Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/16


LIVRE V


LA FORMATION DE LA BOURGEOISIE




CHAPITRE PREMIER

LA RENAISSANCE DU COMMERCE

I. — Le commerce méditerranéen

L’organisation économique, qui s’est imposée à l’Europe occidentale au cours de l’époque carolingienne et qui s’y est conservée dans ses traits essentiels jusqu’à la fin du xie siècle, était, on l’a vu, purement agricole. Non seulement elle ne connaissait pas le commerce, mais on peut dire qu’en réglant la production selon les besoins des producteurs, elle excluait même la possibilité de toute activité commerciale professionnelle. La recherche et jusqu’à l’idée du profit lui étaient étrangères. Le travail de la terre servait à assurer l’existence des familles ; on ne cherchait pas à lui faire produire un surplus dont on n’eût su que faire.

Ce n’est pas à dire qu’il n’ait existé alors aucune espèce d’échange. Chaque domaine avait beau chercher à produire tout ce qui lui était nécessaire, il n’en était pas moins impossible de se passer complètement de toute importation. Dans les pays du nord, le vin devait être nécessairement amené des régions méridionales. Puis les famines locales étaient nombreuses et, en cas de disette, la province affamée s’efforçait de tirer quelques ressources des provinces voisines. Il y avait enfin, de distance en distance, de petits marchés hebdomadaires destinés à subvenir aux besoins courants de la population des alentours. Mais tout cela n’avait qu’une importance tout à fait accessoire. On faisait du commerce à l’occasion, on n’en faisait pas par profession. Une classe de marchands n’existait pas plus qu’une classe d’industriels.

