Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/9

Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 532–587).

CHAPITRE IX

LES IDÉES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES

I. Optimisme des révisionnistes, 532. — Défaillance des libéraux, 534. — Brunetière, 535. — II. La brochure de Giraudeau, 536. — III. Pétition de Dreyfus confisquée par Méline, 538. — Nouvelles violences des antisémites, 539. — IV. La contre-Révolution reprend l’offensive, 541. — De Mun : son discours de réception à l’Académie, 544. — Réponse d’Othenin d’Haussonville ; discours de Vogüé, 545. — Discours de Brunetière à Besançon, 546. — Aveuglement des républicains, 547. — Fondation de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, 548. — Viollet, 549. — V. Le pourvoi de Zola devant la Chambre criminelle, 549. — Rapport de Chambareaud, 550. — Manau, 551. — La Chambre criminelle casse l’arrêt de la cour d’assises, 553. — VI. Les magistrats insultés par la presse, 554. — Interpellation à la Chambre : Méline et Goblet, 555. — VII. Les officiers et l’armée, 555. — Popularité des militaires, 557. — Nouvelles poursuites contre Zola, 558. — Le ministère décide que le procès aura lieu à Versailles, 559. — VIII. Le Siècle publie la déposition de Casella et la lettre d’un diplomate, 559. — Inquiétudes d’Esterhazy, 560. — La légende russe, 562. — La légende du contre-espionnage, 564. — Bismarck et l’Affaire, 565. — Silence observé par Billot et Boisdeffre, 566. — IX. Fin de la législature, 567. — Allocution de Brisson : les « perfides », 569. — Les radicaux, 570. — Les Assomptionnistes, 571. — Le comité « Justice-Égalité », 572. — Deux missi dominici, 574. — Le cardinal Rampolla, 575. — Propagande enragée des Assomptionnistes, 576. — Les nationalistes, 577. — Défaillances des républicains, 578. — Campagne oratoire de Bourgeois et de Cavaignac, 580. — Déroulède invite les électeurs à exiger des candidats qu’ils s’opposent à la Revision, Klotz et Georges Berry, 581. — Lettre de Maurice Lebon ; profession de foi de Jaurès, 582. — Ma profession de foi, 583. — Le docteur Prosper Allemand, 585. — Résultat des élections, 586.

I

Les temps étaient durs pour les défenseurs de Dreyfus, mais la certitude d’être dans le vrai les soutenait, et cette idée mystique, qu’ils croyaient scientifique, que la vérité finit toujours par triompher.

Les minorités compensent leur faiblesse numérique par la force de leurs espérances. Les révisionnistes restèrent très illusionnés. Cette étonnante histoire leur avait donné l’habitude des coups de théâtre ; du fond de la défaite, ils escomptaient la prochaine victoire, attendaient l’inattendu.

Hier, dans la fièvre de la bataille au Palais de justice, aujourd’hui, dans la préparation de nouveaux combats, les jours, les heures comptaient double. Nous qui les avons vécus, nous n’en vivrons jamais de plus pleins, de plus intenses.

Quiconque tenait une plume, avait un journal, n’a jamais joui à un tel degré de la joie d’écrire, de semer sa pensée. Plusieurs de ceux qui se refusèrent à eux-même ce bonheur leur portaient envie.

Après comme avant le procès, l’individualité resta très forte chez les militants de la Revision. Nulle organisation centrale, rien qui ressemblât à ce mystérieux Syndicat, dont la pensée hantait le peuple, nul mot d’ordre, et, — sauf que je recevais, tous les matins, la visite de Mathieu qui, tous les soirs, allait causer avec Clemenceau, enfin convaincu par Picquart de l’absolue innocence de Dreyfus, — aucune entente préalable. On continua à combattre en ordre dispersé, chacun selon son tempérament, son inspiration.

L’âpre génie de destruction qui est en Clemenceau s’exerçait cette fois pour une juste cause : quelle forêt de crimes, de criminels à abattre ! Tous les jours, sa hache sifflait, sonnait. Jaurès ne détruisait pas pour le plaisir reconstituait déjà la cité future. Guyot, abondant, d’une belle humeur invariable, amusé de la variété du spectacle, décortiquait les faits. Ranc, obstinément politique, sans s’arrêter aux comparses, allait droit au parti prêtre, à la Congrégation. J’essayai d’émouvoir les cœurs (Le curé de Fréjus ou les preuves morales).

Le Væ soli ! n’est pas toujours exact. Ces protestataires, s’ils n’avaient pas été reniés par les partis organisés, eussent parlé moins haut. Même à leur insu, ils eussent subi la diminution qui résulte de tout embrigadement, sacrifié à la discipline parlementaire quelque chose de leur indépendance de pensée.

Nul renfort ne leur vint dans ces jours troublés, sauf de quelques isolés qui n’appartenaient pas à la politique ; ces grandes trouées de lumière qui s’étaient ouvertes pendant le procès de Zola n’avaient ébloui qu’eux-mêmes. Au contraire, le parti pris s’exaspérait, et partout, parmi les esprits d’ordinaire les plus réfléchis comme chez les plus impulsifs ou les plus brutaux. Notamment, les libéraux, pris de peur, se répandirent en aigres doléances : « On dénonce le militarisme ; on parle de dangers qui n’existent pas, mais qu’on pourrait bien faire naître à force d’en parler. » Ils exigeaient donc « que le silence se fit », s’étonnant qu’une telle affaire, « sans qu’on sût pourquoi, continuât à absorber l’attention du pays », et ils gémissaient sur ces temps nouveaux « de critique à outrance, où l’on avait désappris à s’incliner docilement devant les simples raisons d’autorité[1] ».

L’un des témoins de Zola avait raconté qu’étant soldat, élève-brigadier, il avait été puni de quinze jours de prison pour avoir écrit que « les nations ne doivent pas être gouvernées par le canon, mais par l’intelligence[2] ». La mentalité de l’officier qui porta cette punition[3] s’était singulièrement généralisée. Ce n’était plus seulement la canaille de la basse presse et la soldatesque qui dénonçaient les « intellectuels » comme de mauvais citoyens, mais d’autres « intellectuels », leurs confrères des académies ou du haut enseignement, emportés par le commun vertige.

Quel cerveau mieux fait pour penser que celui de Brunetière[4] ? Or, nul ne mena avec plus d’âpreté la campagne contre le libre examen, retournant l’intelligence contre l’intelligence. Ce puissant dialecticien, si robuste, qui pénétra au cœur des sujets les plus ardus et, le premier, a porté dans l’histoire de la littérature la théorie de l’évolution, s’était arrêté brusquement devant ce problème judiciaire, d’une psychologie si simple. Subitement, toute sa logique, sa force, si sûre, de déduction, s’atrophièrent. Qu’un paléographe refusât de s’incliner « devant la parole d’un général d’armée », ou qu’un latiniste se permît de douter « de la justice des hommes[5] », une telle audace, si banale, lui parut le pire des scandales. Ce grand critique dit anathème à la critique. « Méthode scientifique, respect de la vérité, tous ces mots ne servent qu’à couvrir les prétentions de l’Individualisme, qui est la maladie du temps présent » et le précurseur de l’Anarchie[6]. Il décréta que, « dans une démocratie, l’aristocratie intellectuelle est, de toutes les formes de l’aristocratie, la plus inacceptable ».

Ainsi, c’était bien la vieille lutte qui se poursuivait entre l’esprit de libre examen et l’esprit d’autorité ; le crime, c’était de penser autrement que les autorités consacrées sur une question qui n’avait été, à l’origine, qu’une question d’écritures.

Il n’était point surprenant de trouver un tel langage dans la bouche des fanatiques, dont plus d’un était sincère, et des durs politiques qui avaient recueilli, à travers les âges, la succession des Inquisiteurs et des moines de la Ligue. Ce qui était humiliant et fait pour alarmer, c’était que des fils de la Révolution et des élèves ou des maîtres de l’Université parlassent comme eux. L’éducation congréganiste, la loi Falloux, ici, n’y fut pour rien. Le mal vint d’un matérialisme ambiant qui, lentement, avait pénétré, vicié, épaissi les âmes, et qui sévissait à la façon des épidémies, indistinctement. La même colère contre la vérité, qui avait passé sur les loges maçonniques comme sur les sacristies, soufflait aux Académies comme aux assemblées.

Vent glacial autant que furieux. En d’autres temps, la révélation que je fis alors[7] du martyre de Dreyfus, de l’affreux supplice de la double boucle, eût soulevé une réprobation générale. Il n’en fut rien. Quelques vieux républicains s’émurent ; les jeunes avaient désappris la pitié ; et les catholiques ne pouvaient plus supporter l’Évangile.

II

Pourtant, quelques vrais chrétiens osèrent élever la voix ; les premiers furent Giraudeau et Viollet.

Giraudeau était un ancien fonctionnaire de l’Empire, resté fidèle à la mémoire de Napoléon III[8], qu’il avait aimé, et à l’impératrice Eugénie. La vieille souveraine déchue, qui avait épuisé la coupe des malheurs, retrouva des larmes pour le prisonnier de l’île du Diable. Elle ne fut nullement étrangère à l’attitude de son neveu, le prince Victor, qui laissa au duc d’Orléans l’exploitation des basses et des furieuses passions.

Giraudeau dédia sa brochure[9] aux lecteurs des journaux de l’État-Major. Alors que les chefs du parti républicain, Brisson comme Méline, avaient parcouru d’un œil distrait ou prévenu les comptes rendus du procès de Zola, il les avait lus avec une extrême attention, et il en était résulté pour cet honnête homme, sans parti pris, une lumineuse certitude. Ayant constaté « avec stupeur » à quel point ses amis, conservateurs et catholiques, connaissaient peu l’affaire, il écrivit pour eux, non point avec des légendes émanant « des sources les plus sûres », mais à l’aide des seuls documents produits aux divers procès et des témoignages.

Quiconque eût voulu refaire lui-même le travail de Giraudeau, l’eût pu faire en deux jours.

La plupart des catholiques n’osèrent même pas lire la brochure. Leur conscience, peut-être, leur aurait ordonné de parler. Or, les Croix ne se lassaient pas de répéter que la lutte était « entre la France catholique, d’une part, et, de l’autre, la France juive, protestante et libre-penseuse[10] ».

Dans un passage décisif de sa conclusion, Giraudeau avertit ses amis : « L’affaire n’est pas enterrée. » Du moindre incident, elle peut renaître. Même, si l’éclaircissement définitif en est légué au siècle prochain, les défenseurs de l’iniquité n’auront rien à y gagner. « Après avoir eu une bonne presse, ils auront une mauvaise histoire. Dreyfus mort sera réhabilité avec bien plus d’éclat que Dreyfus vivant. » Il existe, dans les choses elles-mêmes, une terrible force de représailles.

L’auteur de ces pages les signa seulement d’un pseudonyme. Il n’avait nulle crainte pour lui-même, mais pour les œuvres d’assistance et de charité auxquelles il s’était voué depuis la chute de l’Empire et qui étaient devenues toute sa vie. Son nom, au bas d’un livre de vérité, les eût compromises.

Mollet put donner le sien : il n’engageait que lui-même et son fils qui était prêtre et qui partageait ses convictions.

III

Le Gouvernement, quand il s’agissait de Dreyfus, continuait à méconnaître les principes les plus certains du Droit, comme s’ils n’existaient pas.

L’Assemblée Constituante a proclamé que le droit de pétition est un droit « naturel[11] » ; il appartient à tout le monde, aux femmes, aux condamnés, à quiconque est victime d’une injustice ou s’en plaint[12].

Dreyfus, se désespérant du silence de Félix Faure et de Boisdeffre, s’avisa, vers la fin de février, d’adresser une pétition aux Chambres. Il ne savait toujours rien de la formidable agitation dont il était l’objet, protestait de son innocence et réclamait une enquête. Méline, Lebon confisquèrent la pétition[13].

Lucie Dreyfus, au lendemain de la condamnation de Zola, demanda, une fois de plus, à rejoindre son mari à l’île du Diable ; je démontrai que son droit était « absolu », inscrit dans un texte formel[14] ; le rapporteur de la loi[15] en convint. Encore une fois la supplique fut repoussée.

Il se trouva un professeur de droit (Leveillé, député de Paris) pour justifier ce déni de justice[16]. Il invoqua la raison d’État et donna cet argument : « Le droit à l’évasion n’est pas encore inscrit dans nos codes. »

Quoi d’étonnant, quand l’exemple venait de si haut, si la foule, en bas, se persuada que les juifs étaient hors la loi ? Ils furent, de nouveau, molestés en Lorraine, assommés à Avignon ; à Paris, où les braillards et tape-dru de Guérin tenaient toujours le pavé, le vrai peuple ne se retournait même plus au cri, devenu banal, de « Mort aux juifs ! » À Alger, on tua. L’arrestation tardive de Max Régis[17], à son retour en Afrique, pour ses meurtrières diatribes de la salle Chayne, n’avait fait qu’échauffer les esprits ; l’annonce de la prochaine arrivée de Drumont les exaspéra : un ouvrier, du nom de Shébat, sans nulle provocation, pour avoir pris place dans un tramway, fut massacré en plein midi[18] ; il était père de huit enfants ; des mégères flagellèrent publiquement une jeune fille, la laissèrent pour morte[19]. Les ouvrières espagnoles, très nombreuses, amoureuses de Régis qu’elles appelaient « Jésus », jouèrent du couteau contre les ouvrières juives[20].

La force intermittente est inefficace ; les accès d’énergie de Méline firent autant de mal que sa faiblesse et ses complaisances.

