Histoire de l’art/L’Art antique/La Grèce familière

LA GRÈCE FAMILIÈRE



I

Tandis que l’art officiel, le grand art décoratif et religieux perdait de vue ses sources, l’art familier restait près d’elles, et pour lui seul elles ne se tarissaient pas. Le héros émané du peuple a disparu, mais le peuple est toujours là, et c’est en lui que survit l’âme grecque. Le peuple subit plus lentement l’influence corrosive de l’intellectualisme et de l’or et la flamme de vie couve en lui quand elle est en haut tout à fait éteinte. Même au temps des pires déchéances, l’instinct des multitudes enferme tous les éléments de la vie supérieure, il ne faut que l’éveil de désirs nouveaux par l’apparition de nouveaux besoins pour que le grand homme apparaisse et que mûrisse en lui cet instinct que lui ont confié la foule morte des aïeux et la foule vivante des hommes. La puissance animale brute, la puissance intelligente, nous n’avons pas d’autres armes pour conquérir notre propre organisation. Le civilisé moyen, au contraire, est aussi éloigné de l’ordre spirituel que de la possession directe. l n’a pas encore atteint l’une, il a perdu l’autre. C’est un désert.

C’est le peuple qui recueillera, dans toute l’étendue du monde grec, les éléments épars de l’âme antique. L’ouvrier d’art remplace le héros. L’arbre déraciné va couvrir la terre de feuilles. Du pavé des villes grecques sort un monde de bibelots, figurines de métal. ou de terre cuite, bijoux, pierres gravées, meubles, monnaies, vases peints ou ciselés. Hier, l’homme de génie était au service du peuple. Aujourd’hui, l’homme du peuple est au service du rentier.

Le lien qui réunit le grand artiste à l’artisan, le passage de la grande sculpture à l’art populaire, c’est l’industrie des figurines en terre cuite qui se fabriquaient par milliers à Tanagra, parmi ces populations béotiennes que les Athéniens méprisaient tant. Cette industrie n’est pas nouvelle. Elle existe dès l’archaïsme. Mais, au ive siècle, sous l’influence de la diffusion du goût, elle va se perfectionner et s’étendre. Elle suit, comme un petit reflet timide, l’évolution du grand foyer. Archaïque avec lui, elle est avec lui puissante et lumineuse, puis, à l’époque praxitélienne, franchement familière. Mais, avant Praxitèle, le reflet est tout à fait perdu dans le rayonnement du foyer. A partir de Praxitèle au contraire, quand le foyer pâlit, le petit reflet devient, dans l’ombre qui commence, un point de lumière éclatant. La grande sculpture, faite pour décorer les temples et vivre dans l’espace, échoue en s’essayant aux choses familières. La figurine, faite pour décorer les demeures privées et suivre son propriétaire dans sa tombe afin de lui tenir compagnie et de lui gagner les dieux, est essentiellement familière d’inspiration et de destination. l était tout naturel qu’elle atteignît son apogée dans le siècle qui ramena les dieux parmi les hommes. l n’y a pas beaucoup de dieux dans les sépultures béotiennes : il y a des hommes, surtout des femmes, des enfants, même des animaux, même des jouets et des poupées, même des figures obscènes.

On a dit que l’art grec avait manqué de caractère. C’est le connaître assez mal, et peut-être seulement par les calomnies que les Académies, les copies romaines et les romans rétrospectifs ont répandues sur son compte. Qu’est-ce que le caractère ? C’est la mise en évidence des éléments descriptifs, mais non pittoresques d’une forme donnée. L’art du Ve siècle, qu’on a dit sans caractère, dépasse le caractère individuel. l exprime l’espèce entière, il la décrit en demandant à chaque individu son caractère dominant. Mais l’art familier de la Grèce ne vise pas si haut. l suit, avec une sagacité charmante, le caractère individuel. On a oublié les portraits grecs - si rares, il est vrai, mais si aigus - on a oublié les Tanagras, les Myrinas, les peintures de vases, toute la peinture pompéienne et ces statuettes, ces ébauches où s’éternise la vie cruellement comique des malades, des bossus, des boiteux, des infirmes de toute sorte. On a oublié qu’il y a même des caricatures dans les sépultures de Tanagra. La popularité dont jouissaient les comédies d’Aristophane s’explique quand on connaît leurs spectateurs. On riait beaucoup en Grèce, les philosophes riaient des dieux, le peuple riait des philosophes. Les coroplastes de Tanagra et les potiers du Céramique étaient tout à fait joyeux.

