Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/12


CHAPITRE III

LA FÉODALITÉ

I. – La désagrégation de l’État

On désigne habituellement sous le nom de « féodal » le système politique qui a régné en Europe après la disparition de l’État carolingien. Cette habitude remonte à la Révolution française qui a indistinctement mis à charge de la féodalité tous les droits, privilèges, usages et traditions qui s’opposaient à la constitution de l’État et de la société modernes. Pourtant, à prendre les mots dans leur sens exact, on ne peut entendre sous les noms de féodalité et de système féodal, que les rapports juridiques naissant du fief ou du lien vassalique[1], et c’est un abus de langage que d’élargir leur sens jusqu’à y faire entrer tout un ordre politique dans lequel l’élément féodal n’est à tout prendre que secondaire et, si l’on peut ainsi dire, plus formel que substantiel. Conservons l’usage adopté mais faisons observer que ce dont il est question avant tout, dans le système dit féodal, c’est de la désagrégation de l’État.

Tout poussait à cette désagrégation depuis que l’impossibilité matérielle s’était démontrée, dès l’établissement des royaumes fondés par l’invasion germanique, de continuer l’État romain. Elle était en train de se faire à la fin de la période mérovingienne quand la royauté, sur laquelle tout reposait reçut momentanément un renouveau d’influence et par les grandes conquêtes et par son alliance avec la papauté. Mais ces conquêtes, et cette influence n’avaient pu que retarder momentanément la désagrégation commencée, car les causes de celle-ci étaient impliquées dans l’ordre social lui-même. Le roi seul pouvait maintenir l’organisation politique. Théoriquement l’État était un État monarchique et administratif mais on a vu combien, même sous Charlemagne, il était faible. C’est que sa constitution politique ne répondait pas à sa nature économique. Depuis que le commerce et les villes ont disparu l’on est entré dans une période où les grands domaines absorbent à la fois les terres et les hommes et mettent les revenus de la première et les bras des seconds à la disposition d’une classe de magnats. Ceux-ci sont d’autant plus indépendants que leur existence économique n’est soumise à aucune perturbation, toute la production domaniale, en effet, ne sert qu’à l’entretien du domaine. Ils n’ont donc rien à attendre ni rien à craindre de l’État. Le sort de la royauté s’en trouve décidé. Tôt ou tard, suivant que l’évolution sociale est plus ou moins avancée, elle est condamnée à laisser ses droits et ses prérogatives passer à ces « puissants » qui sont maintenant à peu près ses seuls sujets, puisqu’ils s’intercalent entre elle et le peuple, et qu’elle est obligée de gouverner par eux. De plus en plus, son seul pouvoir effectif est celui qu’elle tire de ses propres domaines. Là où elle est réduite à l’exercice de la pure souveraineté politique, elle ne règne plus bientôt que pour la forme. Privée d’impôts, privée de la possibilité de payer des fonctionnaires, comment se maintiendrait-elle ? En se rejetant sur l’Église comme elle le fit en Allemagne ? Mais cela n’y était possible que parce que l’aristocratie laïque n’avait pas encore atteint son développement à l’époque des Othons. Et encore, les principautés épiscopales elles-mêmes détruisent l’État. Le monarque seul est fort par elles au point de vue militaire. Mais son action gouvernementale n’en vaut pas mieux et l’État n’en est pas moins détruit. Dans les conditions économiques du moment, la puissance du roi doit donc fatalement décliner dès qu’il n’aura plus, pour se soutenir son action militaire et le prestige personnel. En fait sa décadence se précipite depuis Charlemagne. Devant les grands, la situation du roi s’affaiblit sans cesse. Il en arrive, à la fin du ix}e siècle, à être purement électif. Il aurait pu disparaître. Il ne l’a pas fait et ceci est caractéristique[2]. Les grands n’ont pas songé qu’ils pussent se passer de roi. Il reste encore chez eux un dernier sentiment de l’unité de l’État. L’Église surtout a dû ici intervenir. Car elle ne reconnaît pas les grands, c’est le roi qui est pour elle le gardien de l’ordre providentiel terrestre. Et, de son côté, il la protège, il lui garantit ses biens. Pour les grands eux-mêmes d’ailleurs, il faut qu’il y ait un roi comme juge et arbitre, de même que dans les tribunaux, il faut un « juge » qui préside et fasse appliquer la sentence. Le roi est indispensable à l’ordre social, à la « paix » publique. Mais il est bien entendu que le roi règne et ne gouverne pas.

