Histoire de l’épopée du moyen-âge/03


ORIGINE
DE
L’ÉPOPÉE CHEVALERESQUE
DU MOYEN ÂGE.
SIXIÈME LEÇON.iIie article.[1]

ROMANS PROVENÇAUX.



Les deux premières divisions de mon sujet ont été consacrées à donner une idée générale de l’épopée chevaleresque du xiie et xiiie siècles, tant de celle qui roule dans le cycle carlovingien, que de celle comprise dans le cycle de la Table ronde. J’ai tâché, dans ces essais, d’indiquer soit les caractères propres et particuliers de chacun de ces deux grands systèmes d’épopée, soit leurs caractères communs. Je me suis soigneusement abstenu de toute prévention, de toute conjecture, de toute hypothèse tendant à attribuer aux Provençaux la moindre influence sur la création ou la culture de ces deux grandes branches de l’épopée du moyen-âge ; je n’ai rien dit dans la vue de contester l’opinion jusqu’à présent accréditée, suivant laquelle les fictions chevaleresques des deux cycles seraient d’invention française ou normande, et dans l’un, comme dans l’autre cas, auraient été primitivement rédigées en français. J’ai voulu uniquement noter les particularités caractéristiques des fictions dont il s’agit, abstraction faite de leur origine, sauf à chercher plus tard si, de l’idée générale que j’en aurais d’abord donnée, ne résulteraient pas quelques lumières pour découvrir cette origine supposée inconnue, et pour constater la part qu’y pourraient avoir les Provençaux.

Le moment est venu, pour moi, de procéder à cette recherche, mais je crois bien faire de rappeler et d’examiner auparavant l’opinion généralement accréditée à ce sujet. En avoir démontré l’étrange fausseté, ce sera déjà avoir fait un pas vers la preuve de l’opinion contraire.

On ne s’est pas contenté de nier ou de méconnaître l’intervention des Provençaux dans la culture de l’épopée chevaleresque : on a avancé quelque chose de beaucoup plus absolu ; on a soutenu qu’ils n’avaient jamais eu d’autre poésie que leur poésie lyrique, qu’ils n’avaient jamais cultivé les genres épiques ; ce qui impliquerait, de leur part, une sorte d’aversion ou d’incapacité pour ces genres.

Ceux qui ont avancé les premiers une pareille assertion, ne se sont probablement pas aperçus de tout ce qu’elle avait d’invraisemblable : ils n’ont pas eu l’air de soupçonner qu’ils affirmaient un fait qui, s’il était vrai, serait des plus extraordinaires, et même unique en son genre. Ce serait, en effet, un phénomène inoui que celui de populations douées de facultés poétiques incontestables, et ayant une poésie à elles, qui n’eussent pas songé à faire entrer dans cette poésie ce qui en était le thème le plus naturel, le plus simple et le plus fécond, je veux dire le récit, sous une forme quelconque, des événemens locaux. Et l’omission serait ici d’autant plus singulière, que les événemens sur lesquels elle aurait porté étaient de leur nature très-poétiques, très-propres à faire impression sur l’imagination vive et mobile des peuples au milieu desquels ils se passaient. Chez tout peuple fait pour avoir une poésie, c’est toujours par des tentatives pour perpétuer le souvenir des événemens nationaux qu’elle commence. La poésie lyrique supposant toujours un certain développement de la réflexion, une certaine capacité de démêler et de rendre les diverses nuances, les divers degrés d’un même sentiment, vient et se perfectionne d’ordinaire plus tard que l’épopée. Encore une fois, si les Provençaux avaient fait exception à ce fait naturel, cette exception serait un phénomène à expliquer : on aurait eu tort de n’en être pas frappé, d’autant mieux que la surprise aurait probablement été bonne à quelque chose ; elle aurait mené à examiner de plus près une hypothèse contraire à la marche ordinaire de l’esprit humain, et l’examen en aurait bientôt fait reconnaître la fausseté. On se serait bientôt assuré que les anciens Provençaux, même en les supposant étrangers à l’invention et à la culture de l’épopée chevaleresque proprement dite, n’en eurent pas moins beaucoup d’autres productions du genre épique, et que leur littérature ne s’écarta jamais, à cet égard, de la loi générale de toutes les littératures.

Il y a une grande légèreté à supposer, comme on le fait d’ordinaire, du moins implicitement, que ce fut seulement aux xiie et xiiie siècles, et seulement dans le nord de la France, que les incidens de la longue lutte des chrétiens et des Arabes d’Espagne, sur la frontière des Pyrénées, devinrent des sujets de poésie populaire. Les populations du midi avaient été infiniment plus intéressées que celles du nord aux chances de cette lutte ; elles y avaient pris une beaucoup plus grande part ; et il est évident que si elle dut être quelque part, dans la Gaule, un thème de poésie, ce dut être d’abord dans la Gaule méridionale. Voilà ce que diraient le raisonnement et la vraisemblance, s’il n’y avait des faits pour le dire encore plus haut.

Deux monumens très-curieux prouvent, de la manière la plus incontestable, que déjà plusieurs siècles antérieurement à toutes les épopées du cycle de Charlemagne aujourd’hui existantes, il y avait, chez les peuples de langue provençale, des fictions romanesques qui roulaient sur les guerres et les relations habituelles de ces peuples avec les Arabes d’Espagne, ou les Sarrasins, comme ils disaient.

Le premier de ces monumens est une espèce de légende, composée dans la première moitié du ixe siècle, sur la fondation de la fameuse abbaye de Conques, dans le Rouergue. Cette légende est une fiction très-originale et très-poétique, fondée en entier sur l’hypothèse d’une guerre prolongée entre les Arabes et les montagnards du Rouergue, guerre qui n’eut jamais lieu que dans l’imagination du romancier légendiste.

Le second monument n’est pas aussi ancien que le précédent, on ne peut pas lui assigner une date plus reculée que 1010 ; mais, à cette date, il est encore de près d’un siècle antérieur aux troubadours. Du reste, le texte de ce monument est perdu : on n’en a plus aujourd’hui qu’un extrait, mais cet extrait, si incomplet et si désordonné qu’il soit, n’en est pas moins curieux au-delà de toute expression.

Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de l’histoire toute romanesque d’un chevalier toulousain, histoire dans laquelle les principaux incidens de l’Odyssée d’Homère sont entrelacés et coordonnés avec des fictions romanesques originales dans lesquelles il est expressément fait allusion à des faits de l’histoire des Arabes d’Espagne, dont la date et les personnages sont connus. Tout ce que l’on sait de cette fiction résultant de données si disparates entre elles, autorise à supposer qu’elle était assez développée, très-populaire, et que l’intérêt en reposait, en grande partie, sur la curiosité et l’admiration qu’inspiraient alors aux populations du midi les Arabes d’Espagne, dont la culture et la grandeur n’étaient point encore déchues.

Il est un troisième et dernier document poétique qui, sans avoir l’importance des précédens, mérite néanmoins d’être rappelé ici. C’est une légende en vers provençaux sur sainte Foy d’Agen, vierge et martyre, particulièrement vénérée autrefois dans tout le midi de la Gaule, et sujet de beaucoup de narrations pieuses. Celle dont je veux parler fut, à ce qu’il paraît, composée dans la seconde moitié du xie siècle, et, dans ce cas, elle est antérieure à la période des troubadours. On n’en a plus aujourd’hui que les vingt premiers vers, cités par le président Fauchet dans son ouvrage sur les Origines de la langue et de la poésie françaises. Si court qu’il soit, ce fragment ne laisse pas d’être d’un certain intérêt pour l’histoire littéraire du midi de la France. Il ne constate pas seulement qu’il y avait, au xie siècle, des légendes provençales de forme épique ou narrative ; il nous apprend quelque chose de plus particulier : il nous apprend qu’il existait dès lors une classe de jongleurs ambulans qui chantaient ces légendes de ville en ville dans les contrées de langue provençale, et même, à ce qu’il paraît, au-delà des Pyrénées, en Aragon et en Catalogne.

Ces faits auxquels je pourrais, au besoin, en ajouter plus d’un autre, ne laissent, ce me semble, aucun doute sur la conclusion très-générale que j’en veux tirer. Ils prouvent que, bien avant le xiie siècle, où commence la période des troubadours, il y eut, dans la littérature populaire du midi, diverses compositions de forme épique, diverses fictions romanesques, les unes fondées sur des traditions gallo-romaines, les autres tirées de légendes de saints, plusieurs ayant rapport aux guerres et aux affaires des chrétiens avec les Arabes d’outre les Pyrénées.

Assez peu importe ici la question du mérite poétique de ces compositions : on peut toutefois observer que celles dont nous pouvons juger, supposent, dans leurs auteurs et dans les populations parmi lesquelles elles circulaient, un sentiment épique assez développé. Maintenant, pour ramener ces faits divers à la question particulière qui nous occupe, ces populations provençales qui, aux ixe, xe et xie siècles, avaient des légendes pieuses, des fables héroïques entées sur des traditions nationales, des fictions romanesques dans lesquelles les Arabes jouaient un grand rôle, ces populations perdirent-elles tout à coup, au xiie siècle, le goût et la capacité épiques dont elles avaient fait preuve auparavant ? Cessèrent-elles brusquement d’avoir besoin de fables, de fictions, de traditions historiques poétisées ? Ou bien les poètes de l’époque, les troubadours, bien que d’ailleurs beaucoup plus cultivés que leurs devanciers, n’avaient-ils plus la faculté de satisfaire ce besoin ?

Ces questions ne sont pas sans intérêt, et il n’est pas difficile d’y répondre.

Il est vrai que les idées et les mœurs chevaleresques, qui, dès le xiie siècle, commencèrent à régner dans le midi de la France, furent l’occasion d’une grande révolution dans la poésie. — L’amour étant devenu le principe absolu de toute moralité, de tout mérite, et le culte des dames, le but idéal de tout homme qui visait à la renommée, la poésie, organe de ces sentimens nouveaux, de cet enthousiasme de galanterie devenu l’ame de la haute société, prit de là de nouvelles tendances et un nouveau caractère. L’expression délicate, ingénieuse, harmonieuse, élégante, de l’amour devint le but le plus élevé de cette poésie, qui, se repliant, pour ainsi dire, du monde extérieur, sur le cœur humain, y chercha et y émut des points qui n’avaient pas encore été touchés. Les genres lyriques prirent dès-lors, dans le sentiment et le goût des classes cultivées, une prépondérance décidée sur les genres épiques. — Toutefois, ceux-ci ne furent point abandonnés, et l’époque des troubadours n’eut pas seulement ses compositions narratives, ses fictions romanesques, ses fables héroïques, ses pieuses légendes, comme les époques précédentes ; elle les eut avec quelques-uns des raffinemens et des perfectionnemens qui s’étaient d’abord introduits dans les genres lyriques.

Le mouvement de la première croisade fut beaucoup plus général et plus profond encore dans le midi de la France que nulle autre part ; et le génie épique eût-il jusque-là sommeillé dans ce pays, il s’y serait éveillé au bruit d’un pareil événement, d’un événement qui ébranlait si fort toutes les imaginations.

Il y eut, en effet, en provençal, diverses tentatives poétiques pour célébrer cet événement, pour en perpétuer la mémoire ; et l’histoire a gardé le souvenir de quelques-unes de ces tentatives.

Je ne m’arrêterai point au poème dans lequel les historiens du temps nous apprennent que Guillaume viii, comte de Poitiers, le plus ancien des troubadours connus, de retour de sa désastreuse expédition de 1101, en tourna les malheurs en ridicule. Il n’est pas sûr que cette pièce de vers fût de forme narrative et d’une certaine étendue. Ce n’était peut-être qu’une saillie toute lyrique, d’humeur cynique et bouffonne, dans le goût de quelques autres pièces qui nous restent de lui.

Mais il y eut, en provençal, un récit poétique des événemens de la première croisade, infiniment plus regrettable que la pièce de Guillaume de Poitiers, lyrique ou narrative : ce fut celui de Bechada.

La plupart des historiens de la poésie française ont parlé d’un Bechada de Tours en Touraine, auquel ils attribuent un poème en langue française sur la première croisade, et qu’ils signalent en conséquence comme le plus ancien poète français mentionné par l’histoire.

Il y a dans ce témoignage des méprises grossières désormais assez généralement reconnues. Le Bechada dont il s’agit était, non pas de la ville de Tours en Touraine, mais de la bourgade des Tours en Limousin. Il se nommait Grégoire des Tours, Bechada n’étant qu’un surnom, ou sobriquet de famille. Le prieur de Vigeois, qui parle de lui dans son intéressante chronique, et qui avait pu le voir, ou du moins en entendre parler par des hommes qui l’avaient vu, nous en apprend tout ce que nous en savons.

Il le donne pour un chevalier de beaucoup de talent naturel, et qui avait même quelque teinture des lettres latines. Il ne dit point expressément que Grégoire ait été à la première croisade ; mais l’ensemble de ses paroles semble impliquer ce fait particulier. Quoi qu’il en soit, frappé des grands événemens de cette expédition, Grégoire voulut en célébrer la mémoire dans un récit populaire, en vers et dans sa langue maternelle. Jaloux de donner à son travail toute la perfection possible, il y mit douze ans entiers ; et l’on ne saurait douter que l’ouvrage ne fût très-considérable, puisque le chroniqueur qui en parle, le qualifie d’énorme volume.

