Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/14


CHAPITRE II

LA GUERRE DES INVESTITURES

I. — L’Empire et la papauté depuis Henri III
(1039)

En relevant en 962 l’Empire tombé, avili par ses derniers titulaires et qui, depuis 915, n’avait même plus de titulaire du tout, Othon voulut sans aucun doute renouer la tradition carolingienne. En recevant la, couronne des mains de Jean XII et en prenant le titre d’empereur des Romains (Romanorum imperator), il s’attribuait donc ce rôle de chef temporel de la chrétienté en quoi consistait l’essence même de la dignité impériale. Le pouvoir qu’il assumait était un pouvoir universel, aussi universel que l’obédience même de l’Église. Mais quelle contraste entre ce qui était et ce qui aurait dû être ! Sous Charlemagne, sous Louis le Pieux, sous Charles le Gros lui-même, l’Empire s’était en effet étendu à tout l’Occident, à très peu de chose près. Son étendue réelle coïncidait, si l’on peut ainsi dire, avec son universalité. Othon, au contraire, ne règne que sur l’Allemagne et sur l’Italie. En réalité, l’Empire tel qu’il l’a fondé et tel qu’il s’est continué après lui, ne consiste plus qu’en un groupement d’États auquel, à partir de Conrad II, vient s’adjoindre le royaume de Bourgogne acquis par cession de son dernier roi Rodolphe III (1033). S’il conserve le titre, il n’a plus la réalité de l’universalité chrétienne.

Il ne conserve pas davantage cette union intime avec la papauté, cette collaboration du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans le gouvernement du monde qui est à la base de la conception carolingienne, et qui en fait la grandeur. Sous les nouveaux empereurs, le pape, ou est en révolte ouverte contre celui qui devrait être son allié, ou en est une créature sans influence et sans prestige. Le rêve d’Othon, de renouveler le mariage mystique de la papauté et de l’Empire, s’est dissipé cruellement. La mosaïque de Saint-Jean de Latran est devenue un mensonge. Le pape, dans le nouvel ordre des choses, joue un rôle si subordonné que le roi d’Allemagne, avant même son couronnement à Rome, prend le titre de roi des Romains, indiquant ainsi son droit à la couronne que le pape, comme une sorte de maître de cérémonies, lui posera sur le front, mais qu’il ne peut songer à lui refuser.

En fait, la dignité impériale n’est plus désormais qu’un appendice, qu’une conséquence, de la royauté allemande. C’est le roi d’Allemagne, le roi reconnu et accepté par les princes allemands seuls, car ceux d’Italie et de Bourgogne n’ont jamais coopéré aux élections royales, qui porte le titre d’empereur. Mais, et on se retrouve ici en présence de la tradition, l’Empire, pour appartenir au roi d’Allemagne, n’est en rien un Empire allemand. Si altérée qu’elle soit, son universalité l’empêche de se nationaliser. Il ne peut appartenir en propre, étant romain, à aucun peuple. Pas plus que Charlemagne et ses successeurs n’ont été empereurs des Francs, pas plus Othon et ses successeurs ne sont empereurs des Allemands. Au lieu que l’Allemagne ait, si l’on peut dire, nationalisé l’Empire à son profit, il est arrivé que ses rois, par là même qu’ils se savent tous empereurs désignés, se sont dénationalisés à son détriment. Leur mission, dès le premier jour de leur règne, se trouve disproportionnée à leur pays ; elle le dépasse, elle le réduit à n’être qu’une partie de l’ensemble sur lequel ils règnent. Bref, les nouveaux empereurs sont condamnés à cette situation insolite de n’être ni des souverains universels, ni des souverains allemands. La réalité les empêche d’être l’un et la tradition d’être l’autre.

