Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/Appendice

Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 643–651).

APPENDICE

I. Procès-verbal d’autopsie de Lemercier-Picard, 643. — II. Le télégramme du 2 novembre 1894, 647. — III. Les lettres du colonel Combe, 649. — IV. Les photographies de Carlsruhe, 651.

I

procès-verbal d’autopsie de lemercier-picard

Nous, soussignés,

Paul Brouardel, doyen et professeur de médecine légale à la Faculté de Paris,

Et Jules Socquet, docteur en médecine de la Faculté de Paris,

Commis par M. Bertulus, juge d’instruction près le tribunal de première instance du département de la Seine, en vertu d’une ordonnance, en date du 12 mars 1898, ainsi conçue :

« Vu la procédure commencée contre X…

« Inculpé de faux et usage de faux ;

« Attendu la nécessité de procéder à l’autopsie du cadavre du nommé Leemann (Moïse), dit Manin, dit Lemercier-Picard, etc., déposé à la Morgue ;

« Ordonnons qu’il y sera procédé par MM. Brouardel et Socquet, docteurs en médecine, lesquels après avoir reconnu l’état où se trouve ledit cadavre diront : 1o les causes de la mort ; 2o si cette mort a été volontaire ou non, c’est-à-dire si Leemann s’est pendu ou a été pendu ; 3o si, avant la pendaison, il n’avait pas été mis à mort par un moyen quelconque, absorption de poison, etc., etc. »

Serment préalablement prêté, avons procédé à cette autopsie le 15 mars 1898.

Examen extérieur du corps. — Le cadavre est celui d’un homme de taille moyenne (1 m. 615) paraissant vigoureux et bien constitué. La rigidité cadavérique a complètement disparu et la putréfaction est à peine commencée, au niveau du cou et sur la région antérieure de la poitrine.

Nous relevons sur ce cadavre les signes et cicatrices suivantes :

Le prépuce a été circoncis.

Le diamètre antéro-postérieur du crâne mesure 0 m. 195 et le diamètre bi-pariétal 0 m. 162.

À 4 centimètres au-dessus de la partie externe du sourcil gauche et à 1 centimètre en dehors de la bosse frontale gauche, se trouve une cicatrice irrégulière, très ancienne, mesurant 2 centimètres de hauteur sur 1 centimètre de largeur.

Les cheveux commencent à grisonner, surtout au niveau de la région droite de la tête.

L’œil droit présente un strabisme convergent en haut et en dedans. Il n’y a pas d’ecchymose sous-conjonctivale. La langue est placée en arrière des arcades dentaires et conserve l’empreinte des dents. On ne constate aucune érosion de la partie supérieure de la langue, ni aucune trace de morsure récente. Les dernières molaires supérieures sont branlantes ; il manque l’avant dernière molaire supérieure gauche. À la mâchoire inférieure, il manque les trois dernières molaires gauches et l’avant dernière molaire droite.

La poitrine est velue.

Sur la face antérieure de l’abdomen, à 0 m. 04 au-dessus de l’ombilic et à 0 m. 005 à droite de la ligne médiane se trouve un petit nœvus de 3 à 4 millimètres de diamètre.

À la région supérieure du dos, à 2 centimètres au dessus de la 7e vertèbre cervicale et à 0 m. 005 à gauche de la ligne médiane, petite cicatrice de 0 m. 02 sur 0 m. 005.

Sur la face dorsale de l’index de la main gauche, à la partie supérieure de la première phalange, se trouve une cicatrice courbe, à concavité inférieure, mesurant 2 centimètres de longueur.

Sur la face palmaire du médius de la main gauche, au niveau de la 3e phalange, cicatrice linéaire de 2 centimètres de longueur.

Sur la face dorsale de la main gauche, au niveau du deuxième métacarpien, se trouve une estafilade de 0 m. 17 de longueur, presque transversale, extrêmement superficielle, n’intéressant que les couches épidermiques, sans suffusion sanguine sous-jacente.

Jambe gauche. — À la partie inférieure et externe de la jambe gauche, sur une étendue de 0 m. 07 en hauteur et de 0 m. 06 en largeur, se trouvent cinq petites érosions superficielles de quelques millimètres de longueur chacune. Autour de ces cinq petites érosions, l’épiderme forme un bourrelet ; au-dessous de ces érosions, pas de suffusion sanguine sous-jacente.

Jambe droite. — À la même hauteur et même région que sur la jambe gauche, se trouvent quatre petites érosions semblables, sans suffusion sanguine.

Ces petites érosions, constatées sur la face externe des deux jambes, peuvent être considérées comme des érosions post-mortem, et avoir été faites lors du transport du cadavre à la Morgue ou dans les différents examens qui ont été faits, chacun de ces examens ayant nécessité la sortie et la réintégration du corps dans le cercueil.

À 4 centimètres au-dessus et en arrière de la région trochantérienne gauche se trouve une érosion superficielle, mesurant 0 m. 07 de longueur, doublée d’une légère suffusion sanguine dans les couches superficielles du derme. Cette érosion, obliquement dirigée de haut en bas et de droite à gauche, se termine en pointe à ses deux extrémités et mesure, à sa partie moyenne, 1 centimètre de largeur.