Les auteurs de ces actes individuels de sauvagerie agirent sans mot d’ordre ; la consigne, en effet, n’est pas de tuer les juifs, mais de leur rendre la vie insupportable, de les refouler sur eux-mêmes, dans un ghetto moral, avant de leur faire reprendre le chemin de « la terre de Chanaan[21] ». En conséquence, une campagne méthodique s’organise par toute la France contre les négociants juifs ; on publie leurs noms, leurs adresses, dans des brochures qui sont distribuées à profusion[22] ; aucun bon Français ne doit s’approvisionner chez les coreligionnaires du traître ; les devantures des magasins, les murs se couvrent de millions de petites étiquettes avec ces mots : « N’achetez rien aux juifs ! » — En Algérie, la persécution s’étend aux ouvriers, aux enfants. Les patrons qui emploient des juifs ou des juives, sont sommés de les congédier. Les bureaux de bienfaisance excluent de leur distribution les indigents qui n’appartiennent pas à la race aryenne[23]. Les petits sémites, avec leur avidité ordinaire de s’instruire, abondaient dans les écoles : la municipalité de Constantine décida de purger les classes de cette « vermine[24] ».

Pour exciter encore les passions, les journaux ressuscitaient la vieille légende du meurtre rituel, racontaient des rapts mystérieux d’enfants ; les juifs, « qui avaient déjà envoyé 80.000 francs au Syndicat », apprêtaient un « grand sacrifice religieux pour la fête de Pourim[25] ».

Il n’est pas douteux que l’antisémitisme a commis des excès plus nombreux et plus graves en d’autres pays ; mais il parut plus « contre nature » dans celui de Mirabeau[26] et plus redoutable, puisqu’il n’était, dans la pensée de ses promoteurs, que la torche pour allumer un plus grand feu.

Cette crainte d’un plus grand incendie, d’un autodafé où d’autres figureraient que les juifs, ne fut nullement étrangère à l’irritation croissante des peuples et des esprits libres contre la France. Ils se fâchaient que ce grand pays trompé les prît pour des ennemis, alors qu’ils étaient, pour la plupart, des admirateurs de l’âme française. Et ils s’effrayaient surtout de l’exemple donné aux vieilles forces rétrogrades et brutales par cette politique oppressive de la justice et par tant de haines qu’ils redoutaient, non sans raison, comme « des maladies contagieuses[27] ».

IV

Le temps marchait très vite ; à l’origine, les antisémites avaient été seuls à comprendre quel profit il y avait à tirer de ce capitaine juif accusé de trahison ; les partis de réaction répugnèrent d’abord à exploiter un crime individuel ; ils s’y décidèrent quand le crime fut devenu douteux ; et, presque aussitôt, leur mouvement se dessina en plein, d’une offensive singulièrement hardie, non pas seulement contre une race ou contre une religion, mais contre les principes de 1789 et la société moderne.

On avait cru, depuis cent ans, que ces principes étaient entrés dans la chair et le sang de la nation et que le triomphe de la Révolution était définitif. Tout à coup, une autre France apparaissait, à face d’Espagne.

L’un des faits les plus considérables du xixe siècle, c’est que l’Église y tint tout le temps école ouverte contre la Révolution. La bourgeoisie libérale, puis la démocratie laissèrent dire, comme si toute cette semence avait dû tomber seulement sur des rochers. À présent, toute une génération débordait dans la vie publique, à qui ses maîtres avaient inculqué le mépris des « pauvres vanités idéologiques » de Quatre-vingt-neuf[28] ; elle était hantée par le regret des privilèges « honteusement abandonnés », « dans l’hystérique exaltation de la funeste nuit du 4 août[29] », et se proposait de rétablir, non pas même les institutions politiques de l’Ancien Régime, « mais celles du moyen âge, « et de ramener la France « aux conceptions sociales du xiiie siècle[30] ».

Le mot de contre-Révolution, si fréquent autrefois dans les luttes des partis, avait disparu, depuis pas mal d’années, des polémiques ; maintenant, la Contre-Révolution elle-même entrait en scène avec le Syllabus pour drapeau[31], et proclamant les droits de Dieu[32], — c’est-à-dire du prêtre, — le règne du Christ.

C’est ce que dit expressément son plus magnifique orateur, de Mun, dans son discours de réception à l’Académie : « que la Révolution était mourante, déjà au tombeau ; que son œuvre économique avait vécu ; que la liberté, son œuvre politique, est incompatible avec tout ce qui fait la force des nations. » Dix fois il y revint, d’un ton hautain et triomphal, l’un des grands vainqueurs du jour, encore chaud des applaudissements républicains aux fameuses séances où il exigea les poursuites contre Zola et incarna l’honneur de l’armée dans les protecteurs d’Esterhazy. De fait, il continuait seulement ses harangues d’hier, leur donnait leur conclusion logique, en conviant le siècle finissant aux obsèques de la Révolution. Il la détestait depuis longtemps. Il a raconté lui-même qu’étant prisonnier à Aix-la-Chapelle, après la capitulation de Metz, « Dieu lui avait donné le livre » qui, commenté par un jésuite allemand, le R. P. Eck, avait dessillé ses yeux[33]. Ainsi, sans la trahison de Bazaine et sans l’intervention « providentielle » d’un moine prussien, le cuirassier français aurait toujours ignoré que « la Révolution est la cause et l’origine de tous les maux » du siècle. Peu après, il quittait l’armée pour mieux combattre « cette fille de la Réforme et de l’Encyclopédie[34] » ; la définissait : « Le massacre des prêtres, le meurtre, le pillage des églises, le génie de la Révolte, l’insurrection de l’homme contre Dieu[35] », — Satan[36].

Le petit-fils de Mme de Staël, d’Haussonville, après avoir rappelé ces définitions, ne trouva pas autre chose à répondre que ceci : « Je ne me sens point d’humeur, Monsieur, à prendre contre vous la défense de la Révolution française[37]. »

Par contre, il le félicita d’avoir « pour armes un globe surmonté d’une croix et pour devise ces deux mots : Nil ultra. Rien au-dessus de la Croix. Rien au-dessus de l’Église[38]. »

Quelques jours plus tard[39], un autre académicien. Vogüé, lui aussi député et « rallié à la République », fit, à son tour, une oraison funèbre, celle du régime parlementaire, des libertés publiques. Il recevait Hanotaux ; le ministre des Affaires étrangères succédait à Challemel-Lacour, proscrit de Décembre. Vogüé appela le coup d’État « une opération de police un peu rude[40] ».

C’était convier ouvertement l’armée à le recommencer.

Précédemment. Brunetière s’était converti avec éclat à un catholicisme offensif : « L’idée chrétienne, c’est l’absolu… Le catholicisme, c’est la France, et la France, c’est le catholicisme… Je l’avais souvent entendu dire : je l’ai vu, j’en suis convaincu[41]. » Et il s’était incliné devant le mystère, la foi au surnaturel.

Sans la connaissance de ces incidents et de l’état des esprits qu’ils révèlent, l’histoire que je raconte serait inintelligible.

Les avertissements n’avaient pas manqué au parti républicain qui, à son ordinaire, ne les avait pas écoutés. — L’auteur de ce livre écrivait en 1895 : « Le passé n’est jamais mort, il ne fait que sommeiller ; l’histoire est pleine de ces réveils… Tout ce que le xviiie siècle, Encyclopédie et Révolution, avait cru détruire, n’est qu’engourdi ; cette mort apparente n’est qu’un sommeil réparateur ; les tombeaux se rouvrent, presque tous les vieux préjugés que nous avions appris à considérer comme des curiosités historiques rentrent ou s’apprêtent à rentrer dans la politique avec une force menaçante[42]. » — Bien plus, les républicains eux-mêmes, les uns (les radicaux), sous prétexte qu’ils avaient trouvé un meilleur système fiscal, les autres (les socialistes), en préconisant la guerre des classes, d’autres encore (les modérés), en laissant se reformer les congrégations, contribuèrent à faire perdre au pays de la Révolution le sens de la Révolution. Quand le Gésu leur tendit le piège de l’antisémitisme, ils y tombèrent.

Grand, incomparable bienfait de l’affaire Dreyfus que d’avoir hâté l’explosion ! Combien plus périlleux eût été le lent engourdissement, l’acheminement insensible vers le reniement final !

Les républicains parlementaires, attentifs, à mesure que se rapprochait l’échéance électorale, à ce qui se passait dans leurs circonscriptions, y constataient un mouvement inusité. Toutefois, et pour effrayés qu’ils fussent, ils se taisaient encore de leur peur. Convenir de l’audace croissante de la contre-Révolution, autant avouer que c’était le contre-coup du crime judiciaire impuni.

Le lien était si évident entre ce fait divers et la grande guerre qui commençait, que les promoteurs de la Revision parlèrent pour la même raison qui commandait le silence aux politiciens. Guyot, imbu des idées anglaises, prônait depuis quelque temps la constitution d’un comité sur le modèle de la Personal Right’s Association. La pratique formule, traduite en français, s’élargit aussitôt. On décida, dans deux réunions qui furent tenues, l’une chez Trarieux, l’autre chez Scheurer[43], de fonder une ligue, non pour la seule défense de Dreyfus, mais pour rapprendre au peuple les droits « naturels, inaliénables et sacrés[44] » de l’homme et du citoyen, — ses propres droits.

Le dégoût du peuple eût pu nous venir de tant d’abominations et de sottises qu’il applaudissait ; au contraire, ce fut une profonde pitié, la ferme volonté de l’éclairer, de le sauver de lui-même.

Le vieux Grimaux n’avait pas relu, depuis le collège, la fameuse déclaration. Une grande émotion le prit quand Trarieux donna lecture de ces lignes du préambule, sorties, il y a un siècle, de dix siècles de misère et de servitude, et si terriblement prophétiques, éternellement vraies : « Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des Droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements… »

Viollet fut désigné pour rédiger, avec Trarieux, les statuts de la nouvelle association.

Ce grand savant, qui avait fouillé si profondément aux ruines du vieux droit français et en avait dégagé les Propylées, les Établissements de Saint-Louis, était, je l’ai dit, profondément catholique. Rien qu’à son maintien, on reconnaissait en lui l’un de ces « Port-Royalistes attardés », pour qui le nom de janséniste était moins le signe d’une dissidence dogmatique que l’indice d’une profession de gravité et de religion austère[45] ». Ce sérieux du janséniste, triste, mais fortifiant, ne va pas sans une haute moralité, qui est elle-même inséparable du courage. Viollet convenait qu’il avait été conduit, « comme malgré lui », à la conviction que Dreyfus était innocent ; mais, d’autant plus, il se croyait le devoir de ne pas s’en taire, surtout sous les menaces des journalistes de sacristie et de corps de garde. Alors que tant de libres-penseurs et de républicains n’osaient pas les regarder en face, il fit à l’un d’eux cette cinglante riposte : « Vous aussi, vous êtes des terroristes[46] ! »

V

Tout à coup, on apprit que la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait annulé l’arrêt de la cour d’assises[47].

L’avocat de Zola, Mornard, juriste consommé, d’esprit pénétrant, avait fait valoir sept moyens à l’appui de son pourvoi. Six étaient relatifs à des violations des droits de la défense, notamment à l’arrêt réglementaire qui avait séparé de son contexte une seule imputation diffamatoire ; non seulement l’arrêt par lui-même constituait un abus de pouvoir, mais Delegorgue, en outre, après l’avoir laissé enfreindre par les généraux, l’avait opposé aux avocats. Le septième moyen était relatif à la plainte même du ministre de la Guerre. Selon Mornard, elle ne pouvait servir de base légale à la poursuite, vu que les conseils de guerre sont, en droit, une juridiction permanente et qu’aux termes de la loi, « dans le cas d’injure ou de diffamation envers les cours et tribunaux, la poursuite n’aura lieu que sur une délibération prise par eux en assemblée générale[48] ». Ainsi, le ministre de la Guerre s’étant substitué arbitrairement au conseil de guerre, toute la procédure était nulle.

Le rapporteur Chambareaud, puis le procureur général Manau écartèrent les six premiers moyens[49]. Légal ou non, les avocats de Zola avaient accepté l’arrêt réglementaire au lieu de se pourvoir aussitôt contre la décision qui mutilait leur droit de défense[50].

