Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/24


CHAPITRE III

LA FRANCE

I. — La France et la politique européenne

En renversant à Bouvines la coalition formée contre elle, la royauté française avait prouvé sa force militaire et pris du même coup le premier rang en Europe. De l’Allemagne, où sa victoire avait assuré la couronne à Frédéric II, elle n’avait plus rien à craindre. Elle profita de la situation pour tourner ses forces contre l’Angleterre. Les circonstances la favorisaient à souhait. Révoltés contre Jean sans Terre, les barons anglais appelaient le fils de Philippe Auguste à défendre la Grande Charte et lui offraient la couronne. Pendant un moment, le futur roi de France fut roi d’Angleterre. Mais la mort de Jean (1216), en réveillant au profit de son fils Henri III le loyalisme féodal et le sentiment national, rendit impossible une union dynastique qui, d’ailleurs, n’eut certainement pas été durable. Louis revint en France où il succéda sept ans plus tard en 1223 à son père, sous le nom de Louis VIII.

Philippe Auguste, en montant sur le trône ne gouvernait encore directement que le vieux domaine royal, un peu augmenté par Louis VI et Louis VII, mais toujours sans débouchés sur la mer et menacé à l’ouest et au nord par l’alliance du comte de Flandre et du roi d’Angleterre. En mourant, il laissait son fils en possession de la Bretagne, du Poitou, de la Normandie et assuré de l’obéissance du comte de Flandre réduit au rôle de protégé de la couronne. Il n’y avait plus dans le royaume aucun prince en état de lui tenir tête. Cependant, le midi restait encore indépendant du pouvoir monarchique. Vis-à-vis du comté de Toulouse, Louis VIII se trouvait à peu près dans la même situation que Clovis, huit siècles plus tôt, vis-à-vis du royaume des Wisigoths. Ce fut, comme pour Clovis, un motif religieux qui lui donna l’occasion d’intervenir. Le conquérant, au ve siècle, attaqua les Wisigoths sous prétexte qu’ils étaient ariens ; Louis VIII fut amené à s’annexer le comté de Toulouse par suite de l’hérésie des Albigeois. Dans un cas comme dans l’autre d’ailleurs, la question religieuse ne servit qu’à hâter un événement inévitable. L’unité géographique de la France appelle nécessairement son unité politique. Le nord et le midi ne s’y opposent pas ; ils se continuent l’un dans l’autre. Ajoutez à cela l’attraction de la Méditerranée, la mer par excellence du grand commerce, le chemin de l’Orient. Elle l’était encore sous Clovis ; elle l’était redevenue au commencement du xiiie siècle. De Paris, les rois de France devaient marcher vers elle comme y avaient marché les rois des Francs. D’ailleurs leur suzeraineté s’étendait jusqu’aux Pyrénées. Il n’y avait peut-être pas en Europe, au commencement du xiiie siècle, de région plus vivante et plus brillante que le Languedoc. Grâce à la navigation méditerranéenne, les villes y étaient nombreuses et prospères. Comme Gênes et Pise, Marseille et Montpellier envoyaient leurs vaisseaux aux ports d’Égypte et de Syrie ; comme Sienne et Florence, Cahors s’adonnait au commerce de l’argent et la renommée de ses banquiers s’étendait jusque dans les Pays-Bas. Toulouse, dans la plaine de la Garonne, avait une importance analogue à celle de Milan en Lombardie. Toutefois, à la différence de l’Italie, les villes françaises du midi n’étaient pas des républiques autonomes. Comme dans le nord, elles reconnaissaient la seigneurie des principautés territoriales qui s’étaient constituées lors du démembrement de l’Empire carolingien, et dont la plus importante était le comté de Toulouse. La situation des comtes de Toulouse était assez semblable à cette extrémité du royaume à celle des comtes de Flandre à l’extrémité opposée. Riches et puissants comme eux, ils profitaient, comme eux aussi, de leur position excentrique pour conserver à l’égard du roi une liberté presque complète. Enfin, de même qu’une partie des sujets des comtes de Flandre parlait « thiois », ceux des comtes de Toulouse parlaient provençal, et cette individualité linguistique s’ajoutait en la renforçant à l’individualité politique qui distinguait le comté de Toulouse du reste de la France. Elle la renforçait d’autant plus que la littérature provençale au xiie siècle brilla d’un éclat plus vif. Ses chansons d’amour et ses chansons de guerre (sirventes) passionnaient toute la noblesse du midi, se faisaient entendre en Italie et pénétraient même dans le nord, favorisées par un engouement analogue à celui qui, aux xvie et xviie siècles, devaient populariser parmi les beaux esprits la lecture des écrivains italiens puis espagnols. Richard Cœur de Lion, Frédéric II et le duc de Brabant Henri II rimaient dans cette langue provençale dont le développement littéraire précéda celui de toutes les autres langues romanes. Il n’en faut pas dire davantage pour montrer que l’activité intellectuelle ne le cédait en rien dans le midi à l’activité économique. Elle était si puissante qu’en même temps qu’elle y suscitait des poètes, elle y provoquait une formidable crise religieuse.