On ne sait pas si le récit de Bechada était purement et strictement historique, ou entremêlé de fables et de particularités merveilleuses. Cette dernière hypothèse est la plus probable.

Ce grand travail de Grégoire de Bechada des Tours embrassait l’ensemble des événemens de la première croisade ; mais d’autres poètes, doués d’un sentiment plus juste de la nature et de la destination de l’épopée et des chants épiques, traitèrent isolément les incidens les plus mémorables de la sainte expédition. Ainsi, par exemple, le siége d’Antioche, si remarquable par les héroïques efforts qu’il coûta aux croisés, fut chanté au moins une fois et très-probablement plus d’une fois, par des romanciers inconnus voisins de l’événement.

Un de ces chants, sans doute un des plus anciens, est implicitement désigné par un poète subséquent, et sous le titre de chronique d’Antioche, comme l’un des modèles des romans épiques en tirades monorimes. — C’était de cette chronique, ou de quelqu’autre composition du même genre, que l’on avait tiré l’aventure fausse ou vraie, mais célèbre au moyen âge, de Golfier de Tours et de son lion. Ce Golfier, à peine connu des historiens, est fameux chez les romanciers provençaux. Il rencontra, dit-on, un jour un lion aux prises avec un énorme serpent enlacé autour de lui, et qui était sur le point de l’étouffer. Il tua le serpent, et le lion reconnaissant ne voulut plus le quitter, et lui tint plusieurs années fidèle compagnie. À la fin, Golfier s’étant embarqué dans un vaisseau où l’on ne voulut pas recevoir son lion, le pauvre animal se jeta à la nage dans la mer, pour suivre son libérateur et se noya. Les romanciers attribuent à ce même Golfier d’autres aventures et des exploits dont il n’est pas question dans l’histoire ; ils en font un des héros de la conquête d’Antioche : particularités qui semblent constater suffisamment le caractère plus ou moins romanesque des chants épiques où il s’agissait de lui, et du siége d’Antioche.

Ces récits, ces chants provençaux, relatifs à la première croisade, n’étaient pas une nouveauté dans la littérature provençale du xiie siècle. Ils n’y étaient que la continuation naturelle de ces autres chants, de ces autres récits plus anciens, destinés à rappeler aux populations méridionales de la France, leurs guerres, leurs démêlés avec les Sarrasins d’Espagne.

Le mouvement de la première croisade une fois ralenti, ces guerres et ces démêlés redevinrent, dans le midi, le principal mobile des vertus et de la bravoure chevaleresques. Les seigneurs du midi continuèrent à intervenir, comme ils y étaient accoutumés depuis long-temps, dans les expéditions des princes chrétiens de la Péninsule contre les Arabes ou les Maures ; et ces expéditions restèrent un des thèmes favoris de la poésie narrative, des chants épiques des Provençaux.

Ainsi, par exemple, Guillaume vi, seigneur de Montpellier, ayant marché en 1146, au secours d’Alphonse vii, roi de Castille, l’aida à prendre, sur les Arabes, la ville d’Almérie, et se distingua fort dans le long siége que soutint cette ville. Ses exploits en cette occasion furent célébrés dans un poème provençal, dont Gariel, le plus ancien historien municipal de la ville de Montpellier, qui avait eu ce poème sous les yeux, a seul parlé. Il en dit à peine quelques mots, mais assez toutefois pour indiquer que l’auteur de ce poème avait relevé le fond historique de son sujet de traits et d’incidens romanesques. Il s’était, à ce qu’il paraît, particulièrement évertué à décrire un combat singulier dans lequel le brave Guillaume, après de grandes prouesses, avait à la fin vaincu un guerrier maure, espèce de Goliath pour la force et la taille, et qui, insolent comme tous les géans sarrasins, ses ancêtres et ses pareils, avait grièvement insulté l’armée chrétienne par ses bravades. Nul doute que diverses autres expéditions chevaleresques des seigneurs provençaux contre les Maures, antérieures ou postérieures à celles de Guillaume vi, n’aient été, comme celle-ci, le sujet de divers poèmes également historiques pour le fond, mais également entremêlés de circonstances fabuleuses.

Tous ces faits, fussent-ils les seuls à citer, pour prouver que la littérature provençale du xiie siècle, celle des troubadours proprement dite, ne fut pas dépourvue de compositions narratives, le prouveraient assez : ils suffiraient pour démentir le phénomène supposé d’un peuple exclusivement adonné à la poésie lyrique, au milieu des circonstances les plus favorables, je dirais presque les plus urgentes, pour lui inspirer le goût de l’épopée. Mais il y a d’autres preuves et des preuves plus directes, plus irrécusables encore de ce que je veux dire. Je les trouve dans le témoignage des troubadours : leur poésie lyrique fourmille de citations, d’allusions, de réminiscences, qui supposent nécessairement, et par conséquent démontrent de la manière la plus expresse la coexistence d’une poésie épique riche et variée. Je n’ai point cherché à faire un relevé complet de ces allusions des troubadours à des productions narratives, à des romans épiques longs ou courts, tous signalés comme plus ou moins célèbres dans les pays de langue provençale, comme journellement récités ou lus dans les villes et les châteaux. J’ai pourtant tiré de celles de ces allusions que j’ai recueillies une liste fort nombreuse de compositions romanesques de divers genres, et les résultats de cette liste étant d’un véritable intérêt dans la question actuelle, je ne crains pas de m’y arrêter un instant.

Je dois d’abord prévenir que je ne comprendrai point, pour le moment, dans cette liste, les romans carlovingiens et de la Table ronde : je persiste à en supposer l’origine encore ignorée et en litige. Je n’y admettrai que des romans sur l’origine provençale desquels il ne peut y avoir de contestation raisonnable, puisqu’il n’en est question que dans des monumens provençaux, et chez des populations de cette langue. — Or, ainsi réduite, la liste que j’ai dressée des productions romanesques connues et citées par les troubadours est encore de plus de cent.

Il faut dire d’abord que, de ces cent romans, il y en a beaucoup qui ne sont désignés que de la manière la plus vague, par les simples noms des héros, ou de quelqu’un des personnages qui y figurent, personnages fantastiques, inconnus, dont le nom ne dit rien. Je ne m’arrête point à des indices si fugitifs ; il n’y a aucun parti à en tirer.

Mais, à côté de ces allusions insignifiantes comme trop sommaires, s’en trouvent d’autres intéressantes pour l’histoire de l’épopée provençale, et même, comme nous le verrons un peu plus tard, de l’épopée du moyen âge. Ces allusions désignent, en effet, les poèmes auxquels elles s’appliquent par des particularités caractéristiques, qui les distinguent nettement les uns des autres, qui en indiquent parfois l’idée principale, la situation dominante, celle autour de laquelle se groupent toutes les autres. Le même roman revient plus ou moins fréquemment dans ces allusions, ce qui fournit un indice de son plus ou moins de célébrité. Enfin, les pièces lyriques dans lesquelles se rencontrent les allusions dont il s’agit, appartenant, pour la plupart, à des troubadours dont l’époque est plus ou moins connue, on a les dates approximatives de ces allusions, et par là des dates auxquelles on peut être sûr qu’existaient déjà les romans désignés.

Maintenant, pour résumer en peu de mots les diverses conséquences de ces allusions, relativement à la question particulière qui nous occupe, voici ce que je n’hésite pas à affirmer :

1o Parmi ces cent romans provençaux dont l’existence est démontrée par les citations qu’en font les troubadours, il y en a au moins une dizaine indiqués comme plus populaires, plus célèbres que les autres, et que tout annonce avoir été composés dans la première moitié du xiie siècle. De ce nombre étaient l’histoire amoureuse de Landric et d’Aia, la belle d’Avignon ; celle de Seguin et de Valence, et celle encore d’un certain André de France, mort d’amour pour je ne sais quelle reine du pays, et fréquemment cité comme le plus parfait modèle des amans.

Outre ceux des cent romans cités qui roulaient ou semblaient rouler sur des sujets de pure invention, il y en avait d’autres ayant pour base des événemens tirés de l’histoire ou de la mythologie grecques, de l’histoire romaine, de la Bible. Quelques-uns peut-être se rattachaient à des traditions gauloises : tel, par exemple, semblerait avoir été celui dans lequel il était raconté, dit le troubadour qui le cite, comment les Rémois chassèrent Jules-César de leurs murs.

Plusieurs ont l’air de se rapporter à des événemens historiques qu’il est malaisé de déterminer. Il en est un, par exemple, auquel Gancelm Faydit, troubadour distingué, fait allusion, et même une allusion assez détaillée, et dont je ne sais point deviner le sujet. — L’empereur, dit-il, ayant vaincu et pris le roi allemand, le mit à traîner la charrette et le harnais ; et le captif, regardant tourner la roue, chantait sa misère, et pleurait le soir au manger.

Enfin, parmi tous ces romans perdus, il y en a quelques-uns dont le motif et l’argument piquent plus particulièrement la curiosité, et font davantage regretter la perte. Voici, par exemple, sept vers assez curieux de Perdigon, autre troubadour connu. Ces vers semblent faire allusion à quelque histoire romanesque de saint Nicolas de Barri, le patron des nautonniers.

« Nicolas de Barri, s’il eût vécu long-temps, serait devenu un savant homme. Il était resté long-temps sur mer, entre les poissons, et savait qu’il y mourrait une fois ou l’autre. Il ne voulait pas cependant revenir de ce côté, et s’il revint, il retourna bien vite mourir là-bas sur la mer, sur la grande mer dont il ne put plus sortir. »

Je n’insiste pas davantage sur les allusions signalées : j’y reviendrai, pour en examiner et en préciser les conséquences relativement à la question particulière que je me suis donnée à résoudre. Ce que j’en ai dit me paraît suffire pour démontrer d’une manière vague et générale qu’il y eut, aux xiie et xiiie siècles, dans la littérature des troubadours, des compositions romanesques, des romans épiques.

Mais peut-être y a-t-il ici une difficulté, une objection à prévenir : peut-être la perte de tant d’ouvrages, répandus sur une assez grande étendue de pays, et qui ne remontent pas à des temps très-reculés, paraîtra-t-elle un fait peu vraisemblable, et peut-être cette réflexion jettera-t-elle de l’incertitude ou de l’obscurité sur la valeur historique des allusions relatives à ces ouvrages. Il est facile de dissiper ce scrupule. D’abord, les romans de tout genre diversement mentionnés par les troubadours n’ont pas tous péri ; il s’en est conservé quelques-uns, assez pour garantir, si cela pouvait être nécessaire, la propriété et le sens historique des allusions qui s’y rapportent, et de toutes les allusions de même espèce.

Quant à ceux des romans en question qui sont véritablement perdus, il y a pour en expliquer la perte, autant de raisons que l’on en peut convenablement exiger. — Je me bornerai ici à en signaler rapidement quelques-unes.

La monstrueuse guerre des Albigeois, qui détruisit la civilisation du midi, porta aussi un coup mortel à sa littérature. La domination française s’étant établie dans le pays, les classes élevées s’y trouvèrent bientôt dans la nécessité d’adopter le français pour langue : le provençal, l’idiome des troubadours, idiome très-délicat, et du système grammatical le plus raffiné, cessa d’être cultivé, d’être une langue écrite ; il resta l’idiome des masses, dans la bouche desquelles il devait se corrompre et se dénaturer de plus en plus.

L’abandon du provençal par les hautes classes de la société était déjà une énorme chance de destruction pour les ouvrages écrits en cette langue, pour les romans comme pour les autres. Mais ce n’était pas la seule, ni même la plus grande. Sous les auspices de la domination française, l’autorité pontificale prit un grand pouvoir dans le midi : elle y trouva beaucoup à faire, et y fit beaucoup, surtout au détriment de la littérature.

Indépendamment de ce qu’il y avait, dans la poésie des troubadours, de nombreuses satires contre les papes, et une tendance générale fort hostile à la cour de Rome, il existait, en provençal, une multitude de livres de croyance hétérodoxe, relatifs à l’hérésie albigeoise ou à d’autres. On avait traduit en cette langue des portions de la Bible, tout le nouveau testament, et plusieurs des évangiles apocryphes, entr’autres celui de l’enfance de Jésus-Christ. — Tout cela, au jugement des papes, était pire encore que des satires. Ils essayèrent donc de se débarrasser de tous ces livres qui leur déplaisaient, et entreprirent contre la littérature déjà morte ou mourante à laquelle ils appartenaient, une sorte de guerre systématique, dont l’histoire de ces temps, si incomplète qu’elle soit, a gardé quelques vestiges.

