Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/4


CHAPITRE II

JUSTINIEN. — LES LOMBARDS


I. — Justinien


Le péril wisigothique écarté, les provinces orientales de l’Empire n’avaient plus rien à craindre des Germains. Attila, en poussant ces derniers vers l’Occident, les avait, momentanément du moins, refoulés loin de ses frontières. Ce sont d’autres barbares, les Slaves qui commencent, dès le vie siècle, à paraître sur la rive gauche du Danube. Beaucoup plus rapprochés de Constantinople que les Germains ne l’étaient de Rome, ils éprouvent directement l’attraction de la grande ville. Ils y viennent de plus en plus nombreux, prendre du service, soit comme travailleurs, soit comme soldats, et plus d’un y arrive à la fortune.

L’usage courant fait dater du règne de Justinien cette dernière période de l’histoire de l’Empire romain que l’on désigne très exactement sous le nom de « byzantine ». Pourtant, c’est Constantin, imitant Dioclétien dont la résidence était Nicomédie, qui a fait de Byzance la capitale du gouvernement impérial d’Orient. Depuis lors, tandis que Rome était abandonnée par les successeurs de Théodose pour Milan ou pour Ravenne, elle n’a pas cessé d’être, jusqu’au jour où, en 1453, elle est tombée aux mains des Turcs, la résidence des empereurs, la ville des tsars, le Tsaragrad des Russes. Déjà favorisée par son incomparable situation géographique, le privilège de posséder la Cour et avec elle le gouvernement central, a eu bientôt pour résultat d’en faire la ville principale de l’Orient. On peut même dire qu’à partir des conquêtes musulmanes, elle sera la seule grande ville du monde chrétien. Tandis que, depuis les invasions, tous les centres urbains de l’Occident se dépeuplent et tombent en ruines, elle conserve une population de plusieurs centaines de milliers d’habitants, dont les besoins de l’alimentation mettent en réquisition tous les territoires qui bordent la Mer Noire, la Mer Egée, la Mer Adriatique. C’est elle qui anime le commerce et la navigation, et c’est l’attraction qu’elle exerce sur tout l’Empire qui est la plus forte garantie de son unité. Par elle, l’Empire byzantin présente un caractère urbain, si l’on peut ainsi dire, beaucoup plus marqué que l’ancien Empire romain. Car Rome ne faisait qu’attirer vers elle l’exportation des provinces sans rien leur rendre en retour ; elle se bornait au rôle de consommateur. Byzance, au contraire, consomme et produit. Elle n’est pas seulement une résidence, elle est encore une place de commerce de premier ordre où affluent les produits d’Europe et d’Asie, et une ville d’industrie très active.

Par la langue, elle reste une ville grecque, mais c’est une ville grecque plus qu’à demi orientalisée. Incomparablement plus riches, plus prospères, plus peuplées que la Thrace ou la Grèce propre, les provinces d’Asie Mineure exercent sur elle un ascendant irrésistible. La Syrie, la plus active d’entre elles, y jouit d’une influence prépondérante. L’art byzantin n’est en somme qu’une transformation de l’art hellénique par l’intermédiaire de l’art syriaque.

Pour la pensée et la science grecques, il ne subsiste que ce que le christianisme a bien voulu en laisser subsister, c’est-à-dire pas grand chose. Justinien, on le sait, a fait fermer l’École d’Athènes où se conservait encore un écho assourdi des philosophies de l’Antiquité. Mais les dogmes et les mystères de la religion fournissaient matière assez abondante à cette passion de dialectique qui, depuis des siècles, caractérisait la pensée hellénique. Depuis l’apparition du christianisme, c’est en Orient un pullulement d’hérésies, provoquant des batailles dans les grandes villes, ameutant des conciles les uns contre les autres et mettant aux prises les trois patriarches de Byzance, d’Antioche et d’Alexandrie. Toutes, naturellement, ont leur répercussion dans la capitale, et dans toutes l’empereur doit prendre parti, car la conception antique qui fait de lui le chef de la religion comme le chef de l’État se perpétue à Constantinople. Tout débat théologique devient ici affaire de gouvernement. Les partis travaillent la cour et cherchent à s’assurer l’appui tout puissant du souverain. Aussi l’orthodoxie et l’hérésie, suivant le choix qu’il fait entre elles, sont-elles tour à tour la religion d’État.