Jusqu’à la fin du xiie siècle, ils ont été incontestablement les plus puissants des monarques continentaux, et pourtant, à y regarder de près, on s’aperçoit très vite que leur force est plus apparente que réelle. Le territoire impérial apparaît, à première vue, comme une masse impuissante et réunissant en soi toutes les conditions d’une expansion formidable. Baigné au nord par la Mer du Nord et la Baltique, il touche au sud les côtes de l’Adriatique et semble destiné par la possession de l’Italie et des côtes de Provence qu’il a acquises avec le royaume de Bourgogne, à dominer un jour la Méditerranée. Malheureusement, il ne constitue pas et il ne peut pas constituer un État. Le pouvoir des empereurs ne s’appuie en somme que sur l’Église ou pour mieux dire que sur les principautés épiscopales dont chacun d’eux, depuis Othon, s’est occupé d’augmenter l’étendue et les ressources, et dont ils nomment les titulaires parmi leurs fidèles. C’est d’elles qu’ils tirent la meilleure partie de leurs revenus et de leurs contingents militaires. Quant aux princes laïques, à mesure que l’évolution féodale favorisée par les causes économiques qui propagent l’institution domaniale se répandent en Allemagne, ils deviennent, oomme en France, de plus en plus indépendants. Et, à la différence du roi de France, l’empereur ne possède pas un territoire dynastique, une principauté à lui, dont le sol et les hommes lui appartiennent et où il se sente sur un terrain solide. Il est errant par l’Empire ; il n’a pas de capitale. C’est un éternel voyageur, tantôt au delà de monts, tantôt en Saxe, en Souabe ou en Franconie. Ce pouvoir errant s’accorde avec l’absence de toute administration laïque. Il n’y en a pas et il ne peut y en avoir. Car les conditions économiques qui ont ruiné l’administration carolingienne subsistent toujours et continuent de sortir leurs effets. Conrad II est obligé de reconnaître formellement l’hérédité des fiefs. Le morcellement de l’Empire en principautés s’accentue de règne en règne. Plus on va, plus l’empereur ne peut vraiment compter que sur les évêques.

Il ne faut pas s’exagérer la puissance qu’ils lui donnent. En réalité elle n’est pas très grande. Elle lui suffit à se maintenir plus puissant que chaque prince particulier ; elle n’est pas assez solide pour lui permettre d’intervenir au dehors et de s’imposer à l’étranger.

Soumis en partie par Othon Ier, les Slaves se sont soulevés sous Othon III, et depuis lors, aucune tentative nouvelle n’a plus été faite pour leur imposer le christianisme et l’hégémonie allemandes. Celle-ci est également, depuis la fin du xe siècle, en décroissance dans les pays du nord. Ce ne sont pas les empereurs, mais les princes danois de l’Angleterre qui ont transmis le christianisme au Danemark (sous le règne de Canut le Grand, 1018), à la Norvège (sous Olaf le Saint, 1016), et à la Suède (sous Olaf l’Enfant, 1006). La Bohême et la Hongrie ont complètement secoué la dépendance qu’Othon Ier leur avait un instant imposée. La situation n’est pas plus brillante à l’ouest. Il n’est plus question, après la mort d’Othon II, de revendiquer sur les rois de France la moindre prééminence. L’acquisition de la Bourgogne par Conrad II prouve plutôt la faiblesse que la force de l’Empire, car elle ne lui apporte qu’un agrandissement nominal. Jamais les souverains allemands n’ont essayé d’agir sur ce pays, qu’ils ont abandonné si complètement à lui-même que les habitants n’ont pas même remarqué qu’ils étaient passés sous la souveraineté d’une dynastie allemande. Sur la frontière occidentale du royaume d’Allemagne, la Lotharingie, violemment annexée en 925, reste turbulente et mécontente et romprait sûrement ses liens, malgré la fidélité des évêques de Liège, d’Utrecht et de Cambrai, si ses princes féodaux pouvaient décider la prudence des Capétiens à seconder leurs révoltes. Les mésaventures de Henri III qui, après des années de lutte, n’est parvenu ni à dompter le soulèvement qu’ils ont entrepris contre lui, sous la conduite du duc Godefroid le Barbu, ni même à faire déposer les armes au comte de Flandre, Baudouin V, qui le brave en face, ne permettent pas de douter que l’Empire eût succombé de bonne heure si les embarras internes s’étaient compliqués de guerres à soutenir à l’extérieur. Par bonheur, les anciens ennemis de l’est, Slaves, Danois, Bohémiens et Hongrois furent pour lui des voisins aussi bénévoles que l’étaient les rois de France. Au xie siècle, la Bohême et la Pologne sont aux prises. Les empereurs ne se mêlent à leurs luttes que par des intrigues politiques pour les exploiter à leur profit.