A la fin du xiie siècle, le Languedoc fourmillait de ces mystiques qui aspiraient à ramener l’Église et le siècle à la simplicité apostolique et condamnaient à la fois la hiérarchie religieuse et l’ordre social[1] comme amour du mal, c’est-à-dire de la chair, auxquelles il fallait substituer le règne de l’esprit. Ces « Cathares » étaient particulièrement nombreux dans le comté d’Albi, dépendant de celui de Toulouse, d’où leur nom d’Albigeois. Leur propagande leur avait gagné des adhérents non seulement dans le peuple des villes, mais chez les riches marchands et au sein de la noblesse. Malgré les objurgations du clergé et les remontrances du pape, le comte de Toulouse, Raymond VI, l’arrière-petit-fils du héros de la première Croisade, montrait à leur égard une tolérance qui le rendait suspect lui-même. En 1208, Innocent III le faisait excommunier par un légat, Pierre de Castelnau, qu’un chevalier du comte, transporté de fureur, abattit d’un coup de lance. Il n’en fallait pas tant pour que le pape mît au ban des fidèles un prince et un pays coupables d’outrage à la majesté de Rome et à la foi catholique. Du nord de la France accoururent, sous la conduite de Simon de Montfort, des bandes de chevaliers également animées par la haine des hérétiques et l’espoir du butin. La guerre fut atroce et sans merci. Béziers, Carcassonne furent mises à sac. Le roi Pierre II d’Aragon, venu au secours de Raymond VI, son parent, périt dans un combat ; Simon de Montfort eut le même sort en 1218. Il laissait à son fils Amauri les terres conquises par lui sur le comte de Toulouse. Cependant, à Raymond VI avait succédé son fils Raymond VII et Amauri implora contre lui l’aide du roi de France, Louis VIII, qui avait pris part comme prince royal à la Croisade contre les Albigeois, parut cette fois en Languedoc comme arbitre souverain, à la tête d’une armée. Amauri lui céda ses droits ; Raymond VII n’osa résister. Le midi se courbait à son tour sous la couronne. Louis VIII n’eut d’ailleurs pas le temps d’achever l’absorption commencée. Le 8 novembre 1226, au cours de la campagne, la mort l’arrêtait inopinément.

Le royaume passait à un enfant de onze ans. Une longue régence était en perspective. Le roi défunt en avait chargé la reine Blanche de Castille, lui faisant assumer un rôle qu’aucune reine de France ne devait plus jouer avant Catherine de Médicis.

Il était naturel que les grands vassaux profitassent de l’occasion pour chercher à regagner le terrain perdu par eux depuis l’avènement de Philippe Auguste. Mais rien ne montre mieux l’affermissement du pouvoir royal que l’échec de leur révolte, malgré l’appui du roi d’Angleterre, Henri III. L’ordre social avait changé. Lors de la dissolution de l’Empire carolingien, au milieu d’une civilisation agricole et sans commerce, il avait favorisé les princes et leur avait valu l’acquiescement des populations parce qu’ils étaient seuls capables de protéger l’ordre public que les rois ne pouvaient plus maintenir. Aujourd’hui, dans une société affranchie du système domanial, parcourue par les marchands et transformée par les besoins nouveaux de la bourgeoisie, les petites patries locales tendaient naturellement à se grouper sous la tutelle puissante de la couronne et se détachaient des princes dont les prétentions ne correspondaient plus aux besoins du temps. L’opposition princière ne fut d’ailleurs ni générale, ni très énergique. Comme celle de tous les partis réactionnaires, elle manquait d’enthousiasme et de confiance parce qu’elle ne s’inspirait que d’intérêts personnels. Elle s’apaisa dès qu’elle se rendit compte que le succès était impossible. Raymond de Toulouse qui, naturellement, s’y était jeté, y perdit la moitié des terres qui lui restaient et fut obligé de fiancer son héritière au frère du roi, Alphonse de Poitiers qui, en 1249, à la mort de son beau-père, hérita du comté.

Le règne de Saint Louis (Louis IX, 1226-1270) commença comme celui de Louis XIV, au milieu des troubles d’une régence tumultueuse. Il lui ressemble encore par la gloire qu’il a procurée à la France ; il ne lui ressemble d’ailleurs qu’en cela. Pour le reste, le contraste des deux politiques est aussi tranché que celui du caractère des deux princes, dont l’un et l’autre sont restés pour la postérité comme l’incarnation même de leur époque. L’État absolu du xviie siècle a trouvé dans Louis XIV, son représentant classique, de même que l’État chrétien du Moyen Age a trouvé le sien en Saint Louis. A celles des grands papes dominateurs de son temps, les esprits religieux préféreront toujours cette physionomie si douce, si simple, si pieuse qu’elle fait penser à celle d’un Saint François d’Assise couronné, et qui pourtant fut celle d’un grand roi. L’idéal chrétien de paix, de justice et de charité s’est réalisé beaucoup plus complètement dans le règne de Saint Louis que dans le pontificat d’un Innocent III ou d’un Innocent IV. Mais il faut bien remarquer que cette fleur de la royauté médiévale ne s’est épanouie avec tant de beauté que par un heureux concours de circonstances. Ce fut un bonheur pour Saint Louis d’être monté sur le trône après la Croisade des Albigeois et de n’avoir point eu à se souiller des massacres de cette sanglante chevauchée dans laquelle l’ardeur de sa foi l’eût sans doute précipité. Ce lui en fut un autre, et plus grand encore, que d’avoir hérité de son père et de son grand-père un royaume puissant et respecté. Qu’on le suppose né au xiie siècle et obligé de monter à cheval pour combattre ses vassaux et pour batailler péniblement sur la frontière de Normandie avec le roi d’Angleterre, il n’eut sans doute été qu’un Louis le Pieux quelconque, car il n’était ni grand politique, ni grand homme de guerre. Il n’était qu’un homme de bien, et les vertus qu’il n’eût pu manifester s’il avait été contraint de lutter pour le pouvoir, se déployèrent à l’aise grâce à la possession de la force qui lui permit l’accomplissement de son idéal. Il eut le bonheur de régner sur un royaume sans hérétiques et sans ennemis, et il lui fut réservé d’ennoblir, d’affermir et de compléter dans la paix ce qu’avait fait l’épée de ses devanciers.