L’industrie se bornait à quelques artisans indispensables, serfs travaillant dans la cour domaniale pour les besoins du domaine, charrons éparpillés dans les villages, tisserands de lin ou de laine produisant pour la consommation familiale. Dans certaines régions, comme sur la côte de Flandre, la qualité de la laine et la conservation des procédés de la technique romaine donnaient une qualité supérieure aux étoffes des tisserands paysans et les faisaient rechercher dans les contrées voisines. C’était une spécialité comme l’étaient les bonnes pierres et les beaux arbres pour les constructions. Il résultait de là sur les fleuves un petit batelage, dont se servaient aussi les voyageurs et les pèlerins. De petits ports, au nord de la France et dans les Pays-Bas, servaient aux rares voyageurs venant d’Angleterre ou y allant. Mais tout cela n’eût pas existé, que rien d’essentiel n’eût été changé à l’ordre des choses. Les rudiments de vie commerciale que connut l’époque carolingienne n’y répondaient à aucun besoin permanent, à aucune nécessité primordiale. La meilleure preuve qu’il en fût ainsi est le sort subi par l’unification des poids, des mesures et des monnaies établie par Charlemagne. A la fin du ixe siècle, la diversité a remplacé l’unité. Chaque territoire a ses poids, ses mesures et ses monnaies propres. Cette régression n’aurait pu s’accomplir si le commerce avait eu quelque importance. Mais s’il en allait ainsi dans l’Empire carolingien, il n’en était pas de même dans les deux seuls points de l’Europe occidentale qui appartinssent encore à l’Empire byzantin : Venise et l’Italie méridionale. Les ports de Campanie, d’Apulie, de Calabre et de Sicile continuaient à entretenir des relations régulières avec Constantinople. La grande ville exerçait jusqu’à eux son attraction. Bari, Tarente, Amalfi et, aussi longtemps que la Sicile ne fut pas conquise par les Musulmans, Messine, Palerme et Syracuse envoyaient régulièrement vers la Corne d’or leurs bateaux chargés de blé et de vins et en ramenaient les produits des manufactures orientales. Leur commerce ne tarda pas à être dépassé par celui de Venise. Fondée dans les lagunes par des fuyards à l’époque des invasions lombardes, refuge des patriarches d’Aquilée, la ville ne fut d’abord qu’une agglomération de petites îles séparées les unes des autres par des bras de mer et dont la principale était celle de Rialto. Tout cet ensemble reçut le nom de Venetia, qui avait jusqu’alors été celui de la côte. L’arrivée des reliques de Saint Marc d’Alexandrie, en 826, lui donna un patron national. La pêche et le raffinage du sel marin furent d’abord les premières ressources des habitants. Le marché en fut naturellement non l’Italie toute proche qui, figée dans l’organisation agricole et domaniale, n’avait pas de besoins, mais la lointaine et dévorante Byzance. Et rien n’atteste mieux le contraste des deux civilisations que cette orientation de Venise vers l’Orient. Les progrès de l’Islam dans la Méditerranée, en restreignant le nombre de ports qui alimentaient la grande ville, profitèrent aux marins des lagunes. Leur commerce l’emporta bientôt, aux rives du Bosphore, sur celui de tous leurs concurrents. Leur ville sans terres, et uniquement tournée vers les flots, ramena dans le monde quelque chose qui ressemble à l’ancienne Tyr. Avec la richesse, elle gagna l’indépendance, secoua, sans rupture, la domination byzantine et constitua sous un doge (duc) une république marchande, d’un type unique au monde. Elle eût, dès le xe siècle, une politique dirigée exclusivement par l’intérêt commercial. On peut se faire une idée de sa richesse par sa force. La navigation lui imposait la domination de l’Adriatique troublée par des pirates dalmates. En 1000, le doge Pierre II Urseolo (991-1009) conquit la côte de Raguse à Venise et prit le titre de duc de Dalmatie. Elle ne pouvait permettre que les Normands, après la conquête de l’Italie du sud, s’établissent sur la côte grecque. Aussi la flotte coopéra-t-elle avec l’empereur Alexis pour repousser Robert Guiscard de Durazzo. Elle sut d’ailleurs se faire largement payer sa collaboration. En 1082, les Vénitiens reçurent le privilège de vendre et d’acheter dans tout l’Empire byzantin sans payer de droits, et ils obtinrent comme résidence un quartier spécial à Constantinople. Purement commerçants, ils n’hésitent pas à entrer en rapports avec les ennemis. Mais, à cette époque déjà leurs vaisseaux rencontraient dans la Méditerranée orientale de nouveaux concurrents. Les Pisans et les Génois avaient commencé, au cours du xe siècle, à combattre dans la Mer Tyrrhénienne les pirates musulmans. Ils avaient fini par s’emparer de la Corse et de la Sardaigne, et les Pisans, après avoir bataillé sur les côtes de Sicile, s’enhardissaient, déjà, au milieu du xie siècle, à insulter celles d’Afrique. Tandis que les Vénitiens furent marchands dès le début, Pisans et Génois font plutôt penser aux chrétiens d’Espagne. Comme eux, ils se consacrent avec passion à la guerre contre l’infidèle, guerre sainte, mais aussi guerre profitable, car l’infidèle est riche et fertile en butin. Le sentiment religieux et l’appétit du lucre se confondent chez eux en un même esprit d’entreprise dont on trouve la curieuse et énergique expression dans leurs anciennes chroniques. Le succès aidant, ils s’enhardissent et finissent par pénétrer au delà du détroit de Messine et par faire la course dans l’Archipel. Mais les Vénitiens s’intéressaient fort peu au conflit de la Croix et du Croissant. Ils entendaient se réserver le marché de Constantinople et la navigation du Levant. Et leurs flottes n’hésitèrent même pas à assaillir les navires pisans qui ravitaillaient les croisés.