Et pourtant, en droit, rien ne limite son pouvoir. Il ne jure pas de capitulation. Il ne renonce à aucune prérogative. Théoriquement, il est absolu. Mais il est paralysé. Les membres n’obéissent plus à la tête. En apparence, rien n’est changé. Les rois continuent à employer toutes les vieilles formules, à recevoir dans le langage officiel toutes les marques de respect. Mais ils ont laissé passer à l’aristocratie la réalité du pouvoir. Les juristes modernes font de très belles constructions sur l’État au haut Moyen Age et sur les droits du roi : tout cela est théorique. La réalité est tout autre. L’État se désagrège, se morcelle, pour se reconstituer sous une autre forme, dans ses débris. Après Charles le Chauve, il n’y a plus de capitulaires et il faudra attendre le xiie siècle pour retrouver une nouvelle période d’activité législative du roi.

Ce qui s’est passé, c’est un glissement spontané du pouvoir des mains du roi dans celles de l’aristocratie qui comprend à la fois ses fonctionnaires. On peut donc dire, avec vérité, que le fonctionnaire usurpe les fonctions qu’il remplit. Cela se fait tout naturellement, sans résolution, sans mouvement violent, parce que le fonctionnaire est le seigneur d’une quantité de ses administrés et le propriétaire d’une bonne partie de sa circonscription.

Remarquons d’ailleurs que la distinction se maintient très nette entre les pouvoirs privés qu’il possède sur ses terres et sur ses hommes, et le pouvoir public, les droits régaliens qu’il exerce au nom du roi, mais désormais à son profit. Il possède les premiers en nom propre, comme une partie de son patrimoine. Les seconds, il ne les tient que d’une délégation royale. Si le comte, dans son comté, est justicier suprême, chef militaire, percepteur de ce qui reste du vieux census romain, bénéficiaire du droit de gîte et percepteur du tonlieu, c’est parce qu’il est fonctionnaire. Seulement, tous ces pouvoirs qu’il exerce au nom du roi, il les exerce pour lui et le roi ne peut l’en empêcher.

En outre la puissance de l’aristocratie brise et réforme à son profit les circonscriptions de l’État. Celui-ci, depuis l’époque mérovingienne, est divisé en comtés. Ces comtés sont très petits, les comtes fonctionnaires peuvent parcourir assez facilement leurs comtés en un jour. Mais, dès le viiie siècle, les plus puissants d’entre eux se mettent à usurper le pouvoir dans plusieurs comtés voisins des leurs. D’heureux mariages, des arrangements à l’amiable, la violence, la faveur ou la crainte qu’ils inspirent au roi, les font bientôt agglomérer, en une seule masse territoriale, un nombre plus ou moins grand d’anciennes circonscriptions. Le nouveau comté, tel qu’il se forme alors par cet empiétement, devient une principauté, de même que le comte devient un prince. Le nom emprunté à la bureaucratie romaine lui reste, mais cet ancien agent du pouvoir central ayant absorbé le pouvoir qui lui était délégué, et agrandi la circonscription où il l’exerce, est maintenant, et va rester pendant des siècles, un petit souverain local.