C’est grâce à cette sécurité dont il jouit au dehors et qu’il se garde sagement de compromettre, que l’empereur peut consacrer ce qu’il a de forces, à s’user sans relâche dans ses entreprises italiennes. Tout couronnement impérial à Rome nécessite une expédition militaire et l’empereur ne se fraye qu’en combattant le chemin jusqu’à Saint-Pierre. Ici encore, il a pour lui les évêques qu’il nomme ; mais la féodalité laïque et les factions romaines n’acceptent pas le joug tudesque et profitent de la moindre occasion pour s’insurger. L’Italie ne lui rapporte rien que des fatigues, des soucis et des dangers, mais en qualité d’empereur il ne peut y renoncer et il est condamné à traîner ce boulet qui le paralyse et l’épuise. Au premier moment, la conquête de la Péninsule tout entière avait paru indispensable. Les Byzantins et les Arabes s’en disputaient le sud. Othon II se promit de les soumettre les uns et les autres. Sa formidable défaite à Rossano (932) fut du moins une leçon salutaire pour ses successeurs. Ils ne risquèrent plus d’aussi périlleuses aventures et l’on assista à ce spectacle paradoxal de voir la Sicile, l’Apulie et la Calabre, que les empereurs renonçaient à conquérir, tomber sous leurs yeux au pouvoir des Normands.

La fondation de l’État normand au sud de l’Italie semble empruntée à une chanson de gestes. Mais plus elle est extraordinaire, et mieux elle atteste la force militaire de la chevalerie du nord qui préluda par elle à ces deux autres entreprises plus étonnantes encore : la conquête de l’Angleterre et la Croisade.

En 1016, comme les Sarrasins assiégeaient Salerne, quarante chevaliers normands qui, au retour d’un pieux pèlerinage en Terre Sainte, passaient par là en suivant la route habituelle (la route des pèlerins traversait l’Italie jusqu’à Bari d’où l’on s’embarquait pour Constantinople), profitèrent de l’occasion pour rompre une lance en l’honneur du Christ. Le pays était merveilleux et l’anarchie au milieu de laquelle il se débattait, étant à la fois attaqué par les infidèles et troublé par une révolte contre les Byzantins, promettait des aventures profitables. Le bruit s’en répandit bientôt en Normandie et, par groupes, des cadets de famille et des batailleurs en quête de profits se mirent en route pour rejoindre leurs compatriotes. Ils entrèrent sans distinction au service de tous les partis, qui se disputèrent au plus offrant le concours de ces formidables guerriers. Il leur était indifférent de combattre pour ou contre Byzance, le gain étant leur seul but. Vers 1030, l’un d’eux, Raoul s’était déjà acquis une telle situation, que le prince Pandulf de Capoue lui donna en fief le comté d’Arezzo. Les Normands avaient pris pied dans le pays, ils devaient bientôt le confisquer tout entier. Un de leurs chefs, Guillaume, était en 1042 proclamé comte d’Apulie par ses compagnons. Il était trop tard pour résister à ces auxiliaires devenus conquérants pour leur compte. Le pape Léon IX, que le prince de Bénévent avait appelé à l’aide, marcha contre eux avec un corps allemand qui se fit battre et laissa le pape prisonnier des vainqueurs (1053). Cependant, Robert Guiscard s’installait en Calabre et, en 1057, héritait du comté d’Apulie[1].

La conduite de Rome à l’égard des Normands s’était transformée du tout au tout de Léon IX à Nicolas II. Le schisme, depuis longtemps menaçant entre l’Église latine et l’Église grecque, s’était produit définitif en 1054, et le pape était désormais directement intéressé à expulser de l’Italie les quelques troupes que Byzance y conservait encore.

D’autre part, la nature des rapports qu’il entretenait avec l’empereur Henri III présageait une lutte véritable dans un avenir prochain. Rien d’étonnant donc qu’il se soit intimement lié avec ses entreprenants voisins du sud et qu’il ait favorisé leur expansion. En 1059, disposant d’ailleurs de pays qui ne lui appartenaient pas, il donnait en fief Capoue à Richard d’Arezzo, et à Robert Guiscard, l’Apulie, la Calabre et la Sicile. Deux ans après, le dernier s’était emparé de Messines, et une trentaine d’années plus tard, l’île était complètement enlevée à la domination musulmane. Il en alla de même pour les derniers postes byzantins en Italie. Bari et les duchés lombards furent annexés (1071), puis, non content d’avoir expulsé les Grecs de la Péninsule, Robert prétendit prendre pied sur la côte de l’Adriatique, s’empara de Durazzo et dirigea des expéditions en Thessalie. Sa mort en 1085 interrompit momentanément ses projets. Ils n’en prouvent pas moins la vitalité guerrière du nouvel État qui, grâce à l’étonnante énergie de ses aventureux conquérants, venait de s’installer à cette extrême pointe méridionale de l’Europe où, depuis cinq siècles, en dépit des Lombards, des Carolingiens, des Empereurs allemands et des Musulmans, Byzance avait réussi à se conserver un débouché vers l’Occident. Ce qu’aucun des possesseurs successifs de l’Italie n’avait pu faire, les Normands l’avaient accompli en moins d’un demi-siècle. L’État, qu’ils venaient de fonder au point de contact de trois civilisations différentes, allait bientôt prendre une importance politique de premier ordre et jouer dans les destinées de l’Empire, un rôle inattendu.

