ses passages. Les procédés de la peinture la définiraient mieux, car la lumière et l’ombre jouent, dans ces bas-reliefs gigantesques, un rôle vivant et continu, comme un pinceau qui triture et caresse. Mais précisément la peinture hindoue, qui conserve les qualités de matérialité de la sculpture est peut-être, plus qu’elle, épurée par l’esprit. La peinture est plutôt œuvre monacale, le bouddhisme y laisse une empreinte bien plus précise. Et plus tard, quand l’Islam arrive, l’influence de la Perse s’y fait beaucoup plus sentir. Des grandes décorations bouddhiques aux miniatures musulmanes, la spiritualisation des éléments de l’œuvre touche parfois à la plus rare, la plus haute, la plus humaine harmonie. On ne peut placer au-dessous des grandes œuvres classiques la pureté des fresques d’Ajunta où semblent fusionner une heure, dans le lyrisme panthéiste des Indiens, le rayonnement spirituel des peintures égyptiennes et l’enivrement moral des vieux artistes chinois. Par une sorte de paradoxe ethnique, la grande peinture de l’Inde semblerait plus rapprochée des rythmes linéaires qui préoccupent avant tout les sculpteurs égyptiens ou grecs que la sculpture indienne elle-même, inclinée à transporter dans la pierre ou le métal le modelé fuyant et ondoyant des peintres. Quand on compare cette sculpture à celle des ouvriers anonymes de Thèbes ou des maîtres athéniens, on y trouve quelque chose d’absolument nouveau et de difficile à définir, la fermentation d’un creuset obscur après la limpidité d’un théorème, un modelé qui est un mouvement avant d’être une forme et n’a jamais été considéré isolément ni dans ses rapports abstraits avec les figures voisines. Ce sont des passages matériels qui lient les figures entre elles, elles sont toujours empâtées d’atmosphère, accompagnées par les fonds, absorbées à demi par les autres figures, le modelé est fluctuant et houleux à la façon de la masse des feuilles labourées par le vent. Ce qui modèle le rocher, ce qui le roule en vagues de tempête, c’est le désir et le désespoir et l’enthousiasme eux-mêmes. Il ondule comme une foule que la volupté et la fureur ravissent. Il est gonflé et tendu comme un torse de femme qui sent l’approche de l’amour.

Des mouvements et non des formes, des masses expressives et non des harmonies de rapports ou des abstractions arrêtées, une image ivre et touffue de l’ensemble du monde et non plus la recherche d’un équilibre entre les lois universelles et les lois de l’esprit. Par éclairs, sans doute, et voilé d’obscurité et de torpeur, on peut tout trouver dans cet art, débordant l’élément voisin, l’opprimant ou opprimé par lui, on y peut rencontrer de brèves fulgurations de conscience et de brusques écarts du réalisme le plus rudimentaire à l’idéalisme le plus haut. À les voir isolées, les figures – les figures de femmes surtout, innombrables, douces, religieuses, formidables de grâce, de sensualité, de pesanteur charnelle, – ébauchent à tout instant un effort immense et sourd, souvent d’une ferveur puissante, d’adaptation supérieure à leur rôle d’humanité. L’homme indien veut des tailles fléchissantes sous le poids des seins et des hanches, de longues formes effilées, une seule onde musculaire parcourant le corps entier. Mais son hymne tendre se perd dans la clameur universelle. Il peut adorer à la fois Indra, l’être suprême, le créateur Brahma, le destructeur Shiva, le rédempteur Krishna, Surya la lumière du jour, Lakshmi l’amour, Sarasvati la science et l’horrible Kali assise dans la pourriture et le sang caillé des victimes, les dix incarnations de Vishnou et la foule des héros et des monstres de l’immense mythologie et des épopées nationales, Ravana, Sougriva, Hanoumat, Ananta. Il peut invoquer Rama, le héros incorruptible qui eût conduit les Grecs au seuil de la divinité, Rama n’est qu’une idole de plus dans le prodigieux Panthéon, une idole perdue parmi les dieux de la fécondité et de la mort. Il peut faire voisiner, sur les murailles, la férocité et l’indulgence, l’ascétisme et la lubricité, les fornications et les apostolats, il peut mêler l’obscénité à l’héroïsme. L’héroïsme et l’obscénité n’apparaissent pas plus dans la vie universelle qu’un combat ou un accouplement d’insectes dans les bois. Tout est au même plan. Pourquoi ne pas laisser l’instinct se répandre dans la nature avec l’indifférence des puissances élémentaires et balayer dans son emportement les morales et les systèmes ? L’idéalisme social est vain. L’éternité impassible use le long effort de l’homme. L’artiste indien n’a pas le temps de conduire la forme humaine jusqu’à sa réalisation. Tout ce qu’elle contient, elle le contient en puissance. Une vie prodigieuse l’anime, mais embryonnaire et comme condamnée à ne jamais choisir entre les sollicitations confuses de ses énergies de volonté et de ses énergies sensuelles. L’homme ne changera rien à sa destinée finale qui est de retourner tôt ou tard à l’inconscient et à l’informe. Dans la fureur des sens ou l’immobilité de la contemplation, qu’il s’abîme donc sans résistance au gouffre des éléments.