Tout cela s’est accompli au milieu de violences et de perfidies inouïes. Le xe siècle est, avec le xve, l’époque de l’assassinat politique. La puissance territoriale des princes féodaux n’a pas été plus scrupuleuse dans le choix des moyens que celle des monarques absolutistes ou les tyrans de la Renaissance ; elle est seulement plus brutale. Chacun cherche à s’augmenter au détriment de son voisin et toute arme lui est bonne. La passion de la terre domine tous ces féodaux, et comme il n’est personne pour leur résister, ils se heurtent les uns contre les autres avec toute la brutalité de leurs instincts. Le roi est impuissant ; et s’il prétend quelquefois intervenir, son fonctionnaire lui fait la guerre. C’est ainsi que Charles le Simple est mort dans la prison du comte de Vermandois.

Pourtant, et c’est ici qu’apparaît l’élément féodal, les princes sont liés au roi par le serment. C’est en cela que s’est transformée l’ancienne subordination du fonctionnaire. Ils sont les fidèles, les hommes du roi. En théorie, c’est le roi qui reste le détenteur suprême des pouvoirs qui lui ont été usurpés, et le serment féodal le reconnaît. Il ne faut donc pas dire que la féodalité a brisé l’État, c’est le contraire qui est vrai. Elle maintient encore un lien, au moins formel, entre le roi et les morceaux du royaume dont se sont emparés les grands fonctionnaires devenus des princes, et dont le serment féodal fait des vassaux. Il y aura là plus tard, quand il redeviendra fort, un principe qu’exploiteront les juristes. Pour le moment, le roi se laisse faire et reconnaît des usurpations qu’il ne peut empêcher. L’hérédité des féodaux est de règle. Au père succède le fils et dès le XIe siècle, l’hérédité est étendue aux femmes.

Ce roi, qui se considère toujours comme le détenteur de la toute puissance, les princes, ses grands vassaux, ne l’envisagent plus que sous l’angle féodal. Il n’est plus pour eux qu’un grand auquel ils sont liés par un lien contractuel. Ils lui doivent aide et conseil, et le roi leur doit protection ; s’il les attaque, se plaçant à son point de vue de roi, ils se croient justifiés à marcher contre lui. Les princes envisagent la royauté autrement que le roi lui-même. Mais les suites ne s’en feront sentir que plus tard et jusqu’au XIIe siècle, sauf de rares exceptions, les rois laisseront faire.

Ainsi, dès la fin du IXe siècle et le commencement du Xe, l’État se réduit à une forme vide. Les provinces sont devenues des principautés et les fonctionnaires, des princes. Le roi, sauf dans sa terre propre, n’est plus que le « souverain fieffeux » de son royaume. Une multiplicité de souverainetés locales a remplacé l’ancienne unité administrative issue de l’Empire romain. Mais il faut reconnaître aussitôt que c’est là la situation normale et saine et qui correspond à l’état social, donc aux besoins de la société. La constitution agraire et domaniale de l’époque rendait impossible le maintien de l’unité administrative qu’un Charlemagne lui-même n’a pu transformer en réalité vivante. Comment la puissance politique eût-elle pu rester centralisée aux mains du roi, à une époque où les hommes entraient en masse dans les cadres de la grande propriété et de la clientèle seigneuriale ? Elle devait évidemment se transporter là où était la puissance effective et se cristalliser, si l’on peut ainsi dire, autour de ses véritables détenteurs. La protection des hommes n’est pas seulement la fonction primordiale de l’État ; elle en est aussi l’origine. Or le roi ne protégeait plus ses sujets ; les grands les protégeaient. Il était donc nécessaire et bienfaisant qu’ils démembrassent l’État à leur profit. Ils eurent certainement pour eux ce que l’on pourrait appeler l’opinion publique, disons le sentiment des peuples. Nulle part, on ne voit que les petites gens aient cherché à sauver la royauté. Elles ne la connaissaient plus.