Rien ne montre mieux combien, dans cet Empire, les apparences étaient en contradiction avec la force réelle, que l’attitude toute passive de Henri III à l’égard de cette jeune et entreprenante puissance qui se formait sur ses frontières. Il n’avait pas assez de force pour faire surgir une question italienne. Il lui suffit d’avoir résolu provisoirement la question de la papauté.

La situation de Rome, au moment de son couronnement impérial n’avait jamais été plus déplorable. Pendant que la réforme clunisienne s’emparait des âmes et que l’Église aspirait, dans ce qu’elle avait de plus pur et de plus ardent, à assurer sa domination spirituelle par une piété plus fervente et une discipline plus stricte, le siège de Saint Pierre donnait le scandale de trois papes se disputant ou se vendant la tiare. Plein de zèle pour la réforme religieuse, Henri voulut rendre à tout jamais impossible le retour de ces conflits incessants et des intrigues féodales qui empêchaient, depuis si longtemps, la papauté de répondre à sa mission. Un synode, qu’il convoqua à Sutri, déposa les trois pontifes rivaux, puis les Romains reçurent l’ordre de nommer le candidat qui leur fut désigné par le monarque, l’évêque de Bamberg, Suidger, qui prit le titre de Clément II (1046). Les autres papes qui lui succédèrent jusqu’à la fin du règne, Damase II (1048-1049), Léon IX (1049-1054) et Victor III (1055-1057) furent, comme lui, Allemands ou du moins sujets de l’Empire et imposés aux Romains par la volonté impériale. Tous aussi furent des pontifes excellents, des Clunisiens convaincus qui rendirent à la papauté le prestige et l’influence que l’Église aspirait à lui voir reprendre. Mais elle ne les reprenait qu’en violant, par une contradiction flagrante, les principes mêmes dont elle s’inspirait désormais. Sans doute, la tyrannie des comtes de Tusculum ne faussait plus les élections pontificales au profit d’indignes favoris ; mais l’intervention de l’empereur, si favorables qu’en fussent les résultats, n’était-elle pas une ingérence directe dans le domaine du droit canonique et, pour parler franc, un acte évident de simonie ? Henri n’avait pas observé qu’en restaurant la papauté, il allait fatalement la mettre aux prises avec l’Empire. Il était évident que, plus il choisissait ses papes dans les rangs du clergé clunisien, plus il hâtait le moment où son ingérence serait considérée par ceux-là mêmes qui lui devaient la tiare, comme une usurpation insupportable et criminelle. Déjà Léon IX, après avoir été désigné par lui, pris de remords de conscience, s’était fait réélire par les Romains suivant les formes traditionnelles. Le conflit latent devait infailliblement éclater tôt ou tard. La mort inopinée de l’empereur en 1056 brusqua les choses.

II. — Le conflit

Son successeur, Henri IV, était un enfant de six ans, sous le règne de qui l’Allemagne fut longtemps paralysée, d’abord par une régence orageuse, puis par une dangereuse révolte des Saxons. Rome sut profiter des circonstances. A la mort d’Étienne IX (1058), l’aristocratie, revenant à sa tradition, s’était empressée de faire proclamer un de ses fidèles, Benoît X. Mais les temps étaient changés et la série des papes féodaux se clôtura, en même temps que celle des papes impériaux, par l’élection de Nicolas II, due au parti de la réforme. L’Église était décidée à secouer toute tutelle, celle de l’Allemagne, comme celle des barons romains. Le nom choisi par le nouveau pontife rappelait ce « Nicolas » qui, au ixe siècle, avait si énergiquement proclamé la supériorité du glaive spirituel ; on ne pouvait indiquer plus clairement la volonté d’une orientation nouvelle.