Avec tout cela, l’Empire confiné en Orient n’en est pas moins considéré, et en réalité n’en constitue pas moins, l’Empire romain. Le titre de βασιλεὺς τῶν Ρωμαίων est même, à partir du ixe siècle, le titre officiel de l’empereur byzantin. Depuis Dioclétien, le gouvernement de l’Empire est souvent réparti entre deux empereurs, mais ce partage du pouvoir n’a pas mis fin à l’unité de l’Empire.

Parler, comme on le fait pour la facilité du langage, d’Empire d’Occident et d’Empire d’Orient, c’est employer des termes inexacts. En fait, quoique administrativement séparé en partie orientale et partie occidentale, l’Empire n’en forme pas moins un seul corps. Si le régent de l’une de ces deux moitiés vient à disparaître, elle se trouve placée, par cela même, sous le pouvoir de l’autre. Or c’est précisément ce qui arrive à l’époque des invasions. L’empereur d’Occident, ayant disparu, c’est l’empereur d’Orient qui se trouve seul désormais à la tête du monde. Aussi bien, nous l’avons vu, n’en a-t-il cédé aucune partie et son droit demeure-t-il intact à la possession de l’ensemble. Même après la conquête, le souvenir de sa suprématie n’a pas disparu. Les rois germaniques lui reconnaissent sur eux une sorte de primauté mal avouée, mais qu’ils trahissent par le respect qu’ils lui témoignent. Pour le pape, il reste le souverain légitime et la chancellerie pontificale continue à dater les bulles de l’année du consulat, c’est-à-dire de l’avènement de l’empereur byzantin. Dans l’Église d’ailleurs, la tradition se maintient de la nécessité et de l’éternité de l’Empire. Tertullien et Saint Augustin ne le proclament-ils pas d’ordre providentiel ?

Il est enfin un dernier motif pour lequel les Romains regrettent l’Empire. Leurs nouveaux maîtres, les rois germaniques, ne sont pas orthodoxes. Sauf celui des Francs, converti au catholicisme dès le début de la conquête de la Gaule par Clovis, les autres, Wisigoths, Ostrogoths et Vandales, professent l’arianisme. Cette hérésie, formidable au ive siècle et qui a fait couler des flots de sang en Orient, a beau y avoir cédé la place depuis longtemps, les Germains la conservent obstinément. À vrai dire, elle n’est pas très dangereuse. L’église arienne ne fait pas de prosélytes parmi la population romaine et l’on peut même croire qu’à mesure que les barbares se laissent absorber par celle-ci, le nombre de ses fidèles va sans cesse décroissant. Mais, enragée justement de son impuissance et sûre de la faveur des rois, elle se montre agressive et intolérante à l’égard du clergé catholique. Querelle de prêtres si l’on veut, mais qui aigrit et irrite la masse orthodoxe. En Italie, le conflit est même devenu si aigu que le pape, en désespoir de cause, ayant invoqué l’intervention de l’empereur, Théodoric le fait emprisonner, au grand scandale des fidèles.

On sait tout cela à Byzance, et l’on y sait aussi que la force des nouveaux royaumes n’est pas bien inquiétante. Dans tous, la dynastie se détruit elle-même par des querelles intestines et des meurtres de famille. Chez les Wisigoths et chez les Vandales, les divers compétiteurs de la couronne prient l’Empereur de leur venir en aide. Chez les Ostrogoths, après la mort de Théodoric, Théodat vient de faire assassiner, pour régner seul, sa femme Amalasonthe, fille du roi défunt. Persécution religieuse, scandales politiques, que de prétextes d’intervention !

Justinien (527-565) ne manqua pas d’en profiter. Il avait rétabli la paix dans ses États, réorganisé les finances, refait l’armée et la flotte : il les consacra à reconstituer l’Empire romain. Ce fut sur les Vandales que porta le premier coup. En 533, 500 navires débarquaient en Afrique 15.000 hommes conduits par Bélisaire. La campagne fut aussi courte que brillante. En quelques mois, le royaume était entièrement conquis et son roi envoyé à Byzance pour servir au triomphe de l’empereur. Les Wisigoths qui avaient assisté indifférents à la ruine de leur voisin, subirent bientôt le même sort. Toute la région maritime fut occupée et soumise sans difficultés ; on ne se donna pas la peine de poursuivre la dynastie réfugiée dans les montagnes. L’État ostrogothique résista plus longtemps. Ce n’est qu’après dix-huit ans de guerre que son sort fut décidé par la sanglante défaite de ses dernières troupes sur les pentes du Vésuve (553).

La Méditerranée était redevenue un lac romain, ou devenait, si l’on veut, un lac byzantin. Partout des exarques et des ducs prenaient en main l’administration des provinces reconquises. Rome faisait de nouveau partie de l’Empire et, comme au beau temps, les ordres de l’empereur se transmettaient jusqu’aux Colonnes d’Hercule.