Imitaient-ils les grandes statues contemporaines aussi souvent qu’on l’a dit ? C’est improbable. Il y avait parfois des réminiscences, et tout au plus. L’imitation, proche ou lointaine, c’est la mort. Or, elles vivent. Toutes les qualités de la sculpture praxitélienne y sont, plus aiguës. Elles sont modernes. Elles seront toujours modernes. C’est qu’elles sont éternelles. Faire un morceau vivant, c’est faire de l’éternité, surprendre les lois de la vie dans leur dynamisme permanent. Marche, danses et jeux, toilette, recueillement, causerie, attention, rêverie, immobilité, la vie des nuances, des impressions, des souvenirs passe dans ces charmantes choses, ou fuit, ou hésite, ou s’arrête. C’est une foule vivante de secondes imperceptibles que ces petites créatures candides aux cheveux roux, aux robes teintes. La Grèce, ici, cueille des fleurs et s’en couronne, se regarde dans l’eau, court sous les saules, se hausse sur la pointe des pieds pour atteindre aux lèvres des dieux, sait vivre cette vie si ingénument animale que ses chanteurs et ses sculpteurs n’ont pu que la diviniser et parvenir en suivant sa pente, sans révolte, et sans trop douloureux effort, à en illuminer l’esprit.

Ces êtres gracieux ne savaient pas leur force de fascination. La Grèce aima et se laissa aimer dans une admirable innocence. Si le grandiose sensualisme d’Orient créa le drame musical et inonda le sculpteur d’Olympie de sa frénésie sainte, il ne fit qu’effleurer les masses populaires et les ouvriers d’art qui traduisaient leurs besoins. C’est ce qui sépara toujours l’art dorien et même attique, au moins dans ses manifestations moyennes, de l’art des Grecs d’Orient. Les femmes de Myrina, la Tanagra d’Asie Mineure, savaient leur puissance d’amour. L’âme vraie de la Grèce d’Asie, ardente à la volupté et faisant ruisseler sa flamme dans l’intelligence hellénique est là, bien. plus que dans la grande sculpture décorative du moment. La richesse verbale y paraît moins choquante que chez l’artiste de Pergame, car ce petit art coloré, ardent, primesautier, est fait pour être vu de près. Aucune emphase. Cela est gras, presque brutal, fait pour communiquer l’ardeur de ces belles femmes provocantes aux reins dodus, aux bras ronds, aux cheveux lourds, aux robes entraînantes, maquillées, parées, équivoques, toutes chargées de bijoux. On pense à la sculpture indoue qui remuera bientôt dans l’ombre des cavernes, aux idoles de Byzance autour de qui les gemmes étincellent, à l’agonie splendide, dans la pourpre vénitienne, du paganisme oriental. La conquête de l’Occident par la femme d’Asie est sur le point de s’achever.