Durant les quinze années qui s’étaient écoulées depuis Clément II, la papauté, grâce aux nominations faites par Henri III, non seulement avait repris sa place à la tête de l’Église, mais était entourée d’une vénération et pourvue d’une influence qu’elle n’avait encore possédées à aucune époque. La rénovation religieuse qui s’était accomplie au dehors d’elle, tournait maintenant vers le successeur de Saint Pierre, les vœux et les dévouements de toute l’Église, clergé et fidèles. Cette immense force morale que l’ascétisme des moines avait suscitée, donnait enfin à Rome le chef qu’elle attendait et à qui son obéissance enthousiaste était assurée d’avance. Cette fidélité au Christ, qui embrasait les âmes, se confondait maintenant avec la fidélité à son vicaire. Qu’il parlât, sa parole serait entendue et révérée jusqu’au bout de la catholicité. Et la catholicité n’avait pas seulement augmenté sa ferveur, mais s’était étendue. Depuis le commencement du xie siècle, elle avait rayonné sur le Danemark, sur la Sicile, sur la Norvège, jusque sur la lointaine Islande, et ces conquêtes nouvelles, auxquelles la papauté n’avait pris aucune part, c’était vers elle aussi qu’elles gravitaient. Jamais Rome n’avait possédé ni un domaine spirituel aussi vaste, ni une autorité aussi ferme. Sa rupture définitive avec l’Église grecque en 1054 venait de montrer quelle confiance elle avait désormais dans ses forces.

Comment aurait-elle pu supporter plus longtemps la protection simoniaque de l’empereur ? Comment continuer plus longtemps à le laisser disposer de la tiare au profit d’évêques allemands ; humilier plus longtemps au profit du souverain d’une seule nation son pouvoir universel ? La minorité de Henri IV permettait de secouer le joug. En 1059, Nicolas II, pour placer désormais la nomination des papes à l’abri de toute immixtion étrangère, la confiait au collège des cardinaux. D’un seul coup, il mettait fin ainsi et aux élections tumultueuses qui avaient causé le long déclin de la papauté, et à l’immixtion de l’empereur. La désignation du Vicaire du Christ ne devait plus appartenir qu’à l’Église, se recueillant dans la paix et la liberté. Une clause spéciale dans la bulle décidait, contrairement à la tradition constamment suivie, que ce grand acte ne devait plus nécessairement s’accomplir à Rome : les cardinaux étaient libres de s’assembler n’importe où s’ils ne se croyaient pas en sécurité dans la ville au moment du consistoire.

On peut faire dater de cette réforme le conflit entre la papauté et l’Empire. Il était désormais inévitable et Nicolas II ne se faisait aucune illusion sur l’avenir. Ce n’est pas le hasard qui a placé à la même année, où les cardinaux reçurent le droit d’élection, son traité d’alliance avec les Normands.

Les mesures prises en même temps par le pape contre le mariage des prêtres et la simonie fournissent la preuve qu’il pouvait compter sur l’appui des masses. Dans l’Italie du nord, le peuple se soulève contre les évêques impériaux qui résistaient aux ordres de Rome. Ce ne sont pas d’ailleurs exclusivement des motifs religieux qui provoquèrent les troubles de la pataria, c’est-à-dire de la canaille, comme les princes d’Église et leurs adhérents appelaient dédaigneusement leurs ennemis. Sous l’influence du commerce renaissant, une classe sociale nouvelle, la bourgeoisie, se formait dans les villes lombardes et elle profita du motif que lui fournissait la piété, pour s’insurger contre les évêques dont l’administration ne tenait pas compte de ses besoins nouveaux.

Ce fut l’évêque de Lucques, le protecteur des patarias, qui, en 1061, succéda à Nicolas II sous le nom d’Alexandre II. La première élection faite par les cardinaux appelait ainsi, sur la chaire de Saint-Pierre, un anti-impérialiste déclaré. Henri IV n’était pas encore en mesure d’intervenir. Ses tuteurs en furent réduits à soutenir l’anti-pape Cadaloüs, que le parti féodal de Rome suscita contre Alexandre, et qui disparut presque aussitôt. Grégoire VII succéda à Alexandre en 1073, et enfin la guerre éclata.