Il était impossible, après l’établissement des chrétiens en Palestine, de persister dans une telle attitude. Bon gré, mal gré, il fallut bien laisser les bateaux de Pise et de Gênes collaborer au trafic maritime entre les États croisés de la côte syrienne et l’Occident. Le transport continuel des pèlerins, des renforts militaires, des vivres et approvisionnements de toute sorte, fit de cette navigation une source si abondante de profits, que l’esprit religieux qui avait animé d’abord les marins des deux villes se subordonna à l’esprit commercial. Bientôt ce ne fut plus seulement vers les ports chrétiens mais aussi vers les ports musulmans que se dirigèrent les navires. Dès le xiie siècle, ils fréquentent assidûment Kaïrouan, Tunis, Alexandrie. Les Pisans, en 1111, et les Génois, en 1155, obtiennent des privilèges commerciaux à Constantinople. Des colonies vénitiennes, pisanes, génoises s’établissent dans les centres commerciaux du Levant, groupées chacune sous la juridiction de consuls nationaux. Et le mouvement ne tarde pas à gagner de proche en proche. Marseille et Barcelone se mettent en branle à leur tour ; les Provençaux et les Catalans s’aventurent sur les routes ouvertes par les Italiens. Dès la fin du xie siècle, on peut dire que la Méditerranée est reconquise à la navigation chrétienne. Si les Musulmans et les Byzantins font le cabotage sur leurs côtes, la navigation au long cours est tout entière livrée aux Occidentaux. Leurs navires sont partout dans les ports d’Asie et d’Afrique, tandis qu’on ne voit pas de navires grecs ou musulmans dans les ports d’Italie, de Catalogne et de Provence. La deuxième Croisade s’est encore faite par terre, mais la troisième et toutes les suivantes se font par mer. Ce sont de fructueuses entreprises de transports. La quatrième a été bien autre chose encore : elle a été détournée par Venise à son profit et indirectement au profit des autres villes maritimes.

Le plan consistait à attaquer les Musulmans en Égypte, et de là, à reprendre la côte de Palestine. Les croisés s’étaient arrangés avec le doge, Henri Dandolo : la flotte vénitienne devait porter les 30.000 hommes de l’armée des croisés, moyennant le paiement de 85.000 marcs d’argent. Mais les croisés ne purent verser la somme fixée. Venise alors leur proposa de s’acquitter en s’emparant pour elle de Zara, port chrétien mais rival de Venise. Zara fut prise et la flotte s’apprêtait à cingler vers l’Église, lorsque le prince grec Alexis, dont le père, l’empereur Isaac, avait été détrôné peu auparavant (1195), proposa aux croisés de le rétablir sur le trône de Constantinople. Malgré le pape Innocent III, qui alla jusqu’à excommunier les Vénitiens, les croisés acceptèrent. Le 6 juillet 1203, la flotte forçait le port, les croisés occupaient Constantinople et faisaient couronner Alexis. Puis, des difficultés ayant surgi avec le nouvel empereur, la ville était prise de nouveau, le 12 avril 1204, et l’Empire latin fondé. Venise en reçut pour sa part tout ce qui pouvait favoriser son commerce maritime : une partie de Constantinople, Andrinople, Gallipoli, l’île d’Eubée et une foule d’autres îles, les côtes sud et ouest du Péloponnèse et toute la côte de la mer du golfe de Corinthe à Durazzo. La Mer Noire fut ouverte au commerce italien et aussitôt des établissements vénitiens, génois et pisans y furent fondés.

On ne peut pas dire que la Méditerranée soit redevenue, comme elle l’était dans l’Antiquité, un lac européen. Mais elle n’est plus une barrière pour l’Europe. Elle est de nouveau le grand chemin qui la met en contact avec l’Orient. Tout son commerce se dirige vers le Levant. Les caravanes qui, de Bagdad et de la Chine, acheminent les épices et la soie vers les côtes de Syrie, aboutissent maintenant aux bateaux chrétiens qui attendent au bas des « échelles ».

II. — Le commerce du Nord

Cette puissante expansion, dont les conséquences furent incalculables pour la civilisation européenne, a sa cause en dehors de l’Europe, ou du moins de l’Europe occidentale. Sans l’attraction exercée sur elle par Byzance, sans la nécessité de combattre les Musulmans, elle eût sans doute persisté de longs siècles encore dans sa civilisation purement agricole. Aucune nécessité interne ne lui faisait un besoin de se projeter au dehors. Son commerce n’est pas une manifestation spontanée de développement naturel de sa vie économique. On peut dire que, grâce aux excitations venues de l’extérieur, il a devancé le moment où il aurait dû s’épanouir naturellement.