Par contre, le septième moyen devait être accueilli, le texte de la loi étant formel. Et non seulement il suffisait à anéantir la condamnation, mais il offrait encore cet autre avantage, puisqu’il abolissait aussi la poursuite, de permettre à la Cour de casser sans renvoi. « Tout est fini, à moins d’une nouvelle poursuite régulièrement provoquée et engagée. »

Le langage des deux orateurs de la Cour de cassation fut fort différent ; Chambareaud fit effort sur lui-même pour ne pas sortir du cadre sévère d’un rapport juridique ; la véhémente parole, plus libre, de Manau s’en échappa. Ce grand vieillard, presque octogénaire, était un ancien proscrit de Décembre, l’un des derniers survivants de cette génération de 1848 qui avait porté dans la vie des illusions illimitées de justice et que la force brutale avait aussitôt renversée. Il était entré dans la magistrature après trente années de barreau, à la chute de l’Empire ; et, comme il avait gardé, sous une épaisse broussaille de cheveux blancs, pareille à une crinière flottante de neige, un visage jeune, coloré, mobile, des yeux ardents où la flamme du Midi n’était pas encore devenue de la lumière, de même il avait préservé, des atteintes de l’égoïsme et du scepticisme ambiants, une âme généreuse et toute brûlante des croyances qui, jadis, avaient fait la République si belle. Il frémissait donc de cette grande lutte pour une vérité qui, déjà, lui paraissait certaine et, redoutant qu’une grave violation de la loi eût été commise, il se fût cru déshonoré en s’en taisant : « Si Dreyfus a été illégalement condamné, la sentence doit être brisée[51]. »

Il dit cela très fortement, et aussi son estime pour les promoteurs de la Revision, « ni des vendus ni des traîtres, mais l’honneur du pays », et son dégoût des fureurs antisémites. « Ces scènes abominables, indignes de la France du xixe siècle, sont un outrage aux précurseurs de la Révolution, à Voltaire, émancipateur de la pensée humaine ». Enfin, ayant assisté à toutes les audiences du procès de Zola, il avait gardé une impression profonde de la scène culminante du drame, quand Esterhazy resta muet sous le questionnaire d’Albert Clemenceau, et il envisagea l’hypothèse où le misérable avouerait son crime. Bien plus, il l’y convia, l’assurant de l’impunité. Par deux fois, il y revint. Et, visiblement, c’était son espoir que l’affaire finirait ainsi. Il ne souhaitait pas de « nouveaux procès fiévreux » : il doit suffire aux officiers qui ont acquitté Esterhazy d’avoir fait une fois condamner Zola ; les amis de Dreyfus, si les débats doivent se rouvrir, pèseront leurs paroles et « auront pitié de la France ». Pour les juges qui l’écoutaient, il leur rappela seulement le vieux précepte biblique[52] : « Tu ne suivras pas la multitude pour faire le mal, et, lorsque tu prononceras dans un procès, tu ne te détermineras point, pour suivre le plus grand nombre jusqu’à pervertir le droit[53]. »

Ce qui eût surpris en d’autres temps, c’est qu’un autre langage fût tombé du plus haut siège de la magistrature. Il parut alors séditieux. La Chambre criminelle ayant remis son arrêt au surlendemain, Billot, en plein Sénat, essaya de circonvenir le premier président Mazeau. Il s’assit à côté de lui, engagea une conversation qui parut animée. Leurs voisins entendirent ce dialogue : « Non, non, objectait Mazeau, on n’agit pas ainsi avec des magistrats. — Alors, répliqua Billot, je ne réponds plus de rien. Vous vous engagez dans une voie révolutionnaire dont vous serez les premières victimes. Vous y passerez les premiers. » Puis le juge elle soldat se donnèrent rendez-vous pour la soirée[54].

La Chambre criminelle tint bon, cassa l’arrêt sans renvoi[55].

VI

Grande joie chez les revisionnistes, réconfortés par la parole de Manau, par la déclaration de Chambareaud que « ni l’acte administratif ni l’œuvre du juge ne sont exceptés par la loi du domaine de la critique » ; donc, dans le procès de demain, les témoins pourront parler, « et la question sera posée ».

Et colère plus bruyante encore de leurs adversaires, hier champions intraitables de la chose jugée, et qui, maintenant, la déclaraient imbécile, clamaient que « de tels arrêts font mépriser la justice[56] ». Depuis six mois, le grand cloaque de Drumont vomissait toujours les mêmes mots : traître, infâme, vendu[57]. Nulle autre variante que les noms des diffamés. C’était le tour des magistrats de la Cour de cassation, eux aussi « aux ordres de la haute et basse juiverie », « scélérats et faussaires », « en révolte contre l’armée », le « juif allemand » Lœw (qui n’était qu’alsacien et protestant), « l’immonde Manau[58] ».

Méline fut consterné ; tout était à recommencer, et, cette fois, dans une arène déblayée de barrières.

Le coup, à la veille des élections, lui fut d’autant plus pénible. Cet homme, si froid d’apparence, et qui, dans le mal comme dans le bien, avait montré tant de résolution, ne réussit pas à cacher son dépit[59]. S’il n’alla pas, comme Billot, jusqu’à traiter de « révolution » ce triomphe passager de la loi, il critiqua avec amertume la théorie de la Cour de cassation et « regretta, blâma les phrases malheureuses » de Manau. Les députés (deux anciens boulangistes) qui l’interpellaient dirent que le langage du Procureur général avait été « indigne ». Brisson se réveilla pour déclarer que « toute la vie de ce magistrat avait été consacrée à la défense du Droit ». Méline, baissant la tête, promit que « le Gouvernement examinerait, en toute impartialité, le langage » incriminé[60].

Il se sentait dans « une situation sans issue », et il dit le mot. Quand il annonça que le conseil de guerre serait réuni et statuerait en toute liberté sur la reprise ou l’abandon des poursuites, il fut visible qu’il inclinait à l’abandon. Les radicaux, à cinq jours du terme de la législature, n’osèrent pas le renverser[61]. Pourtant, Goblet rappela qu’il lui avait dit, le 4 décembre : « C’est l’anarchie par le Gouvernement ! » Et « tout, en effet, était démoli », « rien n’était resté debout… » Mais Goblet ne l’entendait pas de la justice.

VII

L’armée, les officiers surtout fermentaient.

Depuis la guerre contre l’Allemagne, la minorité des officiers sortait du rang. On avait trop dit que la victoire de la Prusse avait été celle de la science. De là, dans l’organisation de l’armée nouvelle, une part excessive faite aux élèves des Écoles. En même temps, la vieille noblesse et le parti catholique, chassés des emplois publics par la démocratie triomphante, avaient dirigé leurs fils vers le métier militaire. Beaucoup de républicains le considéraient comme grossier, préféraient les carrières libérales ou les affaires qui exigent plus d’intelligence. Maintenant, après un quart de siècle de République, les cadres de l’armée étaient aux mains de cette jeunesse élevée, façonnée par les Jésuites. Les républicains y étaient à l’état d’exception. Les plus roturiers affectaient des passions réactionnaires pour se faire bien voir de leurs camarades riches, des chefs, et, pour être reçus dans les salons, fréquentaient les églises.

Gambetta, par son prestige personnel, amoureux de l’armée à qui il promettait la Revanche, sachant lui parler et très au fait des questions militaires, imposait aux chefs. À sa mort, comme les intransigeants se réjouissaient, un révolutionnaire, de l’espèce qui est perspicace[62], s’écria : « Les imbéciles, ils ne voient pas que les généraux sont délivrés ! » La plupart des officiers furent de cœur avec Boulanger ; hors quelques esprits réfléchis, qui restèrent silencieux, tous se prononcèrent avec colère contre la Revision, se précipitèrent sur cette occasion de réagir contre la démocratie.

Nul prétexte ne pouvait être pire que cette question de justice. Armée et nation sont aujourd’hui frappées d’une même cécité ; demain, quand il sera éclairé, le peuple, oublieux qu’il a été aveugle, ne pardonnera pas aux chefs de l’avoir été, réagira contre l’institution militaire.

Pour l’instant, l’armée n’avait jamais été plus populaire ni plus adulée par les partis. On ne parlait, par une étrange interversion des rôles, que de la défendre. Dès qu’un régiment débouchait, les passants couraient, comme à son secours, pour l’acclamer. Pellieux multipliait les occasions de se faire applaudir.

Ce militarisme n’avait rien, d’ailleurs, de belliqueux. Les ovations, que la foule réservait autrefois aux troupes victorieuses, allaient maintenant à des soldats à qui elle demandait surtout de ne pas se battre. On avait tant dit à ce peuple que la Revision serait la guerre, qu’il le croyait. La cause profonde des renouveaux de l’esprit césarien n’est nullement la vieille ambition batailleuse et conquérante, mais, bien au contraire, l’amour désordonné d’une paix qu’un chef militaire saura assurer. Cet esprit de Brumaire soufflait à nouveau. Les journaux qui invoquaient le « sabre libérateur[63] », c’étaient les mêmes qui réclamaient les huis clos, protestaient qu’on ne pouvait pas regarder au dossier secret sans provoquer des catastrophes. Le cri de « Vive l’armée ! » signifiait, pour les couches profondes : « Vive la paix ! »

Les officiers n’eussent pas été des hommes s’ils avaient résisté à une telle griserie. Ils eussent trouvé naturel que la part qu’ils avaient prise au procès de Zola, comme témoins ou comme manifestants, fût inscrite sur leurs livrets comme une campagne. Leur irritation éclatait en des actes insolents ou odieux : l’un d’eux fit dresser, au champ de tir, un mannequin qui figurait Zola[64] ; un autre écrivit une lettre outrageante à Trarieux ; Billot refusa de le frapper, ne s’y résigna que devant l’intervention personnelle du président du Sénat, Loubet, et une réunion comminatoire des groupes républicains[65].

Tout ce corps d’officiers, d’ordinaire très calme, occupé de travail ou de plaisir, était agité, bruyant, d’une susceptibilité énervée.

Billot, surtout Boisdeffre, eussent voulu que les juges d’Esterhazy se contentassent de la condamnation morale qu’ils avaient obtenue contre Zola. La presse « patriote » les y engageait[66]. On leur promettait, en échange, que le conseil de l’ordre de la Légion d’honneur serait invité à rayer leur insulteur.

Mais ces soldats étaient lancés, et d’ailleurs convaincus qu’ils n’avaient point forfait comme juges. Une basse politique pouvait conseiller de dédaigner l’outrage impuni ; l’honneur exigeait de le relever. Pourtant, ils délibérèrent pendant huit heures d’horloge, tiraillés entre la discipline et l’honneur, pour aboutir, sur le conseil de Pellieux, à une transaction. Ils décidèrent (par 5 voix contre 2) de porter plainte, non pas qu’ils se sentissent plus atteints « que leurs camarades et leurs chefs par les diffamations de Zola », mais dans l’intérêt supérieur de la justice militaire elle-même ; en conséquence ils réduisaient la plainte à trois lignes : « Un conseil de guerre vient par ordre d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice ». Ils écartaient ainsi la phrase redoutable, qui dominait toute l’affaire, sur la communication des pièces secrètes[67].

Nul aveu plus criant que l’illégalité avait été commise. La Cour de cassation avait décidé que les témoins, débâillonnés, la pourraient prouver. Pour éviter la réponse, on supprimait la question.

Méline et Billot furent, cette fois, bien conseillés, non seulement par Ployer et par Tézenas, mais par le premier président Périvier, qui avait accepté de diriger les futurs débats et promis de « serrer la vis ». Ce magistrat facétieux, que les malveillants disaient à tout faire, trouvait que Delegorgue avait été mou.

Au surplus, le procès n’aura pas lieu à Paris, mais à Versailles, « pour empêcher, expliquaient les journaux, que l’ordre ne soit troublé », et parce que « la salle des assises de Seine-et-Oise était très petite ; vingt auditeurs tout juste s’y pourront asseoir en dehors des témoins et des journalistes[68] ». On engageait en conséquence les partisans de Dreyfus « à se montrer très doux, très calmes » ; « tout autre attitude de leur part pourrait leur valoir force corrections ». « On aime l’armée, à Versailles[69] ! » Même, un bon jeune homme, fils d’un général, indiqua, avec plan à l’appui, la manière d’assommer Zola à la sortie du palais de justice[70].

VIII

Esterhazy, reçut, sur ces entrefaites, deux terribles coups de massue. Le Siècle publia la déposition que Casella avait été empêché de porter à la cour d’assises — ses conversations avec Schwarzkoppen et Panizzardi[71], — et la lettre d’un prétendu diplomate de Berne[72] qui résumait ce que Scheurer, Zola, Trarieux et moi nous savions, par le comte Tornielli, de la trahison d’Esterhazy[73]. Rien que le récit circonstancié de la visite d’Esterhazy à Schwarzkoppen, en octobre (quand il le menaça de se tuer, le somma d’aller déclarer à Lucie Dreyfus que son mari était coupable), prouvait le crime.

Le premier cri des amis d’Esterhazy fut pour traiter d’imposteurs les auteurs de ces révélations. Mais aucun démenti ne vint ni de Berlin ni de Rome[74]. L’État-Major se tut. Les journalistes coururent chez Esterhazy ; le mensonge, pour une fois, lui resta dans le gosier ; il dit seulement qu’il ne s’occupait plus de l’affaire Dreyfus[75] ».

Le parti pris était tel, et la peur, que ces révélations incontestées, qui eussent dû être décisives, ne déterminèrent pas une seule conversion, du moins publique.

Cependant, l’atmosphère de méfiance s’épaissit beaucoup, de ce jour, autour d’Esterhazy. Ce faux reître, qui devait tout massacrer et qui baissait la tête sous une telle accusation, et si précise, devint suspect aux plus crédules ; les plus échauffés cessèrent de l’acclamer en public. Cavaignac, et beaucoup parmi les plus résolus adversaires de la Revision, commencèrent à dire que leur cause (la chose jugée), qu’ils distinguaient on ne sait comment de la sienne, était compromise par la répugnante promiscuité avec un gredin de cette espèce. On l’eût volontiers déclaré coupable s’il eût été possible de le faire sans innocenter Dreyfus. Cavaignac songeait déjà à le jeter par dessus bord comme infâme, tout en gardant le juif à l’île du Diable.

Esterhazy, à qui l’on n’en faisait pas accroire, se rendit compte que sa popularité se métamorphosait en mépris, et, surtout, que le Gouvernement et l’État-Major s’en accommodaient fort bien. Plus il s’enfonce, plus son contact est salissant, mais moins ses menaces perpétuelles d’aventurier déshonoré sont à craindre. Le jour va venir où l’aveu même de son crime, auquel Manau la convié avec quelque naïveté, sera sans valeur ; cette arme suprême, qu’il a si souvent brandie, moisit, chaque jour, entre ses mains. Le métier de maître chanteur, pour être profitable, nécessite quelque respectabilité apparente ; quand il sera entièrement discrédité et taré, ses patrons ne s’inquiéteront plus de sa confession qu’il passera pour avoir vendue. Son indignité avérée l’aura rendu inoffensif ; son venin ne sera plus que de la bave ; il ne sera même plus une bête malfaisante.