L’amoralisme de l’âme indienne, sa confusion, son trouble panthéistes, l’éloignent presque constamment des grandes constructions abstraites qui caractérisent le désir des vieux peuples occidentaux. Aux Indes, l’œil ne saisit les ensembles qu’en passant par tous les détails. Tandis qu’en Égypte le désert, l’horizon, le fleuve rectiligne, la pureté du ciel, tandis qu’en Grèce les golfes sinueux, les eaux transparentes, la crête arrêtée des collines, avaient fait de l’homme un métaphysicien ou un philosophe épris du rythme ou de la continuité sinueuse qu’il observait dans l’univers, ici il fallait trop de jours pour arriver jusqu’aux montagnes, les fleuves étaient trop vastes, trop bourbeux pour qu’on en pût voir le fond, les forêts trop touffues pour qu’il fût possible de saisir d’un coup d’œil la ligne harmonieuse des arbres, le contour de leurs feuilles, la vraie forme des animaux rampants qui n’apparaissaient dans un éclair que pour fuir ou donner la mort. Partout la barrière infranchissable de la vie luxuriante, l’œil ébloui de couleurs et de lignes sans cesse brisées et confondues, lianes, fleurs d’où pleuvaient des poussières étincelantes, bêtes rayées, diaprées, ocellées, constellées, l’esprit fiévreux des germes de vie et de mort roulant sous l’océan des feuilles. C’est par l’accumulation désordonnée des enivrements matériels que l’âme indienne atteignit ce mysticisme panthéistique que tout être sensuel a pu sentir monter en lui aux minutes d’amour total, où, par la femme qui se donne, il sent, dans une seule étreinte, la présence confuse et réelle de l’univers. Il ne faut pas chercher dans l’architecture de l’Inde l’abstraction linéaire exprimant, par sa continuité, le rythme apparent de la vie, mais la vie elle-même, ramassée pêle-mêle, brassée à pleines mains, arrachée pantelante à la peau de la terre, exprimant l’unité du monde par l’entassement, sur un point de l’espace, de tout ce qui la constitue, du sol peuplé à la solitude du ciel et des montagnes immobiles à l’agitation des mers.