A l’intérieur, l’autorité royale s’imposa sans peine et grandit sans obstacles, parce que ses progrès correspondaient à autant de bienfaits. Jusqu’alors l’administration monarchique avait servi avant tout à assurer les droits de la couronne, à favoriser sa juridiction, à développer et à régulariser ses finances. Elle fut employée sous le nouveau règne à assurer l’ordre public et à améliorer la condition du peuple. Les ordonnances de Saint Louis font penser aux capitulaires de Charlemagne par le christianisme pratique qui les anime. Il n’est pas jusqu’à l’institution des missi dominici qui ne se retrouve dans celle des enquêteurs royaux chargés de contrôler l’action des baillis et de les empêcher d’opprimer leurs justiciables. Charlemagne, on l’a vu, ne put que réaliser bien incomplètement ses vues, faute de moyens d’exécution. Saint Louis possédait au contraire dans le Parlement et dans les fonctionnaires créés par Philippe Auguste le personnel nécessaire à l’accomplissement des siennes. Les guerres privées furent abolies, le servage personnel supprimé sur les terres royales, la juridiction perfectionnée par l’organisation de l’appel, la taille rendue plus équitable. Le Parlement soumit les cours judiciaires des provinces à son contrôle et son action contribua à l’unification du droit et à la suppression d’usages surannés comme le combat judiciaire et les ordalies. Une chambre des comptes en introduisant la régularité dans les finances contribua à soulager les contribuables. Le désordre monétaire prit fin par la grande réforme qui rendit en fait à la couronne la frappe des espèces monétaires, ou du moins obligea les princes qui continuaient à battre monnaie à se conformer aux règles en vigueur pour les monnaies royales. Dans l’administration courante, le français prit décidément la place du latin et la langue des affaires cessa d’être inintelligible aux administrés. Pour la première fois, le peuple sentait que le gouvernement n’était pas seulement une machine à le pressurer, un instrument d’exaction ; pour la première fois, le fonctionnaire cessait de lui apparaître comme un maître et se transformait en protecteur ; pour la première fois, il sentait que la force de la royauté s’alliait à la justice, que le roi de loin veillait sur lui et compatissait à ses misères. La royauté devenait populaire ; elle s’enracinait dans toutes les provinces, ralliait à elle l’opinion publique, se manifestait nécessaire, indispensable, parce que bienfaisante. C’est de Saint Louis, semble-t-il, que date en France cette forme de sentiment national qui s’exprime par le culte de la monarchie. Le royaume devient une patrie dont tous les membres sont liés entre eux par un commun amour pour le roi. Jeanne d’Arc devait être, deux siècles plus tard, l’incomparable expression de cet amour. Mais cet amour, c’est Saint Louis qui l’a inspiré le premier aux Français, si indélébile qu’il a passé à tous ses successeurs.

La paix et la justice qu’il voulut faire régner parmi ses sujets, furent aussi la règle constante de la politique de Saint Louis. Il eût pu, avec les plus grandes chances de succès, arracher au roi d’Angleterre le dernier reste de ses possessions continentales, et au roi d’Aragon les fiefs qu’il détenait en Languedoc. Il leur offrit à tous deux, malgré l’avis de ses conseillers, des arrangements amiables. Par le Traité d’Abbeville (1259), il reconnut à Henri III la propriété du Périgord et du Limousin, moyennant l’abandon des prétentions anglaises sur la Normandie, l’Anjou, la Touraine, le Maine et le Poitou réunis à la couronne par Philippe Auguste. Par celui de Corbeil, il obtint de Jayme II d’Aragon ses territoires languedociens au prix de la cession de la suzeraineté française sur la Catalogne (1258)[2]. Sa conduite, durant le furieux conflit du pape et de Frédéric II ne se départit pas d’une neutralité qui chez un fils aussi soumis de l’Église, peut passer pour un blâme discret des violences d’Innocent IV. La confiance qu’inspirait son équité lui valut au dehors un prestige politique d’autant plus solide qu’il ne le recherchait pas. Dans les Pays-Bas, les d’Avesnes et les Dampierre le prirent pour arbitre dans leur longue querelle ; en Angleterre, Henri III et les barons révoltés lui soumirent leur différend.

Mais pour lui comme pour les grands scolastiques de son temps, si la guerre entre les chrétiens est toujours un malheur et souvent un crime, elle s’impose en revanche contre l’infidèle. L’ardeur de sa foi était trop vive et sa sincérité trop entière pour qu’il ne considérât pas comme le premier de ses devoirs de tâcher de reconquérir le tombeau du Christ. Les calculs ou les intérêts qui, de plus en plus, détournaient ses contemporains de la Croisade, n’avaient aucun prix pour cet idéaliste. Pour lui, comme pour les papes, elle restait l’honneur et l’affaire essentielle de la chrétienté. Son entourage avait beau lui en représenter les dangers, les dépenses, l’inutilité et l’échec à peu près certain, leurs raisonnements ne pouvaient convaincre un roi qui estimait surtout dans sa couronne les devoirs qu’elle lui imposait à l’égard de Dieu, c’est-à-dire de l’Église. Plus son royaume était paisible et prospère, plus il lui tardait de partir. L’enthousiasme des premiers croisés revivait dans ce prince par qui s’achève l’histoire des Croisades. Sont-ce bien encore des Croisades d’ailleurs que les deux expéditions qu’il entreprit contre l’Islam, la première en 1248, la seconde en 1270 ? Oui, si l’on en considère le but, non si l’on envisage leur composition. La chrétienté dans son ensemble leur demeura complètement étrangère. Ce furent deux entreprises purement françaises et dans lesquelles la chevalerie suivit le roi beaucoup plus par dévouement, par loyalisme, par amour des aventures, que par passion religieuse. L’une et l’autre d’ailleurs échouèrent complètement. Ce. n’est qu’après dix ans d’efforts (1248-1254), après s’être obstiné au siège de Damiette, après être tombé aux mains des Turcs, après avoir vu mourir ses plus chers compagnons et supporté douloureusement les reproches des autres, que le roi se résigna enfin au retour. Il aurait sans doute montré la même constance dans la seconde (1270) si, à peine débarqué sur la plage de Tunis, la maladie ne lui avait procuré la fin qu’il avait toujours rêvée : celle de mourir en combattant pour la foi. Sa mort rompit une entreprise à laquelle personne, sauf lui, n’avait pris part avec sincérité. C’était par intérêt pour son frère, le nouveau roi de Sicile, Charles d’Anjou, qui prétendait à la suzeraineté de Tunis, que Saint Louis s’était dirigé vers cette ville avant de cingler sur l’Égypte. Le saint roi venait de servir, sans s’en douter, d’instrument à la politique réaliste et conquérante que son règne avait interrompue un instant.