II

Partout, entre le IVe et le IIe siècle, partout en Italie, en Sicile, sur les côtes de l’Asie Mineure, l’art populaire et familier fait reculer l’art officiel. Le coroplaste de Myrina, de Tanagra, le sculpteur alexandrin reste lui-même, tandis que le décorateur des monuments publics essaie de rattraper une âme sortie de lui, sortie du monde, et de reconcentrer par des moyens artificiels les éléments dissociés de la création artistique. A Alexandrie, le sculpteur de figurines n’était sans doute pas, comme à Myrina ou à Tanagra, un ouvrier, mais plutôt un de ces artistes mondains très brillants, très superficiels, très adroits qui foisonnent autour du riche. Toute expression sociale nouvelle, sans doute, appelle un art qui s’y adapte, et qui est beau par cela seul. Mais les sociétés ploutocratiques ne constituent qu’un moment de cette expression, le dernier, celui qui précède la chute. On a dit que le luxe appelait les arts. C’est vrai. Mais le luxe consume l’art, le profond sentiment créateur qui sort des peuples en plein effort comme l’enfant du ventre maternel et qui porte en lui leur foi, leur volonté, leur espérance, leur force de rayonnement. Entre la statuette du collectionneur et les temples de la démocratie, il y a la distance de l’Acropole qui les porte à l’étagère d’un salon.

À l’époque alexandrine, plus encore à l’époque impériale, la diffusion du goût a disloqué la force créatrice qui passe si souvent, quand elle se manifeste, pour une insulte au goût, c’est-à-dire à l’idée pratique et modérée que les dirigeants et les mondains se font de la fonction mystique de l’artiste qu’ils s’imaginent fait à la mesure de leurs besoins. Certes, le goût est délicieux, à Alexandrie , du moins le goût de l’aristocratie intellectuelle, car le parvenu, là comme ailleurs, n’aime que l’art anecdotique. Tout devient frôlement, frisson, passage. On crée des petits bronzes délicats où la matière prend des qualités de chair vivante, de peau chaude, tout ce blottissement frileux des corps nubiles que l’artiste sensuel, aux époques raffinées, décrit avec complaisance au collectionneur cultivé pour la joie des yeux et de la main. La femme ne se met plus nue, on la déshabille. Aphrodite ne sort plus de la mer, elle entre dans sa baignoire. Elle en tâte l’eau de l’orteil, son jeune corps se courbe ou se tord ou s’étire avec une impudeur parfaite, chaste quand même si l’on songe à l’Asie qui tente son dernier assaut, et sans doute grâce au contact de la pureté égyptienne, que la noblesse grecque vient reconnaître et épouser.

Voici le salon à la mode, les meubles rares, les vitrines où dorment des choses précieuses, à l’abri des contacts profanes. La polygraphie et le roman ont succédé à la tragédie et à l’histoire. C’est l’époque où les élégants, hommes et femmes, couverts des pieds à la tête d’amulettes et de bijoux, boivent et mangent dans le métal ciselé. La cigale d’or dans les cheveux ne suffisait plus aux mondaines. Il leur fallait des bagues, des camées, des intailles, des colliers, des bracelets, des agrafes, des pendeloques. Bijoux d’or, simples de forme, en Grèce du moins, car l’Asie et la Rome impériale ont des goûts plus pompeux. Le métal a la souplesse d’une liane, il rampe comme un reptile sur les formes, il épouse les sillons tièdes des cous, il cercle la splendeur des bras, il attire l’oeil sur les belles mains, il marie à l’éclat mat de la peau fardée sa pâleur fauve. Serties ou suspendues, des pierres finement gravées, portant des dieux et des portraits, des oiseaux, des lions, des scarabées et des chimères, amulettes aussi nombreuses que les superstitions des époques sans foi.