Il n’y avait plus qu’un homme qu’il tenait d’un grappin d’acier et qui ne pouvait s’y soustraire : Henry. Ils étaient rivés l’un à l’autre. S’il tombe, Henry le suit dans sa chute, et, tant qu’Henry est là, il peut continuer la partie. Ils se concertèrent pour accréditer, en réponse aux révélations qui venaient de se produire, une explication qui cadrerait avec la physionomie démasquée du bandit, incapable désormais de jouer les condottiere.

L’art des gens de l’État-Major fut toujours de donner à entendre que les versions officielles de l’Affaire étaient inexactes, mais imposées par de grands intérêts d’ordre international, et de mettre en circulation des versions contradictoires du redoutable secret. Il n’y a pas de certitude égale à celle de l’homme qui détient un secret, surtout si c’est une sottise. Tous ceux à qui Boisdeffre avait conté ou fait conter l’histoire du bordereau annoté (Rochefort, Émile Ollivier, le colonel Stoffel) s’y étaient laissé prendre. À d’autres, on avait confié que Dreyfus avait travaillé avec Panizzardi ou avec Schmettau, que le bordereau avait été pris à Bruxelles, ou dans la valise diplomatique, ou dans le coffre-fort de l’ambassade d’Allemagne, pendant un incendie, par Esterhazy lui-même déguisé en pompier. Peu à peu, toutes ces histoires filtraient, se répandaient, aussi inconciliables entre elles qu’absurdes ; mais chacune conservait ses fidèles.

Esterhazy, entre autres mensonges qu’il avait colportés, non sans faire jurer le silence à ses confidents, avait imaginé (dès janvier, à la veille de son procès) de raconter que l’Allemagne n’était pour rien dans l’affaire. Il s’était contenté, d’abord, de révéler que le bordereau avait été pris, non pas à l’ambassade d’Allemagne, mais à celle de Russie ; il débita, un peu plus tard, avec son plus beau sérieux, un extraordinaire roman. Le tsar Alexandre III, avant de signer le traité d’alliance, avait voulu contrôler les informations du gouvernement français sur l’organisation militaire[76] ; Boisdeffre, ayant eu vent de cette méfiance, fit venir Esterhazy et lui expliqua que la patriotique alliance était compromise si des renseignements de source privée, c’est-à-dire d’espionnage, ne venaient pas confirmer, dans l’esprit du Tsar, les renseignements officiels. Esterhazy se dévoua et, jouant l’espion, alla trouver le baron de Mohrenheim auquel il se présenta comme un officier d’État-Major, indigné de voir la Russie trompée par la France et en mesure de donner au Tsar la situation exacte des effectifs de l’armée française. Or, les états qu’il remit à Mohrenheim et qu’il tenait de Boisdeffre, confirmaient rigoureusement ceux qui avaient été régulièrement communiqués. Le Tsar n’hésita plus et signa. Cependant, des doutes vinrent peu après à l’ambassadeur sur son aventure ; il soupçonna qu’il avait été mystifié et Boisdeffre en fut avisé. Il était, dès lors, « d’une nécessité impérieuse » de sacrifier un véritable officier d’État-Major afin de convaincre la Russie qu’elle avait eu affaire à un véritable espion. Dreyfus fut choisi comme victime et on inventa l’histoire du bordereau. Sous main, on fit savoir à la Russie que l’homme qui l’avait documentée était le même qui venait d’être surpris à documenter, à leur tour, des Allemands. — Il n’y avait de vrai que ceci : Esterhazy et Henry n’avaient pas seulement « travaillé » avec l’Allemagne, mais avec la Russie[77]. Plus tard, comme on verra, ce conte stupide parvint jusqu’à l’Empereur d’Allemagne, avec cette variante que c’était Dreyfus lui-même qui, par ordre de Boisdeffre, était allé trouver Mohrenheim et son attaché militaire, le général Frédéricksz. — Les journalistes anglais, à qui Esterhazy avait confié ces bourdes, les reproduisirent dans leurs journaux comme venant d’une source mystérieuse et sûre[78]. Toutefois, le public y avait été rebelle, non pas tant parce que l’absurdité en était criante, mais parce qu’il n’était pas encore mûr pour une ineptie aussi compliquée. Les deux compères jugèrent avec raison qu’il fallait, en réponse à Casella et au diplomate de Berne, inventer quelque chose, sinon de plus plausible, du moins de plus simple.

Les journaux d’Henry racontèrent en conséquence qu’Esterhazy avait été l’un des principaux agents du contre-espionnage, qu’il trompait Schwarzkoppen en lui livrant, par ordre, des documents frelatés, et que le maître qu’il trahissait, c’était l’Allemand[79]. Pour

il n’avait pas eu directement affaire à Schwarzkoppen, mais à Panizzardi[80].

Déroulède et Rochefort ajoutèrent foi à cette imposture, qui s’arrangeait assez bien avec celle du bordereau annoté, ou firent semblant ; Drumont savait à quoi s’en tenir. Pour les juges d’Esterhazy, ils ne s’étonnèrent pas qu’on les eût laissés dans l’ignorance d’un secret par quoi tout devenait clair et limpide.

Cette version inattendue, qui enchantait les patriotes, offrait pourtant un très gros risque : c’est que l’État-Major allemand et, surtout, Schwarzkoppen se fâchassent d’être bafoués, et qu’en conséquence ils fissent paraître dans leurs journaux les documents qu’ils avaient reçus d’Esterhazy ou, tout au moins, ceux qui étaient mentionnés au bordereau. Ils eurent, en effet, la velléité de répondre par ces représailles ; puis des considérations, à la fois politiques et militaires, les arrêtèrent. Schlieffen observa que livrer à la publicité des rapports d’espion, ce serait tarir à l’avenir les sources de l’espionnage ; le chancelier et Bulow, que les relations diplomatiques étaient déjà fort tendues. Si le peuple français veut, à tout prix, que l’innocent soit coupable, c’est affaire à lui. Aussi bien, les folies françaises, surtout les plus furieuses, sont les plus courtes ; celle-ci s’usera d’elle-même[81].

Le vieux Bismarck, à Friedrichsruche, grogna, une fois de plus, qu’il fallait laisser les Welches cuire dans leur jus. Depuis le début de la crise, le journaliste qui recevait sa confidences s’employait de son mieux à railler les Allemands de s’être émus, comme des femmes, à la pensée d’un officier français au bagne[82]. Le grand barbare, que la mort touchait déjà, se roidissait jusqu’à la fin contre toute pensée d’humanité. Il avait souvent traité les Français de « peuple de singes » : ce suprême accès de démence le réjouissait. Il opinait que l’intérêt manifeste de l’Allemagne était de prolonger cette honte, et, pour y aider, il affectait de mettre en doute l’innocence de Dreyfus.

Drumont, Rochefort, Arthur Meyer, reproduisirent, à l’envi, ces derniers hoquets du vieux Vandale.

Billot et Boisdeffre laissèrent dire, parce qu’ils avaient fait du silence leur tactique, dédaigneux, en apparence, des vains racontars de la presse, amie ou hostile ; et, aussi, parce que ce nouveau mensonge consolidait, pour un jour de plus, l’œuvre d’iniquité et leur règne. Pourtant, quand ils furent interrogés par la suite sur l’imbécile roman, ils le démentirent[83] ; on leur eût demandé des pièces justificatives, qu’Henry avait négligé de forger, et l’État-Major allemand se serait décidé peut-être à les confondre.

Il y avait eu une heure, une seule, où ils eussent pu se raccrocher à cette branche pourrie : c’est quand Picquart leur nomma Esterhazy pour la première fois. Ils eussent pu l’arrêter d’un seul mot : « Malheureux, vous allez brûler un de nos agents ! » Mais ils ne pensaient pas alors qu’Esterhazy conduirait Picquart à Dreyfus ; Picquart ne le pensait pas non plus ; Henry seul le savait. Plus tard, c’était trop tard, quand Picquart eût découvert que le juif était innocent.

Clemenceau exposa ce raisonnement péremptoire ; j’y ajoutai d’autres arguments : la visite d’Esterhazy à Schwarzkoppen qui n’était pas d’un contre-espion à sa dupe ; son obstination à entrer au ministère de la Guerre ; les refus persistants de Billot et de Boisdeffre ; s’il avait été un agent secret, sa place eût été à Paris, près de l’Allemand ; on ne l’eût pas expédié dans une garnison de province[84].

Ainsi Esterhazy n’avait pas été un espion au service de la France et « le bénéfice d’une probité allemande » lui restait acquis.

IX

Les élections furent une halte apparente dans le drame.

L’agonie de la Chambre avait été pénible. Depuis six mois, elle votait sous la peur des électeurs, des comités, des furieux journaux qui menaient l’opinion. Et ce n’était pas seulement chaque fois que revenait la question du juif de l’île du Diable. Un des anciens lieutenants de Boulanger ayant fait revivre, pour une séance, la vieille affaire du Panama, tous les républicains suivirent, saisirent l’occasion de se proclamer intègres et purs avant de paraître devant le suffrage universel ; ils rendirent, à l’unanimité, un vote solennel de blâme contre l’ancien procureur général Quesnay de Beaurepaire et contre le président du Sénat, Loubet[85]. Entre temps, par une singulière anomalie, ces mêmes radicaux, qui tenaient tant à ne pas se brouiller avec Drumont, reprochèrent à Méline ses complaisances pour la droite[86] et pour l’Église, mais sans aborder la vraie question et, dès lors, avec une pauvreté extrême d’arguments. La preuve que « les manœuvres de la réaction étaient servies par la faiblesse coupable et la complicité du Gouvernement », ils ne la trouvaient pas dans la longue série d’iniquités qui avaient été commises contre Dreyfus et ses défenseurs, mais dans le déplacement d’un préfet, d’un juge de paix et d’un économe d’hospice. Les tortures infligées à Dreyfus ne les avaient pas émus, mais pour un instituteur changé de poste, ils s’écriaient : « On se demande véritablement, en présence d’actes aussi odieux, si on est dans un pays civilisé[87] ! » Ils avaient couvert Esterhazy, célébré les étouffeurs de justice, et Bourgeois s’en faisait gloire[88] ; pour quelques conservateurs qui étaient entrés dans la République, comme Jaurès lui-même leur en avait donné le conseil[89], Catilina était aux portes. Ce fut le dernier mot de Brisson avant de lever la séance finale ; il souhaita que « le pays sût, de sa main souveraine, écarter les perfides[90] », — ni Boisdeffre ni Billot, quelques ralliés qui n’avaient pas été plus échauffés contre le Droit que Cavaignac et Goblet.

Qu’ils fussent « perfides », cela a été mis hors de doute. Ils ne se souciaient plus de s’épuiser à faire une monarchie impossible ; il leur suffisait de faire une République catholique. Ils y eussent été bien mieux et, avec eux, les prêtres et les moines. Un dominicain, d’esprit très pénétrant, mais imprudent, le dit très haut : « La politique du cabinet sera, si elle triomphe, infiniment plus avantageuse à l’Église que ne le serait un retour à l’ancien Régime[91]. » D’autre part, cette politique de Méline, dans ce qu’elle eut de pire, les radicaux l’avaient trouvée et la trouvaient encore trop modérée. En fait, les principes qui sont la République n’avaient plus pour défenseurs, depuis cinq mois, que les défenseurs de Dreyfus. Tous les autres y manquèrent, divisés pour le pouvoir, mais réunis contre la justice, sur la fondrière que Bourgeois appelait « le terrain national[92] ».

Le grand souci des radicaux fut toujours de se mettre à l’unisson des passions populaires (contre Gambetta, en 1881, contre Ferry, pour Boulanger), de nager avec le courant, et plus vite que lui, sans se soucier d’où venait le torrent et vers où il se précipitait. Celui-ci descendait des hauteurs romaines où s’élève le Gésu, dominant le Vatican.

Les congrégations d’hommes non autorisées, d’autant plus audacieuses, ne furent jamais plus actives que dans la préparation de ces élections générales de 1898. Elles s’étaient mises à l’œuvre avant que l’affaire Dreyfus n’éclatât ; le succès de l’opération, religieuse autant que militaire, contre le « Syndicat », les fit redoubler d’efforts. Elles sentirent que le moment décisif était venu, celui qu’on ne retrouve pas deux fois dans les révolutions, jouèrent hardiment le tout pour le tout.

Les Jésuites, à leur ordinaire, se tinrent dans l’ombre ; seul, le père Du Lac, bavard, un peu sot, grisé par le bruit, brouillonnant dans toutes les intrigues, se découvrit. Les Assomptionnistes (Pères Augustins de l’Assomption) se jetèrent, ouvertement, dans la bataille.