La question de Sicile, autour de laquelle s’était déchaînée la lutte du pape et de Frédéric II, n’avait pas été tranchée par la mort de l’empereur. Après la fin prématurée de son fils Conrad IV son bâtard Manfred, au lieu d’administrer le pays au nom de l’héritier de Conrad (qui a conservé dans l’histoire le nom de Conradino que les Italiens lui ont donné), s’en était attribué la couronne (1258). Alexandre IV, qui venait de succéder à Innocent IV, avait d’abord cédé aux propositions du roi d’Angleterre et investi de la Sicile le fils de celui-ci, Edmond, un enfant qui ne pouvait rien faire et ne fit rien. Il fallait en finir et charger un prince puissant, et sur lequel Rome pût compter, de replacer définitivement la Sicile sous la suzeraineté du Saint-Siège. Seule la France pouvait fournir un tel prince. Saint Louis ayant refusé la couronne pour son fils cadet, Urbain II se mit en rapports avec le plus jeune frère du roi, Charles d’Anjou, devenu, par mariage, en 1246, comte de Provence. Depuis longtemps déjà l’ambition de Charles suivait attentivement les affaires d’Italie, où les Guelfes voyaient en lui leur protecteur et leur chef futur. En 1266, il recevait à Rome, des mains de Clément IV, la couronne de Sicile et partait, à la tête d’une nombreuse et brillante chevalerie, excitée par l’appât des richesses du pays, se mettre en possession de son royaume. Les armes françaises soutinrent brillamment la réputation qu’elles s’étaient acquises depuis la journée de Bouvines. La bataille de Bénévent (février 1266) détruisit l’armée de Manfred, qui y perdit la vie. Quelques mois plus tard (août 1268), un sort semblable atteignit à Tagliacozzo celle que Conradin amenait d’Allemagne. Le jeune prince parvint à s’échapper, fut repris, livré au vainqueur, condamné à mort pour crime de lèse-majesté et exécuté. La dynastie des Hohenstaufen, cette « race de vipères », comme disait Innocent IV, était anéantie. Le pape ne permit pas que Conradin, qu’il avait excommunié, fut inhumé en terre bénite. Quelque temps auparavant, l’archevêque de Cosenza avait fait enlever le corps de Manfred du tombeau que les chevaliers français lui avaient élevé pour honorer son courage, et avait ordonné qu’il fut enfoui au bord du Verde. Sa femme mourut en prison. Tant d’acharnement dans la victoire de la part de la curie, suffit à expliquer le sort du pauvre Conradin. Les romantiques du xixe siècle n’ont pas manqué de pleurer en lui une victime de la France, ennemie héréditaire de l’Allemagne, et leur indignation n’a pas laissé d’attiser à son sujet, les haines nationales dont d’adroits politiques devaient si habilement se servir. Rien ne porte plus complètement à faux que ces rancunes rétrospectives. L’hostilité de la France et de l’Allemagne, que l’on a si soigneusement entretenue de nos jours, est de date très récente et l’on n’en pourrait découvrir aucune trace au xiii{{e{{ siècle. Conradin n’a été immolé qu’à la raison d’État, et la responsabilité de sa mort, après le pape et Charles d’Anjou, incombe à Frédéric II lui-même. Car c’est Frédéric II qui le premier a poussé jusqu’à ses dernières conséquences et appliqué sans pitié à ses adversaires le principe qu’aucune loi n’est supérieure à l’intérêt du prince. Le droit romain ne justifiait-il pas cette théorie qui s’accordait si admirablement avec son absence de scrupules ? Les juges de Conradin ne furent que ses disciples ; il devait en avoir d’autres plus tard, dans les tyrans italiens.

On pourrait définir la politique de Charles d’Anjou en disant qu’elle est celle des derniers Hohenstaufen, mais avec cette différence encore que la papauté l’appuie au lieu de la combattre. Comme Henri VI et Frédéric II, en effet, Charles conserve et même renforce son absolutisme en Sicile ; comme eux, il travaille à soumettre toute l’Italie à sa direction ; comme eux enfin, il rêve d’étendre sa puissance à l’Orient. Rome s’effraye des progrès de cet allié dans lequel elle avait espéré une créature et qui maintenant s’impose et l’entraîne à sa suite. Mais pour lui échapper, il faudrait pouvoir lui opposer un rival, qui forcément s’appuierait sur les Gibelins et sur les mécontents de Sicile qui se recrutent parmi ces partisans des odieux Hohenstaufen. D’ailleurs, si gênant qu’il soit, Charles est un fils zélé de l’Église ; il a rendu au clergé sicilien ses privilèges, et ses projets sur Constantinople, où l’Empire latin vient de disparaître (1261) et où les Paléologues ont ramené le schisme, peuvent servir à y rétablir l’union d’obédience qui reste un des objectifs essentiels de la politique du Saint-Siège. L’empereur Michel n’ignore pas les dangers qui le menacent. Sourdement, il entretient en Sicile la fomentation que les procédés hautains et l’arrogance des Français qui y ont suivi le nouveau roi augmentent de jour en jour. Et ses intrigues sont activement secondées par le roi d’Aragon, Pierre III, qui a épousé une fille de Manfred et convoite la succession de son beau-père.