L’art antique n’a pas connu la pierre pour elle-même, la lumière immobilisée. Il fallait qu’il travaillât la matière, qu’il imprimât en elle son idée de l’univers, de lui-même et de son destin. Dans la pierre, le marbre, le bronze, l’or, l’argent, l’ivoire, la cire, le bois, l’argile, dans toutes les cristallisations de la terre, ses os, sa chair, son sang, ses larmes, le Grec a ciselé partout la forme de son esprit. On a douté de la beauté de la sculpture chryséléphantine du Ve siècle, comme de la splendeur que devaient prendre, sous l’immense ciel grec, les temples bleu et or qui montaient des bois de lauriers, des acropoles et des promontoires, en accordant au marbre blanc je ne sais quel privilège d’absolue spiritualité. En sculptant Athéné ou Zeus dans l’or ou l’ivoire, les Grecs ne voulaient qu’exprimer leur vénération pour eux. Mais un esprit .` comme celui de Phidias ne pouvait pas se tromper sur l’instrument à employer. Il avait sous son front l’ordre, la force lyrique, l’accord harmonieux de l’intelligence et du cœur, et s’il sculptait les dieux dans l’or et l’ivoire, c’est que l’or et l’ivoire lui obéissaient comme le marbre. Qu’importe la matière ? Quelle qu’elle soit, elle exprime l’artiste comme l’écorce de la terre, où la houille et le diamant se mêlent, exprime son feu souterrain. Elle est jetée bouillante au moule de son âme, et quand son âme est forte, l’argile est forte comme l’airain, et quand son âme est douce, l’airain est doux comme l’argile.

La bonne matière du monde ! Comme la peau et la laine des bêtes, comme la chair des fruits, comme le pain, elle est la compagne de l’homme. Elle est l’eau et le sel. Elle a la docilité des êtres domestiques, elle accueille le maître par le seuil et les degrés, le protège par les murs et les toits, s’offre pour son repos, se creuse pour recevoir ses aliments, s’allonge pour atteindre ses lèvres, s’aiguise pour lui livrer les matières moins dures qu’elle. Il fut un temps, vers la fin de l’hellénisme, où la matière travaillée environnait l’homme de toutes parts comme un cortège immobile qui le défendait et l’exaltait à la fois. L’art héroïque faiblissait, sans doute, mais les dieux d’ivoire et d’or étaient intacts au fond des sanctuaires, les héros de marbre bariolé habitaient encore les métopes où l’or des boucliers étincelait. Partout des temples peints, des propylées, des portiques, des stades à gradins, des colonnades, des dieux termes. De marbre les dalles des rues, les degrés des acropoles, les amphithéâtres sereins faisant face à la mer par-dessus les collines. D’or et de pierre, jaspes, agates, améthystes, cornalines, calcédoines, cristal de roche, les bijoux qui pesaient aux bras, agrafaient les tuniques, luisaient dans les cheveux teints. Et dans les maisons de marbre, de pierre ou de bois et jusqu’au fond des sépultures, des sièges de marbre ou de bois, des vases d’or, d’argent, de bronze, des statuettes de terre cuite ou de métal, des pots d’argile ou des coupes d’onyx.

Orgie de matière, certes, mais insinuant dans le monde, par sa fièvre de diffusion, l’esprit civilisateur. La Grèce n’inventa pas la monnaie, sans doute, mais ses cités furent les premières à lui donner sa forme circulaire, à frapper une tête d’un côté, un symbole de l’autre, une inscription mentionnant des devises, des signatures ou la valeur. Avec la diffusion de la richesse et de la culture esthétique, la monnaie jaillit par essaims des matrices de bronze. On en fabrique à peu près partout, à Athènes, en Asie, à Alexandrie, en Sicile surtout, dans les ateliers syracusains. La monnaie monte du foyer hellénique comme une crépitation d’étincelles. Le type change avec la ville, les événements, les victoires, les traditions. Statues, tableaux célèbres, légendes, mythes, animaux symboliques, portraits incisifs, les reliefs polis par des millions de mains, ombrés de noir au fond des creux, ont l’air d’une matière vivante immobilisée par le coin. Le cercle n’est jamais parfait, l’épaisseur du disque varie. Là, comme ailleurs, l’équilibre des éléments fait un organisme complet de l’objet d’art, que tuerait la symétrie. Le métal semble repoussé du dedans, comme gonflé de sucs et d’âme. Les Grecs lui donnent une vie charnelle ou végétale. Ils cisèlent des vases d’argent et d’or enlacés d’un réseau de branches où les graines, les bourgeons, les feuilles - chêne, olivier, laurier, platane, lierre - semblent frémir. C’est le fruit lourd enfoui dans le mystère du feuillage.

