Histoire de l’Empire Byzantin - Préface
L’histoire de l’empire byzantin, malgré les travaux qui, en ces cinquante dernières années, l’ont presque renouvelée, demeure toujours cependant, surtout en Occident, l’objet de tenaces préjugés. A beaucoup de nos contemporains, elle apparaît toujours, telle qu’elle apparaissait à Montesquieu et à Gibbon, comme la continuation et la décadence de l’empire romain. Par un inconscient effet de rancunes séculaires, par un obscur ressouvenir de passions religieuses évanouies, nous jugeons toujours les Grecs du moyen âge comme firent les croisés, qui ne les comprirent pas, et les papes, qui les excommunièrent. Et pareillement, l’art byzantin est considéré trop souvent encore comme un art immobile — on dit volontiers hiératique — impuissant à se renouveler et qui, sous la surveillance étroite de l’Église, borna son effort millénaire à répéter indéfiniment les créations de quelques artistes de génie.
En fait, Byzance a été tout autre chose. Quoiqu’elle se soit volontiers proclamée l’héritière et la continuatrice de Rome, quoique ses empereurs, jusqu’au dernier jour, se soient intitulés basileis des Romains, quoiqu’ils n’aient jamais renoncé aux droits qu’ils réclamaient sur l’ancienne et glorieuse capitale de l’empire, en réalité pourtant Byzance devint très vite et fut essentiellement une monarchie d’Orient. Il ne faut point la juger par comparaison avec les souvenirs écrasants de Rome : selon le mot d’un des hommes qui ont le mieux compris son caractère et entrevu son, aspect véritable, elle fut un État du moyen âge, placé sur les extrêmes frontières de l’Europe, aux confins de la barbarie asiatique [1]. Cet État a eu ses défauts et ses vices, qu’il serait puéril de vouloir dissimuler. Il a connu trop fréquemment les révolutions de palais et les séditions militaires ; il a aimé furieusement les jeux du cirque et davantage encore les disputes théologiques ; malgré l’élégance de sa civilisation, ses moeurs ont été souvent cruelles et barbares, et il a produit enfin, avec trop d’abondance, des caractères médiocres et des âmes viles. Mais, tel qu’il fut, cet État a été grand.
Il ne faut point, en effet, comme on le croit trop volontiers, s’imaginer que, pendant les mille ans qu’elle survécut à la chute de l’empire romain, Byzance descendit d’une marche ininterrompue vers la ruine. Aux crises où elle a failli succomber, bien des fois ont succédé des périodes d’incomparable splendeur, des renaissances imprévues où, selon le mot d’un chroniqueur, l’empire, celle vieille femme, apparaît comme une jeune fille, parée d’or et de pierres précieuses. Au VIe siècle, avec Justinien, la monarchie, une dernière fois, se reconstitue comme aux beaux temps de Rome, et la Méditerranée, de nouveau, devient un lac romain. Au VIIe siècle, les empereurs isauriens brisent l’élan de l’Islam, vers le temps même où Charles Martel sauvait la chrétienté à Poitiers. Au Xe siècle, les souverains de la maison de Macédoine font de Byzance la grande puissance de l’Orient, reportant jusqu’en Syrie leurs armes victorieuses, écrasant les Russes sur le Danube, noyant dans le sang le royaume créé par les tsars bulgares. Au XIIe siècle, avec les Comnènes, l’empire grec fait encore bonne figure dans le monde, et Constantinople est un des centres principaux de la politique européenne.
Ainsi, pendant mille ans, Byzance a vécu, et pas seulement par l’effet de quelque hasard heureux : elle a vécu glorieusement, et il faut bien, pour qu’il en ait été ainsi, qu’elle ait eu en elle autre chose que des vices. Elle a eu, pour conduire ses affaires, de grands empereurs, des hommes d’Étal illustres, des diplomates habiles, des généraux victorieux ; et par eux, elle a accompli une grande oeuvre dans le monde. Elle a été, avant les croisades, le champion de la chrétienté en Orient contre les infidèles et, par sa valeur militaire, à plusieurs reprises elle a sauvé l’Europe. Elle a été, en face de la barbarie, le centre d’une civilisation admirable, la plus raffinée, la plus élégante qu’ait longtemps connue le moyen âge. Elle a été l’éducatrice de l’Orient slave et asiatique, dont les peuples lui doivent leur religion, leur langue littéraire, leur art, leur gouvernement ; son influence toute-puissante s’est étendue jusque sur l’Occident, qui a reçu d’elle des bienfaits intellectuels et artistiques inappréciables. C’est d’elle que procèdent tous les peuples qui habitent aujourd’hui l’Orient de l’Europe, et la Grèce moderne, en particulier, doit bien davantage à Byzance chrétienne qu’à l’Athènes de Périclès et de Phidias.
C’est par tout cela, par ce qu’elle fit dans le passé autant que par ce qu’elle a préparé pour l’avenir, que Byzance mérite encore l’attention et l’intérêt. Si lointaine que semble son histoire, si mal connue qu’elle soit de beaucoup de gens, ce n’est point une histoire morte et digne d’oubli. Ducange le savait bien lorsque, au milieu du XVIe siècle, par ses éditions des historiens byzantins, par les savants commentaires dont il les accompagnait, par tant de travaux admirables, il posait les bases de l’histoire scientifique de Byzance et ouvrait, dans ce domaine encore inexploré, de larges et lumineuses percées. Depuis cinquante ans, au pays de Ducange, la tradition s’est renouée des études dont il fut le fondateur ; et sans méconnaître ce qui s’est fait ailleurs, en Russie et en Grèce, en Angleterre et en Allemagne, peut-être pourtant est-il permis de dire que, si les recherches d’histoire byzantine ont reconquis droit de cité dans le monde scientifique, c’est à la France qu’elles le doivent essentiellement.
On m’a demandé, avec une obligeante insistance, d’écrire un livre — qui, chez nous, manquait encore, — un manuel, sommaire et condensé, de l’histoire byzantine. Il ne m’a point semblé que ce fût là une tâche inutile. J’ai tenté récemment, dans un autre volume qui vient de paraître, de présenter le tableau synthétique de ce que fut Byzance, d’expliquer les causes profondes de sa grandeur et de sa décadence, de montrer les services éminents qu’a rendus sa civilisation [2]. Le petit livre que voici offrira au lecteur un exposé plus analytique de l’histoire millénaire de l’empire byzantin. Je me suis efforcé d’y mettre en lumière les idées maîtresses qui dominent l’évolution de cette histoire, de présenter les faits essentiels moins en m’astreignant au minutieux détail chronologique qu’en les groupant en assez larges périodes, plus compréhensives et qui rendront mieux compte peut-être du sens et de la portée des événements. Les tables placées à la fin du volume permettront aisément au lecteur de retrouver la concordance chronologique des faits les plus importants. Mais il m’a paru que je ferais œuvre plus utile, pour tous ceux qui souhaitent prendre une connaissance générale de ce monde disparu, en marquant dans ce livre, sans rien omettre de la précision des détails nécessaire, les grandes lignes, les traits caractéristiques et les idées directrices de l’histoire et de la civilisation de Byzance.
Je tiens à remercier la maison Hachette, qui m’a autorisé à emprunter à l’Atlas de Géographie historique de Schrader deux des quatre cartes qui accompagnent ce livre. Les illustrations, qui permettront de prendre quelque idée de la vie et du costume byzantins et des monuments de l’art que Byzance vit naître, proviennent de mon Manuel d’Art byzantin (Picard, 1910).
On trouvera à la fin du volume une bibliographie sommaire des principaux ouvrages à lire ou à consulter.
Juillet 1919.