L’Espagne, où les progrès des royaumes chrétiens sur les États musulmans n’ont cessé de grandir depuis le commencement du xiiie siècle, et où Barcelone commence à participer activement au commerce de la Méditerranée, apparaît ici pour la première fois sur la scène de la politique européenne. Sa situation géographique devait forcément lui imposer, dès qu’elle en aurait la force, une politique maritime et la faire intervenir à son tour dans le bassin de la mer intérieure que ses côtes fermaient à l’Occident. Pierre d’Aragon agit avec autant d’habileté que de vigueur. Ses excitations eurent une grande part à la révolte qui éclata à Messines en 1282 et à laquelle la postérité a conservé le nom de « Vêpres siciliennes ». Elle se répandit aussitôt dans toute l’île. Charles y envoya la flotte qu’il avait préparée pour l’attaque de Constantinople. Elle fut détruite par l’amiral d’Aragon, André Loria, devant Trapani, dans une bataille qui amorce glorieusement l’histoire de la marine espagnole. Charles mourut peu après en 1285, sans avoir pu venir à bout de l’insurrection. Son fils Charles II lui succéda et malgré ses efforts et l’appui du pape, fut enfin obligé d’abandonner la Sicile insulaire aux Espagnols. Il y eut désormais deux royaumes de Sicile, l’un appartenant à la maison d’Aragon au delà du détroit de Messines, l’autre continuant à reconnaître la dynastie angevine qui se fixa à Naples[3].

Si l’intervention de Charles d’Anjou en Italie témoigne du prestige croissant de la France, on ne peut pourtant la considérer comme une entreprise de la politique française. Saint Louis laissa les mains libres à son frère, mais ne fit rien pour l’appuyer et considéra les affaires de Sicile comme étrangères au royaume. Il n’en alla plus de même sous son successeur Philippe le Hardi (1270-1285). Jusqu’à lui, la conduite des rois de France avait été exclusivement dominée par le souci de consolider le royaume, d’en écarter les influences étrangères et d’en grouper les diverses parties sous leur pouvoir. Leur grand ennemi, leur seul ennemi avait été l’Angleterre et s’ils avaient cherché des alliés à l’extérieur, ce n’avait été que pour pouvoir mieux triompher d’elle au dedans. L’œuvre avait réussi et la France était devenue une grande puissance. Saint Louis ne s’était servi de ses forces que pour garantir la paix ; Philippe le Hardi se lança dans une politique d’expansion à laquelle le génie ambitieux et remuant de son oncle, Charles d’Anjou, ne fut sûrement pas étranger. Il se laissa entraîner par lui, en 1272, à la mort de Richard de Cornouailles, à poser, ou pour mieux dire, à permettre que l’on parlât de sa candidature à la couronne de roi des Romains qui, si elle avait réussi, eut impliqué la France, au profit du roi de Sicile, dans l’inextricable fourré des querelles d’Allemagne. L’élection de Rodolphe de Habsbourg empêcha heureusement la réalisation de ce projet. Il eut du moins pour résultat d’inspirer à Rodolphe une condescendance sans bornes à l’égard de la maison de France. Charles en profita pour lui faire renoncer à toutes prétentions sur la Sicile, Philippe, pour obtenir de lui en 1281 le protectorat de l’évêché de Toul. Tant de bonne volonté ne pouvait naturellement qu’encourager le roi à s’étendre de plus en plus au delà de la frontière de l’Empire. Déjà il s’était fait prêter serment de fidélité en 1272 par l’archevêcque de Lyon. Dans les Pays-Bas, il soutenait le comte de Flandre, Guillaume de Dampierre, dans sa lutte contre la maison d’Avesnes, lui faisait obtenir le comté de Namur et s’employait à procurer l’évêché de Liège à l’un de ses fils, introduisant par lui l’influence française partout où pénétrait l’influence flamande. Le comte de Hainaut, Jean d’Avesnes, cherchait vainement à intéresser Rodolphe à sa cause et le suppliait en termes virulents de descendre dans les Pays-Bas où son ennemi le comte de Flandre se riait insolemment du glaive émoussé de l’Empire. En fait, la suzeraineté allemande avait déjà disparu de ces riches contrées et il semblait qu’elle dut y être remplacée prochainement par celle de la France.