III

C’est peut-être par ces vases, et par maintes figurines de terre cuite, qu’on peut le mieux juger à quel point les Grecs ont compris le cadre où se meut la figure humaine. Ils n’en eurent pas le souci dominant, comme après eux les Indous et les Renaissants, surtout les Renaissants de Flandre et de France, parce que leur sol était moins riche en formes animées, et parce qu’ils voyaient dans l’homme le fruit mûr suspendu aux branches, que ce fruit les attirait sans cesse, que les rameaux, le tronc, le terrain où poussait l’arbre ne leur apparaissaient que comme l’accompagnement de la mélodie supérieure réalisée par leur esprit. Mais leurs grands poètes tragiques ont vu les Ménades vêtues de peaux de tigres et ceintes de serpents, couronnées de fleurs et de pampres, bondir avec les panthères hors des forêts, ils ont parlé de monstrueux accouplements d’où l’homme-bête jaillissait pour affirmer l’accord grandiose de la nature indifférente et du volontaire esprit. Et le plus humble de leurs paysans qui savait la source et la grotte peuplées de divinités familières, sentait paisiblement la fraternité de son sol.

Les Grecs introduisaient dans leur maison le monde de l’air et des plantes. Le cadavre de Pompéi, ville de la Grande Grèce bâtie, décorée par des Grecs, est couvert de fleurs. Dans les pièces closes, les marchés, partout des guirlandes de fleurs, de fruits, de feuilles, des oiseaux, des poissons, natures mortes épaisses, rutilantes, fougueuses, entourant des fausses fenêtres et des portes peintes qui s’ouvrent sur des perspectives de rues, de places, d’architectures et de champs. Sans doute n’est-ce là qu’une Grèce transplantée, latinisée, différente de la Grèce classique et tout envahie par les influences d’Alexandrie, d’Asie, et surtout inspirée par le ciel et la mer, la végétation, les rochers rouges, la flamme, le vin cuit dans la cendre chaude. Théocrite, sans doute, était Syracusain. Mais sur la terre grecque il y a des bas-reliefs, des sculptures de vases, des groupes tanagréens, chèvre-pieds, nymphes, jeunes femmes, danseuses, divinités des bois et des torrents, autour desquels on entend bruire les eaux, remuer les feuilles, mugir et chevroter les bêtes, rire et pleurer les flûtes dans le vent. Et si la nature environnante a fait taire un moment ses bruits autour du recueillement de Phidias inscrivant dans la seule forme humaine son intelligence du monde, Sophocle allait s’asseoir dans le petit bois de Colone, le bois d’orangers pleins de cigales où les ruisseaux tremblent sous la mousse, Pindare, le rugueux poète du Nord, en se rendant aux jeux par les routes des gorges et des plages, y ramassait de formidables images, pleines de ciels et d’océans, Eschyle, du haut de l’Acropole d’Argos, regardait la nuit étinceler, et, du plus lointain passé d’Hellas soufflait une brise fraîche. L’art égéen, déjà, grouille de formes marines. Le vent de la mer, l’eau du fleuve et le murmure du feuillage assistent à la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa, que le héros trouve semblable à un tronc de palmier. Vitruve n’affirme-t-il pas que le dorique vient du torse mâle, l’ionique du torse féminin ?