Cou. — Un sillon, obliquement dirigé de bas en haut et d’avant en arrière, fait le tour du cou. En avant, ce sillon est situé juste au-dessus du cartilage thyroïde. En arrière, les deux côtés du sillon laissent un espace libre de 0 m. 06, ce qui indique que le plain de l’anse devait se trouver en avant et le nœud en arrière. Ce sillon est étroit, parcheminé, il mesure dans sa partie profonde de 2 à 3 millimètres, et, en comprenant les bords, 5 à 6 millimètres. Les bords du sillon sont colorés, mais la putréfaction peut avoir entraîné cette coloration. À 2 centimètres au-dessus du sillon et à 4 centimètres de la ligne médiane et à gauche, se trouve une érosion très superficielle de 0 m. 004 sans suffusion sanguine sous-jacente. Rien à droite ; aucune trace de coups d’ongles, d’érosions analogues sur la région du cou, en arrière des oreilles, ni sur la face.

Sur les autres parties du corps, on ne constate aucune trace de violences appréciables.

Ouverture du corps. — Cou. — Dans le tissu cellulaire sous-cutané, au niveau du sillon et au cou, on ne constate aucune trace de suffusion sanguine. Pas d’épanchement sanguin dans les muscles peauciers ni au-dessous et dans les fibres des muscles sterno-mastoïdiens. Il n’y a pas de déchirure des artères carotides, ni d’épanchement sanguin dans la gaine des vaisseaux du cou.

Sur la face antérieure de la colonne vertébrale, dans le tissu cellulaire, se trouvent trois petites suffusions sanguines, dont deux situées à gauche de la ligne médiane et mesurant, la supérieure 0 m. 012 de diamètre, l’inférieure 0 m. 005.

La troisième, située à droite, au même niveau que la supérieure gauche, est presque punctiforme.

Il n’y a pas de fracture du cartilage thyroïde, ni de l’os hyoïde.

L’œsophage est sain.

La trachée est remplie de spume bronchique.

Il n’y a pas d’épanchement dans les cavités pleurales ; les poumons sont sains et ne contiennent pas de tubercule. Il n’y a pas d’ecchymoses sous-pleurales.

Le péricarde est vide ; pas d’ecchymoses sous-péricardiques. Les ventricules du cœur renferment un peu de sang liquide, pas de caillots. Les valvules sont saines.

L’estomac est vide, sa muqueuse est sainte.

Le foie est sain, il pèse 1.950 grammes ; la vésicule biliaire ne contient pas de calculs.

La rate est saine et n’est pas diffluente.

Les reins sont sains et se décortiquent facilement.

Pas d’épanchement dans la cavité abdominale. Les intestins paraissent sains et renferment un peu de matières fécales pâteuses.

La vessie renferme 60 centimètres cubes d’urine ; sa muqueuse est saine.

Sous le cuir chevelu se trouve un petit épanchement sanguin en arrière et au-dessus de l’apophyse mastoïde droite. Les os du crâne ne sont pas fracturés. Les méninges ne sont pas congestionnées. Le cerveau, le bulbe et le cervelet sont sains ; ils ne présentent aucune lésion ni tumeur.

Lu vue d’une analyse chimique, nous avons placé les viscères dans des bocaux, scellés et cachetés.

Conclusions : 1o La suspension a eu lieu pendant la vie. Les lésions sont celles que l’on trouve dans l’asphyxie par pendaison ;

2o On ne constate aucune trace de violences sur les différentes parties du corps permettant de supposer qu’une lutte ait précédé la pendaison.

Signé : Brouardel, Socqet.

II

le télégramme du 2 novembre 1894.

Voici le début de la note que Du Paty, au début du procès de Rennes, fit remettre à Mercier :

Deux versions de ce télégramme ont été fournies à la Guerre par les Affaires étrangères.

Version n°1 :

Arrestato capitano Dreyfus ; ministro della Guerra trovato relazione (ou proba) segrete offerte Germania. Cosa instrutta con ogni secreto (ou reserva). Rimane prevenuto emissario.

Gonse, d’autre part, à la Cour de cassation[1], dépose en ces termes :

J’ai le souvenir d’un premier texte où il était dit à peu près ceci :

« Capitaine Dreyfus arrêté : précautions prises ; ministère de la Guerre instruit dans le plus grand secret des relations avec… (je supprime la puissance), émissaire prévenu. »

Et je n’ai pas le souvenir que ce premier texte ait été communiqué sur le papier à cases ayant servi à la traduction.

Or, ce que Gonse appelle le premier texte, c’est précisément l’ébauche cryptographique où les mots étaient indiqués à titre conjectural ; et ce premier texte de Gonse est, comme on voit, identique à la version n° 1 de Du Paty.