C’était un ordre assez nouveau, fondé vers 1850, pour « l’extension du règne de Jésus-Christ[93] ». Il s’organisa lentement. Dissous en 1880, il se reconstitua presque aussitôt. Ses principaux chefs, les pères Adéodat, Bailly, Picard, Chicard et Jaujoux, étaient hommes du peuple, rudes d’allure et grossiers de ton ; ils avaient lu dans les livres saints que les violents seuls enlèvent le ciel, tenaient surtout à conquérir le royaume terrestre, ne s’attardaient pas aux bagatelles et avaient le sens très aigu du moderne. Leur journal, la Croix, ne parut d’abord qu’à Paris[94] ; bientôt, ils en lancèrent des éditions locales dans un grand nombre de départements, et leur imprimerie, la « Maison de la Bonne Presse », s’étant développée, ils entreprirent toute une série d’autres journaux, de revues et de brochures de propagande[95]. Ils fondèrent ensuite, dans chacune des localités où ils avaient un personnel, des tiers-ordres de toutes sortes, d’hommes, de femmes, et mixtes, et de prêtres séculiers ; des confréries présidées par un aumônier, pour favoriser les commerçants catholiques et mettre les autres en interdit ; des alumnats ou noviciats, « pour conserver et étendre les conquêtes de l’Église » ; et des associations de « chevaliers » assermentés qui prêtaient serment d’obéissance et étaient munis d’un diplôme signé sur l’autel[96]. Enfin, partout où ils le purent, ils formèrent des comités franchement politiques, où ils ne firent entrer que des militants, prêts à tout, et entièrement à eux. Quelques-uns de ces comités étaient composés de femmes, dames quêteuses et propagandistes, véritables amazones de la Foi[97] ; tous étaient ouvertement reliés à un organisme central dont la création avait été décidée dans un congrès général des Croix, « l’Œuvre électorale catholique », et qui prit, un peu plus tard, le nom de comité « Justice-Égalité[98] ». L’œuvre se proposait d’intervenir « directement dans toutes les élections, municipales, cantonales, législatives, présidentielles[99] » et « de triompher ainsi des mécréants, comme les Croisés du Moyen Age triomphèrent des Musulmans[100] ». Le père Bailly fut préposé spécialement à la direction de la presse, le père Adéodat à celle des comités. Quatre cents moines, un millier de frères et de novices, et plusieurs milliers de Chevaliers de la Croix[101] opéraient sous leurs ordres. Les uns, employés aux journaux, racontaient, défiguraient les faits du jour, les commentaient dans un style poissard, sous l’image du Crucifié qui servait d’enseigne à leur feuille. Les autres, courant les villages, les quartiers populeux, « étudiaient les électeurs » qu’ils «  classaient en bons, mauvais et douteux[102] ». D’autres montaient des pèlerinages, des « croisades », faisaient les commis-voyageurs pour le culte fructueux de saint Antoine de Padoue[103]. D’autres enfin récoltaient des aumônes, des souscriptions, mendiaient de porte en porte, acceptant d’ailleurs les dons en nature comme les écus sonnants, par exemple « une demi-barrique de vin, juste de quoi prendre les forces nécessaires pour donner quelques bons coups de poings aux infâmes gendarmes ![104] ». Ils avaient fait vœu de pauvreté[105], se disaient « pauvres, très pauvres », « attendant tous les jours, comme les oiseaux du ciel, la becquée[106] » ; et ils étaient fort riches, avec leurs quatorze maisons, un fond de roulement d’un million et plus[107].

Ce trésor de guerre, leur grossièreté populacière, une impudence dans le mensonge et dans l’outrage qui dépassait celle de Drumont, une activité infatigable, firent d’eux les chefs apparents de la nouvelle Ligue. On peut croire que la Société de Jésus était derrière eux, les faisait mouvoir, mais il n’en existe nulle preuve, sauf que leur organisation était calquée sur celle des « provinces » : des agents hiérarchisés sur tous les points du territoire, « afin de constituer une administration, une mairie et une justice de paix à côté de la mairie et de la justice de paix ordinaires », et jusqu’à une police secrète qui possédait des milliers de dossiers, de fiches de renseignements, sur les hommes et les sociétés attenants à chaque collège électoral[108].

Sixte-Quint n’avait point caché, jadis, son dégoût de la Ligue ; la sale brutalité des Assomptionnistes répugna, sans doute, à Léon XIII ; mais, politique aussi fin qu’il était lettré délicat, italien de grande race qui ne dédaigne aucun moyen d’action, il les laissa faire, quitte à les désavouer après la défaite et à ne pas les avouer pendant la bataille. Eux se raccrochaient à sa robe blanche, bien qu’il eût refusé son estampille à leur congrégation[109]. La direction générale qu’il avait donnée à tant de congrès, bénis par lui : accepter la Constitution, entrer dans la République pour en modifier peu à peu les lois, c’était leur programme[110] ; ils se flattaient d’être, par excellence « les instruments dociles de la Providence et les enfants obéissants du Saint-Siège[111] ».

Un incident, qui fit grand bruit, mit en lumière la politique à double face du Vatican. Deux missi dominici couraient, depuis un an, les départements et y passaient en revue les comités et les confréries, avant la grande lutte électorale. C’étaient dom Sébastien Wiart, général des Chartreux, et le propre supérieur des Assomptionnistes, le père Picard ; ils se présentaient partout comme les délégués du Saint-Siège, les mandataires avoués et confidentiels du Pape, et les journaux catholiques les reconnaissaient pour tels. Quand Méline et Hanotaux, harcelés par les réclamations de la presse républicaine, se plaignirent enfin à Rome, le cardinal Rampolla haussa les épaules : « Ces deux moines, dit-il à l’ambassadeur, ne sont chargés d’aucune mission spéciale ; ils ont simplement recueilli de la bouche du chef de l’Église l’expression du vœu que les catholiques restent unis sur le terrain constitutionnel et sur celui des intérêts essentiels de la religion » ; prétendre le contraire, c’est « une simple manœuvre des ennemis de la bonne entente entre le gouvernement de la République et le Saint-Siège » ; cela « ne mérite même pas un démenti[112] ». Et comme l’ambassadeur signalait les manœuvres d’un prêtre, l’abbé Garnier, qui, lui aussi, se recommandait du Pape : « Voyez quelle impudence, s’écria le cardinal, « cet abbé a obtenu un simple encouragement à propos d’une lettre complètement étrangère aux élections ! D’ailleurs, contre la mauvaise foi, rien ne sert[113] ! »

D’aussi faibles démentis n’étaient point faits pour arrêter ces enragés. Chaque semaine, pendant toute cette crise de 1898, la Maison de la Bonne Presse vomit plus de 2 millions et demi de publications diverses, soit, au bout de l’année, « 130 millions de feuilles semées dans toute la France pour y porter la bonne nouvelle du Christ et mener le bon combat contre l’oppression sectaire[114] ». Et, chaque jour, des émissaires partaient dans toutes les directions[115], donnant le mot d’ordre, excitant les courages, secouant leurs torches par toute la France. Une circulaire invita les curés à devenir, dans chaque paroisse, les correspondants de la Croix[116]. Il eût été décent ou prudent de laisser les religieuses en dehors de la bagarre ; une autre circulaire demanda aux supérieures de toutes les communautés l’obole des nonnes pour la « guerre sainte[117] ». À cette date (avril-mai 1898), il n’y a pas en France de machine politique comparable à cette étrange société de « moines d’affaires ». La grande initiative contre-révolutionnaire vient d’eux ; cette conjuration à l’état permanent prend figure de gouvernement ; les séculiers, surtout les évêques, ne les aiment pas, mais, terrorisés par les Croix, tremblant d’être accusés de tiédeur et de passer pour suspects, ils suivent ou se taisent. Ils ont fait main basse à la fois sur la religion et, par l’Affaire, qui fait le fonds de leurs prédications et de leurs polémiques, sur le patriotisme. Les 96 cercles militaires catholiques, — l’Œuvre de Notre-Dame-des-Armées, qui disposait d’un budget d’un million et demi de francs[118], — se mirent avec eux.

Spectacle étonnant, mais nullement nouveau : déjà, les moines de la Ligue s’étaient présentés comme « les défenseurs irréprochables des franchises nationales[119] ».

Le mot de « nationalistes » entra, vers cette époque, dans le vocabulaire politique pour désigner les acteurs de cette vieille pièce, remise sur l’affiche. Le mot est de Georges Thiébaud. L’an d’avant, il avait exposé à un journaliste juif un programme d’action commune « contre le péril protestant qui se lie au danger allemand ; nous appellerions cela les idées nationalistes[120] ».

Mot très habile, qui sonnait bien, commode pour cacher ce qu’on était vraiment. Nombre de cléricaux prirent aussitôt ce pseudonyme, et, surtout, les patriotes de profession, les césariens, les anciens boulangistes, les bonapartistes mécontents de l’attitude réservée de leur silencieux prétendant. L’autre prétendant, le duc d’Orléans, eût voulu que ses amis marchassent au combat avec son drapeau ; à chaque occasion, il s’était manifesté, discourant, écrivant des lettres publiques, protestant que l’armée, menacée dans son honneur, et le pays, déchiré par les partis révolutionnaires et par les cosmopolites, n’avaient d’autre salut que la monarchie. Un jeune écrivain, d’un talent robuste, dialecticien effronté, plein d’idées et de sève, Charles Maurras, découvrira plus tard que « la monarchie, c’est le nationalisme intégral[121] ». Mais, alors, il n’avait pas encore fait cette trouvaille. La Révolution n’a pas créé le patriotisme ; elle l’a « dissocié » seulement de l’idée monarchiste[122]. L’essentiel était de l’y associer à nouveau. On obtint du duc d’Orléans qu’il donnât licence à ses partisans de s’affubler de l’équivoque cocarde partout où les électeurs se seraient cabrés devant un programme monarchique. Une fois dans la place, on avisera. Il recommença ainsi, avec ce boulangisme anonyme, la même opération où son père s’était perdu à la suite de l’homme qui avait chassé le duc d’Aumale de l’armée.

Drumont et Rochefort se firent nationalistes ; Déroulède aussi. Il avait, de nouveau, renoncé aux lettres.

Les candidats républicains eurent la pudeur du mot, d’origine suspecte et devenu tout de suite réactionnaire. Mais, d’autant plus, ils firent leur la chose elle-même, déclamant contre les prétendus ennemis de l’armée et affirmant l’excellence d’un verdict qu’ils savaient, pour le moins, illégal. Ainsi ils enlèveront au nationalisme son venin et, d’abord, ils assureront leur élection.

Être élu, c’était là, surtout, le fond de leur conscience.

Ces démocrates auraient voulu, de propos délibéré, démoraliser la démocratie, qu’ils n’auraient pas agi autrement.

On allègue qu’après avoir commis déjà tant d’erreurs, les uns par manque de critique, les autres par défaut de courage, ils ne pouvaient pas tout à coup se révéler intrépides et perspicaces, perdre, à la dernière heure, le bénéfice de l’attitude qu’ils avaient prise. Ils avaient trompé le peuple ou avaient été trompés avec lui ; il était trop tard ou trop tôt pour le détromper[123]. Ces deux poussées, l’une cléricale, l’autre césarienne, parallèles et si rapprochées qu’elles se confondaient, étaient alors trop fortes pour qu’on pût leur laisser le monopole du patriotisme adjectival. Républicains et réactionnaires étant tous d’accord contre Dreyfus, l’équilibre est rétabli ; sur ce niveau partout abaissé, la lutte va s’engager entre les partis comme si Dreyfus n’avait jamais existé. Il n’y aura de conflit aigu qu’entre les vieux programmes d’idées ou d’intérêts. La République, à cette reculade, va perdre de son lustre, mais elle n’y périra pas. Dans cet obscurcissement des intelligences, ou dans cet avilissement des caractères, dans cette extrême misère morale, persévérer dans l’injuste erreur ne fut donc pas la pire des politiques. Elle fut commandée par la logique des choses. Il était lamentable d’avoir conduit les républicains dans cette impasse. Une fois dans ce défilé, à ce point précis, on ne pouvait pas reculer. Mettre maintenant en doute la chose jugée, c’eût été abandonner la République au hasard, la livrer à l’ennemi. On prêta ce mot à un député socialiste : « Les partis ont le droit d’être lâches. »

Un autre raisonnement n’eût pas été seulement moins cru, mais la sagesse même : « Les électeurs ne sont pas des juges ; le suffrage universel n’est pas un tribunal ; il ne lui appartient pas de se prononcer pour Dreyfus ni contre lui. » Il en résultait que d’avoir réclamé la Revision n’était pas une cause d’indignité.

Il eût fallu le dire, le crier. Personne ne l’osa. Quiconque, même désintéressé de la lutte, aurait tenu ce langage, fût devenu suspect. Waldeck-Rousseau, en recommandant de voter pour les amis du ministère, fit entendre quelques sévères avis, puis s’arrêta[124].

Brisson signala le péril clérical avec beaucoup de force, les appels quotidiens au coup d’État et à la dictature, l’audacieuse tentative de reformer la Ligue en plein Paris, « quartier par quartier[125] », les moines déchaînés, francs-tireurs et bachi-bouzouks de la Foi ; et il répudia à nouveau l’antisémitisme, mais sans pénétrer plus avant, jusqu’à la cause, à la fournaise même du volcan. Dans les réunions, quand on le pressait, il se bornait à répondre : « Affaire Zola, affaire judiciaire ; affaire Dreyfus, affaire judiciaire. Laissez-les dans ce domaine. Nous n’avons que faire d’en empoisonner la politique[126]. »

Bourgeois, Cavaignac, qui devenait très populaire jouant au Robespierre du patriotisme, entreprirent des tournées oratoires. Bourgeois émit cette singulière théorie que, si l’armée doit être subordonnée au pouvoir civil, « celui-ci doit lui assurer qu’en aucun cas elle ne sera l’objet de critiques[127] ».

Ils avaient promis tous deux d’aller soutenir à Saint-Jean-d’Angely un candidat républicain (Réveillaud) ; ayant appris qu’il s’était montré favorable, dans un journal, à la Revision, ils rebroussèrent chemin[128].