IV

Pourtant, au nord et au nord-est de l’Inde, dans les régions où les forêts sont moins épaisses, les glaciers plus proches, la jungle coupée çà et là de grands espaces déserts, la synthèse fut infiniment moins instinctive, plus abstraite, partant plus sobre. La Grèce, à vrai dire, était entrée par là dans l’Inde, plus tard Rome, Byzance, la Perse amenant du fond de son histoire le souvenir de l’Assyrie, de la Chaldée, peut-être de l’Égypte, et, en même temps que la Perse, l’Islam spiritualiste, l’Islam qui n’aimait pas les images et qui méprisait les idoles. Enfin, par Lisbonne et Venise, l’Occident gothique et renaissant. Mais l’Inde est un creuset si rempli de bouillonnements et d’ardeurs qu’elle força l’Islam, durant des siècles, à subir son génie, à couvrir les murs de ses mosquées d’arabesques vivantes, lotus, lianes fleuries, figures d’hommes et de monstres. La statue grecque hâtivement imitée par les premiers sculpteurs fut aussi vite oubliée qu’apprise. L’élégance inquiétante des œuvres qu’elle inspira n’était que le prélude aux revanches prochaines d’une sensualité impossible à contenir : l’Inde, un moment séduite par tant de grâce et de raison y réservait son immense domaine dans le sourire errant des bouches, la flamme étouffée, l’énervement, l’ascétique maigreur des corps. La colonne pure qui soutenait les frontons lumineux sur toutes les acropoles d’Occident et que le nord de l’Inde introduisit jusque dans le sud avec le prosélytisme religieux, alla se noyer dans le pullulement démesuré des forêts de pierre vivantes. L’Inde assimila tout, transforma tout, submergea tout sous la marée montante de sa force qui remuait. Des civilisations grandioses passaient sur elle, semaient ses déserts et ses bois de cadavres de villes. Qu’importe. Ici ni le temps, ni les hommes ne comptent. L’évolution revient à chaque instant sur elle-même. Comme une mer, l’âme hindoue est éternellement mobile entre des rivages arrêtés. À aucun moment on ne peut dire : voici la montée de la race, son apogée, sa chute. Dans le creuset des noyaux fondent, d’autres sont liquides et brûlants et d’autres froids et durs. L’Inde est l’énigme, l’être protée, insaisissable, sans commencements, sans fins, sans lois, sans buts, mêlé à tout, seul pourtant dans son ivresse qui ne peut pas s’épuiser. Ainsi, l’art aristocratique et plus abstrait du Nord, bien qu’on y puisse retrouver les traces des civilisations méditerranéennes, de la Chaldée et de l’Égypte à l’Europe féodale et néo-païenne, reste au fond aussi foncièrement indien que l’art des Dravidiens méridionaux. En montant du Dekkan vers l’Himalaya, la pyramide s’est arrondie. Dans l’Inde moyenne, elle est curviligne, et bien qu’encore rayée comme la peau des tigres, moins surchargée d’ornements et presque sans statues. Dans la vallée du Gange, au contact du dôme persan, l’incurvation s’accuse encore et la voûte, faite de dalles étagées, prend la forme de la coupole ou du kiosque soutenu par des piliers frêles. Hémisphériques, ovoïdes, ventrus, écrasés ou renflés, polygonaux ou circulaires, les dômes nus comme ceux des mosquées ou ciselés comme les pyramides dravidiennes et sommés de turbans, ont l’air d’énormes tubercules gras gonflés de matière spongieuse. C’est là d’ailleurs une forme de tout temps désirée par le sensualisme indien. L’Inde, terre des ruines, a dû voir disparaître tout à fait, mille ans ou davantage avant notre ère, des édifices qui ressemblaient beaucoup à ces forêts de dômes bulbeux, temples ou mausolées, qu’elle bâtit encore de nos jours. Le Ramayana parle souvent de « palais dont les faîtes blancs moutonnent en nuages amoncelés ». Même avant que la domination des Grands Mogols, les empereurs tartares, fût venue, au début des temps modernes, imposer à l’Inde septentrionale l’ordre et la paix, le temple du bassin du Gange avait déjà, malgré sa richesse ornementale, un caractère d’équilibre et d’unité abstraite qu’on ne trouve jamais dans le Sud. Le sensualisme des Indiens qui poussait les sculpteurs méridionaux à entrer dans les montagnes germe dans la conscience du Nord en tragédies, en poèmes, en hymnes de verbe et de pierre. Mais si les murs sont plus nus, les formes plus apaisées et plus assises, les silences plus longs et la courbe des dômes plus abstraitement calculée, l’accueil du temple est plus réservé, l’ivresse mystique moins lourde. Dans le Sud, ce qui parlait, c’est l’âme profonde de l’Inde, une rumeur sauvage montant de toute la durée d’un peuple pour éclater spontanément sur toute son étendue. Ici, la voix des hautes castes domine les chœurs populaires avec d’autant plus d’éclat, de majesté et de puissance, qu’elles ont poussé sur le sol indien comme une végétation naturelle et qu’elles ont su construire la synthèse philosophique la plus grandiose que l’homme ait jamais conçue. Page:Faure - Histoire de l’art. L’Art médiéval, 1921.djvu/63