Il pouvait sembler que la civilisation byzantine, après de si brillants services, allait devenir la civilisation européenne, et que Constantinople, où Justinien érigeait en guise d’arc de triomphe, la basilique de Sainte-Sophie, était destinée à attirer dans son orbite l’Occident tout entier.

II. — Les Lombards

Mais ces succès étaient plus brillants que durables. En mourant (565), Justinien laissait l’Empire accablé d’impôts écrasants et incapable de nouveaux efforts. Pourtant, la tâche n’était pas achevée. Il restait, si l’on voulait s’assurer la maîtrise de la Méditerranée, à combattre le seul État indépendant qui touchât ses rives, le royaume franc. La côte de Provence, en effet, a été épargnée par les armes de Justinien. C’est une lacune à combler pour achever l’œuvre entreprise et pour la consolider. Mais la Provence soumise, il faudra évidemment pousser plus loin, et afin d’en assurer la conquête, reprendre la politique de César et annexer la Gaule. Alors, appuyé de nouveau aux Alpes et au Rhin, le monde romain groupé autour de la Méditerranée se trouvera, comme jadis, à l’abri de toute invasion. Mais aborder les Francs, c’est se mesurer avec un ennemi autrement redoutable que les précédents.

Comment le successeur de Justinien, son neveu Justin II, aurait-il pu y songer (565-578) ? Non seulement ses finances sont en désordre, mais de nouveaux ennemis viennent d’apparaître sur le Danube. À l’est s’avancent, venant des steppes de la Russie d’où elles ont rejeté les Slaves sur les Carpathes et vers le sud, les hordes furieuses des Avars ; à l’ouest, deux peuples germaniques, les Gépides et les Lombards, occupent le cours moyen du fleuve. À l’autre bout de l’Empire, en Asie Mineure, les Perses prennent sur la frontière une attitude menaçante. Loin de préparer de lointaines entreprises, il importe donc de se consacrer à la défense. Justin crut faire un coup de maître en excitant les Lombards et les Avars contre les Gépides. Le malheureux peuple fut anéanti, mais les Avars occupèrent immédiatement son territoire et les Lombards se sentant les plus faibles leur cédèrent la place. Comme cent ans plus tôt les Ostrogoths, ils prirent leur route vers l’Italie et envahirent la Gaule cisalpine qui depuis lors porte leur nom (568). Les conquêtes lombardes durèrent jusqu’à Rotharis (636-652) qui conquit Gênes et la côte ligure.

Les Byzantins, surpris par l’attaque, ne cherchèrent pas à résister et se réfugièrent dans les villes ; elles tombèrent l’une après l’autre. Ils ne parvinrent à conserver que la côte d’Istrie, la région de Ravenne, le Pentapole, la région de Rome, ainsi que la partie de la Péninsule qui s’étend au sud de Spolète et de Bénévent.

Cet épilogue des invasions germaniques que constitue la descente des Lombards en Italie a une importance considérable.

Les nouveaux venus, en s’intercalant entre l’Empire byzantin et le royaume franc, rendirent impossible le conflit qui eût évidemment éclaté entre ces États s’ils fussent restés en contact. D’autre part, leur arrivée au delà des Alpes déterminera jusqu’au xixe siècle le sort de l’Italie. C’en fut fait, en effet, depuis lors, de l’unité du pays qui avait fait celle du monde. La lutte des Lombards et des Byzantins pour sa possession n’est que le premier chapitre de cette histoire douloureuse qui nous le montrera, dans le cours des temps, envahi, occupé et déchiré par les Allemands, les Normands, les Espagnols, les Français et les Autrichiens, jusqu’au jour où, secouant enfin le joug étranger, il réalisera le vœu séculaire de ses patriotes et accomplira son risorgimento. La question italienne, qui s’est posée à toutes les époques de l’histoire de l’Europe sous des formes diverses, s’ouvre donc avec l’invasion lombarde. Au moment où nous sommes arrivés, la solution que lui a donnée le succès des envahisseurs peut encore passer pour très précaire. Byzance a reculé, mais elle n’a pas renoncé à la lutte et peut espérer un retour offensif. Malgré tout, sa position en Occident où elle possède une bonne partie de l’Italie, la Sicile, l’Afrique et les côtes d’Espagne lui permet de compter sur l’avenir. Un nouveau bouleversement, le plus profond et le plus brusque qu’ait jamais subi l’Europe, allait en décider autrement.