Et, si bizarre que cela paraisse à première vue, il en a été ainsi non seulement dans la Méditerranée, mais aussi dans la Mer du Nord et dans la Baltique. Leurs eaux, dans l’Antiquité, avaient fermé le monde romain aussi complètement que celles de l’Atlantique. Au delà de la Manche qu’animent les bateaux reliant la Gaule à la Bretagne, il n’y avait plus de navigation, du moins plus de navigation commerciale. La situation resta la même jusqu’au ixe siècle. A part Quentovic (qui se substitua à Boulogne) et Duurstede, qui entretenaient quelques relations avec les Anglo-Saxons de Bretagne, toute la longue côte de l’Empire franc, jusqu’à l’embouchure de l’Elbe, était une côte morte, à peu près déserte. Plus loin, dans la Baltique, on entrait dans le domaine inconnu de la barbarie païenne. Ici la situation était donc exactement le contraire de celle qui existait aux bords de la Méditerranée. Au lieu de voisiner avec des civilisations plus avancées, l’Occident chrétien était en contact avec des peuples encore dans l’enfance. C’est pourtant sous l’influence de ces peuples que l’activité commerciale s’éveilla sur les eaux septentrionales. Chose curieuse, en effet, son foyer se trouve, non comme on pourrait le croire, sur les côtes de Flandre et d’Angleterre, mais dans le golfe de Bothnie et dans celui de Finlande. Et s’il en fut ainsi, c’est que l’attraction orientale et l’attraction byzantine se firent sentir jusqu’à ces lointaines contrées, si bien que cette même excitation du dehors, qui provoqua l’essor de la navigation italienne, fut aussi la bienfaisante initiatrice de celle du nord.

Nous avons déjà signalé ce fait en parlant des invasions scandinaves ; nous avons vu comment les Suédois, mi-conquérants et mi-marchands, apparurent, depuis le milieu du ixe siècle, sur les eaux du Dniepr et comment ils y fondèrent les premiers centres politiques autour desquels se cristallisa la masse encore amorphe de ces Slaves orientaux qui leur emprunta leur nom de « Russes ». Ces établissements restèrent, jusqu’à la fin du xie siècle, en rapports avec la patrie et en reçurent jusqu’alors un afflux de forces fraîches. Ils entretenaient, et très activement, des relations commerciales avec Byzance et les pays musulmans des bords de la Caspienne, au moins jusqu’à l’invasion des Petchénègues[1]. Constantinople était le grand centre des affaires. On y vendait des esclaves, des pelleteries, du miel et de la cire. Constantin Porphyrogénète décrit curieusement ce commerce russe, vers 950. Il montre comment au mois de juin, les barques de Novgorod, Smolensk, Lubetch, Tchernigow et Vychegrad se réunissent à Kiev. Tous ensemble, armés, descendent ensuite le fleuve, tirant leurs bateaux quand des chutes le coupent, tout en se défendant contre les Petchénègues, puis longeant la côte jusqu’à l’embouchure du Danube et, de là, vers Constantinople. Ce commerce, armé et dirigé par le prince, ressemblait beaucoup à celui des marchands d’esclaves de l’Afrique d’aujourd’hui. Mais, déjà au xe siècle, des marchands proprement dits se mêlaient à l’expédition. Les Russes sont encore païens à cette époque. Ils ne connaissent pas encore la propriété foncière et déjà, à cause de Constantinople, ils ont des marchands et fondent des villes : ce sont des palissades (gorod) ou pagost, c’est-à-dire des lieux habités par des étrangers (gostj). Kiev a, déjà au commencement du xie siècle, une importance que ne présente encore aucune ville du nord de l’Europe. En 1018, Thietmar de Merseburg nous la décrit avec ses 40 églises (le texte dit 400, sans doute par erreur) et ses huit marchés. La population en est encore en grande partie composée de Scandinaves. Ils étaient plus nombreux encore à Novgorod où les hommes de Gotland, au xiie siècle, avaient une Gildhalle. Le mouvement, venu de là, se répandit naturellement dans la Baltique. L’île de Bornholm (Danemark) est, dit Adam de Brême, celeberrimus Daniae portus et fida statia navium, quae a barbaris in Graeciam dirigi solent. Déjà au Xe siècle, d’ailleurs, les Scandinaves initiés au commerce par Byzance se lancent vers l’ouest. Les monnaies flamandes, du xe et du xie siècle, trouvées dans le pays, prouvent qu’ils fréquentaient les côtes de la Mer du Nord. La domination danoise en Angleterre dut encore intensifier cette navigation. Au xe siècle, un nouveau port, Tiel, sur le Waal, remplace en Hollande celui de Duurstede, et Bruges commence à s’animer par la navigation au fond du golfe du Zwin. La conquête de l’Angleterre par les Normands, en rattachant ce pays au continent, fut encore un ferment d’activité pour la navigation de la Mer du Nord et de la Manche.