On peut compter parmi les actes de cette guerre l’institution d’une université à Toulouse, vers le milieu du xiiie siècle. Dans la bulle de cette institution, le pape Honorius iv recommande emphatiquement aux étudians l’étude du latin, et l’abandon de l’idiome vulgaire, de cet idiome proscrit, dont la liberté, la satire et l’hérésie avaient fait leur organe. — À l’instigation des papes, diverses mesures furent prises par les autorités civiles, pour la destruction de tous les livres hérétiques en langue vulgaire, et parmi ces livres, on comprenait les traductions de la Bible et des Évangiles, et tout ce qui pouvait porter quelque atteinte à la considération de la cour romaine. On ne saurait évaluer ce qui se perdit de monumens de l’ancienne littérature provençale, par suite de cette persécution inquisitoriale ; mais on ne peut douter qu’il n’en périt un grand nombre. — Le temps, l’incurie, le vandalisme des guerres de religion au xvie siècle, ont comblé ces pertes ; et peut-être est-il plus étonnant d’avoir encore quelques ouvrages provençaux de tout genre, que d’en avoir tant perdu ; et il n’y a certainement rien à conclure de ces pertes contre le fait que je veux établir, en affirmant que l’épopée romanesque fut un des genres de poésie cultivés par les troubadours.

Et l’assertion ne doit pas être restreinte aux principaux de ces genres ; elle s’étend à tous, jusqu’aux plus petits, jusqu’à ceux qui ont toujours passé sans contestation pour français d’origine et de caractère, je veux dire jusqu’à ces petits contes si célèbres dans la vieille littérature française, sous le titre de fabliaux.

Les troubadours aussi firent des fabliaux, et je ne balance pas à croire qu’ils en donnèrent les modèles. — Il en reste encore quelques-uns d’entiers, et de quelques autres des fragmens qui font singulièrement regretter tout ce qui s’est perdu de l’ancienne littérature provençale en ce genre, comme dans tous les autres. — Parmi ceux de ces contes que je connais, il y en a un très-piquant de Vidal de Bezandun, troubadour qui vivait dans la seconde moitié du xiiie siècle. C’est l’histoire, peut-être vraie au fond, d’un seigneur catalan, d’humeur très-jalouse, et qui prend une femme, la plus belle, la plus aimable, la plus sage du monde. Cette femme est disposée d’abord à l’aimer plus qu’il ne mérite ; mais à la fin, piquée de se voir l’objet de soupçons injurieux, elle se venge en écoutant un des nombreux chevaliers qui lui font la cour, et se conduit si adroitement, qu’elle fait rouer son mari de coups par ses propres domestiques, dans un moment critique où celui-ci s’était flatté de la surprendre.

Un autre fabliau à tous égards plus intéressant encore que celui-là, mais dont on n’a qu’un fragment, est attribué à Pierre Vidal de Toulouse, l’un des troubadours célèbres de la seconde moitié du xiie siècle. C’est un récit allégorique, ou pour mieux dire, mythologique, dans lequel l’auteur a mis en scène, et décrit avec le plus grand détail les êtres fantastiques dans lesquels les troubadours avaient personnifié leurs idées d’amour et de galanterie. — Car, suivant un penchant naturel à l’humanité, ces poètes avaient traduit leurs doctrines en une sorte de mythologie qui en était l’expression symbolique.

Une notion plus détaillée de ces contes ou fragmens de contes serait ici hors de place, je ne voulais qu’en noter l’existence ; je me contenterai, pour me rapprocher de mon objet, d’ajouter que l’élégance singulière, la légèreté, la grâce et la facilité mélodieuse de ces petites compositions supposent nécessairement une longue culture du genre auquel elles se rapportent.

Je pourrais me dispenser de citer un fait général et abstrait, en preuve d’une opinion que je viens d’établir sur des faits spéciaux. Toutefois, ne sachant bien s’il peut y avoir des raisons superflues contre des erreurs accréditées et invétérées, je citerai aussi le fait dont je veux parler, d’autant mieux qu’il est par lui-même d’un certain intérêt pour l’histoire de la littérature provençale.

Les petits contes galans, folâtres ou sérieux, étaient si bien un des genres ordinaires de la poésie provençale des xiie et xiiie siècles, que les poètes qui les cultivaient formaient une classe à part, distinguée par un nom particulier des troubadours proprement dits. Dans son acception rigoureuse, ce mot de troubadour (trohaire en provençal) ne désignait que les poètes adonnés aux genres lyriques, et plus strictement ceux d’entre eux qui composaient des chants d’amour. Quant aux poètes adonnés à la composition de petites pièces de forme narrative, on leur donnait un nom équivalent à celui de nouvellistes. C’est ce qui résulte clairement d’une courte notice sur un poète provençal assez obscur, nommé Elias Fonsalada de Bergerac, en Périgord, qui fut, dit son vieux biographe, non pas un bon troubadour (trohaire), mais un (bon) faiseur de nouvelles (noellaire).

Après des preuves si diverses et si directes de la culture des genres de poésie narrative par les troubadours, j’éprouve une sorte d’embarras d’en avoir encore une à rapporter. Ce qui me rassure un peu, c’est qu’elle est frappante et n’est pas longue.

J’ai déjà parlé des jongleurs, ou chanteurs ambulans des compositions poétiques des troubadours. Tout ce qu’un troubadour pouvait faire, un jongleur devait le chanter ou réciter en public.

Ce que l’on sait de la variété des fonctions et des attributions du jongleur est donc une donnée certaine pour évaluer la diversité des compositions du troubadour. Or, il y a dans la poésie provençale diverses pièces et une multitude de passages isolés qui constatent que la récitation de romans et de maintes autres compositions du genre narratif était dans les attributions du jongleur, et faisait une partie essentielle de son art. De tous ces passages, je n’en citerai qu’un seul, qui a le double mérite d’être court et précis. Je le tire d’une pièce de ce même Vidal de Bezandun, dont j’ai parlé plus haut, et cette pièce est une espèce d’instruction ou de leçon en forme que Vidal est censé donner à un jongleur qui, en se présentant à lui, s’est annoncé dans les termes suivans :

« Je suis un homme adonné à la jonglerie du chant, et je sais dire et conter des romans, maintes nouvelles et d’autres contes bons et gracieux répandus en tous lieux, aussi bien que des vers et des chansons d’amour de Giraud de Borneilh et d’autres. »

Vous le voyez, s’il était vrai que les troubadours n’eussent été pour rien dans la création et la culture de l’épopée chevaleresque, ce ne serait du moins pas faute d’avoir connu, aimé et cultivé beaucoup d’autres genres de narration et de fiction poétiques.


SEPTIÈME LEÇON.

ROMANS PROVENÇAUX.



Je crois avoir prouvé maintenant qu’à dater du ixe siècle, époque à laquelle remontent les premiers essais de leur littérature, jusqu’à la période des troubadours inclusivement, les populations provençales eurent des compositions narratives, des romans épiques de divers genres. Il me faut maintenant aborder la question plus restreinte, plus spéciale, et par là même plus importante et plus scabreuse, dont celle déjà résolue n’était que le préliminaire : il me faut prouver ce que je n’ai fait encore qu’affirmer, que les Provençaux ont eu part à l’invention et à la culture des romans épiques du cycle carlovingien et du cycle breton.

Je suivrai, dans cette nouvelle discussion, le même ordre dans lequel j’ai déjà parlé des romans chevaleresques. J’examinerai l’influence provençale, d’abord sur ceux du cycle de Charlemagne, puis sur ceux du cycle breton ; et, dans l’un et l’autre, je suivrai les sous-divisions que j’y ai précédemment établies. Ainsi, dans le cycle des romans carlovingiens, je considérerai, en premier lieu, ceux qui ont rapport aux guerres des chrétiens de la Gaule contre les Sarrasins ou les musulmans d’Espagne ; en second lieu viendront ceux qui ont pour sujet des révoltes des chefs de province contre les descendans de Charlemagne, révoltes qui amenèrent la dislocation de la monarchie carlovingienne.

Les premiers étant de beaucoup les plus nombreux, les questions qui s’y rapportent sont, naturellement les plus difficiles et les plus compliquées. Pour chercher, autant qu’il est en moi, à les simplifier et à les préciser, je dois rappeler ici les divers points de la grande fable héroïque qu’ils forment par leur liaison, leur suite et leur ensemble.

Les fictions les plus célèbres des romanciers carlovingiens ont pour base quatre événemens, ou, pour mieux dire, quatre séries d’événemens capitaux :

1o L’enfance et la jeunesse de Charlemagne, dont les romanciers et les poètes populaires s’emparèrent comme d’un thème mystérieux, qui leur était abandonné par les chroniqueurs, lesquels n’en surent rien ou n’en voulurent rien dire ;

2o Des expéditions de tout point fabuleuses de Charlemagne devenu roi, expéditions ayant pour objet la conquête des reliques de la passion de Jésus-Christ, d’abord sur les musulmans de la Terre-Sainte, puis sur ceux de l’Espagne ;

3o L’expédition historique du même monarque contre ces derniers, expédition terminée par le désastre fameux de Roncevaux ;

4o Enfin, les guerres diverses à la suite desquelles les chrétiens de la Gaule conquirent sur les Sarrasins la Provence, la Septimanie, Narbonne et la Catalogne ; guerres toutes attribuées, par anachronisme, à Charlemagne et à Louis-le-Débonnaire.

Les romans dont les exploits des chrétiens dans ces dernières guerres ont fourni le sujet, ont été groupés ensemble, et forment, dans le cycle général des romans carlovingiens, un cycle particulier désigné par le nom de Guillaume-au-court-Nez. Tous les héros de ce cycle ne composent qu’une seule et même famille dont Aymeric de Narbonne est supposé le chef, et dont Guillaume est le plus glorieux descendant.

Tel est, en résumé, le cercle dans lequel roulent les principaux romans épiques carlovingiens encore aujourd’hui subsistans, et dans l’invention et la culture desquels il s’agit de constater l’intervention des Provençaux.

Il me faut, pour cela, revenir aux allusions fréquentes qu’ont faites les troubadours, dans leurs chants lyriques, aux compositions épiques qui formaient l’autre moitié de leur poésie. J’en ai déjà cité, et en grand nombre, qui constatent l’existence d’une foule de compositions narratives de toute dimension et de tout genre. Mais j’ai fait abstraction de beaucoup d’autres, et précisément de celles qui prouvent qu’il y eut, en provençal, des récits romanesques sur tous les mêmes points de cette même fable carlovingienne sur laquelle il existe encore des romans en vieux français.

Je trouve au moins quinze troubadours qui ont fait mention de romans provençaux sur les quatre séries d’événemens que j’ai distingués tout à l’heure, comme thème des romans carlovingiens ; et chacun de ces quinze troubadours ayant fait plusieurs fois allusion au même roman, ou une seule fois à plusieurs romans divers, il en résulte que la somme totale de ces allusions est d’environ cinquante, et je ne les ai point toutes recueillies ; je n’ai guère tenu compte que de celles que j’ai rencontrées un peu fortuitement, en cherchant autre chose.

De ces allusions, les unes, comme on doit s’y attendre, sont vagues et fugitives, et il n’y a pas grand parti à en tirer pour l’histoire. On doit seulement en conclure que les romans auxquels elles se rapportaient devaient être très-populaires et très-généralement connus, puisque les plus légers indices suffisaient pour les rappeler à l’imagination.

Mais plusieurs des allusions dont il s’agit sont, au contraire, assez précises et assez développées, pour constater que ceux des romans provençaux auxquels elles s’appliquaient, étaient, sinon pour les détails et les accessoires, au moins pour l’ensemble et le fond, tout-à-fait conformes à ceux que l’on a encore aujourd’hui sur les mêmes sujets.

Ainsi, par exemple, la fable singulière du séjour et des aventures de Charlemagne encore adolescent à la cour de l’émir des Arabes Andalousiens, est clairement indiquée dans le passage suivant d’une chronique en vers provençaux écrite vers 1220. C’est un éloge de Charlemagne. « Lequel, dit le chroniqueur, vainquit Aigolan, et enleva de la cour de Galafre, le courtois émir de la terre d’Espagne, Galiane, la fille du roi Bramant. » C’est là, en substance, l’histoire de la jeunesse de Charlemagne, développée dans d’autres romans encore aujourd’hui existans, et l’indice positif d’un roman provençal construit sur les mêmes données.

Je ne trouve, dans les poètes provençaux, qu’une ou deux allusions rapides à l’expédition supposée de Charlemagne, contre le géant Ferabras, pour reconquérir les reliques de la passion, que ce formidable géant sarrasin avait enlevées de Rome. Mais, sur ce point, nous avons mieux que des allusions ; nous avons le roman même, ou l’un des romans auxquels ces allusions se rapportent.

Quant aux passages des troubadours relatifs à la déroute de Roncevaux, à la mort de Roland et des onze autres paladins, ils sont nombreux, et tous plus ou moins expressifs. — Les uns, bien que fugitifs, ont quelque chose de solennel ou de passionné qui atteste tout à la fois et la renommée de l’événement, et la grande popularité des romans auxquels il avait donné lieu. D’autres, plus détaillés, retracent les principales circonstances du fait, et font voir par là que les romanciers provençaux avaient eu, pour matière de leurs récits, les mêmes fictions et les mêmes traditions que les romanciers français.

Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de citer quelques-uns de ces passages, tant des plus énergiques et des plus vifs, que des plus circonstanciés. On jugera mieux par-là de leur caractère et de leur portée.

« Chevaliers, souvenez-vous de Roland, qui fut vendu pour de viles pièces de monnoie, » s’écrie Gavaudan-le-Vieux, troubadour, auteur de quelques pièces remarquables.