C’est dans les centres étroits de principautés territoriales que s’est, pour la première fois organisé, un système de gouvernement et d’administration agissant sur les hommes. Le royaume était trop étendu. Il se bornait fatalement à une administration incontrôlable et n’atteignait pas les masses. Il en va autrement ici. Les princes territoriaux sont en contact avec la réalité, leur fonction privée les met en mesure de gouverner effectivement leur pays d’étendue médiocre, le nombre de leurs clients et de leurs vassaux y est proportionné et leur fournit un personnel. Chacun, sous des traits variés dans le détail mais partout les mêmes dans leurs grandes lignes, se met à la tâche. C’est ce travail obscur qui, au point de vue de la formation de la société, est ce qu’il y a alors de plus important et c’est là où il s’est accompli tout d’abord, dans les Pays-Bas et en France, que la société a été la plus avancée. Les rois par dessus cela occupent la scène ; les empereurs font de la grande politique. Mais ce sont les princes qui constituent le premier type d’organisation politique originale que l’Europe ait connu depuis l’Empire romain.

Nulle théorie naturellement, nulle conception consciente. La pratique se met d’elle-même d’accord avec la réalité.

L’armature de l’organisation territoriale, c’est la fortune foncière du prince, puisque c’est d’elle qu’il tient sa force. Les « cours » principales ou les mieux situées de ses domaines sont pourvues de travaux de défense et deviennent les châteaux (bourgs), centres de l’organisation militaire, financière et judiciaire. Ce sont habituellement d’assez vastes enceintes emmuraillées avec bâtiments d’habitation, magasins de vivres, logements pour la garnison des chevaliers. Un châtelain, que le prince choisit parmi ses hommes, le remplace dans la circonscription qui porte le nom de châtellenie. C’est ce châtelain qui commande la forteresse, surveille le pays et préside la cour de justice locale. Pour le faire vivre, lui ainsi que les chevaliers du château, des prestations en nature sont imposées à la population ; c’est le principe du traitement qui apparaît et que les rois n’ont pas connu sous la forme d’une redevance fixe due au pouvoir public. Dès le xie siècle, on trouve de plus les traces d’un impôt comtal (petitio, bede), et c’est un nouveau progrès, quelle que soit la forme encore primitive de sa perception et de son assiette. Ainsi, alors que le roi n’a pas de finances en dehors de ses domaines, le prince en organise. De plus, il bat monnaie, car il a usurpé le droit de monnayage comme les autres droits régaliens, et il en tire de beaux bénéfices en altérant les monnaies. Il a aussi le tonlieu et il continue naturellement à participer aux amendes.

A tous les points de vue, son pouvoir est beaucoup plus fort que celui du roi. Car tandis que le roi devient électif, il est strictement héréditaire, et de bonne heure, déjà au xe siècle, le droit de succession unique s’établit, si bien que les principautés ne se démembrent pas. Il est curieux de voir comme elles sont restées fixes depuis lors jusqu’à la fin de l’Ancien Régime qui les a conservées comme provinces. Le prince, dès le xe siècle, a une historiographie. Il a une cour calquée sur celle du roi : chancelier, maréchal, sénéchal, échanson. Il a ses vassaux, qui lui sont plus fidèles qu’il ne l’est au roi, à cause de la proximité et de la disproportion plus grande des forces. Il est avoué de tous les monastères de sa terre et leur impose à son profit des redevances ou des services. Les textes l’appellent princeps, monarcha, advocatus patriae, post Deum princeps.

Il est vraiment le chef de la terre, de la patria et il faut remarquer que dans le latin du Moyen Age, ce beau mot a commencé à être appliqué à ces petites patries locales. C’est là que s’est formé, pour la première fois, le patriotisme qui, chez les modernes, remplace le sentiment civique de l’Antiquité. Il tient du sentiment de famille et s’incorpore dans l’homme qui est le chef et le protecteur du groupe, de père en fils. Ses armoiries deviennent celles de la population. On se rassemble dans la fidélité commune qu’on a pour lui. Il n’a rien existé de semblable sous les Mérovingiens et les Carolingiens et on ne reverra plus tard le même sentiment que pour les rois. Le patriotisme moderne, né du sentiment dynastique, s’est formé tout d’abord dans les principautés.