En tout cas, cet art pompéien, assez restreint, fait de souvenirs et d’imitations lointaines, et dû presque tout entier au pinceau de décorateurs à gages, de peintres en bâtiments, respire le monde animal et matériel, le monde pullulant et confus qui nous entoure. Comme il est jeune encore, malgré la vieillesse des civilisations païennes, comme il est vigoureux dans sa vague morbidesse, profond et tout rempli de l’âme antique ! Que sa puissance est persuasive, et comme, sur les fonds monochromes, rouge, noir, vert ou bleu, la tache est large, spontanée, la forme sûre, intense d’expression, vivante ! Amours, danseuses, génies ailés, dieux ou déesses, animaux, formes nues, drapées, auréolées de gazes ondoyantes, légendes, batailles, tout le symbolisme ancien, si près du sol, y revit avec la sensualité un peu grosse et la candeur des ouvriers qui l’interprètent certes, mais avec ce calme, cette fraîcheur à peine un peu tachée, cette fleur de vie que le vieux monde seul a connus. Demi -voilées, des formes dansantes apparaissent, bras purs, jambes pures continuant comme des branches balancées le torse pur. Les corps nus émergent doucement de l’ombre, flottants dans leur ferme équilibre. Çà et là d’implacables portraits, avec de larges yeux ardents, la vie sans intermédiaire visible, dans son austérité brutale. Parfois, côte à côte avec l’âme grecque et un germe d’académisme par bonheur encore inconscient, comme dans ce Thésée_ vainqueur du Minotaure qu’eût aimé le grand Masaccio, cette ardente expressivité qui caractérisera, treize siècles plus tard, le réveil de l’Italie. Monde inquiet, inégal, travaillé dans tous les sens, mais fougueux, brillant, avec la pourriture en haut, l’ingénuité quand même en bas.

Voyez ces regards immenses, ces grandes figures pensantes, toute cette immobilité vivante qui frémit en dedans. Cette vie arrêtée est presque terrible à regarder. On la dirait fixée soudainement, comme saisie par le volcan à la même heure que la ville. Impressionnisme, a-t-on dit ? Oui, par la fougue, la largeur, l’instantanéité du mouvement surpris, mais exprimant par la voix pourtant affaiblie, pourtant énervée des artisans d’une époque corrompue et sceptique, une force de compréhension et une profondeur d’amour où quelques hommes isolés atteignent à peine aujourd’hui. C’est la seule vraie renaissance de l’héroïsme grec. Elle répond, comme l’Hercule du Belvédère et les Vénus de la vallée du Rhône, au choc de l’intelligence hellénique et de la force latine et crée dans un éclair un art complet, par sa sève, sa vie ardente, sa fiévreuse concentration.

Bien que ces peintures ne soient pas à proprement parler des copies - en admettant que la copie soit possible et que le copiste, médiocre ou génial, ne substitue pas dans tous les cas sa nature à celle du maître -, bien qu’elles ne soient que des réminiscences d’œuvres grecques et leur transplantation sur .un terrain renouvelé, c’est par elles que nous pouvons nous faire une idée - lointaine - de la peinture antique, que les temples ont écrasée en s’écroulant. Les fresques les plus célèbres de la ville morte rappelaient les ouvrages de Polygnote, de Zeuxis, de Parrhasios, d’Apelle. La peinture racontait les mythes anciens et les guerres nationales. Elle ne connut d’abord que la teinte plate, sans doute très simplifiée, très éclatante, dure, en brutales oppositions, avant que le modelé apparût avec Parrhasios. Les lignes qui cernaient sa polychromie puissante devaient avoir la fermeté de la courbe ininterrompue que le passage des collines aux plaines et des golfes à la mer enseignait à cette époque à ceux qui construisaient les dieux. Toujours décorative à ses débuts, elle subit la destinée de la peinture des écoles modernes où le tableau de chevalet apparaît quand les statues descendent du faîte des temples pour envahir les places publiques, les appartements et les jardins. Comme la sculpture elle dut se plier aux volontés du riche. Mais sans doute elle y résista mieux, étant plus souple, plus nuancée, plus individualiste, plus maîtresse de dire seulement ce qu’elle ne veut pas cacher. Je la vois, après Parrhasios, un peu semblable à la peinture vénitienne, autour de Giorgione et de Titien : mûre, chaude, automnale, avec un modelé fuyant dans les ombres colorées et des saillies éblouissantes et qui semblent dorées par les sèves du dedans. Moins fluide et musicale, cependant, plus massive, plus compacte. L’huile n’est pas trouvée et la cire rend le travail moins immatériel et plus lent.