L’impulsion vint donc de Byzance par l’intermédiaire des Suédois. La navigation scandinave, d’ailleurs, commence à décliner au XIe siècle : d’une part l’invasion des Coumans, au sud de la Russie, coupe la route de Constantinople, et d’autre part le commerce vénitien et italien lui fait dans le sud une concurrence trop forte. Mais à ce moment, les Allemands se répandent dans la Baltique. Et justement le commerce maintenant est devenu si puissant qu’il remonte vers le nord.

De Venise, par le Brenner, il se répand peu à peu dans l’Allemagne du sud, ou plutôt l’attire vers elle, car les Vénitiens ne voyagent pas par terre. Mais le mouvement est beaucoup plus intense du côté de la France. Sous l’impulsion du commerce des côtes, l’industrie et le négoce se sont répandus dans la plaine lombarde qui, dès le milieu du xie siècle, commence à se transformer sous leur action. Ses marchands, par le Saint-Gothard ou par le Mont Cenis, se dirigent vers le nord. Et dans le nord, ce qui les attire, c’est la Flandre où aboutit le mouvement commercial de la Mer du Nord. Dès le commencement du xiie siècle, ces Lombards fréquentent les foires d’Ypres, Lille, Messines, Bruges et Thourout. Puis, le centre des relations commerciales se déplace à mi-chemin et les grands marchés des xiie et xiiie siècles furent ces fameuses foires de Champagne : Troyes, Bar, Provins, Lagny, Bar-sur-Aube.

C’est là que, par l’intermédiaire des Flamands et des Lombards, se touchent et se pénètrent les deux mondes commerciaux, celui du nord et celui du midi. Des deux, le plus avancé, le plus perfectionné, le plus progressif est le dernier. Et cela n’est pas étonnant. En rapports constants avec des civilisations très développées, les Italiens se sont initiés de bonne heure à leurs pratiques commerciales, à ces grands trafics, plus intenses et plus compliqués que ceux du nord. C’est pourquoi les premiers moyens d’échange, qui apparaissent à la fin du xiie siècle, sont italiens. On peut dire que l’organisation du crédit européen est toute romane. Banque, lettre de change, prêt à intérêt, sociétés commerciales, tout cela vient exclusivement d’Italie et s’est probablement généralisé par l’intermédiaire des foires de Champagne. Ce que la Renaissance du commerce a surtout provoqué, c’est le réveil de l’argent, le retour à la circulation monétaire. Le stock de métal précieux n’augmente pas en fait, mais les monnaies se remettent à rouler. L’échange se généralisant, elles apparaissent partout où il se pratique. Des choses qui n’avaient jamais été appréciées en monnaie, commencent à l’être. L’idée de la richesse se transforme.

III. Les marchands

Il reste à voir — et c’est une question essentielle — comment s’est formée la classe marchande qui a été l’instrument de ce commerce. La question est très difficile à cause du petit nombre de documents et ne sera sans doute jamais complètement éclaircie.

Constatons tout d’abord que les marchands (mercatores) sont des hommes nouveaux. Ils apparaissent comme créateurs d’une fortune nouvelle à côté des détenteurs de l’ancienne fortune foncière, de la classe desquels ils ne sortent pas.