Cette expansion de la puissance capétienne vers le nord et vers l’est sur des territoires que leur situation géographique, leurs mœurs et, en partie, leur langue orientaient naturellement vers la France était la conséquence fatale de la faiblesse de l’Allemagne. Elle était trop naturelle pour ne pas devoir s’accomplir du moment où, derrière la frontière artificielle qu’elle traversait, ne se rencontrait plus pour la repousser un État supérieur en force et décidé à garder ce que les vieux traités carolingiens lui avaient attribué au xie siècle. Pour réussir, Philippe le Hardi n’avait qu’à profiter des circonstances et du temps qui travaillaient pour lui. Mais il n’en allait pas de même au sud du royaume. Les Pyrénées établissent ici entre les pays et les peuples une barrière dont il a toujours fallu à la longue que s’accommodent les ambitions politiques et les conquêtes. Clovis ne les avait pas dépassées, et si plus tard les Arabes les avaient franchies, ce n’avait été que pour être bientôt ramenés au delà. La marche d’Espagne, constituée par Charlemagne au delà des monts n’avait pas tardé à se détacher de la France. Tout ce qu’il en restait, c’étaient des droits de suzeraineté mal définis des rois de France sur la Catalogne, des rois d’Aragon sur le Languedoc. Saint Louis avait substitué, par amour de la paix, la clarté à cette confusion. Depuis le Traité de Corbeil, les Pyrénées délimitaient aussi nettement les droits que les pays. On se demande pourquoi Philippe le Hardi se résolut à bouleverser de nouveau une situation si satisfaisante et à se mêler des affaires de l’Espagne. Aucun péril ne le menaçait de ce côté, il n’avait à y revendiquer aucun droit, ni à y protéger aucun intérêt. Les questions dynastiques qui occasionnèrent son intervention en Navarre et en Castille dès 1275 n’étaient que des prétextes. Il s’en saisit parce qu’il voulait faire la guerre, une guerre de magnificence comme on aurait dit sous Louis XIV, une guerre d’hégémonie, comme on dirait de nos jours. Ayant la force, il s’en servit pour s’imposer, sans autre profit en vue que la gloire de sa couronne. C’est, je pense, la première guerre de pure ambition politique que signale l’histoire d’Europe. Peut-être d’ailleurs faut-il attribuer l’immixtion de Philippe le Hardi en Espagne au désir de seconder en Sicile les desseins de Charles d’Anjou, auxquels la maison de Castille n’était guère moins hostile que celle d’Aragon. En tous cas, il en fut ainsi pour la campagne d’Aragon en 1283. Après les Vêpres siciliennes, le pape ayant excommunié le roi d’Aragon, offrit son royaume, qui constituait un fief de l’Église, au roi de France pour l’un de ses fils. Philippe désigna Charles de Valois et passa les monts pour lui conquérir le trône de Pierre II. Il mourut pendant l’expédition sans avoir réussi.

L’œuvre de Saint Louis était complètement ruinée. Son fils laissait en mourant la France impliquée dans les affaires d’Italie et d’Espagne et sur le point de voir l’Angleterre, sortie des troubles du règne d’Henri III et sollicitée par ses nouveaux ennemis, reprendre les armes contre elle. Mais si sa position n’était plus aussi forte que vingt ans plus tôt, elle était plus brillante. Elle s’était largement dilatée au détriment de l’Empire, avait franchi les Pyrénées et, malgré les Vêpres siciliennes, voyait une dynastie française, par l’avènement de Charles II d’Anjou, définitivement installée à Naples et bientôt après établissant une de ses branches sur le trône de Hongrie[4]. Dans l’Europe du xiiie siècle, elle n’avait pas de rivale. Il n’y existait nulle part un royaume aussi étendu, aussi bien situé par ses débouchés sur la Mer du Nord et la Méditerranée, aussi peuplé et, sauf l’Angleterre, jouissant d’une constitution politique aussi solide.


II. La civilisation française


L’hégémonie intellectuelle ne va pas toujours de pair avec l’hégémonie politique. L’Allemagne avait exercé la seconde, au xie siècle, sans posséder la première car il ne suffit pas de s’imposer par la force pour s’imposer en même temps par la civilisation. Il arrive que des pays insignifiants par la puissance, comme par exemple l’Italie du xve siècle, répandent au dehors leurs mœurs, leurs idées et leur art par la simple manifestation de leur supériorité. La France du xiiie siècle a eu ce bonheur d’être supérieur au reste de l’Europe, tout à la fois comme État et comme société. Sa force n’a fait que rendre plus rapide et plus irrésistible un ascendant moral qui lui est bien antérieur et qui n’a rien de commun avec les succès militaires et politiques de la royauté.

Si l’on observe, après la période carolingienne l’état général de la civilisation européenne, on remarque que presque tous ses caractères essentiels apparaissent en France plus tôt qu’ailleurs et y trouvent en même temps leur expression la plus complète. Cela est vrai de la vie religieuse comme de la vie laïque. L’ordre de Cluny, celui de Citeaux, celui de Prémontré sont nés en France, de même que s’y est formée la chevalerie et que les Croisades y ont trouvé leurs milices les plus nombreuses et les plus enthousiastes. Et c’est en France encore qu’au commencement du xiie siècle, l’art gothique jaillit tout à coup et impose sa maîtrise au monde, en même temps qu’apparaissent les premières chansons de geste. Il y a là autre chose qu’un cas fortuit. Pour que tant de personnalités éminentes se soient rencontrées, pour que tant d’efforts et tant de nouveautés se soient déployées dans le bassin de la Seine depuis le xe siècle, il faut qu’il y ait existé, comme en Grèce, dans l’Attique du ve siècle, un milieu particulièrement favorable au déployement de l’énergie humaine. Et, en effet, les deux grandes forces sociales qui, sur les ruines de l’Empire carolingien travaillent à la constitution d’une Europe nouvelle, le monachisme et la féodalité, ne sont nulle part aussi actives et aussi dominantes que dans la France du nord. Sans doute il y a partout des moines et partout des féodaux, mais là seulement l’ancien ordre de choses a disparu assez complètement pour leur laisser le champ libre et n’entraver en rien leur liberté. De là ces ordres monastiques et cette caste chevaleresque que l’Europe, à mesure que s’y accomplit plus lentement la même évolution qui les a produites, emprunte naturellement à la France. De là cet élan extraordinaire des Français du nord pour la Croisade, c’est-à-dire pour la manifestation la plus complète d’une société dominée à la fois par l’esprit religieux et l’esprit militaire. Et de là enfin, provoquée par les mêmes idées et les mêmes sentiments, la naissance simultanée de l’art gothique, qui transforme l’architecture religieuse, et de l’épopée féodale, par laquelle débute, en France d’abord, puis, par imitation de la France, dans le reste de l’Europe, la littérature en langue vulgaire.