Le nouveau pape avait été, depuis l’avènement de Nicolas II, l’inspirateur et le conseiller intime de ses précurseurs. En leur succédant, il était bien décidé à prendre, vis-à-vis de l’Empire, une attitude d’où sortirait la guerre ou la reconnaissance par le premier souverain de l’Occident, de la supériorité de Rome sur le pouvoir temporel. En 1075, il condamnait solennellement, sous peine d’excommunication, l’investiture par l’autorité laïque de toute fonction ecclésiastique.

Rien sans doute n’était plus conforme aux principes de l’Église, mais rien aussi n’était plus impossible à accorder par l’Empire. Depuis Othon Ier, et de plus en plus à mesure que les princes laïques se féodalisaient davantage, le pouvoir impérial reposait sur les évêques. De règne en règne, les monarques avaient accumulé les donations de terres autour de leurs sièges afin de les rendre toujours plus forts. Mais c’était évidemment à condition de les nommer eux-mêmes et de les investir de leur charge. En leur remettant la crosse et l’anneau, emblèmes de leurs fonctions, ils leur montraient qu’ils n’étaient évêques que par eux, que c’était d’eux qu’ils tenaient à la fois le gouvernement de leur diocèse et par cela même, la jouissance de leur principauté. Obéir au pape, en revenir aux prescriptions canoniques, permettre en conséquence aux chapitres de nommer les évêques, et devoir ensuite les investir de leurs fiefs laïques, c’eût été remettre en des mains inconnues, peut-être hostiles, cette force que l’Empire avait donnée aux prélats, non dans leur intérêt, mais dans le sien. Intimer l’ordre à l’empereur de renoncer à l’investiture, c’était lui intimer l’ordre de n’être plus rien, puisque désormais la base même de son pouvoir lui serait enlevée. Grégoire X n’a pu un instant se faire illusion sur ce point. Mais que lui importait le pouvoir de l’empereur ?

Avec les partisans les plus radicaux de la réforme religieuse, il ne voyait dans la puissance temporelle qu’une œuvre de division. L’Église seule était divine, elle seule pouvait conduire au salut, et l’Église s’unissait dans le pape « dont le nom seul doit être prononcé dans les églises et dont tous les rois doivent baiser les pieds ».

On est parti de là pour faire de Grégoire une sorte de révolutionnaire mystique, une espèce d’ultramontain s’acharnant à la ruine de l’État. C’est transporter des idées modernes dans un débat où elles n’ont rien à voir. D’ultramontanisme, tout d’abord, il ne peut être question chez Grégoire. La discipline ecclésiastique est encore très loin de dépendre de Rome. Il ne prétend pas du tout nommer les évêques. Ce qu’il veut, c’est que la pureté de l’Église ne soit plus souillée par les attouchements laïques. Quant à la lutte contre l’État, que veut-on dire ? L’Empire n’est pas un État. Ce n’est pas l’empereur qui en réalité le gouverne, ce sont les princes. Il n’y a pas, on l’a déjà vu, d’administration, de prise, de ce qu’on peut appeler faute de mieux, le pouvoir central, sur les hommes. En affaiblissant l’empereur, quel dommage en reçoit la société ? Aucun, puisqu’il lui est indifférent, puisque ce n’est pas lui qui la défend et la protège. Il ne doit résulter aucune catastrophe de la victoire du pape et il doit en résulter un bien pour l’Église. Il faut bien se placer à ce point de vue si on veut comprendre. Il ne faut pas oublier que l’on est en pleine époque féodale et que l’évolution sociale et politique favorise ces princes, dans lesquels nous avons reconnu plus haut les vrais organisateurs de la société. Aussi sont-ils pour le pape. La féodalité travaille pour lui comme, sans le vouloir, il travaille pour elle. Tout à l’heure, c’était la bourgeoisie naissante qui prenait parti pour Rome, maintenant, ce sont les féodaux. Ce qu’on appelle État ici, ce n’est pas du tout la société laïque, mais le pouvoir royal s’asservissant l’Église et la détournant de sa mission en faveur de son maintien.