Ils en sortent si peu qu’entre l’idéal de la noblesse et la vie du marchand le contraste a subsisté durant des siècles et n’est pas complètement dissipé. Ce sont deux mondes imperméables. De l’Église, il est encore moins question. Elle est hostile à la vie commerciale. Elle y voit un danger pour l’âme. Homo mercator nunquam aut vix potest Deo placere. Elle interdit le commerce au clergé. Toute son inspiration ascétique est en opposition flagrante avec lui. Elle ne condamne pas la richesse, elle condamne l’amour et la recherche de la richesse. Ce n’est donc pas d’elle non plus qu’a pu venir à cet égard le moindre encouragement.

Les marchands sortiraient-ils de la classe des vilains, de ces gens ayant leur cellule marquée dans les grands domaines, vivant sur leur mansus et menant une existence assurée et protégée ? On ne le voit pas et tout semble indiquer le contraire.

Si étrange que cela puisse paraître, il ne reste donc qu’une solution : les marchands ont pour ancêtres les pauvres, c’est-à-dire les gens sans terre, la masse flottante battant le pays, se louant à la moisson et courant les aventures, les pèlerinages. Il faut faire exception pour les Vénitiens, dont leurs lagunes ont fait dès le début, des pêcheurs et des raffineurs de sel qui approvisionnent le marché byzantin. Gens sans terre sont gens qui n’ont rien à perdre, et gens qui n’ont rien à perdre ont tout à gagner. Gens sans terre sont gens d’aventure, ne comptant que sur eux-mêmes et que rien ne gêne. Ce sont aussi gens de savoir et de ressources, qui ont vu du pays, savent des langues, connaissent des mœurs diverses et que la pauvreté rend ingénieux. C’est dans cette écume, n’en doutons pas, que se sont rencontrés les premiers équipages de course des Pisans et des Génois. Et au nord de l’Europe, ces Scandinaves qui partaient pour Constantinople, qu’étaient-ils sinon des gens sans avoir et cherchant fortune ?

Cherchant fortune, c’est l’expression. Combien ne l’ont pas trouvée et ont disparu dans les combats ou ont été rongés par la misère. Mais d’autres ont réussi. Avec rien, c’est-à-dire avec rien d’autre que leur courage, leur intelligence, leur hardiesse, ils ont fait fortune…

Cela semble facile aujourd’hui. Un homme intelligent sans autre avoir que son esprit, trouve des capitaux. Mais réfléchissons bien que ceux-ci n’ont pas de capitaux à espérer. Il faut qu’ils les créent de rien. C’est l’époque héroïque des origines et il vaut de s’arrêter à ces pauvres diables qui sont les créateurs de la fortune mobilière.

Un cas est très simple et a dû se présenter souvent. On a réussi dans une expédition de course, pillé un port musulman, capturé un bon bateau bien chargé. On revient et, tout de suite, on peut embaucher de pauvres hères pour son compte et recommencer, ou acheter quelque part du blé à bon marché et le porter là où règne la famine, pour le revendre très cher. Car là est une des causes de la formation de ces premières richesses marchandes. Tout est local. A quelques lieux de distance, on trouve le contraste de l’abondance et de la pauvreté et, comme conséquence, les fluctuations de prix les plus étonnantes. Avec très peu, on peut gagner beaucoup.

Un batelier du Rhin, de l’Escaut ou du Rhône, avec de l’intelligence, a pu faire de bons bénéfices en temps de famine. Plus d’un qui a commencé comme petit colporteur dans les marchés, vendeur de chandelles aux pèlerinages, a pu tout à coup arriver à posséder un bel argent liquide et à prendre la mer.

Et il ne faut pas oublier que l’improbité aura été très grande au début, comme la violence. L’honnêteté commerciale est une vertu qui n’arrive que très tard.

Ainsi, dans cette société agricole où les capitaux dorment, un groupe d’outlaws, de vagabonds, de miséreux, a fourni les premiers artisans de la fortune nouvelle, détachée du sol. Ayant gagné, ils veulent gagner plus. L’esprit du profit n’existe pas dans la société établie ; eux qui sont en dehors d’elle, il les anime. Ils vendent, ils achètent, non pour vivre, non qu’ils aient besoin de leurs achats pour leur existence, mais pour gagner. Ils ne produisent rien : ils transportent. Ils sont errants, ils sont des hôtes, des gosty où ils arrivent. Et ils sont aussi des tentateurs, apportant des parures aux femmes, des ornements d’autel et des draps d’or aux églises. Nulle spécialité : ce sont tout à la fois des brocanteurs, des rouliers, des aigrefins, des chevaliers d’industrie. Ce ne sont pas encore des marchands professionnels, mais ils le deviennent.