Pierre Cardinal, le plus élégant et le plus ingénieux des troubadours satiriques, a rapproché la trahison de Ganelon et celle de Judas. — « Tous les deux, dit-il, trahirent en vendant : l’un vendit le Christ, l’autre les paladins. »

Giraud de Cabroiras, dans une pièce très-curieuse, qui est une instruction adressée à son jongleur, et dans laquelle il cite une multitude de romans, grands et petits, que tout jongleur devait être en état de réciter, pour être réputé habile, parle aussi d’un roman qu’il désigne par le titre des grands gestes, ou de la grande histoire de Charles, et dont il indique rapidement, en ces termes, les circonstances principales : « (Là est raconté) comment Charles, par sa valeur, entra de force en Espagne ; comment, à Roncevaux, les xii compagnons frappèrent force coups mortels, et périrent ensuite, injustement livrés par Ganelon le traître à l’émir (d’Espagne) et au bon roi Marsile. »

C’est là un résumé aussi fidèle qu’il peut l’être en si peu de lignes, du roman français de Roncevaux.

Il me reste à signaler les allusions faites par les troubadours aux compositions romanesques de leur littérature ayant pour sujet les exploits d’Aymeric de Narbonne et de Guillaume-au-court-Nez contre les Sarrasins d’Espagne.

Il n’y a rien de particulier à en dire : il en est de celles-là comme des précédentes. Elles sont assez nombreuses, assez variées, assez précises, pour démontrer les plus grands rapports entre les romans provençaux auxquels elles s’appliquaient, et les romans français que nous connaissons sur les mêmes personnages. Elles témoignent hautement qu’Aymeric de Narbonne, Arnaut de Berlande et surtout Guillaume-au-court-Nez furent pour tout le midi de la France des héros presqu’aussi populaires que Roland lui-même. Il y est question du siége d’Orange par les Sarrasins, de tout ce que le preux Guillaume eut à souffrir durant ce siége, du secours qu’il fut obligé d’aller demander à Louis-le-Débonnaire, et à la tête duquel il revint battre les infidèles ; en un mot, de tout ce qu’il y a de plus important et de plus longuement développé dans le roman français de Guillaume-au-court-Nez.

Personne, je le présume, ne se figurera que les romans auxquels les troubadours songeaient dans ces allusions, fussent des romans français, ou en tout autre langue que le provençal : l’hypothèse serait par trop aventurée. Les populations, les classes auxquelles s’adressaient les pièces de poésie qui contiennent ces allusions, n’avaient, aux époques dont il s’agit, aucune connaissance du français, ni le moindre motif de le savoir. Ce serait un fait inoui, inconcevable, que des allusions si fréquentes, si familières, se rapportassent à des compositions en une autre langue et d’une autre littérature que celles même auxquelles appartenaient les chants lyriques où elles se rencontrent, et où elles figurent comme un accessoire, comme un ornement convenu.

Les romans dont ces allusions supposent et prouvent l’existence, étaient indubitablement des romans en provençal, aussi bien que tant d’autres dont j’ai déjà parlé, qui ont donné lieu à des allusions de tout point semblables, et dont on ne peut douter qu’ils ne fussent bien provençaux, la littérature provençale étant la seule qui offre des vestiges de leur existence et de leur ancienne renommée.

Je n’insiste pas davantage sur la réfutation directe d’une hypothèse désespérée. Parmi les raisons et les faits qui vont suivre, il n’y en aura pas un seul qui ne soit une démonstration nouvelle de l’impossibilité d’une telle hypothèse.

Je reviens donc aux allusions citées des troubadours à des romans provençaux sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec les Sarrasins d’Espagne, pour essayer d’en préciser les résultats historiques.

Les romans provençaux dont il s’agit pouvaient différer, par les détails, par les accessoires, des romans français ou autres aujourd’hui existans sur les mêmes sujets. Mais, par tout ce qu’il y a de plus significatif dans les allusions citées, il est constaté que les romans correspondans des deux langues reposaient sur le même fond, sur les mêmes données traditionnelles, historiques ou fabuleuses ; que, dans les unes et dans les autres, les mêmes actions et le même caractère étaient attribués aux mêmes personnages ; en un mot, qu’il ne pouvait guère y avoir, entre les uns et les autres, que des variétés de rédaction.

Il y a donc ici une chose évidente : c’est que d’ouvrages appartenant à deux littératures différentes, et ayant de tels rapports entre eux, les uns devaient être les originaux, les modèles ; les autres des imitations, des traductions. Mais lesquels, des romans provençaux ou des français, étaient les originaux, lesquels étaient les copies ? Voilà la question importante.

Je suppose un moment qu’il n’y ait, pour résoudre cette question, que des raisons générales de vraisemblance, raisons qui, dans une question obscure et difficile, comme celle qui nous occupe, ne sont pas tout-à-fait sans importance, et voyons en faveur de qui, des Français ou des Provençaux, seraient ici ces raisons.

Les populations de langue provençale ayant toujours été plus directement intéressées que les Français aux guerres avec les Arabes, y ayant toujours joué un plus grand rôle, chez lequel de ces deux peuples était-il le plus naturel que les traditions relatives à ces guerres devinssent un thème de poésie ?

Les Provençaux eurent des compositions romanesques où les Arabes d’Espagne étaient mis en scène, ils célébrèrent la première expédition chrétienne contre les musulmans de Syrie, et tout cela, à des époques où l’on ne voit encore, chez les Français, rien qui puisse passer pour l’ombre ou le germe d’une littérature. — Cela étant, auxquels, des Français ou des Provençaux, y a-t-il plus de vraisemblance historique à attribuer l’invention de compositions romanesques sur la lutte des chrétiens de la Gaule avec les musulmans d’outre les Pyrénées ?

Enfin, pour abréger un peu, à l’époque à laquelle appartiennent les romans français du cycle carlovingien, les Français avaient pris des Provençaux tout le système de leur poésie lyrique ; ils en avaient tout adopté, les formes, le langage et les idées. Cela reconnu, lequel des deux partis est le plus historique, le plus rationnel, de supposer que celui de deux peuples qui avait devancé l’autre dans la carrière de la poésie, qui lui en avait donné les types lyriques, lui en donna de même les types épiques ; ou de croire que les Provençaux, originaux et maîtres dans un genre, furent, dans l’autre, copistes et imitateurs serviles ?

Les faits précédens excluent rigoureusement cette dernière hypothèse : nous avons trouvé chez les Provençaux diverses compositions romanesques antérieures aux romans du cycle carlovingien, et qu’il n’y a ni moyen, ni prétexte de prendre pour autre chose que pour un produit original, pour un développement spontané de la poésie provençale.

Il serait facile de donner plus de poids à ces raisons générales en les développant davantage ; mais j’aime mieux essayer d’en trouver de plus spéciales.

L’âge comparé des romans provençaux et français du cycle carlovingien, si on le connaissait avec une certaine précision, donnerait la solution de la question établie. Malheureusement on ne le sait ni des uns ni des autres. Il y a cependant des motifs réels de regarder les provençaux comme les plus anciens.

Parmi les divers troubadours qui y ont fait allusion, comme nous avons vu, les cinq plus anciens sont Bertrand de Born, Arnaud Daniel, Raymbaud de Vaqueiras, Aimeric de Pegulhan et Gavaudan-le-Vieux. Ces cinq troubadours moururent, les uns avant la fin du xiie siècle, les autres dans les dix ou quinze premières années du xiiie. Presque toutes les pièces que l’on a d’eux appartiennent au xiie siècle, et quelques-unes remontent, selon toute apparence, assez haut vers son milieu. Or, ces pièces renfermant les allusions citées, elles en marquent ainsi la date, sinon précise, du moins approximative. J’ai la conviction de les faire plutôt trop récentes que trop anciennes en les renfermant dans l’intervalle de 1190 à 1200.

Mais les romans auxquels se rapportaient ces allusions étaient nécessairement encore plus anciens. Il leur avait fallu un certain laps de temps pour acquérir la célébrité, en quelque sorte proverbiale, dont ces allusions étaient la suite et la preuve. Je supposerai ce laps de quinze à vingt ans, et c’est, ce me semble, le faire aussi court que possible. Il y avait donc au moins quelques-uns des romans provençaux du cycle carlovingien dont la composition devait remonter à 1170.

Or, il est extrêmement douteux qu’à cette époque il y eût déjà en français, je ne dis pas des compositions en vers, il y en avait indubitablement, mais des compositions poétiques, des chants d’amour et de bravoure chevaleresque, formant, par leurs rapports et dans leur ensemble, un système de poésie. Chrétien de Troies est le premier poète français dont on puisse rattacher les ouvrages à des dates approximatives. Or, rien n’autorise à en faire remonter aucun aussi haut que 1170. D’ailleurs, les fît-on tous remonter à cette dernière époque ou plus haut encore, ces ouvrages de Chrétien, loin de prouver l’initiative des Français dans le genre épique, prouveraient bien plutôt et beaucoup mieux celle des Provençaux. En effet, dans le roman épique comme dans les chants lyriques, il est certain, et il serait facile de prouver, que Chrétien a subi l’influence des troubadours, et n’a été, en plusieurs choses, que leur imitateur.

Les conjectures que l’on peut faire sur les époques respectives des romans provençaux et français du cycle carlovingien favorisent donc l’opinion de l’antériorité et de l’originalité des premiers. Mais il y a, dans la substance même et dans divers traits de ces romans, d’autres raisons et des raisons plus intimes et plus directes encore en faveur de leur origine provençale. J’en ai déjà indiqué rapidement quelques-unes : j’y reviendrai ici d’une manière plus formelle.

J’ai parlé à plusieurs reprises de cette expédition fabuleuse de Charlemagne en Espagne, entreprise dans la vue de reconquérir les reliques de la passion, que le géant Ferabras, fils de l’émir arabe de l’Espagne, avait enlevées de Rome ; et j’ai dit tout à l’heure que l’on avait encore, sur ce sujet, un roman provençal, l’un de ceux que je dois vous faire connaître par la suite. J’ajouterai ici que ce roman existe aussi en français : or, il n’y a pas lieu de douter qu’il ne soit une version, je dirais presque un calque du premier ; et là-dessus du moins, sur ce point particulier du cycle carlovingien, l’originalité du romancier provençal relativement au français peut être établie d’une manière positive.

Mais il n’est pas, à beaucoup près, si aisé de constater l’influence que peuvent et doivent avoir eue les romans carlovingiens provençaux aujourd’hui perdus sur les romans français du même cycle encore subsistans. S’il est possible de reconnaître l’origine provençale de ces derniers, ce n’est qu’autant qu’ils en renferment en eux-mêmes des signes et des vestiges. Or, ces vestiges ne sauraient être bien faciles à découvrir dans des ouvrages de la nature de ceux dont il s’agit, c’est-à-dire dans des ouvrages où le costume, la géographie et l’histoire sont violés avec une licence souvent si gratuite, qu’elle a l’air d’être volontaire et systématique.

Toutefois la chose n’est pas impossible. Il y a, par exemple, dans les romans français du cycle particulier de Guillaume-au-court-Nez, des particularités qui témoignent clairement qu’ils ont dû être, pour la plupart, primitivement composés dans le midi et en provençal. Un aperçu de l’histoire de ces romans, si incomplet qu’il doive être, tient de si près à la question présente, qu’il me paraît devoir l’éclaircir un peu.

Guillaume, surnommé le Pieux, fut, comme vous le savez tous, un ancien chef, probablement de race franke, auquel Charlemagne donna le commandement militaire du royaume d’Aquitaine, en 783, dans un moment où ce royaume était fortement menacé, d’un côté par les Arabes, de l’autre par les populations basques, vraisemblablement alors alliées avec les Arabes. Guillaume justifia les espérances de Charlemagne et se conduisit en héros. Il repoussa ou contint les Basques dans les Pyrénées. Il perdit, il est vrai, contre les Arabes, la sanglante bataille d’Orbiek, près de Narbonne ; mais il en eut plus tard mainte revanche glorieuse, et finit par porter les armes aquitaines au-delà des Pyrénées. Il prit, à la suite d’un siége mémorable, l’importante ville de Barcelonne, dont la conquête devait entraîner celle de la Catalogne entière.

Dans le cours rapide de ces guerres avec les Arabes, Guillaume se fit une renommée populaire de bravoure, et fut célébré par toutes les populations voisines des Pyrénées, comme le héros et le sauveur du pays. Cependant, bientôt dégoûté de la gloire et du monde, il se retira, en 805, dans un désert des Cévennes, où il fonda un monastère qui prit son nom, et dans lequel il mourut, sous l’habit de moine, on ne sait bien à quelle époque.

Les populations du midi composèrent sur les exploits, les fatigues, les traverses et la retraite pieuse de ce brave chef, divers chants épiques qui se conservèrent long-temps par tradition, et qui, comme tous les chants de cette espèce, de vaguement et largement historiques qu’ils devaient être d’abord, devinrent de plus en plus romanesques et fabuleux.