IV

En tout cas, la peinture a conservé jusqu’à nous, par Pompéi, le parfum de l’âme grecque, dont elle nous livre un des plus mystérieux aspects bien mieux que la céramique qui ne nous en a guère esquissé que l’évolution extérieure, tout ce qui est composition, technique superficielle, sujets. La céramique se borne à figurer, avec les petites terres cuites, l’art industriel national de la Grèce, et c’est beaucoup. Mais elle ne peut prétendre à représenter autre chose que le reflet, dans l’âme populaire, des floraisons moissonnées par quelques esprits dans le corps de la nation.

Des centaines d’ateliers s’étaient ouverts un peu partout, à Athènes, en Sicile, en Étrurie, en Cyrénaïque, dans les Îles, dans le Pont, jusqu’en Crimée. Les plus célèbres peintres de coupes, Euphronios, Brygos, Douris travaillaient avec leurs ouvriers, se répétaient souvent, se copiaient les uns les autres, rivalisaient d’activité pour attirer le client et fondaient, dans le bon travail en commun, l’échange continu, l’émulation, une industrie puissante. L’esclave, là comme ailleurs dans la Grèce non spartiatisée, était le collaborateur du maître, fermier à la campagne, domestique à la ville, ouvrier dans l’atelier, moins malheureux sans aucun doute que le serf féodal ou le salarié contemporain. En marge des révolutions et des guerres, la vie populaire et artisane, la vie moyenne était trop simple, trop près du sol, trop mêlée à la lumière pour que l’enfer en fût la loi.

Cependant l’art industriel, malgré ces puissantes racines, est si limité par ses fins mêmes qu’il ne peut prétendre à des intentions aussi hautes que celui des sculpteurs de dieux. Par contre, il évite bien plus longtemps le double écueil de la prétention et de la mode. Il meurt ainsi moins vite, et se renouvelle plus tôt. Diderot a eu raison de rétablir la dignité des arts industriels. Il a eu tort de les placer au même niveau que les autres. Le sculpteur et surtout le peintre ne sont guidés dans leur lutte avec la matière que par la qualité de la matière. La destination de l’objet se meut dans un cadre si large que leur liberté n’a d’autre limite que l’espace infini où ‘jouent les rapports de l’intelligence et de la sensibilité avec l’univers entier des sensations et des images. L’ouvrier d’art est enfermé en des frontières plus étroites par la fonction que doit remplir le meuble ou l’ornement qu’il travaille, et aussi par sa dimension. Une fresque et un dé à coudre n’offrent pas à leur auteur des moyens identiques. Si le son de l’âme peut être aussi pur, aussi touchant ici que là, les éléments de la symphonie y sont bien moins nombreux et infiniment moins complexes. Et, devant l’utilité pratique, l’utilité spirituelle est tenue de reculer.

Il faut que l’ouvrier contraigne en outre les ornements dont il veut décorer l’objet à suivre les contours de ses formes, à se modifier selon son volume, ses surfaces, à obéir comme lui-même à une destination exclusiviste et d’ordre quand même inférieur. Aussi est-il bien rare qu’on découvre, aux flancs des plus beaux vases athéniens, même un soupçon de cette composition libre qui apparente la grande sculpture au plan universel. Les formes s’allongent et se font parallèles pour épouser le flanc des amphores, leur donner de la rectitude et de l’essor. Elles s’étirent en rondes circulaires autour des coupes, des vasques, des cratères, comme pour entraîner le pot dans un mouvement giratoire. De-ci, de-là, très souvent sans doute, dans un ensemble sobre, fougueux, facile à lire d’un coup d’oeil, noir sur rouge ou rouge sur noir, d’admirables détails, un dessin pur comme la ligne du pays, incisif comme l’esprit de la race, qui suggère le modelé absent par sa direction seule et sa manière d’indiquer l’attitude et le mouvement. Pour l’ouvrier comme pour le sculpteur des temples le moule archaïque est brisé, la nature n’est plus un monde de formes immuables et séparées, mais un monde mouvant, se combinant et se désagrégeant sans cesse, renouvelant ses aspects et changeant à chaque seconde les éléments de ses rapports.