Le prince est, en effet, le protecteur de ses hommes. Il paye de sa personne et rien n’est plus actif que sa vie et que son rôle social. Non seulement il conduit lui-même ses hommes à la guerre et se jette avec eux sur l’ennemi, mais il préside ses tribunaux, compte lui-même avec ses receveurs, décide personnellement de toutes les questions importantes, et surtout, il veille à assurer la « paix » publique. Il assure la sécurité des routes, étend sa protection sur les pauvres, les orphelins, les veuves, les pèlerins, court sus aux détrousseurs des grands chemins et les fait pendre. Il est le suprême justicier de sa terre, le gardien et le garant de l’ordre public, et c’est en cela que son rôle est essentiellement un rôle social. Quand on parle de féodalité « sanguinaire » il faut s’entendre. Elle l’a été au dehors, chez l’ennemi, non chez elle. Et il est certain que la société a commencé son éducation politique, dans le cadre des principautés féodales. Le grand État dont elles sont les démembrements n’a pas touché les hommes, son action a passe au-dessus d’eux. La monarchie a tracé les cadres de la vie politique et fait pénétrer le christianisme, s’est alliée à l’Église et a constitué un idéal de royauté qui subsiste et qui dans l’avenir sera une idée force. Mais elle manquait de prise sur les hommes. Il a fallu, pour les atteindre et les gouverner, le pouvoir proche, solide et actif des princes locaux. Et ils méritent, tous ces gendarmes princiers aux noms bizarres, ces rudes batailleurs, malgré leurs perfidies, leurs assassinats, leurs rapines chez le voisin, d’avoir leur place parmi les civilisateur, de l’Europe. Dans la vie politique et sociale, ils ont été les premiers instituteurs.

II. — La noblesse et la chevalerie

Il s’est constitué au xe siècle, dans les États européens, une classe juridique nouvelle, la noblesse. Pour apprécier son importance il suffit de remarquer qu’au point de vue politique, seule dans la société laïque, elle possède des droits politiques. Plus tard, la bourgeoisie se fera sa place à côté d’elle, une place de plus en plus grande, mais qui pourtant, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, n’en sera pas moins regardée comme une place de second ordre. Dans l’histoire d’Europe, la noblesse joue à peu près — quoique dans des conditions très différentes — le rôle des patriciens dans l’histoire romaine, et la bourgeoisie celui des plébéiens. Ce n’est que dans l’État moderne qu’elles se sont fondues dans la masse des citoyens, à peu près comme dans l’Empire la généralisation des droits de cité a fait disparaître la vielle différence du patriciat et de la plèbe.

La noblesse a exercé sur l’histoire de l’Europe une influence si considérable et si générale que l’on ne s’avise guère qu’elle constitue un phénomène original appartenant en propre à la société chrétienne occidentale. Ni l’Empire romain, ni l’Empire byzantin, ni le monde musulman n’ont connu rien de semblable. Sans doute, toutes les sociétés primitives connaissent une noblesse d’origine mythologique. Mais ces noblesses-là disparaissent avec la civilisation, il en a été ainsi de la vieille noblesse germanique qui ne survécut pas aux invasions. Celle du Moyen Age, séparée d’elle par cinq siècles, est une formation toute nouvelle et fort différente.

Elle a été précédée par cette aristocratie puissante, en partie romaine, en partie constituée de parvenus’et de fonctionnaires dont on a vu l’apparition et le rôle de plus en plus important depuis la formation des nouveaux royaumes. Mais cette aristocratie n’est pas une noblesse, en ce sens qu’elle n’est pas une classe juridique à laquelle on appartient par la naissance. Elle est une simple classe sociale constituée par le groupe des hommes puissants. De plus, quelle que soit sa puissance en fait, elle ne possède en droit aucun privilège. Le plus grand propriétaire du temps de Charlemagne n’a pas devant la justice une situation différente de celle du simple homme libre.

Deux causes ont contribué à la formation de la noblesse : la diminution constante du nombre des hommes libres, et le service militaire sous la forme féodale et de ces deux causes, la seconde est beaucoup plus importante que la première et peut même se passer d’elle.