Ce n’est que par une sorte d’accident heureux pour l’histoire de l’épopée carlovingienne, et plus strictement de l’épopée provençale, que l’on a des notions positives sur l’existence de ces chants. C’est un moine du monastère de Saint-Guillaume qui en a parlé en termes formels, bien qu’un peu paraphrasés, dans une vie latine de Guillaume-le-Pieux.

« Quelle est, dit l’agiographe, quelle est la danse de jeunes gens, l’assemblée de gens du peuple, ou d’hommes de guerre et de nobles, quelle est la vigile de sainte fête où l’on n’entende pas chanter doucement et en paroles modulées quel et combien grand fut Guillaume ? avec quelle gloire il servit l’empereur Charles ? quelles victoires il remporta sur les infidèles, tout ce qu’il en souffrit, tout ce qu’il leur rendit ? »

Il était difficile de mieux attester la popularité des chants épiques auxquels les exploits de Guillaume donnèrent lieu dans les contrées qui en furent le théâtre. Quant à la date de ce témoignage, date qui implique celle des chants auxquels il se rapporte, c’est une question plus douteuse. Une seule chose est certaine, c’est que la biographie dont ce passage fait partie, est antérieure au xie siècle : elle est donc au moins du xe : c’est donc aussi l’âge des chants dont elle fait mention.

On s’aperçoit bien vite, en parcourant cette biographie, que son auteur en avait emprunté plusieurs traits de ces mêmes chants populaires dont il signale l’existence. Ainsi, par exemple, il suppose tout le midi de la Gaule, la Provence et la Septimanie occupées par les Arabes, sous le commandement d’un émir, assez étrangement nommé Thibaut. Il fait résider ce chef à Orange ; il fait assiéger et prendre cette ville par Guillaume. Tous ces faits, inconnus aux historiens, sont longuement développés dans le roman de Guillaume-au-court-Nez. Ils en font la base.

Or, les chants épiques, ces chants du xe siècle, dont ces faits avaient été tirés, étaient indubitablement d’origine méridionale : leur sujet, leur objet le disent assez, et le moine de St.-Guillem l’atteste. On ne peut donc guère douter que du moins les données fondamentales, les matériaux primitifs du roman de Guillaume-au-court-Nez ne soient provençaux.

Maintenant, ce roman de Guillaume, tel qu’il existe aujourd’hui en français, présente une singularité que j’ai déjà notée en passant, mais sur laquelle il importe de revenir d’une manière plus expresse. À une époque qu’il ne s’agit pas encore de déterminer, toutes les traditions poétiques, tous les chants épiques sur les exploits du duc Guillaume-le-Pieux, ont été amalgamés avec d’autres traditions, enveloppés et comme fondus dans d’autres chants populaires, dans d’autres fables romanesques, relatifs à d’autres incidens des guerres du midi contre les Arabes, relatifs à la conquête de la Septimanie et de Narbonne. Cette conquête a été attribuée à un comte, à un paladin du nom d’Aymeric, dont on a fait la souche d’une nombreuse lignée de héros qui se signalent tous par de grands exploits contre les Sarrasins. On a fait de Guillaume-le-Pieux un des fils de ce comte Aymeric : on lui a donné pour frère le fameux Gérard de Roussillon. En un mot, les personnages romanesques les plus célèbres du cycle carlovingien ont été groupés autour d’Aymeric de Narbonne, comme ses proches ou ses descendans ; toutes leurs prouesses ont été rattachées aux siennes, et toutes les guerres postérieures à la conquête de Narbonne ont été considérées comme le complément ou comme des épisodes de cette conquête. — Il ne faut pas oublier de noter que cet Aymeric du roman de Guillaume-au-court-Nez meurt de blessures reçues dans une grande bataille contre les Sarrasins.

Il ne s’agit pas d’examiner ici jusqu’à quel point a été ingénieuse ou heureuse cette tentative pour coordonner, dans un seul et même ensemble, toutes les traditions poétiques, toutes les fables romanesques relatives aux guerres des chrétiens de la Gaule contre les Arabes d’Espagne. Je me borne à observer que cette tentative était tout-à-fait dans la nature des choses, et l’on peut être sûr qu’elle ne fut faite que dans un pays où il y avait déjà beaucoup de chants ou de romans épiques détachés sur les divers incidens de l’événement général auquel ces chants et ces romans se rapportaient tous. Il n’est donc pas indifférent, dans la question actuelle, de savoir où a été faite la tentative dont il s’agit : si ç’a été dans le nord ou dans le midi. Or, c’est sur quoi il ne peut y avoir beaucoup d’incertitude.

Ce n’est pas sans motif que le nom d’Aymeric de Narbonne a été donné à ce père prétendu de Guillaume-le-Pieux, à ce chef imaginaire de toute la glorieuse lignée de héros chrétiens vainqueurs des Maures. Plus l’application de ce nom était arbitraire, fausse et bizarre, et plus il est évident qu’elle avait un motif privé et local. Nul doute que le romancier qui hasardait ce baptême romanesque, n’eût en vue par là de flatter la vanité et de rehausser la gloire des seigneurs de la maison de Narbonne. Il y eut une multitude de romans chevaleresques inspirés par le même motif, c’est un fait auquel j’ai déjà touché ailleurs, et dont il serait aisé de donner beaucoup de preuves.

Cela étant, les époques où l’on trouve, dans la maison de Narbonne, des seigneurs du nom d’Aymeric, doivent fournir des données pour découvrir celle où ce nom fut employé comme une espèce de lien poétique, pour unir et rapprocher des traditions, des fables romanesques jusque-là détachées.

Il y a deux Aymeric, que le romancier, auteur de cette fiction, peut également avoir eu en vue. L’un est Aymeric Ier, déjà vicomte de Narbonne en 1071, et qui de 1103 à 1104 alla guerroyer en Terre-Sainte, et y mourut au bout d’un ou de deux ans.

Aymeric ii, son fils, lui succéda, et fut tué en 1134, en Catalogne, dans la sanglante bataille de Fraga, gagnée par les Arabes sur les chrétiens.

Ce fut la fille d’Aymeric ii qui lui succéda, cette même Ermengarde, célèbre dans l’histoire de la poésie provençale, et dont la cour fut fréquentée par les troubadours les plus renommés du xiie siècle. Tout autorise ou oblige à croire que ce fut quelqu’un de ces troubadours qui, pour flatter Ermengarde, et célébrer la gloire de son père et de son aïeul, morts tous les deux en combattant les infidèles, donna leur nom à un premier conquérant de Narbonne, chef supposé de leur race, et vanta ainsi leur bravoure et leurs exploits, dans la bravoure et les exploits de ce dernier.

Ainsi donc, ce n’est pas seulement le fond primitif du roman actuel de Guillaume-au-court-Nez, qui doit être réputé provençal, c’est ce qu’il y a de plus caractéristique dans sa composition ; c’est la fiction qui lui donne une sorte d’unité, en en rapprochant tous les personnages, en les faisant tous membres d’une seule et même famille.

Ce n’est pas tout, et j’ajouterai qu’en dépit de toutes les modifications, de toutes les altérations qu’il a dû subir pour arriver à sa forme actuelle, ce même roman présente encore, dans ses diverses parties, beaucoup de particularités qui confirment les preuves générales de son origine provençale. Ainsi, par exemple, beaucoup de noms de lieux ou de personnes, qui sont significatifs et forgés, ont été évidemment forgés en provençal.

Il y a aussi çà et là, dans ce roman, à travers beaucoup de géographie imaginaire et fabuleuse, comme dans toutes les compositions du même genre, quelques descriptions de lieux si exactes, ou circonstanciées de telle sorte, qu’elles n’ont pu être tracées que d’après nature et par des hommes qui avaient vu les objets dont ils parlaient. Telles sont, par exemple, les descriptions de Nîmes, d’Orange et de plusieurs localités voisines.

Enfin, on trouve, dans ce même roman, des incidens qui ne sont que l’amplification de traits historiques connus de la courtoisie et des mœurs chevaleresques du midi. Un passage remarquable en ce genre est celui qui a rapport au mariage d’Aymeric de Narbonne avec une princesse, fille de Didier, roi des Lombards (à laquelle, par parenthèse, le romancier a donné le nom d’Ermengarde). — Aymeric l’envoie demander à Pavie, par une députation de ses plus braves chevaliers. Tout se passe selon ses vœux, et la belle Ermengarde lui est accordée pour femme. Mais la mission des chevaliers n’en a pas moins été un moment sur le point de tourner fort mal : il y a eu entre eux et le roi de Pavie un démêlé des plus étranges.

Le roi, pour faire preuve de magnificence et de générosité envers les députés d’Aymeric, veut les conraier richement, c’est-à-dire leur fournir gratis tout ce qui peut leur être nécessaire ou agréable. Mais, dans les mœurs provençales, ce qu’il était beau et chevaleresque d’offrir, il était beau et chevaleresque de le refuser. Les chevaliers d’Aymeric déclarent donc qu’ils sont tous de riches et puissans barons, et n’ont que faire de l’hospitalité du roi. Le roi est piqué du refus ; mais il ne se tient pas pour battu, il essaie de contraindre les chevaliers à accepter ses offres, et voilà entre eux et lui une guerre d’un genre tout nouveau.

Il fait assembler les marchands de Pavie, et leur ordonne de vendre toute chose à si haut prix, que les chevaliers étrangers, n’y pouvant atteindre, soient réduits à tout accepter du roi. Les marchands ne se le font pas dire deux fois : ils se mettent à vendre leurs denrées à des prix extravagans. Mais les chevaliers achètent et paient tout, sans daigner seulement prendre garde que tout est un peu cher.

Le roi, de plus en plus blessé, fait alors publier dans Pavie une défense rigoureuse de vendre à aucun prix aux chevaliers d’Aymeric du bois pour leur cuisine. — Pour le coup, ceux-ci sont un peu embarrassés. — Ils mangeraient bien de la chair crue, plutôt que d’accepter la table du roi ; mais ils ont peur qu’une telle action ne leur soit reprochée comme une action de sauvages.

Un des chevaliers propose d’aller tuer le roi au milieu de sa cour. — Mais cet avis paraissant un peu hasardeux, ou du moins prématuré, un autre en ouvre un meilleur qui est adopté. Les chevaliers achètent un tas prodigieux de noix et de tasses, de vases de bois de toute espèce ; ils font de tout cela un feu de cuisine à brûler tout Pavie, et continuent à faire si bonne chère, qu’ils finissent par affamer la ville. Le roi est forcé de s’avouer vaincu ; et plein d’admiration pour les vainqueurs, il n’a dès ce moment plus rien à leur refuser.

Je le répète, ces luttes de fierté, d’orgueil et d’ostentation de magnificence étaient dans les mœurs provençales ; et le trait du roman d’Aymeric qui vient d’être cité, n’est que la paraphrase pure et simple d’une aventure racontée par le prieur du Vigeois, dans sa chronique, comme ayant eu lieu entre un vicomte de Limoges et le fameux Guillaume viii, comte de Poitiers. Or, c’est dans les pays où elle était arrivée, et dans les mœurs desquels elle était, qu’une pareille aventure dut naturellement entrer dans la poésie romanesque : il y a une invraisemblance manifeste à la supposer racontée, pour la première fois, dans un roman français.

Je ne pousserai pas plus loin ces sortes de preuves : il faudrait, pour leur donner toute l’autorité dont elles sont susceptibles, entrer dans la discussion minutieuse de beaucoup de particularités sur lesquelles je pourrai revenir plus convenablement, quand j’en serai à l’analyse même des ouvrages où elles se font remarquer. Il me suffit de les avoir présentées ici d’une manière générale.

Maintenant, je reviens à l’hypothèse dans laquelle j’ai raisonné et discuté jusqu’à présent, pour la rectifier un peu ; car elle est susceptible de l’être et en a besoin. Dans les limites où je l’ai prise, elle ne serait point assez favorable à l’opinion que je tiens pour la vérité. En effet, j’ai eu l’air de supposer jusqu’ici que les Provençaux n’avaient eu, sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec les Arabes d’Espagne, que des romans, les mêmes, au moins pour le fond, que les romans français encore aujourd’hui existans sur les mêmes sujets. J’ai paru admettre que, dans les deux littératures, le cycle de l’épopée carlovingienne était resté circonscrit dans les mêmes limites, avait roulé sur les mêmes argumens historiques, sur les mêmes fictions, sur les mêmes traditions populaires.

Il n’en est point ainsi : le cycle de l’épopée carlovingienne fut, en provençal, plus étendu et plus varié qu’en français. Il comprenait divers romans auxquels on ne connaît point de pendans en français, et dont il n’y a, par conséquent, pas lieu de révoquer en doute l’originalité. Ainsi donc, en admettant, contre toute vraisemblance et contre des faits positifs, que les Provençaux n’eurent aucune part à la création de ceux des romans carlovingiens dont il a été question jusqu’à présent, il n’en serait pas moins constaté qu’ils en eurent d’autres. Les historiens en citent plusieurs, tous divers de ceux dont il a été parlé, et qui tous firent partie d’un cycle carlovingien provençal.