La forme de ces vases est si pure qu’on la dirait née toute seule, et non sortie de la main des potiers, mais du jeu obscur et permanent des forces naturelles. Ils donnent la sensation vague que l’artiste obéit aux indications du tour pour étrangler ou pour renfler l’argile, asseoir la pâte ou l’allonger. Quand le tour ronfle, quand la matière tourne et fuit, une musique intérieure murmure à la forme mouvante le balancement mystérieux qui rythme les chants et les danses. Graines, mamelles, hanches rondes, fleurs fermées, fleurs ouvertes, racines tournoyantes, formes sphériques de la nature, le mystère central dort au creux recueilli des vases. La loi des attractions universelles ne régit pas seulement les soleils, toute matière se meut et tourne dans le même cercle. L’homme essaie d’échapper au rythme, le rythme le reprend toujours. Le vase a la forme des fruits, des ventres de mère et des planètes. La sphère est la matrice et le cercueil des formes. Tout en sort. Tout y revient.

Le vase grec, sauf les grandes amphores panathénaïques qui ont la sévérité de leur destination, le vase grec, quand on le regarde de près, vous accueille presque toujours avec une familiarité charmante. Quand il raconte les aventures de guerre ou interprète les vieux mythes, il s’humanise délicieusement. Très souvent ce sont des enfants à leurs jeux, des hommes dans leur atelier, des femmes à leur toilette, de longues, d’ondulantes formes grasses indiquées d’un trait continu. La peinture familière de l’Egyptien agriculteur racontait le travail des champs. La peinture familière des Grecs, peuple de marchands et de causeurs, parle plus volontiers des travaux de la maison.

La vie, dans la cité antique, est infiniment moins guindée que nous ne nous la représentons. L’indulgence, la familiarité méridionales, la vie simple rapprochent tout. Celle d’un port méditerranéen actuel doit lui ressembler en tous points, surtout les jours de marché et de consultation électorale. Malgré le souci constant qu’ont les Grecs de recouvrir d’une fiction souriante ou splendide la banalité, la vulgarité ou même l’horreur de l’aventure quotidienne, elle perce sous le décor.

Ce peuple a-t-il donc menti ? Non. Il a imaginé une vie héroïque qui exprimait malgré tout son désir et qui lui a permis de hausser son vouloir au-dessus de ses appétits les plus atroces et ainsi, en fin de compte, de lancer l’avenir des hommes dans une décisive direction. Après tout, si la guerre est ignoble, avec ses corps décomposés et leurs hideuses grimaces, rien n’est si beau qu’un jeune guerrier qui s’avance, la poitrine ouverte, soulevé d’orgueil et de foi. Si les travaux du ménage épuisent et flétrissent la femme, voici - roseaux ployés, eaux ondoyantes, fleurs et guirlandes balancées - des jeunes filles qui dansent, rythmant au son des musiques grêles les mouvements de la poursuite, de l’adieu, de la supplication, de la prière, de l’amour. Et si la mort est au bout du chemin, il y a sur les bords du chemin de quoi orner la vie. Il semble qu’aussi turbulent ou fourbe et souvent tout ensanglanté qu’ait été le monde grec, sa gloire est en ceci, qu’il a accepté virilement et même joyeusement de vivre. Au pied de l’Acropole, il y a un petit cimetière, où se dressent encore quelques stèles funéraires d’un symbolisme émouvant. La Grèce aime les travaux et les jours jusque sur sa pierre tombale. On s’y dit adieu avec des gestes simples, avec une figure un peu triste et tout à fait calme, comme si on allait se revoir. L’ami serre la main de l’ami, la mère pose les doigts sur la tête de l’enfant, la servante présente à sa maîtresse le coffret plein de bijoux. Les animaux familiers viennent assister au départ. La gloire de la vie terrestre entre dans l’ombre souterraine.