Dans les origines premières, cette exploitation de l’Église par l’État remonte à la tradition carolingienne. Othon Ier n’a fait que corser un peu la politique ecclésiastique de Charlemagne. En réalité, ce que Grégoire attaque, c’est la conception politique qui fait de l’empereur, l’égal du pape. A l’alliance des deux pouvoirs, il substitue dans les choses de l’Église, la subordination de l’un à l’autre. Encore une fois, qu’on ne dise pas qu’il attaque l’État. Il serait plus exact de dire qu’il lui enlève son caractère clérical. En somme, en retirant à l’empereur l’investiture des évêques, il pousse à la laïcisation de l’État, et en fait elle grandira après lui. Qu’on suppose l’Empire triomphant, c’est la théocratie qui l’emporte, un ordre de choses dans lequel des prêtres gouvernent au nom du prince. Au contraire, Grégoire enlève le prêtre du gouvernement. En fait, il pousse l’État dans les voies de la laïcisation.

Il le fait sans s’en douter, ou plutôt il le fait, si l’on veut, par mépris pour les laïques qu’il ne veut pas voir s’ingérer dans les choses de l’Église. Mais il sait bien que les laïques sont dans l’Église et veulent y rester. Henri IV lui-même est un catholique convaincu. Et c’est là justement ce qui fait la force du pape et la faiblesse de son adversaire. Contre le pape, il ne peut employer aucun moyen que des moyens d’Église. Il ne lui vient pas et il ne peut lui venir l’idée de s’opposer à lui en face, au nom des droits qu’il tient — de qui ? — de Dieu. Mais le pape représente Dieu sur la terre. Il le représente tellement que l’empereur ne peut se passer du pape pour son couronnement. Il n’y a qu’un moyen de résister au pape dans l’Église, c’est de faire déclarer par l’Église que le pape est indigne.

Et c’est ce que fait Henri. Il venait enfin de triompher de la révolte des Saxons. Il était libre. Il y avait encore en Allemagne assez d’évêques dévoués au souverain et mécontents, pour agir. Il les réunit à Worms et, le 24 janvier 1076, leur fait déclarer Grégoire indigne de la papauté. Vingt ans seulement s’étaient écoulés depuis que Henri III nommait les papes, mais quelle transformation radicale dans la situation des deux pouvoirs s’était accomplie depuis lors !

Les conservateurs, quand ils n’ont pas de génie, s’imaginent qu’il suffit de restaurer le passé sans tenir compte du présent. Faire déposer un pape par quelques évêques allemands, après un Nicolas II et un Alexandre II, témoignait d’une ignorance complète de l’esprit du temps. Rien ne pouvait mieux servir la cause de Grégoire que cette prétention du roi d’Allemagne de disposer en maître du chef de la catholicité. Il y répondit en excommuniant Henri et en déliant de leur serment tous ceux qui lui avaient juré fidélité. On put alors s’apercevoir que la décision du Synode de Worms n’était pas même acceptée par les princes d’Allemagne. Car, s’ils l’avaient jugée valable, ils n’avaient pas à tenir compte de l’excommunication du roi. Or, tous, à la sentence venue de Rome, répondirent en abandonnant Henri. Pour éviter une révolte générale, le roi n’hésita pas à désavouer lui-même le jugement de ses évêques et à s’humilier devant ce pape qu’il venait de faire déclarer indigne. Le 28 janvier 1077, il paraissait devant lui, vêtu en pénitent, dans la forteresse de Canossa et obtenait son pardon. Mais Grégoire se réservait d’intervenir entre lui et les princes. Comme Henri, sans attendre qu’il se fut mis en rapport avec eux, avait repris son titre royal, une partie de ceux-ci donnèrent la couronne à Rodolphe de Souabe. La guerre civile éclata. Henri se sentant plus fort que son adversaire, reprit confiance et brava Grégoire en face en reprenant, incorrigible dans son obstination, le moyen qui lui avait une fois déjà si mal réussi. Un synode, réuni sur son ordre à Brixen, donna la papauté à l’archevêque Guibert de Ravenne. Une seconde excommunication plus solennelle répondit à cette nouvelle proclamation. Mais Rodolphe venait d’être tué dans un combat près de Merseburg (Grona) et Henri, prenant son pape avec lui, marcha sur Rome. Ç’avait été jusqu’alors le sûr moyen de faire courber la tête aux papes féodaux et turbulents d’avant Henri III. Cette fois, les Allemands n’entrèrent à Rome que pour y trouver une nouvelle humiliation. Grégoire, retiré dans le fort Saint-Ange, resta inébranlable. Il fallut se hâter de faire sacrer Guibert qui, sous le nom de Clément III, mit là couronne impériale sur le front de Henri. Puis, le successeur de Charlemagne s’empressa de battre en retraite, car Robert Guiscard et les Normands approchaient de la ville. Grégoire accepta leur hospitalité et se retira à Salerne. Il y mourut le 25 mai 1085, en prononçant les fameuses paroles qui ont depuis lors réconforté tant d’exilés : Dilexi justiciam et odivi iniquitatum, propterea quod morior in exilio.