Il existe une chronique sommaire des comtes de Toulouse, écrite au xive siècle. C’est une maigre et sèche notice des principaux événemens de la vie de chaque comte, à commencer par Torsinus, qui est un personnage fabuleux, et sur le compte duquel le chroniqueur n’a eu, par conséquent, que des fables à citer. — Il nous apprend lui-même qu’il avait tiré ces fables d’un livre des conquêtes de Charlemagne. Or, ce livre était un roman dans lequel il était amplement raconté comment Charlemagne, repassant les Pyrénées, après avoir conquis toute l’Espagne, vint conquérir successivement, en Gaule, les villes de Bayonne, de Narbonne, et toute la Provence. Torsinus ayant été son plus glorieux soutien dans toutes ses conquêtes, ce fut en récompense de ces services qu’il reçut le comté de Toulouse, où il continua à faire bravement la guerre aux Sarrasins.

Chaque seigneur féodal un peu puissant trouvait aisément un romancier pour faire remonter son lignage jusqu’à quelqu’un de ces vieux héros qui avaient pris des villes ou gagné des batailles sur les Sarrasins. — Je ne sais quel romancier flattait ici le comte de Toulouse de la même manière que d’autres flattèrent les seigneurs de Narbonne.

Je dis d’autres, car le roman de Guillaume-au-court-Nez n’était pas le seul où fussent célébrées les prouesses de ce premier Aymeric de Narbonne, le prétendu auxiliaire de Charlemagne dans ses conquêtes sur les Sarrasins. Le savant Cattel possédait une copie et cite quelques vers d’un second roman sur les exploits de ce même Aymeric, roman qui avait été composé en 1212, par un troubadour nommé Aubusson, de Gordon en Quercy.

Un troisième roman dont Aymeric est encore le héros, et qui n’a rien de commun non plus avec celui de Guillaume-au-court-Nez, c’est le roman de Philomena, qui subsiste encore dans le texte provençal, et dans une version latine, récemment publiée par le professeur Ciampi de Florence. Ce n’est qu’une plate légende monacale, ayant pour sujet principal la fondation du monastère de la Grasse, près de Narbonne, et dans laquelle sont racontés épisodiquement le siége de Narbonne et les batailles livrées par Charlemagne, durant ce siége, aux Sarrasins de la Septimanie et d’outre les Pyrénées.

Dans sa forme actuelle, ce roman ne remonte guère au-delà du xiiie siècle. Mais il renferme diverses traditions historiques qui semblent remonter jusqu’à l’époque même de la domination arabe en Septimanie. Il y est question, par exemple, d’émirs ou de rois sarrasins de différentes villes de cette contrée, d’Uzès, de Nîmes, de Lodève, de Beziers, etc., c’est-à-dire précisément de toutes les villes où il est constaté que les dominateurs musulmans eurent des officiers civils et militaires. C’est à ma connaissance l’unique vestige qui existe, dans notre histoire, d’une statistique de la Septimanie sous les Arabes.

Le président de Fontette cite, comme ayant appartenu à M. de Galaup, noble Provençal qui avait formé un recueil intéressant de curiosités littéraires, un roman épique, selon toute apparence, beaucoup plus important que tous ceux dont je viens de faire mention. Il roulait sur les guerres que Charlemagne était supposé avoir faites contre les Arabes, en Provence, aux environs d’Arles ; et il paraît que l’un des principaux incidens de ces guerres était le siége d’une ville de Fretta, fameuse dans les romans carlovingiens, et que l’on suppose être la même que celle de Saint-Remy.

Enfin, les troubadours aussi font allusion à des romans épiques en provençal, qui furent de même des extensions ou des variantes de l’épopée carlovingienne. Ils font allusion, par exemple, à des récits fabuleux sur la longue et dure captivité de Charlemagne en Espagne.

Vous le voyez, et c’est un fait qu’il n’y a pas moyen de méconnaître, le cycle de l’épopée carlovingienne a été plus large et plus complexe dans la poésie provençale que dans la poésie française. C’est dire, en d’autres termes, qu’il était plus original et plus ancien dans la première que dans celle-ci ; car c’est, en général, dans les contrées où les traditions et les fictions poétiques ont eu le plus de développemens et de variantes, qu’il faut en chercher le berceau.

Un fait particulier qui me paraît coïncider avec les faits littéraires, pour prouver que les romans héroïques du cycle carlovingien furent plus répandus et plus populaires au midi qu’au nord, c’est qu’il y eut, dans le premier, plus de monumens et de localités décorés des noms des héros de ces romans. Ce serait une liste curieuse et assez longue, je crois, que celle des tours, des cavernes, des rochers et des sites remarquables qui portèrent, au moyen-âge, le nom de l’immortel paladin. Il n’y eut pas jusqu’à des portions de mer auxquelles ce nom ne fût donné. Au douzième et au treizième siècle, par exemple, le golfe de Lyon fut appelé la mer de Roland.

Et il ne faut pas croire que ce soit uniquement à dater de l’époque des romans aujourd’hui connus sur le paladin, que l’on trouve des localités remarquables illustrées de son nom. Le fait remonte beaucoup plus haut ; il remonte à des temps où l’on peut être sûr qu’il n’y avait guère sur Roland d’autres poésies que des chants populaires fort simples et fort grossiers. Ainsi, par exemple, dans un acte de donation de l’an 918, il est fait mention d’un lieu nommé la roche de Roland (roca orlanda, en latin barbare), dans le voisinage de Brioude, en Auvergne.

L’imposition de ces noms romanesques à des lieux, à des objets que l’on voulait signaler, est la preuve certaine de l’existence d’une poésie populaire dans laquelle ces noms étaient célébrés. C’était comme une traduction de cette même poésie dans une langue plus solennelle et plus populaire encore que la sienne.

Dans tout ce que je viens de dire de l’influence des Provençaux sur l’invention et la culture de l’épopée carlovingienne, j’ai eu exclusivement en vue la portion de cette épopée qui roule sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec les Arabes d’Espagne. Je n’ai point parlé de cette autre partie de la même épopée destinée à célébrer les querelles des monarques carlovingiens avec leurs chefs de province. Je n’ai point dit ce que les Provençaux avaient fait ou pu faire pour celle-là. Mais là-dessus, je n’ai que peu de mots à dire : il ne s’agit, pour moi, que d’appliquer rapidement à ce côté de la question les faits précédemment établis, les observations déjà développées.

Et d’abord, quant au fait général sur lequel roulent les romans épiques de cette seconde classe, c’est dans le midi qu’il se manifeste le plus tôt et avec le plus d’éclat. C’est là que se trouvent les chefs entreprenans qui prennent les premiers les armes contre leurs monarques. C’était donc aussi là que les entreprises et les succès de ces chefs avaient naturellement le plus de chances de devenir des thèmes d’épopée ; et tout annonce que la chose se passa en effet de la sorte.

Les principaux romans carlovingiens de cette seconde classe sont ceux de Gérard de Vienne ou de Roussillon, ceux d’Elie de St-Gilles et de son fils Aiol, ceux de Renaud de Montauban ou des quatre fils Aymon.

Or, les troubadours ont fait à tous ces divers romans des allusions de la même nature et de la même valeur que celles qu’ils ont prodigués à propos des romans sur les guerres des Sarrasins et des chrétiens. Les nouvelles allusions dont il s’agit, sont des mêmes troubadours que les autres, elles sont des mêmes dates : elles assignent donc aux compositions auxquelles elles se rapportent une ancienneté égale à celle des précédentes.

Enfin l’un des romans signalés par ces allusions, et l’un des plus intéressans, existe encore dans son texte provençal ; c’est un monument de plus pour justifier les allusions qui s’y rapportent et par-là même toutes les allusions pareilles.



HUITIÈME LEÇON.

ROMANS PROVENÇAUX.



En prouvant, comme je crois l’avoir fait, que les Provençaux eurent des épopées originales sur les divers incidens historiques ou fabuleux de la lutte des chrétiens des Gaules avec les Arabes d’Espagne, je n’ai prouvé qu’une chose d’elle-même très-vraisemblable. Dès l’instant où il y avait dans la littérature de ces peuples des épopées romanesques, il était parfaitement naturel que quelques-unes au moins de ces épopées roulassent sur des guerres importantes, et qui avaient été, durant près de deux siècles, pour le midi, un motif constant d’inquiétudes religieuses et politiques, et d’héroïques efforts.

Il n’en est plus de même quand il s’agit d’épopées dont le sujet est ou a l’air d’être pris de l’histoire de quelques peuplades des Bretons insulaires du vie siècle. — On ne découvre pas si aisément quels motifs les populations méridionales de la Gaule pouvaient avoir d’aller chercher des sujets de poésie romanesque hors de chez elles, dans une histoire tout-à-fait étrangère à la leur, histoire qui n’avait d’ailleurs rien de frappant, rien de merveilleux, rien qui dût naturellement porter d’autres peuples à s’en occuper, à la dénaturer par des fables. La nationalité est, comme nous l’avons vu, une des conditions, un des caractères de l’épopée primitive. Or, il n’y avait, pour les peuples de langue provençale, rien de national dans les traditions historiques des Bretons insulaires, ni même de ceux de la Gaule.

Cette observation, je ne le dissimule point, est une difficulté à résoudre dans l’histoire de l’épopée provençale. Mais ce n’est point une difficulté insoluble, ni même aussi grave qu’elle peut le paraître au premier coup-d’œil. J’essaierai d’abord de constater les faits, sans égard au plus ou moins de facilité qu’il peut y avoir de les expliquer. La raison en fût-elle encore plus obscure, il faudra bien les admettre, s’ils sont prouvés.

J’ai divisé les romans épiques de la Table ronde en deux classes : la première, de ceux qui n’ont aucun rapport à l’histoire du saint Graal ; la seconde, de ceux qui roulent sur cette histoire. — Je suivrai cette division dans l’examen où je vais entrer de la part qu’eurent les Provençaux à la composition des épopées de la Table ronde, en commençant par celles de ces épopées qui ne se rapportent point au saint Graal, et sont, selon toute apparence, les plus anciennes de tout le cycle.

Pour préciser, autant que possible, l’objet de cette discussion, je la bornerai d’abord à un point unique et spécial ; je la bornerai à l’histoire d’un seul des romans de la Table ronde, mais du plus célèbre de tous, et de l’un des plus anciens. Le résultat de cette discussion particulière m’abrégera et me facilitera la recherche d’un résultat plus général.

Le roman dont je veux parler est celui de Tristan. Il n’est pas aisé aujourd’hui de se faire une idée du succès et de la renommée de cet ouvrage à l’époque de son apparition, et durant tout le reste du moyen âge. — Il pénétra dans toutes les contrées de l’Europe sans en excepter la Scandinavie et l’Islande : dans toutes, il fut traduit, imité ou refait ; dans toutes, il fit les délices de toutes les classes, mais particulièrement des plus élevées ; dans toutes, enfin, il fut pour les masses une source de chants populaires. On ne citerait pas, depuis ce que l’on nomme la renaissance des lettres, une composition poétique qui ait eu la même fortune.

Indépendamment des pures et simples traductions de l’histoire de Tristan, il y en a différentes versions, diverses rédactions qui varient entre elles par les accessoires et les détails, mais roulant toutes sur un même fond primitif, n’étant toutes que le développement des mêmes situations principales.

Sans prétendre avoir fait un compte exact de ces différentes rédactions, j’en puis indiquer sept, dont les unes existent encore aujourd’hui en entier, tandis que l’on n’a des autres que des fragmens plus ou moins longs. De ces rédactions soit entières, soit incomplètes, deux sont en prose et cinq en vers. Toutes sont imprimées, les unes déjà depuis long-temps, les autres depuis des époques récentes, de sorte qu’il n’y a aucune difficulté particulière à se les procurer toutes pour les étudier et les comparer. Voici, avant de passer outre, la liste de ces sept différentes rédactions de la fable chevaleresque de Tristan, avec quelques désignations suffisantes pour les distinguer entre elles.

1o Une rédaction anglo-normande en prose, généralement attribuée à Luce, seigneur de Gast, près de Salisbury.

2o Une abréviation allemande aussi en prose, qui paraît avoir eu pour base la rédaction précédente.

3o La rédaction en vers de Godefroy de Strasbourg, un des minnesinger les plus distingués de son temps.

4o La rédaction écossaise de Thomas d’Erceldoun, en stances symétriques de onze vers chacune.

Restent trois fragmens des trois autres rédactions en vers, toutes trois en français.

Deux de ces fragmens, dont le plus long est d’environ mille vers, ont été tirés d’un manuscrit de M. Donce, savant Écossais, possesseur d’une bibliothèque riche en raretés.

Le troisième fragment, appartenant à une septième rédaction du Tristan, a été publié d’après un manuscrit de la Bibliothèque du roi, à Paris. — C’est le plus considérable des trois ; il a près de quatre mille cinq cents vers.

Que ces sept diverses versions ou rédactions du roman de Tristan ne soient pas les seules qui aient existé ou qui existent peut-être encore, c’est ce que nous verrons mieux tout à l’heure. Tenons-nous-en, pour le moment, aux sept que je viens d’indiquer. Aucune ne renferme en elle des particularités, des marques auxquelles on puisse la reconnaître pour le texte primitif du roman, pour le fond original exploité et varié par les six autres rédacteurs. Mais les dates relatives des sept rédactions citées, si on les savait, fourniraient implicitement le même résultat ; or, l’on peut essayer de coordonner ces dates, ou du moins la plupart.