Ainsi, l’ascendant de la civilisation française est bien antérieur à celui de la royauté française. Il commence à l’époque où les Capétiens vivent dans l’ombre de leurs grands vassaux. Il serait très exact de dire que la civilisation comme la politique a débuté en France par la forme féodale. Il ne faut pas oublier que le monastère de Cluny a été bâti par le duc de Bourgogne, et que les comtes de Flandre et les comtes de Champagne furent parmi les plus ardents protecteurs du mouvement clunisien, comme des ordres de Citeaux et de Prémontré. Et de même ce sont les ancêtres réels ou fabuleux de ces princes bâtisseurs de monastères que chantent les chansons de geste. Leurs héros sont des barons, les sentiments qu’elles exaltent, le courage, la fidélité et la piété. Leur plus beau type, Roland, est l’idéal des chevaliers tel que l’imaginaient les enfants des guerriers de la première Croisade. Durant le cours du xiie siècle, cette civilisation féodale s’orne et s’épure. La vie de cour, avec ses mœurs raffinées et conventionnelles que le Moyen Age a désigné sous le nom très exact de « mœurs courtoises » est née, non dans l’entourage du roi encore longtemps fidèle à la tradition carolingienne, mais dans les résidences princières. C’est là que se fixent les règles et le cérémonial de la chevalerie, que s’élève le sentiment de l’honneur, qu’apparaît le culte des dames, que se développe une littérature où la « matière de Rome » et celle de Bretagne viennent enrichir celle de France, où les divers genres lyriques de la langue d’oc passent à la langue d’oïl. Et cette floraison de la vie féodale n’est déjà plus restreinte à la France. Dès la fin du xie siècle elle s’est implantée en Angleterre avec les compagnons du conquérant, et elle s’est répandue dans tous les points de l’Orient où les chrétiens se sont établis. C’est le français que l’on parle à Jérusalem, à Antioche, à Saint-Jean d’Acre. Il est dès lors et il est resté jusqu’à nos jours, dans le bassin de la Méditerranée orientale, la langue internationale des Européens.

En Europe même, ses progrès depuis le commencement du xiiie siècle sont extraordinaires, et ici la puissance politique acquise par le royaume a singulièrement aidé à la puissance d’expansion qu’il tenait déjà de son prestige social. De même qu’aux xviie et xviiie siècles, il devient dans chaque pays, pour la haute aristocratie, comme une seconde langue nationale. Dans les régions de langue « thioise », des précepteurs français sont chargés de l’enseigner aux jeunes gens de la noblesse comme le complément indispensable de la bonne éducation et de la « courtoisie ». En Italie même, Brunetto Latini lui donne le pas sur tous les autres idiomes.

Plus tôt même que la langue, la littérature de la France a fait son tour d’Europe. Par les Pays-Bas, dès le milieu du xiie siècle, elle se répand en Allemagne ; d’Allemagne, dans les pays Scandinaves. Dans toutes les langues germaniques comme dans toutes les langues romanes, on la traduit ou on l’imite. Tout ce qu’elle produit, attire l’attention et trouve des lecteurs, c’est à ce point que nous ne connaissons plus aujourd’hui l’existence de certaines branches françaises du Cycle de Charlemagne que par des traductions norvégiennes. Les plus grands poètes de l’Allemagne du xiiie siècle, un Hartmann de Strasbourg, ou un Wolfram von Eschenbach, sont tous pleins de réminiscences et de paraphrases des poèmes français. Pour retrouver dans l’histoire antérieure l’exemple d’un semblable prestige, il faut remonter, malgré la différence foncière des époques et des sociétés, à la diffusion de la littérature et de la langue grecque dans l’Empire romain à partir du IIe siècle avant Jésus-Christ.

La comparaison est d’autant plus exacte que, pour la France comme pour la Grèce, elle s’applique à l’art en même temps qu’aux mœurs et à la littérature. Il suffit de penser ici à la conquête de l’Europe par l’architecture gothique, car sous cette épithète de gothique, due au mépris des humanistes italiens, il faut entendre comme on sait, une création essentiellement française. L’invention de la croisée d’ogives au commencement du xiie siècle, quelque part sur les confins de la Normandie et de l’île de France, a en quelques années, par l’effort de constructeurs de génie, transformé de fond en comble l’ossature et le style des monuments. Jusqu’alors les procédés de l’art de bâtir étaient en somme restés dans ce qu’ils avaient d’essentiel, ceux de l’Antiquité. Brusquement tout change. Les conditions d’équilibre, le rapport des supports et des portées, des pleins et des vides, de l’horizontal et du vertical sont transformés, et de cette transformation naît la seule grande école d’architecture que l’histoire de l’art puisse citer à côté de l’architecture grecque. Notre-Dame de Paris est commencée en 1163 ; la cathédrale de Reims, en 1212 ; la nef d’Amiens date de 1220, le façade de Chartres de 1194. L’admiration que provoquèrent de tels monuments se comprend sans peine. Elle nous est attestée d’ailleurs par la vogue dont jouirent bientôt les architectes français. L’un d’eux construit le chœur de la cathédrale de Magdebourg ; un autre élève la cathédrale de Lund en Suède. Villart de Hannecourt, dont un heureux hasard nous a conservé l’album, dessine des projets de construction pour les divers pays de l’Europe. Sans doute, les élèves étrangers des architectes français ne se bornèrent pas à répéter machinalement leurs leçons. Ils adaptèrent l’art nouveau aux matériaux dont ils disposaient, le modifièrent au gré de leur génie propre, l’harmonisèrent dans une certaine mesure avec les traditions de leurs patries. Il y a un gothique anglais et un gothique allemande comme il y a un gothique espagnol et un gothique italien. Mais tous sont fils directs du gothique français et aucun d’eux n’a atteint à la maîtrise de leur père. Les cathédrales de France le cèdent à celles d’autres pays pour la grandeur des proportions, la fantaisie du décor, le luxe ou l’éclat des matériaux ; elles restent incomparables pour l’harmonie et la majesté : ce sont les Parthénons du gothique.