Clemenceau observa que les plus « avancés », les « porteurs de principes », furent hantés, plus que les autres candidats républicains, « par la crainte de se laisser distancer par les Césariens et les Jésuites[129] ». (L’excuse, qu’ils allégueront plus tard, c’est que tant d’événements ne les avaient point éclairés ; et c’est vrai de beaucoup, esprits bornés, obtus, et pauvres cœurs.) « Ils auraient pu, puisqu’ils sont les chefs, rallier les esprits autour de l’idée d’une justice légale : ils ont préféré se mettre en queue de leurs troupes dévoyées[130]. » La plupart (Pelletan, Goblet, Sarrien, Mesureur) ne firent aucune allusion à l’Affaire dans leurs professions de foi, réservèrent pour les réunions publiques les paroles vibrantes qu’emporte le vent. D’autres crurent nécessaire de se lier par écrit. Déroulède, dans un manifeste aux municipalités de France, les avait invitées « à exiger des candidats qu’ils s’opposeraient à toute revision du procès de Dreyfus, directe ou indirecte[131] » ; les « défenseurs du traître », il les faut exclure « du service de la République ». Aussitôt, un jeune avocat juif, Klotz, déclara : « Patriote avant tout, j’ai flétri, dès la première heure, la campagne odieuse dirigée contre l’armée de la République et je prends l’engagement de voter contre la revision du procès Dreyfus[132].

Un antisémite notoire, Georges Berry, eut plus de honte. Il s’était écrié : « Que Dreyfus soit innocent ou coupable, je ne veux pas de la Revision[133] ! » Mais il démentit le propos.

L’idée abstraite de la chose publique est fort étrangère aux démocraties. Tout le gros du parti républicain, oublieux des vieilles traditions libérales, s’enfonça dans une épaisse vulgarité. L’énorme masse rurale, surtout, dominée par la conception la plus matérialiste de l’intérêt, n’eût pas souffert qu’on lui parlât de justice. Un innocent condamné, cela regarde les tribunaux. Pour les paysans, la Revision, c’était la guerre.

Ces parades patriotiques n’avaient point de contre-partie. Bien avant l’ouverture de la période électorale, ce fut l’évidence que toute résistance, sauf pour l’honneur, serait l’impossible. Un ancien collaborateur de Casimir Perier, l’un des hommes d’avenir du parti modéré, Maurice Lebon, ne voulant ni capituler avec sa conscience ni être battu après une lutte pénible contre ses anciens électeurs, renonça à demander le renouvellement de son mandat. Il écrivit « qu’un grand parti comme le parti républicain ne peut impunément laisser violer les principes supérieurs du droit et de la justice ; il perd ainsi toute raison d’être[134] ».

Quelques autres résolurent d’affronter la lutte. Ils pensaient qu’être battu pour ses idées, c’est encore les servir ; ce qui est grave, irrémédiable, c’est de ne pas se battre pour elles.

Dès février, beaucoup de républicains de Carmaux, qui avaient autrefois appuyé Jaurès, s’étaient prononcés violemment contre lui[135], criaient à la félonie et s’autorisaient des députés socialistes qui avaient flétri les promoteurs de la Revision. Jaurès ne désavoua rien, se fit honneur de son intervention à la Chambre et aux assises ; sa profession fut muette sur l’affaire elle-même, mais il y mit tous les mots séditieux : « Nos ancêtres de la Révolution ont sauvé la patrie en exigeant de tous les chefs l’obéissance aux lois républicaines ; c’est nous aussi qui ferons la France forte et grande en la pénétrant de l’esprit de justice. »

J’étais, depuis huit ans, député des Basses-Alpes. Les conseillers généraux et conseillers d’arrondissement de Digne m’invitèrent à retirer ma candidature ; je m’y refusai :

La loi a été violée contre un homme que je n’ai jamais vu, qui m’est aussi étranger qu’à vous-même ; le fait aujourd’hui n’est plus contestable. Si une pareille méconnaissance de la loi n’est pas réparée, qui vous assure qu’elle ne sera pas renouvelée demain contre un autre ? Quand l’arbitraire et l’illégalité ont pénétré une fois dans le domaine de la justice, qui donc pourrait se flatter qu’il ne sera pas atteint, lui aussi, à son tour, selon le flot mouvant des passions et des haines, dans sa sécurité, dans ses biens ou dans son honneur ?

C’est servir la cause de tous, et, surtout, des plus humbles, que de dénoncer l’illégalité. Notre protestation a été une première sauvegarde contre le retour possible à de pareilles pratiques. J’ai protesté l’un des premiers : quoi qu’il advienne, je ne le regretterai jamais. Si c’était à recommencer, je recommencerais. Je serais indigne, si j’avais agi autrement, d’avoir été le collaborateur et l’ami de Gambetta. Vous ne sauriez croire avec quelle sérénité d’âme on subit les injures et les calomnies, quand on est pénétré, comme je le suis, de la bonté et de la noblesse de sa cause, et alors même qu’on n’aurait pas la certitude que, dans un pays qui s’appelle la France, dans le pays de Voltaire et de la Révolution, la victoire finale ne serait pas acquise aux défenseurs du droit.

On trouverait difficilement, dans l’histoire de ce siècle, une crise morale plus affligeante que celle que nous traversons aujourd’hui ; j’en souffre plus douloureusement que qui que ce soit ; cependant, j’en souffrirais bien plus si je m’étais réfugié dans une commode abstention.

Je sais tout le prix qu’il convient d’attacher, dans une libre démocratie, au mandat de représentant du peuple. Je sais aussi, hélas ! que quelques-uns y attachent un trop grand prix, puisqu’ils sacrifient à leur réélection leur conscience, dont ils étouffent le cri, et le souci supérieur des intérêts de la justice.

Il est possible, comme on me l’a fait dire, que je perde mon siège dans cette bataille ; il est certain que je garderai la satisfaction d’avoir fait mon devoir : c’est quelque chose.

Au surplus, si tous ceux qui partagent notre conviction ne s’étaient pas tus, s’ils avaient agi comme ils le devaient faire, ils auraient évité à la France les angoisses et les humiliations de ces tristes jours.

Ma profession de foi répéta les mêmes avertissements :

J’oppose aux contrefaçons de la République, la République des droits de l’homme et du citoyen…

Celui qui cède aux entraînements de l’opinion, celui qui dissimule, par peur ou dans un vil intérêt personnel, ses convictions, celui-là est indigne du titre de représentant du peuple.

Savoir qu’une illégalité, qu’une erreur judiciaire a été commise — et se taire, c’est s’en rendre complice.

Est-ce manquer de patriotisme que de vouloir que la France bonne et généreuse, fidèle à sa glorieuse mission, à sa raison d’être historique, reste à l’avant-garde de l’humanité en marche ?

Est-ce outrager la justice que de croire qu’un tribunal peut, de la meilleure foi du monde, se tromper et sur le fait et sur le droit, de dénoncer une erreur, de chercher à la réparer ?

Est-ce outrager l’armée que de la vouloir pure de toute souillure, que de s’affliger si l’on voit maintenir dans ses rangs le vrai auteur du crime pour lequel un innocent a été frappé ?

L’honneur de l’armée, c’est nous qui le défendons.

La plupart de ces anciens amis qui me retiraient leur confiance, étaient de braves gens, sans grande instruction, trompés par la presse et qui me croyaient devenu fou ; quelques-uns étaient des intrigants ; l’un d’eux, au moins, qui était sénateur, était aussi persuadé que moi-même de l’innocence de Dreyfus. C’était le fils de ce vieux docteur Prosper Allemand, qui avait représenté les Basses-Alpes à l’Assemblée nationale, l’un de ces médecins de campagne d’autrefois, que Balzac a décrits et à qui n’a manqué qu’un plus vaste théâtre pour se placer au premier rang des célébrités de la science, retiré depuis vingt ans dans son village d’où il ne bougeait pas, sans ambition que de faire du bien autour de lui, républicain et voltairien, ennemi impénitent des prêtres, mais vivant bien avec son curé, avec beaucoup d’esprit naturel, une grande connaissance des hommes qu’il devait à une longue pratique des paysans, et, sous cette apparente résignation des vieillards qui se sentent très proches de la fin, le cœur le plus chaud et l’intelligence toujours en éveil. Du premier jour, en 1894, il avait soupçonné l’erreur judiciaire ; l’initiative de Scheurer, qu’il avait connu à Versailles, le remplit de joie. Il n’avait plus que ce fils qui venait de se déclarer contre moi ; il rompit avec lui et rédigea un manifeste en ma faveur[136].

Si je ne l’avais retenu, il m’aurait accompagné dans toutes mes tournées, où presque toutes les portes se fermaient devant moi, pendant que la canaille des villages me poursuivait de ses huées et, sans les gendarmes, m’aurait fait, plus d’une fois, un mauvais parti. Il me fut impossible de parler dans une seule réunion ; dès que je paraissais sur l’estrade, un concert de vociférations éclatait, les poings se crispaient, il fallait lever la séance. Je réunis à peine un millier de voix[137].

J’étais, avec Zola, le plus insulté des défenseurs de Dreyfus ; mais quiconque se fût prononcé pour la Revision, toute autre circonscription lui eût fait la même conduite.

Comme les radicaux se montraient aussi nationalistes dans leurs discours que les nationalistes, et comme les modérés cachaient à peine leur envie de rétrograder, l’offensive avait changé de camp. Le parti républicain, pour avoir abdiqué quelques-uns de ses principes essentiels et reçu son mot d’ordre de ses ennemis dans une telle affaire, parut, et fut en effet, paralysé. On connaît l’histoire de cet homme qui vendit son ombre au diable. Les républicains, de même, avaient vendu leur ombre, — peu de chose, rien que la poésie, l’Idéal de la République.

Marché de dupe, et pour tous. Les socialistes ont voulu ménager Drumont ; les antisémites les cernent de toutes parts, débauchent leurs troupes. Les radicaux se sont flattés d’apaiser la démocratie césarienne ; elle grandit à leurs dépens. Les modérés ont entrepris de concilier les conservateurs ; maintenant, « le minimum de concessions réelles et tangibles » que réclament les cléricaux, c’est le silence sur « les lois intangibles, c’est-à-dire sectaires » ; le comité Justice-Égalité donne pour consigne d’« exclure impitoyablement tout candidat qui fera des déclarations en faveur de ces lois ». Au scrutin de ballottage, il demandera des garanties effectives, l’engagement écrit[138], et, partout où il les obtiendra, fera voter pour les « mélinistes[139] ».

L’action du ministère se fit peu sentir. Méline eut voulu appuyer les conservateurs ; Barthou s’y refusa.

Le résultat fut, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, un temps d’arrêt[140]. Les statistiques officielles accusèrent un gain insignifiant de quatre sièges ; les républicains, dans presque toutes les circonscriptions, n’avaient pas encore été serrés d’aussi près. Toutes les fractions du parti perdirent quelques-uns de leurs chefs : les socialistes, Jaurès[141], Guesde, Gérault-Richard ; les radicaux, Goblet ; les modérés, Develle[142], Darlan. Par contre, les nationalistes et antisémites firent passer leurs principaux meneurs, Millevoye. Déroulède, Cassagnac, Drumont, élu triomphalement à Alger[143].

Le ministre des colonies, André Lebon, fut battu. Il y avait à Parthenay une centaine de revisionnistes ; ils votèrent pour un royaliste, le marquis de Maussabré, plutôt que de mettre dans l’urne le nom de l’homme qui avait torturé Dreyfus.