La richesse sensuelle du Sud, épurée par l’esprit métaphysique et rendue plus rare par l’esprit aristocratique se retrouve, dès qu’on a franchi le seuil des sanctuaires, dans le détail de l’ornementation. Les temples djaïns de l’Inde moyenne, dont les piliers ouvragés comme des verreries et la dentelle des arcatures soulèvent dans le ciel des forêts de coupoles blanches, expriment encore, il est vrai, malgré la science trop minutieuse de leurs décorateurs, une foi vivante. Mais dans les monarchies du Nord, la vanité des rajahs a recouvert l’enthousiasme des artistes d’un vêtement si fastueux qu’il perd, avec sa nudité, le meilleur de sa valeur humaine. Il y a des temples gorgés de dieux d’argent et d’or dont les yeux sont des rubis ou des diamants. Dans l’ombre, des gouttes de feu tombent, la robe royale des tigres, les plumages versicolores des forêts tropicales, leurs fleurs, la queue rutilante des paons, incrustent d’émeraudes, d’améthystes, de perles, de topazes et de saphirs l’écorce de métal, d’ivoire ou d’émail qui couvre les piliers et les murs. Art extérieur, gloire et magnificence immobiles, et d’une lumière plus pâle que les statues vivant dans l’obscurité souterraine. L’esprit de l’Inde féodale est plutôt dans les grands châteaux rectangulaires, défendus par de hautes tours, nus, austères, fermés comme des forteresses, cuirassés d’émaux polychromes, ou dans ses palais de marbre blanc sur le silence des eaux.

V

L’Occident médiéval, l’Occident des châteaux forts et des édifices romans est à coup sûr moins dépaysé dans l’Inde hiérarchique du Nord que dans l’Inde démocratique du Midi. Là, comme ici, l’abstraction descend des classes dominantes pour écraser les classes misérables sous le symbole pétrifié de sa puissance extérieure. Mais l’Occident hellénique, où l’abstraction montait des masses, au contraire, pour exprimer sa puissance intérieure par la voix des héros, l’Occident hellénique, l’Occident gothique aussi, retrouveraient plutôt la trace de leur rêve s’ils marchaient à la suite du torrent des idées qui franchit les montagnes, les marécages, les forêts vierges et la mer pour se répandre jusque dans la presqu’île Indochinoise, jusque dans l’Insulinde, jusqu’à Java qu’il recouvrit de temples gigantesques. Autour de cette mystérieuse race khmer, surtout, qui sema le Cambodge de forteresses, de palais, de temples absorbés peu à peu par la jungle, la nature, malgré l’épaisseur des bois, était moins écrasante peut-être, les taillis certainement moins redoutables, les fruits plus abondants, les fleuves plus poissonneux, la vie plus facile et plus large. De plus, l’esprit métaphysique et moral de la Chine était venu tempérer la trouble et pesante atmosphère de la nature tropicale. Enfin, cinq ou six cents années après la disparition du bouddhisme de l’Hindoustan, vers le Xe siècle de notre ère, peut-être, le peuple khmer, comme le peuple de Java chez qui la sculpture décorative de l’Asie orientale, poussant un de ses rameaux les plus chargés, fleurit du haut en bas les monuments en bas-reliefs mouvants comme des peintures où l’épopée morale du Bouddha se déroulait parmi les bêtes, les forêts embaumées regorgeant de fruits et d’oiseaux, les chœurs, les musiciens, la grâce nonchalante et lascive des femmes qui prient et dansent et peuplent de rêves abondants le sommeil enivré du dieu, le peuple khmer était toujours bouddhiste et témoignait de préoccupations d’équilibre moral et d’harmonie à peu près inconnues aux sculpteurs des grottes d’Ellora et des temples pyramidaux.