L’hégémonie de la France dans le domaine de la littérature et de l’art aux xiie etxiiie siècles s’explique très simplement par la, supériorité de la civilisation française. Il n’en est plus tout à fait de même pour son hégémonie scientifique qui a frappé bien davantage les contemporains. Ici, en effet, on abandonne la vie nationale pour la vie cléricale. Toute la science du Moyen Age, si l’on en excepte en partie le droit et la médecine, est ecclésiastique, et la langue dont elle se sert exclusivement est le latin. Elle est essentiellement universelle, internationale. Et pourtant, c’est en France, ou pour être plus exact, à Paris que s’en trouve le foyer central. Les deux sciences cardinales de l’époque, celles qui règnent sur toutes les autres et s’imposent à elles, la théologie et la philosophie semblent, depuis le xiie siècle, avoir élu domicile au bord de la Seine. C’est là que s’est formée la méthode scolastique qui, jusqu’à la Renaissance, a dominé aussi complètement la pensée que le style gothique dominait l’art. C’est là que les nécessités de l’enseignement ont créé un latin nouveau, empruntant sa syntaxe au français, langue sèche, impersonnelle, mais incomparablement claire et précise et à laquelle les railleries des humanistes n’ont pas enlevé la gloire d’avoir été durant trois siècles la langue, non seulement écrite, mais parlée des gens instruits dans toute l’Europe. Depuis Abélard jusqu’à Gerson, il n’est pas un penseur de marque qui n’ait, sinon enseigné, du moins étudié à Paris. L’Université qui, dès le règne de Philippe Auguste, s’y est formée par la réunion des maîtres et des élèves des diverses écoles de la ville, a exercé jusqu’aux extrémités du monde catholique une attraction irrésistible et qui est restée sans exemple. Jean d’Osnabrück, à la fin du xiiie siècle, donne à la France le monopole de la science ; le poète flamand Van Maerlant la célèbre comme le pays par excellence de la « clergie », et l’on sait d’ailleurs que l’Université de Paris a été le modèle dont s’est plus tard inspiré Charles IV pour la fondation de l’Université de Prague (1348), prototype des universités allemandes. A cet ascendant universel qu’exerce Paris, correspond, si l’on peut ainsi dire, le cosmopolitisme des maîtres qui y enseignent. Ils viennent non seulement de France, mais d’Allemagne, comme Albert le Grand, des Pays-Bas, comme Suger de Brabant, d’Écosse comme Duns Scott, d’Italie comme Thomas d’Aquin. Bref, de même que Rome est le siège du gouvernement de l’Église, Paris est celui de son activité théologique et philosophique. Il est comme la clef de voûte de son haut enseignement.

D’où lui est venue cette extraordinaire fortune ? Pourquoi la science catholique s’est-elle fixée dans cette ville du nord qu’aucune tradition littéraire ou religieuse n’appelait à la mission qui lui a été dévolue ? On ne peut l’expliquer autrement que par le caractère singulier que donnait à Paris la résidence de la cour royale. Les traditions carolingiennes de la royauté la prédisposaient admirablement à s’intéresser aux écoles ecclésiastiques et à leur accorder sa protection. Si ce sont les grands seigneurs féodaux qui ont favorisé les fondations mystiques de l’Église, les rois ont pris sous leur garde ses fondations savantes. Rien d’étonnant donc si, de très bonne heure, les écoles de Paris se sont trouvées dans une situation privilégiée. Les progrès de la royauté, en augmentant depuis le commencement du xiiie siècle l’importance et l’attraction de la capitale, ont fait le reste. Le centre national de la France est devenu le centre de la vie scientifique européenne. Ce ne sont pas seulement les Français qui auront répandu par le monde ce dicton du xiiie siècle, dû sans doute à un jeu de mots d’étudiant : « Paris absque pare, Paris sans pair. »

L’influence de la civilisation française, au xiie et au xiiie siècles, n’a pas été partout également intense. Elle atteint son maximum dans les pays où les Français l’ont portée eux-mêmes en s’y installant : en Angleterre et dans les établissements des croisés en Orient. Ailleurs, elle ne s’est répandue que par emprunt, imitation, mode ou contagion, et par l’exemple. Mais partout elle ne s’est communiquée qu’aux classes supérieures de la société, à la noblesse parmi les laïques, aux étudiants et aux savants parmi les clercs. A cet égard on peut la comparer à celle de la Renaissance du xve siècle ; elle ne s’est étendue comme elle qu’à l’aristocratie sociale ou à celle de l’intelligence et du savoir. On comprend facilement qu’il en ait été ainsi. La France du Moyen Age ne possédait pas, en effet, une vie économique assez intense pour imposer son action au commerce et à l’industrie. Dans ce domaine, elle le cédait de beaucoup à l’Italie et à la Flandre. En Flandre pourtant, le voisinage intime, les relations politiques et les intérêts commerciaux ont fait descendre l’influence française jusqu’à la bourgeoisie. Les patriciens des grandes villes flamandes du xiie siècle sont plus qu’à moitié français ; ils le sont au point de se servir du français comme langue administrative et langue d’affaires. Le caractère bilingue que la Belgique flamande a conservé jusqu’à nos jours date de cette époque. Il n’est dû en rien, comme par exemple celui de la Bohême, à l’occupation étrangère ; il est une conséquence naturelle et pacifique du voisinage de la France et la meilleure preuve de l’attraction exercée par sa civilisation.

  1. Voir plus haut, p. 222 et sq.
  2. L’Aragon ne conserva au nord des Pyrénees que le comté de Roussillon et Montpellier.
  3. Une paix définitive fut signée en 1302 entre Frédéric d’Aragon et Robert d’Anjou.
  4. Voir ci-après, p. 378.