  1. Francis Charmes, dans la Revue des deux Mondes (1er février, 1er mars 1898, etc.). — De même, dans le Journal des Débats : « L’agitation, imprudente hier, serait coupable demain. » (26 février.)
  2. Procès Zola, I, 235, La Batut.
  3. La Batut avait dit, à tort, que c’était Du Paty ; il convint de son erreur. (Procès Zola, I, 251.)
  4. Je pense à cette phrase de Thiers : « Le catholicisme n’empêche de penser que ceux qui ne sont pas faits pour penser. »
  5. Brunetière, Après le procès, 68, 76, 82, 83, etc. « Comment prouve-t-on qu’un Traité de Microbiologie, qui n’est peut-être qu’une compilation, destinée d’ici vingt-cinq ans à se vendre au poids du papier, exige plus d’intelligence qu’il n’en faut pour juger ses semblables ou pour commander des armées ?… Ne dites pas à ce biologiste que les affaires humaines ne se traitent pas par ses « méthodes » scientifiques : il se rirait de vous ! N’opposez pas à ce paléographe le jugement de trois conseils de guerre : il sait ce que c’est que la justice des hommes ! Et, en effet, n’est-il pas directeur de l’École des Chartes ? Et celui-ci, qui est le premier homme du monde pour scander les vers de Plaute, comment voudriez-vous qu’il inclinât sa « logique » devant la parole d’un général d’armée ? » (Revue des Deux Mondes du 15 mars 1898.)
  6. « Quand l’intellectualisme et l’individualisme en arrivent à ce degré d’infatuation d’eux-mêmes, c’est qu’ils sont ou qu’ils deviennent tout simplement l’anarchie. » (Après le Procès, 85.)
  7. Siècle du 28 mars 1898.
  8. Auteur de La Vérité sur la Campagne de 1870.
  9. Innocent ou Coupable, par Justin Vanex.
  10. Croix du 23 février 1898.
  11. Art. 1er de la loi du 22 mai 1791 : rapport de Le Chapelier.
  12. Pierre, Traité de Droit politique, 181. — Le droit général de pétition est inscrit dans le bill anglais de 1669 qui le place au premier rang des privilèges de la nation, dans les lois constitutionnelles de la Belgique, de la Prusse, de l’Autriche, de l’Espagne, etc.
  13. Cinq Années, 295. — Dreyfus, dans son livre, donne le texte de sa pétition du 28 février 1898. Cette violation de la loi ne fut connue qu’en 1899. Méline, sommé par les journaux de s’expliquer, garda le silence : de même Lebon. Quand l’incident fut connu, peu avant le procès de Rennes, Méline allégua que les pétitions étaient arrivées à Paris en avril, pendant les vacances parlementaires, et qu’il avait été renversé le 14 juin, deux semaines après la réunion de la nouvelle Chambre ; dès lors le temps lui avait manqué pour déposer les pétitions. (République française du 24 juillet 1899.) En fait, le Conseil des ministres fut saisi en avril de la pétition et décida que les lettres ne seraient pas transmises (Dossier des colonies, lettre de Méline à Lebon). L’existence des pétitions ne paraît pas avoir été connue du ministère Brisson.
  14. Siècle, du 20 mars 1898.
  15. D’Haussonville, dans le Temps du 22 mars.
  16. Temps du 24 mars. — Quelques femmes apitoyées adressèrent un appel à l’opinion ; elles recueillirent quatre à cinq cents signatures.
  17. 21 mars 1898.
  18. 27 mars 1898. — Chambre des députés, 24 mai 1899, discours de Rouanet.
  19. Même discours.
  20. Figaro du 6 avril 1898, lettre d’Alger.
  21. Jules Soury, Campagne nationaliste, 92. — La conférence Molé-Tocqueville, pépinière, depuis cinquante ans, de la politique, invita le Gouvernement « à prendre les mesures nécessaires pour arrêter l’envahissement périlleux de la race juive ». — À Brest, quarante commis-voyageurs envoyèrent une adresse au général de Boisdeffre ; ils y réclamaient « unanimement » l’expulsion des juifs, « de tous ceux qui ruinent et avilissent le pays ». — Une assemblée agricole de l’Est adopta le programme suivant : « Nous ne voterons que pour les candidats qui s’engageront à proposer, soutenir et voter une loi interdisant aux juifs l’électorat et les fonctions civiles et militaires. » (Croix du 11 mars 1898.)
  22. À Rouen, Lyon, Saint-Étienne, Nantes, etc. Les négociants juifs intentèrent des procès aux auteurs de ces publications et obtinrent des condamnations.
  23. Discours de Rouanet : « Voilà la barbarie qui s’est établie là-bas ! »
  24. Compte rendu du conseil municipal de Constantine, dans le Républicain, sous ce titre : « À propos de l’invasion de nos écoles par la vermine juive. » La proposition fut faite par un conseiller du nom de Grasset, appuyée par le maire, l’adjoint, un professeur de philosophie et le député Morinaud. — Au lycée d’Alger, le fils du Gouverneur général, Lépine, fut mis en quarantaine par ses camarades, injurié et frappé dans la rue, parce que son père avait pris une attitude résolue contre les émeutiers antijuifs. (Figaro du 8 avril 1898.)
  25. Dépêche du 18, Libre Parole du 19 février.
  26. C’est ce que dit Tolstoï dans une conversation avec un rédacteur du Central News : « L’antisémitisme et le chauvinisme sont plus qu’affreux ; ce sont des passions sauvages, indignes de la nation française. » (10 mars 1898.) De même Zakrewski : « Cette affaire a montré quels bas instincts de bêtes fauves recèle la foule ignare dans ce pays qui devrait marcher à la tête de la civilisation. »
  27. Lettre de Björnson, du 23 avril, à Zola.
  28. Paul Bourget, dans la Minerva du 1er août 1902.
  29. Ibid. — Ailleurs : « Cette funeste nuit, dans laquelle il commençait à voir la plus honteuse des démissions. » (l’Étape, 79.)
  30. De Mun. Discours de réception à l’Académie française : « Qu’importent les restrictions libérales et les anathèmes contre les institutions du moyen âge ? Ainsi, par une irrésistible évolution, les idées anciennes reparaissent avec des besoins nouveaux, et ce n’est pas la moindre surprise de notre temps que ce retour aux conceptions sociales du treizième siècle. » (10 mars 1898.)
  31. De Mun, Discours politiques et parlementaires, I, 11 : « Notre drapeau se déployait fièrement : c’était la croix et sa glorieuse devise : In hoc signo vinces. Notre but était clairement indiqué : c’était une contre-Révolution faite au nom du Syllabus. »
  32. L’État mis à la place de Dieu et l’ordre légal substitué à l’ordre divin, voilà l’état social que la Révolution nous a fait. » (De Mun, Discours, I, 94.)
  33. « Ils avaient peu de livres (lui-même et l’un de ses compagnons de captivité) ; mais Dieu leur avait donné celui qui leur convenait. » (Discours, I, 5.) — Le livre était la brochure d’Émile Keller sur l’Encyclique et les principes de 1789. — « Leurs yeux s’ouvrirent et leur foi fut fixée. Un vénérable religieux d’Aix-la-Chapelle, où ils étaient internés, le R. P. Eck, de la Compagnie de Jésus, dirigeait leurs études et, consolant leur patriotisme par l’espoir des révolutions prochaines, préparait leurs âmes aux luttes du lendemain. » (Ibid., I, 6.)
  34. Discours à l’Académie.
  35. Discours prononcé à la clôture de l’Assemblée générale des membres de l’Œuvre des cercles catholiques, le 22 mai 1875, sous la présidence du cardinal Guibert, archevêque de Paris (I, 91, 92). — Ailleurs : « Voici tous les honnêtes gens d’accord pour condamner la Révolution. » (I, 50.)
  36. « Le génie de la Révolution, après avoir, pendant des siècles, tourmenté le monde de sa haine contre Dieu, s’est enfin incarné dans une dernière forme, et, celle-là, Joseph de Maistre a dit qu’elle était satanique ; sous cette forme, il s’est depuis quatre-vingts ans emparé de la France. » (I, 93.)
  37. Réponse au comte de Mun.
  38. « Telle a été, en effet, Monsieur, la devise de votre vie. »
  39. Séance du 25 mars 1898.
  40. Vogüé, en parlant des maîtres d’Hanotaux, de ceux qui s’étaient intéressés à ses débuts, passa sous silence Gabriel Monod qui l’avait successivement fait nommer boursier de l’École des Hautes Études, professeur à cette école, attaché aux archives diplomatiques, qui lui avait mis le pied à l’étrier. Hanotaux ne lui en avait rien dit.
  41. Discours prononcé à Besançon, dans la salle de la maison des Carmes, sous la présidence de l’archevêque, février 1898.
  42. Les réveils du Passé, dans le Matin du 21 avril 1895. Cet article est reproduit dans le volume intitulé : Démagogues et Socialistes, 196.
  43. 20 et 25 février 1898. — Les promoteurs de la Ligue furent principalement des « intellectuels », selon la formule du jour Duclaux, Grimaux, Paul Meyer, Viollet, G. Monod, Raoul Allier, Paul Desjardins, Giry, Ary Renan, Frédéric Passy, Havet, Molinier, Maurice Bouchor, Séailles, Émile Bourgeois, Lucien Herr, Georges Hervé, Héricourt, Richet, Paul Reclus, Psichari, Porto-Riche, Georges Lyon, Stapfer, Réville, Salomon et Théodore Reinach ; quatre sénateurs : Trarieux, Ranc, Ratier, Clamageran : quelques journalistes : Vaughan, Francis de Pressensé, Morhardt, Thadée Natanson, Georges Moreau ; quelques industriels, Arthur et Henri Fontaine. — La réunion qui eut lieu chez Scheurer comprit seulement Trarieux, Yves Guyot et moi.
  44. Préambule. (Séance du 20 août 1789.)
  45. Sainte-Beuve, Port-Royal, V, 593 ; Renan, Essais de morale et de critique, 15.
  46. Courrier du Pas-de-Calais du 29 avril 1898.
  47. Chambre criminelle, audience du 2 avril 1898. (Le compte rendu du procès en cassation a été publié à l’Appendice du tome II du Procès Zola.)
  48. Procès Zola, II, 438 à 451.
  49. Chambareaud repousse le moyen relatif au refus de poser des questions à Mme Dreyfus et à Casimir Perier sur la bonne foi de Zola ; l’arrêt de la Cour, en l’espèce, est l’application pure et simple de l’arrêt réglementaire (II, 462). C’est également l’avis de Manau (II, 488). — Sur le moyen relatif à la violation des art. 319 et 335 du code d’instruction criminelle. « en ce que la Cour d’assises, après avoir laissé déposer un témoin (Pellieux), sur des faits dont elle-même interdit la preuve, et après avoir fait appeler un autre témoin (Boisdeffre) pour confirmer la déposition sur le même fait, a, par arrêt du 18 février, refusé la parole à la défense pour discuter la déposition de ces témoins contradictoirement avec eux », Chambareaud s’en remet à l’appréciation de la Chambre criminelle, sans se prononcer (462). Au contraire, Manau repousse nettement le moyen, en invoquant l’arrêt réglementaire. Sans doute Boisdeffre l’a enfreint : mais Demange, lui aussi, avait fait une déclaration abusive (491). — Sur l’audition de deux témoins (Mme de Boulancy et Mlle de Comminges) par commission rogatoire, « sans prestation préalable du serment exigé par l’art. 317 », Chambareaud est hésitant (467) ; Manau rejette par cet argument : « Sous l’empire de la compétence correctionnelle, les délits de presse étaient poursuivis sur la déclaration des témoins ne prêtant que le serment réduit ; pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui devant le jury ? » (499.) — Sur le refus de l’apport des procédures Dreyfus et Esterhazy, Mornard soutenait que la cour avait empiété sur le pouvoir discrétionnaire du président. Chambareaud rappelle que la défense elle-même a eu le tort de s’adresser à la Cour (463) ; Manau dit également que le moyen manque en fait et en droit (493). — Sur le refus d’interroger les experts qui auraient invoqué à tort le secret professionnel. Chambareaud (464) et Manau (493) répondent que les experts pouvaient l’invoquer et que, d’ailleurs, au procès Esterhazy, ils avaient déposé à huis clos.
  50. Procès Zola, II, 459. Chambareaud. — De même Manau : « L’arrêt est manifestement interlocutoire : il devait donc être attaqué dans le délai imparti par l’article 373, c’est-à-dire dans les trois jours. » (484.)
  51. Procès Zola, II. 478, Manau : « Si cela était vrai, il n’est pas douteux que la décision serait frappée d’une nullité radicale. »
  52. Exode, chap. XXIII, verset 11.
  53. Procès Zola, II, 475, 480, 506, 508.
  54. Récit de Clemenceau dans l’Aurore du 2 avril 1898. — D’après Mazeau, Billot se serait borné à lui dire : « Que pensez-vous de ce qui va se passer à la Cour de cassation ? » Sur quoi, le premier Président : « Rien, rien. Vous savez que je ne veux pas en parler. » (Déclaration de Mazeau à un rédacteur des Droits de l’Homme.) Clemenceau maintint sa version,
  55. Procès Zola, II, 509.
  56. Alphonse Humbert, dans l’Éclair du 3 avril.
  57. C’est ce que Michelet observe de Marat. (Révolution, II, 127.)
  58. Dans les conversations, on prononçait son nom à l’allemande : Manaùh. — Cassagnac rivalisa de violence avec Drumont : « L’infamie est accomplie dans toute son abomination… L’armée est éclaboussée… L’immonde crachat de Zola, des juifs et des sans-patrie… » — Mêmes fureurs chez Rochefort, Millevoye, Judet, qui fréquentait assidûment chez Hanotaux, Pollonais, qui venait d’être décoré par Barthou.
  59. Chambre des Députés, séance du 2 avril 1898, interpellation de Marcel Habert et Albert Chiche « sur les suites que le Gouvernement compte donner à l’arrêt rendu par la Cour de cassation ».
  60. « La Chambre ne peut attendre autre chose du Gouvernement que la promesse d’examiner en toute impartialité le langage d’un magistrat qui est libre dans ses réquisitions et qui occupe depuis longtemps son siège avec honneur. »
  61. L’ordre du jour pur et simple fut voté par 309 voix contre 167.
  62. Lissagaray. — Il tint le propos à Ranc.
  63. Coppée, dans le Journal du 6 avril 1898. — Millevoye, Drumont. Cassagnac, Judet tenaient le même langage.
  64. Siècle du 22 avril.