Le système domanial, en se répandant, a dégradé juridiquement la population rurale et l’a réduite à une servitude plus ou moins complète. Ceux qui ont conservé la liberté se sont trouvés dans une situation privilégiée et dès le xe siècle, le mot liber prend la signification de nobilis. Les vieilles coutumes juridiques sur la famille, sur l’héritage, ne s’appliquent plus qu’à ceux-ci. Le droit commun des libres se raréfie pour eux en un droit d’exception. Le connubium dans le droit romain s’est élargi. Au commencement du Moyen Age, il s’est restreint. Le droit de famille finit par n’être plus que l’apanage d’un petit nombre d’hommes comme la propriété libre héréditaire (alleu, allodium).

Ces libres-là, dont il est impossible d’apprécier le nombre, conservaient naturellement le droit de porter les armes. Leur propriété leur permettait d’entretenir un cheval de guerre. Ils sont avant tout guerriers.

Mais à côté d’eux, et beaucoup plus nombreux, du moins en France, est une autre classe de libres : les vassaux. Ceux-ci vivent non pas de leur propriété personnelle, de leur alleu, mais du fief qui, à cette époque agricole, leur sert de solde. Comme les autres, plus que les autres encore, ce sont des gens d’armes. A la différence des premiers, ils ne sont pas héréditaires, car le fief ne se transmet du père au fils que si le fils est apte à la guerre. Le père ne laisse-t-il que des filles ou des fils impropres au service, le fief fait retour au seigneur. Mais le cas est rare. En France, dès Charles le Chauve, les fiefs sont héréditaires et si la même chose n’a été reconnue formellement en Allemagne que sous Conrad II, en fait, il en allait certainement ainsi déjà avant cette date.

A côté de ces soldats libres, les uns propriétaires d’alleux, les autres détenteurs de fiefs, il y en a de non-libres. Ce sont des serfs robustes et fidèles que les seigneurs prennent en guerre comme gardes de corps, et placent, en temps de paix, à des postes de confiance, des ministeriales, dienstmannen, dont le nombre est surtout grand en Allemagne, et qui forment l’aristocratie de la servitude. Tous, libres ou non, sont unis par la communauté d’une même profession, celle des armes, et jouit auprès du reste de la population d’une considération particulière. Car toutes les fonctions intellectuelles étant au clergé, il n’y a que le métier des armes qui puisse donner au laïc une place privilégiée dans la société.

On n’entre dans la classe militaire qu’à l’âge de la majorité. Pour y être admis, une cérémonie spéciale est nécessaire : la remise des armes par le seigneur ou par un compagnon. C’est cette cérémonie qui sacre le jeune homme chevalier, c’est-à-dire tout simplement soldat à cheval. Elle donne à celui qui la reçoit les avantages et le prestige de sa position. Au début, si le fils d’un chevalier ne se fait pas lui-même adouber, il est un simple vilain, et ses filles ne pouvant pas être adoubées, ne jouissent d’aucune situation spéciale. Mais c’est là évidemment un état transitoire. Le fait d’ailleurs prépare le droit. En règle générale, le fils d’un chevalier sera chevalier. Et dès lors, ce fils, dès sa naissance, est censé faire partie de la caste militaire, et les filles elles aussi, nées d’un père chevalier, participeront à sa situation. Dès qu’on en est là, et on y est, du moins en France, à la fin du xe siècle, la noblesse est née ; c’est-à-dire une classe héréditaire conférant un rang particulier dans l’État indépendamment de la condition sociale. Sont nobiles tous ceux qui appartiennent par eux-mêmes ou par leurs ancêtres à la milicia. La liberté n’est même pas absolument essentielle, puisque des ministeriales n’en sont pas moins considérés, à la longue, comme des nobles[3].