L’orgie ornementale, certes, n’alla jamais plus loin. Il le faut bien, car la forêt est encore plus touffue, plus fleurie, plus peuplée, l’humidité plus chaude et la fièvre plus enivrante. Mais l’ornement obéit à un rythme d’un splendide balancement. Les entrelacs de fleurs, de fruits, de lianes, de palmes et de plantes grasses qui rampent du haut en bas des murs, le long des montants et sur les frontons des portes et jusqu’au sommet des hautes tiares aux quatre faces de Brahma qui remplacent ici la coupole indo-persane ou la pyramide dravidienne, épousent à tel point la ligne de l’architecture qu’elles la rendent plus légère et semblent la soulever toute comme en un réseau aérien de feuilles, de tiges enroulées, de frondaisons suspendues, une pluie silencieuse et tourbillonnante de corolles et de parfums.

Le sculpteur khmer donne une forme à tout ce qui n’atteint d’habitude notre sensibilité centrale que par ce que nous entendons et ce que nous goûtons et ce que nous sentons. Il sculpte les murmures et les lueurs et les odeurs de la forêt, le bruit cadencé des troupes en marche, le roucoulement profond des oiseaux qui cherchent l’amour, le râle rauque et sourd des fauves rôdant au travers des fourrés, le fluide invisible qui court dans les nerfs des femmes qui dansent quand la musique ronfle et quand monte la volupté. Le cœur secret du monde bat en tumulte et régulièrement dans les foules qui passent sous d’impénétrables rameaux, qu’elles chantent toutes ensemble ou se préparent au massacre, à la fête, à la mort, à la justice, à la construction des palais. Et, dans cet ordre intérieur qui donne à ces symphonies sculpturales tant de force rythmique, tout cependant s’interpénètre sans arrêt. La transmigration des penseurs de l’Inde frémit à même le rocher. Des formes animales, des formes végétales passent les unes dans les autres, des lianes germent en figures, des reptiles, des pieds, des mains fleurissent en fleurs de lotus. Mais qu’importe ! L’univers luxuriant est bon, puisque le visage divin de celui qui console apparaît derrière chaque feuille, puisqu’il aima jusqu’aux serpents. Les héros, les éléphants, les tigres gardiens du temple ou qui bordent les avenues, les immenses cobras aux sept têtes écartelées qui encadrent les frontons ou rampent le long des balustrades, ont malgré leurs massues, leurs griffes, leurs dents, un visage d’indulgence et un sourire d’accueil. Bouddha est tout amour. Les forces de la terre l’ont pénétré pour s’épanouir en humanité dans son être. Ainsi des arbres noirs pleins de sucs vénéneux, pleins d’épines, et parcourus, des racines aux feuilles, de bêtes distillant la mort, portent, à leur plus haute branche, une fleur.