Clément III occupait le palais du Latran. Mais qu’importait au monde cet intrus que reconnaissaient, seuls par devoir, quelques évêques allemands ? Pour l’Église, Rome était là où était le vrai pape, l’élu des cardinaux, le successeur de Grégoire. Jamais la papauté ne fut aussi puissante que pendant ces années d’exil, non puissante par l’autorité reconnue, acceptée et redoutée comme sous un Innocent III, mais puissante par la vénération enthousiaste et le dévouement des fidèles. C’est un pape errant loin de sa capitale, Urbain II, qui, en 1095, lançait l’Europe frémissante d’amour pour le Christ, à la conquête de Jérusalem. Et cependant que le pape groupait ainsi l’Europe autour de lui, l’empereur traînait tantôt en Italie, tantôt en Allemagne, un règne cahoté de révoltes, de trahisons, de fuites, de retours de fortune, s’usant et usant ce qui restait de prestige au pouvoir, au milieu de cette guerre civile que, après son fils Conrad, son fils Henri V dirigea contre lui et qui enfin l’obligea à mourir, lui aussi, en exil à Liège, en 1106, où l’évêque Otbert, un de ses derniers fidèles, veilla sur les derniers jours de sa tragique carrière. Mais sa mort ne tranchait pas la question des investitures qui avait provoqué le conflit. Henri V ne prétendit plus disposer de la tiare et ne s’enhardit plus à nommer d’antipapes. On en revenait à la discussion d’une question précise qui, le pape étant reconnu maintenant par l’empereur comme chef de l’Église, — et comment aurait-il pu en être autrement à l’époque des Croisades — trouva enfin sa solution dans le premier de ces concordats que la papauté conclut avec une puissance laïque, le Concordat de Worms en 1122. L’empereur renonçait à l’investiture par la crosse et l’anneau et acceptait la liberté des élections ecclésiastiques. En Allemagne, l’élu recevrait par le sceptre l’investiture de ses fiefs (régales) avant d’être consacré, dans les autres parties de l’Empire (Italie et Bourgogne), après la consécration. On distinguait donc dans l’évêque le pouvoir spirituel, à propos duquel l’empereur renonçait à intervenir, et le pouvoir temporel qu’il continuait à conférer, mais qu’il ne pouvait refuser sans conflit. Quant aux élections des évêques par les chapitres, ce devaient être les princes voisins et non l’empereur qui allaient peser sur elles. En réalité, l’Église impériale s’écroulait. Il ne restait qu’une église féodale. L’Empire en pâtissait. La papauté y gagnait en prestige, mais elle n’améliorait pas, bien au contraire, la discipline ecclésiastique. Chaque élection allait devenir une lutte d’influence et s’il n’y avait plus simonie du fait de l’empereur, il y avait pression et intimidation par les grands. La vraie solution aurait été celle de Pascal II, les évêques abandonnant leurs fiefs ; mais l’empereur n’en avait pas voulu, car cette immense fortune foncière de l’Église aurait passé aux princes. En somme, la querelle des investitures aboutissait au triomphe de la féodalité sur l’Église. C’en est fait de ces évêques de l’Empire savants et instruits, des Notger, des Wazon, des Bernhard de Worms. Sortant des chapitres où dominent les cadets de noblesse, ils sont maintenant tout féodaux et ce qui domine chez eux, c’est le temporel. L’Église, en voulant débarrasser le clergé de l’emprise laïque, l’y a plus subordonné que jamais.

  1. L’histoire de ces Normands prouve admirablement que l’Italie du sud était économiquement plus avancée que l’Europe du nord. Les princes du pays les prennent à leur solde comme mercenaires et, dans ce pays divisé en vingt parties, ils agiront comme les grandes compagnies ont essayé de le faire au xive siècle. Ce sont de purs mercenaires qui se taillent des principautés. C’est parce qu’il y a là de l’argent qu’ils reçoivent tout de suite des renforts de leurs compatriotes.