Ainsi la classe des vassaux se confond pratiquement avec la noblesse. Toutefois, la noblesse ne vient pas du fief. On peut en somme faire un chevalier de quelqu’un qui n’a pas de fief et ce n’est qu’assez tard (xiiie siècle) qu’il a été généralement interdit à un roturier de posséder un fief. C’est donc la fonction sociale qui a fait la noblesse mais une fonction sociale qui suppose l’indépendance économique, grâce à la propriété propre (alleu) ou féodale (fief). La noblesse, en réalité, c’est l’armée, une armée héréditaire. Et de là ses privilèges. Ils s’expliquent et ils s’imposent comme contre-partie du service rendu. Le noble ne payera pas au comte d’impôt pour sa terre, parce qu’il lui fournit le service militaire. C’est là le seul privilège proprement dit de la noblesse : elle n’en a pas d’autres. Sa situation juridique spéciale, son statut particulier en matière de famille, la procédure particulière dont elle jouit devant les tribunaux, ne sont que la survivance du droit commun des hommes libres qui s’est altéré pour les vilains.

L’importance de la noblesse gît dans son rôle social. Élevée par ses fonctions militaires au-dessus du reste de la population, en rapports constants avec les princes, c’est elle et elle seule qui fournit le personnel administratif, comme c’est elle seule qui constitue l’armée. C’est de son sein que sortent les châtelains, les maires, tous les agents quelconques de l’administration territoriale. Elle apparaît donc non seulement comme caste militaire, mais aussi comme caste politique. A côté d’elle, il y a le clergé. Sous eux, la masse des roturiers, dont le travail les fait vivre et dont ils s’occupent en retour, l’un à diriger les âmes, l’autre à protéger les corps. Ce n’est pas là une vue théorique a posteriori.

Les écrivains du temps l’ont parfaitement remarqué et noté en très bons termes.

Cette noblesse est extrêmement nombreuse, elle fourmille, là surtout où l’institution domaniale étant largement développée, la faculté de constituer des fiefs peut se développer facilement. On peut dire que l’évolution sociale est en proportion de la quantité ou plutôt de la densité de la chevalerie, qui va décroissant à mesure que l’on s’avance de la France vers l’Elbe. En France et dans les Pays-Bas, on peut admettre qu’il se rencontrait plusieurs chevaliers dans chaque ville rurale, et l’on ne sera sans doute pas loin de la réalité en estimant qu’ils représentaient au moins dans ces pays un dixième de la population totale.

Aussi, ne faut-il pas se représenter leur genre de vie comme très raffiné. Leurs fiefs et leurs petits domaines leur permettent tout juste de vivre. Leur équipement militaire se compose d’une lance, d’un casque de fer, d’un bouclier et d’un vêtement de toile. Les plus riches seulement ont une cote de mailles. Rudes soldats d’ailleurs, ils s’exercent, quand la guerre leur en laisse le temps, dans des tournois qui ressemblent à de véritables batailles. Ils s’y rendent par centaines, groupés par régions, et se chargent lourdement jusqu’à ce que plus d’un d’entre eux reste sur le terrain. Ils sont d’ailleurs les plus turbulents des hommes et se détruisent eux-mêmes avec fureur dans ces guerres privées, vendettas familiales dans lesquelles ils sont continuellement impliqués. L’Église a eu beau, dès la fin du xe siècle, en France d’abord, puis plus tard en Allemagne, restreindre les jours de bataille par la paix de Dieu, la coutume a été la plus forte. A la fin du xie siècle, le chroniqueur Lambert de Waterloo raconte que dix frères de son père furent tués le même jour par leurs ennemis dans une rencontre près de Tournai ; et vers la même époque, le comte de Flandre Robert le Frison faisant la liste des meurtres commis dans les environs de Bruges, constate qu’il faudrait plus de 10.000 marcs d’argent pour en payer les « compositions ». Naturellement, dans un tel milieu, aucune culture intellectuelle. Chez les plus riches seulement, un clerc enseigne à lire aux jeunes filles de la famille. Pour les garçons, à cheval dès qu’ils peuvent monter en selle, ils ne savent que se battre. Des chansons militaires, comme celle que chantait Taillefer à la bataille de Hastings, voilà leur littérature. Ils sont violents, grossiers, superstitieux, mais excellents soldats. Voyez à ce propos les exploits des Normands en Sicile, la conquête de l’Angleterre, l’étonnement de l’empereur Alexis devant les chevaliers flamands passant par Constantinople, et surtout l’extraordinaire entreprise des Croisades. Ces qualités qui font des chevaliers de la France et des Pays-Bas, les meilleurs guerriers de leur temps n’ont rien de commun avec la race, elles sont le fruit du dressage. Il a été meilleur en Occident parce que la chevalerie y a été plus nombreuse, et elle l’a été à cause de l’extension plus grande du système domanial.