Des sept rédactions désignées de l’histoire de Tristan, celle de Thomas d’Erceldoune, en écossais, est aujourd’hui celle sur laquelle on a le plus de lumières. C’est Walter Scott qui a publié cette rédaction, en l’accompagnant de diverses notices, tant sur l’auteur que sur l’ouvrage ; notices qui ne laissent rien à désirer au goût ni à la critique.

Il résulte de ses recherches sur Thomas d’Erceldoune, que ce poète naquit vers l’an 1220, et mourut dans l’intervalle de 1286 à 1289. Si l’on suppose, comme il est naturel, qu’il écrivit son poème dans la vigueur et la maturité de l’âge, de trente à quarante ans, par exemple, ce poème dut être composé de l’an 1250 à 1260. Mais on ne peut guère le faire plus ancien que le milieu du siècle, et je le supposerai de cette époque.

Ce point convenu, il faut savoir lesquelles des six autres rédactions sont antérieures, lesquelles postérieures à celle de Thomas. Or, il y en a deux sur lesquelles il ne peut y avoir doute à cet égard. En effet, les auteurs de l’une et de l’autre citent également un Thomas, qui, quand il s’agit d’un romancier, auteur d’une histoire de Tristan, ne peut guère être un autre que Thomas d’Erceldoune.

Les deux rédacteurs qui citent ce dernier comme leur devancier, sont Godefroy de Strasbourg, et l’auteur anonyme de la rédaction à laquelle appartient le premier fragment du manuscrit de M. Donce. — Ces deux rédactions, à quelque époque précise qu’elles appartiennent, sont donc certainement l’une et l’autre postérieures à l’an 1250.

Le second fragment de manuscrit de M. Donce ne présente aucune donnée d’après laquelle on puisse lui assigner une date ; mais on s’assure aisément, à son caractère et à son objet, que le Tristan dont il fit partie devait être postérieur, non-seulement au Tristan de Thomas d’Erceldoune, mais à celui auquel appartient le premier fragment déjà cité. En effet, ce second fragment annonce un ouvrage ayant tous les caractères d’un abrégé, d’un résumé destiné à donner une idée vive et sommaire du sujet longuement détaillé dans le premier.

Reste maintenant à décider si l’énorme Tristan en prose est de même postérieur à celui de Thomas d’Erceldoune, ou si, au contraire, il serait plus ancien, et lui aurait servi ou pu servir d’original.

Pour ceux qui pensent que le Tristan en prose fut composé par l’ordre du roi d’Angleterre Henri ii, par conséquent de 1152 à 1188, la question est bientôt résolue. Mais j’ai déjà montré ailleurs que cette opinion est de tout point gratuite. Il est vrai qu’un chevalier Luce, seigneur d’un château de Gast, se donne pour l’auteur du grand Tristan en prose, et prétend l’avoir traduit du latin, par l’ordre et pour l’amour d’un roi d’Angleterre du nom de Henri. Mais il est vrai aussi que, dans le passage du roman où il dit cela, messire Luce dit d’autres choses fausses et absurdes ; mais il est vrai aussi que Walter Scott a énoncé sur ce messire Luce des doutes fort graves et très-motivés. « Ce Luce, dit-il, ce seigneur du château de Gast, semble tout aussi fabuleux que son château et que l’original latin de son roman. Pourquoi aurait-on composé au xiiie siècle une histoire de Tristan en latin ? Pour qui cette histoire aurait-elle été une source d’agrément ou d’instruction ? »

Il y aurait encore plus d’un pourquoi à ajouter à ceux de Walter Scott ; mais je veux, pour le moment, les laisser tous de côté, et prendre Luce, seigneur de Gast, pour un personnage réel qui dit quelque chose de vrai, en affirmant qu’il a travaillé pour un roi du nom de Henri. Mais au moins ne dit-il pas que ce soit pour Henri ii, et c’est une invraisemblance de moins dans son témoignage.

Le roi Henri iii, qui dans sa majorité régna de 1227 à 1272, patronisa beaucoup la littérature anglo-normande ; et ce fut, tout oblige à le croire, plutôt pour lui que pour Henri ii, que put être composé le roman de Tristan. Mais comme ce règne comprend vingt-trois ans de la première moitié du xiiie siècle, il serait possible que le roman en question eût été composé dans le cours de ces vingt-trois ans, et par conséquent avant 1250, date convenue de celui de Thomas d’Erceldoune.

Ce n’est que sur le rapprochement et la comparaison des traits caractéristiques des deux productions, que l’on peut asseoir une opinion motivée sur leur ancienneté relative. Mais du moins le résultat d’un pareil rapprochement est-il aussi clair et aussi certain que l’on puisse le désirer. — Le Tristan de Thomas d’Erceldoune est une fable en vers, courte, simple et claire. Le Tristan attribué à Luce, seigneur de Gast, est une fable en prose, et en prose souvent recherchée et maniérée ; c’est une fable d’une longueur démesurée, où toutes les données de la précédente sont amplifiées, paraphrasées, compliquées, surchargées d’ornemens accessoires. Elle lui est donc certainement postérieure, ce qui du reste n’empêche nullement qu’elle n’ait été composée sous le règne d’un roi nommé Henri, pour la satisfaction de ceux qui tiennent à cette particularité comme à une donnée historique positive. De 1250, époque de la composition du Tristan de Thomas, à 1272, année de la mort de Henri iii, il y a un intervalle de vingt-deux ans, intervalle bien suffisant à la rédaction du Tristan de Luce de Gast, tout colossal qu’il est, car messire Luce nous apprend lui-même qu’il n’y mit que cinq ans.

Maintenant la rédaction de ce même roman en prose allemande n’étant qu’une abréviation de celle en prose française, il s’ensuit que cette rédaction allemande est comme son modèle, et plus encore que son modèle, postérieure à celle de Thomas, en écossais.

Sur six versions de la fable chevaleresque de Tristan, en voilà donc cinq que tout oblige à regarder comme postérieures à l’an 1250, époque la plus ancienne où l’on puisse raisonnablement mettre celle de Thomas, tandis que l’on pourrait, sans invraisemblance, la mettre quinze ou vingt ans plus tard.

Il ne me reste plus à parler que de la sixième version, de celle que représente le grand fragment du manuscrit de la Bibliothèque du roi. — C’est celle dont il est le plus difficile de déterminer l’âge, relativement à celle de Thomas d’Erceldoune. Toutefois, même là-dessus, il y a des conjectures très-plausibles à faire.

L’histoire littéraire ne fait mention que d’une seule rédaction de Tristan ; que l’on puisse proprement et strictement qualifier de française, c’est-à-dire ayant été composée en France et par un Français. C’est celle de Chrétien de Troyes. — Il paraît certain que ce poète fécond composa aussi un Tristan ; il nous l’apprend lui-même, et il n’y a aucune raison de suspecter son témoignage là-dessus.

Or, puisque l’on ne cite en français qu’une seule version de Tristan et une version attribuée à Chrétien de Troyes, ce n’est pas hasarder beaucoup que de regarder le fragment de la Bibliothèque du roi comme une partie de cette version, et la représentant. Or, dans ce cas, bien que l’on n’ait aucun moyen de préciser la date de cette même version, on peut être sûr qu’elle est antérieure à celle de Thomas d’Erceldoune. On peut la faire remonter jusque vers 1190, époque à laquelle il y a lieu de croire que Chrétien commença à se faire connaître par ses ouvrages. Dans cette hypothèse, le Tristan de Chrétien de Troyes aurait devancé de plus d’un demi-siècle celui de Thomas l’Écossais. Mais assez peu importe ici le plus ou le moins ; il suffit d’être sûr qu’il y eut une rédaction française de la fable de Tristan, antérieure à 1250 ; que cette rédaction fut l’œuvre de Chrétien de Troyes, et que le fragment cité de la Bibliothèque du roi appartient vraisemblablement à cette rédaction.

Nous avons donc maintenant trois termes, trois époques approximatives auxquelles rapporter sept des principales rédactions de la fable chevaleresque de Tristan.

Une de ces rédactions peut être de la fin du xiie siècle ou du commencement du xiiie, de 1190 à 1210. — Une autre est de 1250 au plus tôt. — Les cinq autres sont toutes plus ou moins postérieures à cette dernière, mais toutes néanmoins dans les limites du xiiie siècle.

Je l’ai déjà dit, et c’est ici le cas de le répéter plus formellement, les sept rédactions que j’ai citées de la fable de Tristan ne sont très-probablement pas les seules qui aient existé dans l’intervalle de temps, et dans les pays auxquels appartiennent celles dont j’ai parlé ; mais ces dernières étant les seules qui subsistent, sont aussi les seules dont on puisse déduire quelques notions pour l’histoire de la fable célèbre sur laquelle elles roulent toutes. — De tout ce que j’en ai dit jusqu’à présent, il résulte que Chrétien de Troyes est le plus ancien de tous les rédacteurs connus et désignés de cette même fable, et par conséquent celui d’entre eux auxquels on doit en attribuer l’invention, si l’on doit l’attribuer à l’un d’eux.

Mais il est une littérature dans laquelle personne n’a eu l’idée de chercher l’origine, la rédaction première de la fable dont il s’agit, littérature dans laquelle pourtant il est certain que cette même fable fit plus de bruit, et plus tôt que dans aucune autre : c’est la littérature provençale. Les résultats des allusions et des témoignages des troubadours sur ce sujet sont d’un grand intérêt dans la discussion actuelle, et je dois les indiquer nettement. Je suivrai pour cela la même méthode dont j’ai fait usage pour établir la part des Provençaux à la culture de l’épopée carlovingienne.

Je trouve vingt-cinq troubadours qui ont fait, et plusieurs d’entre eux plus d’une fois, allusion à l’histoire de Tristan ; et leurs allusions sont, pour la plupart, précises et spéciales ; elles se rapportent aux points les plus célèbres de la fable, à ses incidens les plus caractéristiques, les plus minutieux, les plus délicats, de sorte qu’il ne peut y avoir aucun doute sur l’identité fondamentale de l’ouvrage auquel avaient trait ces allusions, et de toutes les rédactions de Tristan aujourd’hui connues. On pourrait, d’après tous ces passages de tant de troubadours, reconstruire un roman qui différerait assurément beaucoup, quant à la rédaction et aux détails, des romans connus sur le sujet de Tristan, mais qui s’accorderait pour le fond avec ceux-ci, qui aurait le même nœud, le même dénouement, les mêmes aventures principales, et les mêmes acteurs. — Il est évident, au nombre, à la précision, à la variété de ces allusions, que la composition romanesque à laquelle elles avaient rapport, était tenue pour la plus célèbre de son genre, pour celle dont il était à la fois le plus agréable et le plus facile de réveiller le souvenir.

Maintenant cette composition si admirée, si répandue parmi eux, les Provençaux l’avaient-ils prise de quelqu’une des rédactions citées tout à l’heure ? C’est demander, en d’autres termes, à quelle date à peu près se rapportent les plus anciens passages des troubadours qui y font allusion. Or, c’est là une question à laquelle j’ai déjà répondu implicitement ailleurs, et il ne s’agit guère ici que de répéter ma réponse.

Des vingt-cinq troubadours, auteurs des allusions citées, il y en a dix au moins du xiie siècle, et morts ou ayant cessé de faire des vers avant le xiiie. Parmi ces dix, les cinq plus anciens sont : Raymbaud d’Orange. Bernard de Ventadour, Ogier de Vienne, Bertrand de Born, Arnaud de Marneilh.

Raymbaud d’Orange mourut vers 1178, à peine âgé de cinquante ans. Les pièces de poésie par lesquelles il se distingua comme troubadour, sont des pièces d’amour, où il y a plus de mauvais goût et de bizarrerie que de tendresse, et qu’il est beaucoup plus naturel d’attribuer à sa jeunesse qu’à son âge avancé. J’en supposerai les dernières seulement de dix ans antérieures à l’époque de sa mort, et les supposerai toutes écrites de 1155 à 1165. Or, c’est dans une de ces pièces qu’il fait allusion au roman de Tristan, et une allusion qui se trouve être la plus détaillée, la plus spéciale, la plus stricte de toutes. Il existait donc, dans cet intervalle de 1155 à 1165, un roman provençal de Tristan, et il est même très-naturel de croire ce roman de quelques années antérieur à une allusion qui le suppose déjà célèbre et populaire. On peut donc, sans exagération et sans invraisemblance, l’admettre pour existant en 1150, époque où Raymbaud d’Orange avait plus de vingt ans, et avait déjà fait la plupart de ses vers.

Les mêmes rapprochemens et les mêmes calculs sur l’âge et la date des pièces des quatre autres plus anciens troubadours qui aient parlé de Tristan, confirmeraient tout le résultat que je viens d’énoncer : ils prouveraient de même, et plus positivement encore, que vers 1150, il y avait dans la littérature provençale un roman célèbre intitulé Tristan, le même au fond que les autres romans connus sous le même titre.