Ils le deviennent quand décidément chez eux, le commerce est devenu un genre de vie en soi, détaché de la vie hasardeuse et au jour le jour. Et alors ils se fixent. Il leur faut une résidence dès que vraiment ils sont entrés dans l’exercice normal du trafic. Ils s’établissent en un point favorable à leur genre de vie : auprès d’un port, à un endroit de relâche pour les bateaux, dans une cité épiscopale favorablement située. Et là ils se trouvent en compagnie de leurs semblables, et à mesure que leur nombre devient plus grand, d’autres arrivent. Et alors l’association tout naturellement s’établit entre eux. S’ils veulent jouir de quelque sécurité, ils doivent voyager en bandes, en caravanes. Ils se groupent en gildes, en sociétés religieuses, en confréries. Tout le commerce du Moyen Age jusque vers la fin du xiie siècle est un commerce de caravanes armées (hanses). Cela n’en augmente pas seulement la sécurité, mais aussi l’efficacité, car si les compagnons se protègent les uns les autres sur les grand’routes, ils achètent aussi en commun sur les marchés. Grâce à l’accumulation de leurs petits capitaux, ils entreprennent des affaires assez importantes. Dès le commencement du xiie siècle, il est question d’accaparement de grains. À cette époque, plusieurs d’entre eux ont déjà réalisé des fortunes qui leur permettent des achats d’immeubles importants[2]. Ailleurs, c’est leur gilde qui, dans la ville où ils habitent, subvient aux travaux de fortification. Il est absolument sûr qu’il y a chez eux un esprit de gain très âpre. Il ne faut pas croire qu’on ait à faire à de braves gens cherchant tout simplement à nouer les deux bouts. Leur but, c’est l’accumulation de la fortune. Dans ce sens, ils sont animés de l’esprit capitaliste que la psychologie rudimentaire des économistes modernes s’efforce à faire prendre pour quelque chose de très mystérieux, né dans la pénurie ou dans le calvinisme. Ils calculent et ils spéculent ; ils apparaissent à leurs contemporains comme assez effrayants pour que l’on ne soit pas étonné qu’ils aient fait un pacte avec le diable. La plupart d’entre eux ne savent sans doute pas lire. On n’en a pas besoin pour faire de grandes fortunes. Leur refuser l’esprit commercial est aussi naïf que le serait de refuser l’esprit politique aux princes, leurs contemporains. En réalité, l’esprit capitaliste apparaît avec le commerce.

Bref, l’histoire du commerce européen ne nous présente pas du tout, comme on aimerait à le croire, le spectacle d’une belle croissance organique faite à plaisir pour les amateurs d’évolutions. Elle ne commence pas par de toutes petites affaires locales se développant peu à peu en importance et en extension. Elle débute au contraire, conformément à l’excitation qu’elle reçoit du dehors, par le commerce lointain et par l’esprit des grandes affaires — grandes dans le sens relatif. L’esprit capitaliste le domine, et il est même beaucoup plus fort à ses débuts qu’il ne le sera plus tard. Ce qui a provoqué, dirigé et fait pénétrer le commerce en Europe, c’est une classe de marchands aventuriers[3]. C’est elle qui a ranimé la vie urbaine et, dans ce sens, c’est à elle que se rattache la naissance de la bourgeoisie, un peu comme le prolétariat moderne se rattache aux grands industriels.

  1. C’est ce qui explique que l’on ait trouvé 20.000 pièces de monnaies arabes en Suède et une quantité en Russie.
  2. Pour comprendre ces grands bénéfices commerciaux dans une situation où les guerres et les famines sont continuelles, il suffit de voir ce qui se passe en ce moment pendant la guerre.
  3. Je crois que ce mot de marchands aventuriers est bien celui qui convient pour ces précurseurs qu’on ne peut encore appeler de grands marchands.