  65. Le capitaine Begouën fut puni de la réprimande du ministre et renvoyé de L’État-Major général au 6e corps, à Châlons (3 mars 1898).
  66. Matin, Gaulois, Éclair, Écho de Paris, etc.
  67. 8 avril 1898. — Le conseil émit, en outre, le vœu que le ministre de la Guerre demandât au grand chancelier de la Légion d’honneur la radiation de Zola. Un peu plus tard, cinq membres du conseil décidèrent de se porter partie civile aux débats.
  68. Gaulois du 11 avril 1898, Écho. Journal des Débats, etc.
  69. Jour du 12.
  70. Soir du 14.
  71. Voir p. 199.
  72. Cette lettre fut rédigée par Yves Guyot et Francis de Pressensé sur des notes de Zola. Ils s’étaient réunis chez moi avec Trarieux.
  73. 4 et 8 avril 1898.
  74. La Gazette de Cologne, la Gazette de Francfort, le Times, l’Indépendance belge, etc., confirmèrent les révélations du « diplomate de Berne ». — Panizzardi, harcelé par les reporters, quitta Paris pour Berne où il était également accrédité. Il refusa soit de confirmer, soit de démentir le récit de Casella (dépêche du 16 avril au Siècle) : il allégua aux amis qui le pressaient que son devoir était de se taire tant que Schwarzkoppen n’aurait pas rompu le silence. La presse italienne annonça qu’il serait remplacé à brève échéance.
  75. Agence nationale du 14 avril. — « Le général de Pellieux me dit de n’attacher aucune importance à la déposition de Casella. » (Dép. à Londres, 5 mars 1900.)
  76. Je tiens du comte de Munster que le Gouvernement russe, mais postérieurement à la première convention militaire de 1893, avait chargé Mohrenheim, l’ambassadeur, et le général Frédéricksz, attaché militaire, de vérifier certains renseignements. Frédéricksz s’adressa au deuxième bureau où, comme on l’a vu, les attachés militaires étaient reçus chaque semaine par Davignon et Sancy. (Voir t. Ier, 298.) Ceux-ci l’édifièrent, sans soupçonner ou sans faire semblant de soupçonner l’objet de ses questions. C’était Mohrenheim lui-même qui avait raconté l’anecdote à Munster.
  77. D’après une version qui a eu cours dans les cercles diplomatiques, le général Anenkoff, le constructeur du Transsibérien, aurait été l’intermédiaire entre Henry, qu’il connaissait certainement, et l’État-Major russe. Il se suicida le 21 janvier 1899, à la veille du procès qui m’était intenté par la veuve d’Henry. Le Journal de Genève, le Lokal-Anzeiger de Berlin ont formellement mis Anenkoff en cause (29 et 30 juillet 1899.) Le ministre de la Guerre, Vannowsky, et le chef de l’État-Major général, Obrutcheff, furent remerciés en janvier 1898, à l’époque du procès Esterhazy ; dès le 8 décembre 1897, le Temps avait annoncé le départ de l’ambassadeur Mohrenheim, qui fut remplacé par le prince Ourousoff, et, le 11, la retraite imminente de Vannowsky, qui fut remplacé le 15 janvier suivant, par Kouropatkine. — Ces coïncidences sont curieuses ; cependant, le renvoi de Mohrenheim doit être exclusivement attribué, comme le suicide d’Anenkoff, à des motifs d’ordre privé. — Le général Frédéricksz a formellement démenti qu’il eût été mêlé, d’une façon quelconque, à l’Affaire. (Note Havas du 6 août 1899. Voir t. V, 222, note 2.) Pour Dreyfus, il ne l’avait connu, indirectement, qu’à l’occasion de l’assassinat de Mme Dida par Vladimiroff. (Voir t. Ier, 287.)
  78. La première de ces versions parut dans le Daily Mail du 12 janvier 1898, sous ce titre : « La Russie et Dreyfus, De notre correspondant particulier, Cologne, 11 janvier » : la seconde dans la Saint-James Gazette, du 16 mars, sous la forme d’une lettre de Saint-Pétersbourg. L’Aurore du 18 en publia la traduction.
  79. Écho de Paris, Libre Parole, Intransigeant, Patrie, Jour des 13, 14, 15 avril 1898, etc.
  80. Écho du 25 avril 1898 : « Le colonel de Schwarzkoppen est très à son aise pour donner sa parole de gentilhomme et d’officier qu’il ne connut jamais le traître Dreyfus. En effet, l’intermédiaire était un autre attaché qui signait de noms d’emprunt… etc. »
  81. Renseignements inédits. — Depuis la condamnation de Zola, les journaux étrangers avaient encore haussé leur ton. Il fut question d’interdire l’entrée en France de l’Indépendance belge, du Journal de Genève. L’Écho de Paris somma Barthou de le faire (27 janvier 1898). Il s’y refusa.
  82. Hamburger Nachrichten, du 25 février 1898 : « Les félicitations que les Allemands envoient à Zola dénotent un manque de tact, de jugement et de patriotisme. Nous nous rendons ridicules aux yeux des Français. Nous ne savons pas d’ailleurs à quels mobiles Zola a obéi. De plus, dans les cercles qui, sans aucun doute, comptent parmi les mieux informés de l’Europe, nous avons entendu exprimer des opinions d’où il résulte qu’on y croit bien plutôt à la culpabilité de Dreyfus qu’à son innocence. Laissons donc les Français mijoter dans leur propre jus, en traitant Émile Zola et Dreyfus comme des héros nationaux ou comme les représentants de l’idéalisme. » — « Un diplomate » s’appuyait encore, cinq ans plus tard, sur l’opinion de Bismarck. (Gaulois du 8 février 1903.)
  83. Cass., I, 558, Boisdeffre : 569, Gonse ; Rennes, I, 528, 530 ; II, 173, Boisdeffre ; I, 536 ; II, 157, Gonse. — De même Roget (Cass., I, 628) et Gendron (Rennes. II. 172).
  84. Aurore du 17 avril 1898 : Siècle du 21.
  85. 30 mars 1898. — Le débat fut soulevé par Chiché, député de Bordeaux. Les conclusions de la commission d’enquête furent votées à l’unanimité de 515 votants, l’affichage d’un discours de Viviani par 311 voix contre 174. Le vote rendu, Milliard, garde des Sceaux, exposa l’opinion de trois hauts magistrats à qui il avait soumis l’examen du rôle de Quesnay de Beaurepaire et qui avaient trouvé des plus excusables l’erreur juridique qu’on lui reprochait. L’ancien procureur général fut alors traduit, à sa demande, devant la Cour de cassation, qui rendit le 27 avril un arrêt en sa faveur.
  86. 12 mars 1898, interpellation sur la politique du Gouvernement, discours de Dron, député du Nord. — Méline soutint que la Droite lui avait souvent donné ses voix, mais sans rien demander en échange.
  87. Discours de Dron.
  88. « Bourgeois : Mon cher collègue, monsieur de Mahy, vous savez fort bien que je partage votre sentiment sur l’affaire dont vous parlez et que je n’ai jamais hésité à l’exprimer. — De Mahy : Je vous rends hommage à cet égard… — Bourgeois : Il s’agit de quelque chose de bien plus haut. » (Même séance.)
  89. « Je fais appel aux conservateurs de bon sens. Veulent-ils au lieu d’entrer dans la République qui leur est ouverte… » (Profession de foi aux électeurs du Tarn, septembre 1889.)
  90. Séance du 7 avril 1898.
  91. Le P. Maumus, Les catholiques et les libertés politiques.
  92. « Il y a certainement un terrain sur lequel il n’est jamais besoin de faire un semblable appel : c’est le terrain patriotique, le terrain national, et M. le Président du Conseil sait bien que, sur ce point, il ne peut y avoir ni divergence ni désaccord entre nous. » (Séance du 12 mars 1898.)
  93. Procès des Assomptionnistes janvier 1900, compte rendu sténographique : pièce 8, extrait des constitutions des Augustins. — Ces constitutions restèrent à l’état de projet : elles ne furent jamais approuvées par le Saint-Siège (31, 32).
  94. En 1883.
  95. Le Pèlerin (71.000 exemplaires), la Vie des Saints (165.000) le Cosmos (3.000), les Bonnes lectures (20.000), la Croix du dimanche (250.000), la Croix du marin, plus de trente publications périodiques en dehors des Croix locales (Rapport du P. Picard).
  96. La Croix (brochure publiée par la Congrégation), 26 et 59. — Procès, 35, perquisition à Lille, scellé 1, pièce 3.
  97. Lettre du P. Dalegon : Rapport de Laya, secrétaire du P. Adéodat, etc. — » Les femmes françaises, soucieuses de conserver à leur patrie la religion, qui fait sa grandeur et sa force. En premier lieu, se présente leur dévouement à l’œuvre électorale… Elles aideront à démasquer les francs-maçons et les juifs, évitant d’encourager leur commerce au détriment des commerçants catholiques… Elles useront de leur influence dans les salons. » (Statuts du Comité Jeanne d’Arc.) — De même l’Association de Notre Dame du Salut, la Ligue de l’Ave Maria, etc. — Procès, 66, 67, exposé du procureur de la République Bulot.
  98. Procès, 7.
  99. Rapport Laya (Procès, 51).
  100. La Croix (brochure), 26.
  101. Procès. 83. — La Croix, 35 et suiv.
  102. Rapport Laya.
  103. Procès, 42, 43.
  104. Lettre du P. Ignace au vicomte de Roussy, pièce saisie à Bordeaux (Procès, 11).
  105. Coutumier des Assomptionnistes (Procès, 34).
  106. Rapport du P. Picard, supérieur général, à l’ouverture du chapitre général tenu à Livry le 29 août 1892.
  107. Procès, 8, 44, 45, 98, etc. ; — Ils étaient propriétaires de l’immeuble de la Bonne Presse, de deux hôtels sis au Cours-la-Reine, achetés au prix de 1.276.000 francs, etc. Une seule mission coûta 974.903 francs, le pèlerinage de Jérusalem 3.300.000, ceux de Lourdes 2.500.000. Le rapport du P. Picard, pour 1892, accuse une dépense totale de 8.600.000 francs (p. 7). Le 11 novembre 1899, le commissaire de police Péchard, qui perquisitionna au couvent de la rue François-Ier (à l’imprimerie de la Croix), trouva 1.800.000 francs dans le coffre-fort du P. Hippolyte. (Procès, 132 et suiv.) Le procès-verbal de constat est signé du commissaire et de « M. Hippolyte Saugrain ».
  108. Rapport Laya.
  109. Procès, 31 (Déclaration du P. Picard). La Croix, 147, etc.
  110. « Le Comité continuera à propager l’œuvre des bonnes élections, tant désirée par Léon XIII. » (Rapport Laya) — Procès, 73 et suiv.
  111. Rapport du P. Picard pour 1898 (Procès, 99).
  112. Lettre de l’ambassadeur de la République (25 juin 1897) au ministre des Affaires étrangères. Méline en donna lecture à la Chambre, le 21 janvier 1898, au cours de la discussion du budget des cultes.
  113. Même lettre.
  114. La Croix (brochure), 32.
  115. Procès. 62, 63, etc. — Lettre du P. Adéodat (perquisition de Bordeaux, scellé n° 2, pièce 6). — Sous un autre scellé, on trouve une liste de ces émissaires, le père Lazare à Dreux, le père Aloys à Lille, le père Roger à Gaillac, etc.
  116. La circulaire parut dans la Croix et fut portée à la Chambre par Dron dans son interpellation (12 mars 1898).
  117. Circulaire de l’abbé Garnier.
  118. Chambre des députés, 12 mars, discours de Dron.
  119. Michelet, Histoire de France, X, 195.
  120. Lettre du 25 mars 1897 à Maurice Schwob, directeur du Phare de la Loire, à Nantes. Schwob repoussa les propositions de Thiébaud, dont il publia la lettre (Aurore du 4 février 1898).
  121. Dans une série d’articles de la Gazette de France, janvier-mars 1899.
  122. Vandal, Avènement de Bonaparte, I, 62.
  123. À la veille des élections, 26 conseils généraux sur 87 émirent des vœux contre la Revision, les insulteurs de l’armée et de la justice militaire, etc. (fin avril 1898).
  124. Discours du 22 mars 1898 à l’inauguration du cercle républicain, du 21 avril au restaurant Vianey.
  125. 15 avril 1898, Comité républicain du Xe arrondissement.
  126. Conférences politiques, 21 : « Dans les réunions privées comme dans les réunions publiques, je me suis toujours exprimé ainsi… »
  127. Lyon, 3 avril 1898.
  128. Libre Parole, Intransigeant, Éclair, Aurore des 27, 28 et 30 mars.
  129. Aurore du 14 mai.
  130. Aurore du 30 mars 1898.
  131. 8 avril.
  132. Profession de foi de L.-L. Klotz aux électeurs de Montdidier. — Une déclaration analogue fut placardée dans le Gard, au nom d’un autre candidat juif, Fernand Crémieux ; mais il la désavoua, déclara qu’elle avait été posée à son insu par des amis trop zélés ; l’un d’eux en convint. (Aurore au 31 mai.)
  133. Figaro du 2 mai.
  134. Lettre du 6 mars 1898.
  135. Le 19 février, le Comité d’action républicaine, dans une affiche, lui envoya « l’expression unanime de son profond mépris. Vive l’armée ! Vive la République ! À bas les traîtres ! »
  136. Un écrivain anglais, Georges Barlowe, appelle cette lettre « un poteau indicateur sur la route de l’honneur. » (The Dreyfus Case, 189.)
  137. Exactement 1213. J’avais été élu, en 1889, par 5.845 voix et réélu, en 1893, par 7.160.
  138. Circulaire du Comité Justice-Égalité. — Procès, 59, 60, scellés de Moulins, etc. ; Œuvre électorale, bulletin du Comité du 12 mai 1898.
  139. Lettre du P. Adéodat : « Manœuvres pour faire passer les mélinistes. » (Procès, 108.)
  140. Les élections eurent lieu les 8 et 22 mai 1898.
  141. Sollicité de se présenter à Paris, au scrutin de ballottage, Jaurès déclina les offres de ses amis : il allégua sa santé et son désir de se vouer, hors du Parlement, à l’éducation et à l’organisation du parti socialiste : « Jamais le parti socialiste n’a eu un plus grand besoin de tout son idéal. La France est comme attardée aujourd’hui en une crise d’équivoque et d’impuissance. »
  142. Develle avait laissé paraître sous son nom un appel où on lisait : « J’ai toujours réprouvé la campagne antipatriotique des soutiens du traître Dreyfus… Je donnerai l’appui le plus énergique aux mesures qui auront pour but d’assurer le respect de la chose jugée. » Il n’était pas l’auteur de cette affiche, mais il ne la désavoua pas, bien que convaincu déjà de l’erreur judiciaire. Il n’en fut pas moins battu par un antisémite, Ferrette.
  143. Les officiers et les musiques militaires prirent part à des manifestations antijuives.