L’histoire de Çakia-mouni, de sa naissance à son sommeil nirvânique, fleurit les murs des sanctuaires. Le sculpteur khmer s’est attendri sur l’homme-dieu d’Orient, comme vers le même temps, l’artisan gothique s’attendrissait à raconter la naissance et la passion de l’homme-dieu d’Occident. Partout de bons sourires, partout des bras ouverts, des têtes inclinées sur des épaules amies, des mains jointes avec douceur, des élans ingénus d’abandon et de confiance. L’homme est partout à la recherche de l’homme. L’esprit du mal, Ravana aux cent mains d’où naissent des plantes et des herbes, aux pieds marchant sur des bois peuplés d’animaux, l’esprit du mal peut accourir, les innombrables figures des hommes peuvent se débattre sous des avalanches de fleurs ainsi que l’esprit assiégé par les séductions de la terre. Qu’importe ! Sur des fonds d’arbres épais, des armées marchent. Rama s’avance au travers des forêts. L’homme finira bien par conquérir, ne fût-ce qu’une seule minute, l’accord entre sa vie sociale et ses instincts les plus tyranniques. Ni bestialité, ni ascétisme. Non seulement les héros de la volonté sont entourés de fleurs amies et n’ont qu’à étendre la main pour cueillir les fruits aux branches inclinées sur leur passage, mais même des guirlandes de bayadères nues les attendent à l’extrémité du chemin, toutes différentes, toutes pareilles, dansantes et presque immobiles et qui scandent au rythme deviné de la musique, les saccades intérieures de l’onde qui les parcourt. Pour la seconde fois depuis l’origine des hommes, l’effort intellectuel et la joie des sens semblent s’accorder une heure. Furtif sans doute, et plus sommaire, mais aussi plus plein, plus musical, plus empâté de matière, surchargé et mouvant sur des fonds d’arbres et de fleurs, le modelé des Grecs paraît s’ébaucher çà et là.

Ainsi, éternellement balancée entre son héroïsme et sa sensualité, passant à tout instant et sans transition de l’extrême amour moral à l’extrême ivresse matérielle et de la plus haute aristocratie de culture aux satisfactions d’instinct les plus impulsives, l’âme indienne erre à travers les forêts vivantes des sentiments et des systèmes, à la recherche de la loi. Dans son ensemble, et malgré des oasis d’espoir et de fraîcheur sentimentale, elle est pessimiste et cruelle. Non pas que les hommes de l’Inde aient plus que les autres le besoin d’infliger la douleur ou de donner la mort. Ils sont du vrai limon humain, pétris de faiblesse, cuirassés de fer et d’or, emportés tour à tour vers l’amour ou le meurtre selon que les souffles qu’ils respirent leur apportent l’odeur des arbres, des océans ou des déserts. Dans tous les cas, là comme ailleurs, l’énergie la plus élevée et la matière la plus brute s’épousent à tout instant. On dirait que les manifestations de l’instinct rué de toute sa puissance dans l’immensité de la vie, suscitent infailliblement, chez les natures supérieures, les plus hauts sentiments de l’âme. Si les sages indiens s’élèvent au-dessus du bien et du mal pour conquérir l’indifférence après avoir beaucoup souffert, c’est parce que la foule indienne se plongeait dans l’ivresse ou l’horreur de vivre sans savoir le bien ni le mal.

L’équilibre, pour eux, ne pouvant se réaliser que par éclairs dans la vie sociale moyenne, ils le cherchèrent en dehors des conditions de la vie sociale moyenne, au sein d’une harmonie démesurée où la vie et la mort, dans l’ignorance des origines et des fins, mêlent leurs puissances égales et ne connaissent pas d’autres limites qu’elles-mêmes. Que la vie donc s’épuise à vivre jusqu’à la mort ! Que la mort, dans sa pourriture, fasse fleurir et refleurir la vie ! Pourquoi tenter de faire entrer dans l’harmonie de la conscience les énergies de la nature ? Disciplinées une minute, les énergies de la nature reprendront le dessus et de nouveau rouleront les volontés et les espoirs de l’homme dans l’enivrement confus de leur jeunesse reconquise.