A la fin du xie siècle, la chevalerie est extrêmement répandue. Mais les mœurs chevaleresques, je veux dire ce code de courtoisie et de loyauté qui distingue le gentilhomme d’après les Croisades, n’existe pas encore. Il faudra plus de raffinement pour le produire. Toutefois, les deux sentiments sur lesquels il repose sont déjà répandus parmi la chevalerie : la dévotion et l’honneur. Rien de plus pieux, malgré leurs superstitions et leurs brutalités que ces soldats. Ils respectent scrupuleusement le droit d’asile, ils s’arrêtent dans leur poursuite d’un ennemi dès qu’ils voient pointer au loin les tours d’un monastère. Ils suivent les reliques que les moines promènent par leur pays, avec une piété exemplaire. Ils vont au loin en pèlerinage, à Rome, à Jérusalem. C’est sur les routes de pèlerins que semblent même s’être développées les chansons de l’époque féodale. Quant à l’honneur, ce sentiment que les modernes ont hérité d’eux, il est tout militaire. Ce n’est pas à proprement parler l’honneur moderne, qui est plus raffiné. C’est avant tout le sentiment de la fidélité, la loyauté. Ces chevaliers pratiquent communément la perfidie, mais ils ne reprennent pas la parole donnée. Le mot d’hommage (homagium), qui s’est peu à peu affaibli dans la langue, est pour eux dans toute sa force et répond à l’offre complète de leur personne qu’ils font à leur seigneur. La félonie est pour eux le pire des crimes[4]. Ils envisagent tout du point de vue personnel, et d’homme à homme. Le sentiment de l’obéissance et de la discipline leur est absolument étranger. Dès qu’ils se croient lésés, ils se révoltent et leur franc parler est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Leur indépendance économique a naturellement généralisé parmi eux des dispositions morales qui ont persisté après, dans d’autres conditions, et ont pris des formes plus raffinées. La base normale, sur laquelle s’édifiera la noblesse dans la suite des temps, est donc constituée dès lors. Elle est très compréhensible et tout à fait différente de ce que sera celle de la bourgeoisie.

Jusqu’au bout, dans sa grande masse, la noblesse conservera toujours la trace de la descendance d’une classe d’hommes étrangers à toute idée de profit, à tout travail productif. Dans un certain sens, l’idée antique du travail indigne de l’homme libre se retrouve dans la chevalerie. Mais l’homme libre dans l’Antiquité, consacre le loisir, qu’il doit au travail de ses esclaves, à la chose publique ; le chevalier du Moyen Age profite de celui que lui donne sa terre, pour s’adonner à la profession militaire et au service de son seigneur. Il faudra que des siècles se passent et que la noblesse soit peu à peu repoussée du rang qu’elle occupait jadis, pour que l’expression de « vivre noblement » finisse par devenir synonyme de « vivre sans rien faire ».






  1. Les anciens feudistes, jusqu’à la fin du xviiie siècle, ne s’y sont pas trompés. C’est un brocart admis par eux tous que « fief et justice n’ont rien de commun ensemble ». En réalité, le droit féodal est un droit spécial, comme le droit commercial.
  2. L’élection du roi est un progrès en ce sens qu’elle assure l’unité monarchique ; il n’y aura, plus de partages.
  3. Il n’en sera définitivement ainsi qu’au xive siècle.
  4. Voyez Ganelon dans la Chanson de Roland.