Il en résulte que quelqu’un, dès 1894, avait composé un faux premier texte en groupant, dans un sens prédéterminé, les mots qui étaient indiqués sur l’ébauche et en y ajoutant la dernière phrase, indiquée comme douteuse, de la deuxième version des affaires étrangères.

Un conseiller à la Cour de cassation eut, le 27 janvier 1899, une intuition du faux :

M. le général Gonse pourrait-il nous dire si la dépêche qu’il a eue sous les yeux comportait des corrections ou était d’une écriture courante et sans ratures ? Et, dans ce cas, sait-il de qui émanait cette écriture ?

Gonse répond :

Je ne m’en souviens en aucune façon. Je ne peux pas dire de qui était l’écriture et je ne vois pas, dans ma mémoire, le papier qui m’a été présenté[2].

Mercier dépose de même que le feuillet cryptographique ne lui a jamais été communiqué ; « la traduction lui fut présentée sur papier blanc ordinaire, en écriture courante[3]. »

La version définitive des Affaires étrangères est ainsi reproduite par Du Paty dans sa note :

Version no 2 :

Si le capitaine Dreyfus n’a pas eu de relations avec vous là-bas, serait bon de faire démentir officiellement pour éviter commentaires presse.

Puis, Du Paty ajoute :

Il n’y a pas eu de version adressée par écrit à la Guerre des Affaires étrangères.

Or, le contraire a été formellement établi ; la version définitive fut officiellement transmise au ministère de la Guerre[4].

III

les lettres du colonel combe

L’authenticité de la lettre Combe (du 13 juillet 1832) a été contestée, mais certainement à tort. Le principal argument de Jacques Dhur est que la lettre, quand elle fut publiée par le Petit Journal, était signée Combes, avec un s. Zola vit lui-même l’original qui est signé correctement. « La pièce ne porte ni en-tête, ni cachet ; le papier est du temps, un peu trop vieilli peut-être. » (La Vérité en marche, 261.) Les arguments « moraux ne sont pas plus solides ». Combe qui, venant d’Ancône, n’avait pris le commandement de la légion que depuis une quinzaine de jours, tient à affirmer tout de suite son autorité de vieux soldat de Napoléon ; il tranche de tout au débotté ; le style, du Napoléon en toc, est bien du temps.

À l’instruction Flory, le 12 août 1898, Judet dépose : « Mon correspondant anonyme m’avait fait savoir que la première des lettres signées Combe devait se trouver dans les archives de la préfecture de Constantine. » Une commission rogatoire fut envoyée à Constantine ; on retourna tous les dossiers et aucune lettre de Comlje ne fut trouvée, ni à la préfecture, ni ailleurs. (Rapports du préfet, du procureur de la République, du juge d’instruction, de l’archiviste, etc., à l’instruction Flory).

Cavaignac, dans sa lettre du 29 août 1898, avait déclaré, d’autre part, que la lettre n’existait pas au ministère de la Guerre, ce qui fut confirmé ultérieurement par Galliffet (16 décembre 1899). — Déclaration identique de l’archiviste Raveret, le 19 octobre 1898 à l’instruction Flory.

La fausse lettre était présentée comme antérieure à l’autre, du 12 juillet 1832. Or, Combe n’était arrivé à Alger que le 27 juin. Dans l’impossibilité où l’on se trouvait de donner à la fausse lettre une date vraisemblable, on préféra (avec raison) ne pas la dater du tout.

Enfin, selon Judet[5], la lettre était adressée au premier général de Loverdo ; mais Loverdo, en 1832, était à Paris, en disponibilité ; Combe n’avait aucun sujet de lui rendre compte de l’affaire Zola ; en tout cas, la lettre, si elle avait été adressée à Loverdo, à Paris, serait restée dans les papiers du destinataire, — et Judet, précédemment, avait dit qu’il la fallait rechercher à Constantine.

IV

les photographies de carlsruhe

Esterhazy, dans sa déposition à Londres (5 mars 1900), raconte qu’il aurait dit, en plaisantant, à Guénée qu’un de ses amis, le colonel Bergougnan, savait de sa cuisinière qu’un employé des wagons-lits avait cru reconnaître Picquart dans un train qui se rendait en Allemagne. Guénée aurait alors rapporté le propos à Henry et à Gonse ; puis Pellieux, convaincu par le faux photographique, aurait raconté l’incident à un journaliste de l’Écho de Paris, à son parent et ami, de Maizière, rédacteur au Gaulois, etc.

Esterhazy, au début de ce récit, précise qu’il était allé ce jour-là chez Guénée, au reçu d’un mot d’Henry, « pour recevoir des renseignements complémentaires sur les tripotages financiers de Billot ». Ce genre d’accusations fut repris, en effet, vers cette époque par les journaux (Libre Parole du 30 avril 1898, etc.).

  1. Cass., I, 564, Gonse.
  2. Cass., I, 565, Gonse.
  3. Ibid., I, 546, Mercier.
  4. Ibid., I, 389, 391, Paléologue ; 561, Gonse ; 644, Hanotaux ; Rennes, I, 52, Delaroche-Vernet.
  5. Instr. Flory, 17 août 1898.