Par la même méthode, et avec le même genre de preuves, il serait facile de démontrer de même qu’il y eut en provençal, dans le cours du xiie siècle, plusieurs autres romans de la Table ronde presque aussi célèbres que le Tristan, et pour en nommer quelques-uns, ceux de Gauvain, d’Erec et du roi Arthur. Ce dernier surtout paraît avoir été très-fameux, puisqu’il donna lieu à une des expressions proverbiales les plus fréquentes dans les troubadours. D’après les romans composés sur ce roi, il n’était point mort ; il avait seulement mystérieusement disparu de la Grande-Bretagne pour y revenir, un jour ou l’autre, régner de nouveau, et en expulser les Saxons. Les Bretons, à ce que l’on disait, s’attendaient chaque jour et chaque année à le voir reparaître, et déjà bien des jours et des ans s’étaient écoulés dans cette attente toujours vive et toujours trompée. De là les troubadours avaient nommé espérance bretonne toute espérance qui se prolongeait de même indéfiniment sans se réaliser jamais.

Maintenant, c’est d’une manière et par des raisons un peu différentes, que je vais tâcher de montrer la part qu’ont eue les Provençaux à ceux des romans de la Table ronde qui forment le cycle particulier du Graal.

Je suis obligé, et je crois bien faire de rappeler en peu de mots quelques-unes des observations générales que j’ai eu déjà l’occasion de faire sur ce cycle du Graal et sur les romans qui le composent. J’ai dit qu’il était en quelque sorte double, l’un anglo-normand ou breton ; l’autre, français ou gaulois. J’ai dit, et je persiste à croire que ce dernier était le plus ancien des deux, qu’il avait servi de base, de fond à l’autre, qui n’en était qu’une énorme amplification. J’ai nommé, comme les trois principaux et les plus anciens romans de ce cycle français du Graal, le Perceval de Chrétien de Troyes, le Perceval et le Titurel de Wolfram d’Eschenbach, en allemand. Ainsi donc, la manière la plus directe et la plus positive de constater et d’apprécier l’influence des Provençaux sur les romans de ce cycle en général, serait de démontrer l’origine provençale de ces trois derniers, auxquels semblent se rattacher tous les autres. Or, cela n’est pas impossible ; je dirai plus, cela n’est pas difficile.

Mais il me faudra pour cela revenir par intervalles, et en aussi peu de mots que je le pourrai, sur des choses que j’ai dites précédemment, quand j’ai voulu donner une idée générale de la fable du Graal. Ce sont les deux romans du Titurel et du Perceval de Wolfram qui renferment les particularités caractéristiques, au moyen desquelles il est possible d’arriver par degrés à la véritable origine de cette étrange fable, ou du moins à sa première rédaction connue.

D’après ces romans, une race de princes héroïques, originaire de l’Asie, fut prédestinée par le ciel même à la garde du saint Graal. Perille fut le premier des chefs de cette race, qui, s’étant converti au christianisme, passa en Europe sous l’empereur Vespasien. Il s’établit au nord-est de l’Espagne, dans cette partie de la Péninsule nommée depuis la Catalogne et l’Aragon, et tenta le premier de convertir les païens de Saragosse et de Galice, auxquels il fit la guerre dans cette vue. Son fils, Titurison, poursuivit cette guerre, et y obtint de nouveaux succès. Mais c’était au fils de ce dernier, c’était à Titurel qu’était réservée la gloire de soumettre les païens d’Espagne, et de conquérir leurs divers royaumes, et entre autres celui de Grenade. — Il eut pour auxiliaires, dans ces différentes conquêtes, les Provençaux, les peuples d’Arles et les Karlingues, par lesquels il semble qu’il faille entendre les Franks ou les Gallo-Franks, sujets des princes Carlovingiens.

Jusqu’ici l’histoire de la race des gardiens du Graal a exclusivement pour théâtre la Catalogne et l’Espagne. Il ne s’agit, dans cette histoire, que des guerres faites aux païens du pays avec le secours des populations méridionales de la Gaule. La première idée qui se présente à propos d’une pareille histoire, et dès l’instant où l’on veut supposer un motif et un but à son auteur, c’est qu’elle a été composée pour célébrer la piété et l’héroïsme de quelqu’une des races de princes chrétiens qui dominèrent en Espagne, et s’y distinguèrent par des conquêtes sur les musulmans, et l’idée des rois d’Aragon et des comtes de Barcelonne est celle qui se présente ici le plus convenablement, comme suite et complément de cette première hypothèse.

Cette hypothèse admise, une autre s’ensuit naturellement, c’est qu’une histoire fabuleuse comme celle-ci aura été plutôt inventée par quelqu’un des poètes qui fréquentaient les cours des rois d’Aragon et des comtes de Provence, que par tout autre poète étranger. Or, il n’y avait, aux époques et dans les cours dont il s’agit, d’autres poètes que les Provençaux,

Ce n’est encore là, je l’avoue, qu’une présomption assez vague, mais qui prendra, je l’espère, peu à peu l’autorité d’un fait, à mesure que nous entrerons davantage dans les données caractéristiques et dans les motifs des singulières fictions dont je voudrais découvrir l’origine. Je reviens un moment à Titurel, pour vous rappeler sommairement ce que je vous en ai déjà dit.

C’est lui qui est représenté comme le fondateur du service et du culte du Graal, et qui bâtit au saint vase le temple dans lequel il fut précieusement gardé. Ce temple réunissait tout ce que l’on peut imaginer de merveilleux et de splendide ; il était construit sur le plan du fameux temple de Salomon à Jérusalem. Titurel choisit pour son emplacement une montagne qui se trouve sur la route de Galice, entourée d’une immense forêt, nommée la forêt de Sauveterre. Quant à la montagne elle-même, l’auteur du Titurel et du Perceval la désigne presque indifféremment par deux noms significatifs, dont le son est à peu près le même, mais dont le sens est très-différent : il la nomme tantôt Montsalvat ; qui signifie mont sauvé, mont préservé, tantôt Montsalvatge, c’est-à-dire mont sauvage.

Toutes ces désignations de localités, si on les prend dans leur ensemble, et si l’on considère qu’elles coïncident avec l’indication de l’établissement de Titurel en Catalogne et en Aragon, ces désignations, dis-je, se rapportent clairement aux Pyrénées ; et si ces montagnes ne sont pas nommées par le romancier du Graal, c’est que les romanciers ne nomment presque jamais un lieu ou un pays par son propre et vrai nom.

Le temple du Graal une fois bâti dans les Pyrénées, Titurel institue pour sa défense et pour sa garde une milice, une chevalerie spéciale, qui se nomme la chevalerie du Temple, et dont les membres prennent le nom de Templiens ou de Templiers. Ces chevaliers font vœu de chasteté, et sont tenus à une grande pureté de sentimens et de conduite. — L’objet de leur vie, c’est de défendre le Graal, ou pour mieux dire, la foi chrétienne, dont ce vase est le symbole contre les infidèles.

Je l’ai déjà insinué, et je puis ici l’affirmer expressément, il y a dans cette milice religieuse du Graal une allusion manifeste à la milice des Templiers. Le but, le caractère religieux, le nom, tout se rapporte entre cette dernière chevalerie et la chevalerie idéale du Graal ; et l’on a quelque peine à comprendre la fiction de celle-ci, si l’on fait abstraction de l’existence réelle de l’autre.

Or, si l’on admet dans les romans cités une allusion à l’institution des Templiers, c’est une nouvelle raison pour croire ces romans originairement composés dans le midi, et en langue provençale.

Bientôt après son établissement à Jérusalem, cette milice religieuse se répandit dans le midi de la France et au nord-est de l’Espagne, où elle ne tarda pas à devenir riche et puissante. Dès l’an 1136, Roger iii, comte de Foix, fonda dans ses états une maison du temple, la première de celles qu’il y eut en Europe. Six ans après, en 1142, Raimond Bérenger iv, comte de Barcelonne et roi d’Aragon, institua dans ses états, pour faire la guerre aux Sarrasins d’Espagne, un autre corps de milice religieuse, à l’instar et sous la dépendance des Templiers. Il paraît que, de ces deux succursales du temple de Jérusalem, la première au moins fut fondée dans les Pyrénées, et qu’en peu d’années les châteaux, les églises, les chapelles de Templiers se multiplièrent dans ces montagnes. Or, il n’y avait rien qui fut plus dans l’esprit de la poésie provençale que de célébrer une chevalerie guerrière qui se donnait pour tâche l’extermination des Sarrasins.

Les deux noms de Montsalvat et de Montsalvatge, donnés à la montagne sur laquelle est bâti le temple du Graal, sont tous les deux en pur provençal. Divers autres noms, soit de lieu soit de personne, qui sont arbitraires et forgés, ont été de même forgés en provençal, tels que ceux de Floramia, d’Albaflora, de Flordivale.

Mais ce qui est remarquable en fait de noms et de langue, dans cette fable du Graal, c’est ce nom même de Graal donné au vase merveilleux confié à la garde des Templiers. Il n’est pas indifférent, pour découvrir l’origine de cette fable, d’examiner dans quel pays elle a dû recevoir ce titre qui est indubitablement son titre originel, qu’elle a gardé partout où elle a pénétré. Or, ce titre, elle n’a pu le recevoir que dans des pays de langue provençale ; car c’est indubitablement à cette langue qu’appartiennent les termes de graal, gréal, formes particulières de celui de grazal, qui signifie vase en général, et plus strictement écuelle.

Il y a une preuve certaine que les rédacteurs de l’histoire du Graal, en français, ont adopté et transcrit ce mot de grazal ou de graal, sans en connaître la signification, c’est l’étymologie et l’explication qu’ils en donnent. Un de ces rédacteurs dit expressément, en parlant du vase miraculeux, qu’il se nomme Graal, parce que nul ne le voit sans que la vue lui en agrée, parce qu’il est pour tous une chose que tous agréent. Une pareille étymologie était, à ce qu’il semble, impossible dans des pays dans la langue desquels le mot grazal ou graal était l’un des plus familiers.

Ces diverses raisons pour prouver l’origine provençale des plus anciens romans du Graal, raisons tirées de la substance même de ces romans, fussent-elles les seules à alléguer en faveur de cette origine, mériteraient de n’être pas dédaignées. Il se pourrait qu’elles eussent à elles seules une autorité supérieure à tel ou tel témoignage historique particulier, qui y serait opposé. Mais ici, non-seulement il n’y a pas de témoignage positif contraire à ces raisons ; il y en a un pour et l’un des plus décisifs et des plus intéressans qu’il soit possible d’imaginer.

Lorsqu’au commencement du xiiie siècle. Wolfram de Eschenbach composa les deux romans épiques du Graal, auxquels j’ai jusqu’à présent fait allusion, c’est-à-dire le Titurel et le Perceval, il existait déjà, bien que non encore terminé, un Perceval de Chrétien de Troyes ; et Wolfram, qui le connaissait, aurait pu le prendre pour base, ou s’en aider de quelque façon pour la composition du sien. — Il ne le fit pas, et il nous en a dit lui-même la raison. C’est qu’il connaissait un Perceval antérieur à celui de Chrétien, et dont Chrétien avait fait usage, mais très-librement, conservant certaines parties, en refaisant ou en modifiant beaucoup d’autres. — Wolfram nous apprend que ce Perceval original, ainsi altéré par Chrétien de Troyes, était l’œuvre d’un romancier provençal, qu’il désigne par le nom de Kyot ou Guyot, nom inconnu parmi ceux des troubadours. — Il réprimande sévèrement Chrétien de tous les changemens qu’il s’est permis de faire à son modèle, prétendant qu’il a par-là gâté toute l’histoire originale, et déclare hautement l’intention où il est, mettant cette histoire en allemand ou en teuton, comme il dit, de suivre exactement le rédacteur provençal, de préférence au français.

Il n’y a plus lieu, après un témoignage si exprès, si positif, de la part d’un juge ou d’un témoin si compétent, de révoquer en doute l’origine provençale de la fable du Graal. — Peut-être néanmoins ce témoignage ne s’applique-t-il qu’à la portion de cette fable contenue dans le Perceval, et non à celle contenue dans le Titurel. — C’est ce que je n’ai pu vérifier, ne connaissant ce dernier roman, encore inédit, que par des extraits insuffisans. Mais une réflexion bien simple suffit pour démontrer que le Titurel peut bien être d’un autre auteur que le Perceval, mais doit être de même provençal. Cette réflexion, c’est que le Perceval n’est que la suite, le complément du Titurel ; c’est que les deux romans ne forment ensemble qu’un seul et même tableau d’un seul et même sujet, que le premier renferme toutes les données du second. Or, ce second étant provençal, il faut de toute nécessité que le premier le soit aussi.

Il y a plus : les vestiges, les indices intrinsèques d’une origine provençale, sont plus marqués et plus nombreux encore dans le Titurel que dans le Perceval, et, s’il y avait lieu à disputer l’un des deux aux Provençaux, ce serait plutôt celui-ci que le premier.

Mais, si l’on met de côté les subtilités et les subterfuges, et si l’on a égard à l’excessive difficulté qu’il y a de constater avec une certaine précision les faits de l’histoire littéraire des xiie et xiiie siècles, on conviendra qu’il ne peut guère y en avoir de mieux prouvé que celui que j’ai voulu prouver, savoir que la plus ancienne rédaction connue de la fable poétique du Graal, en tant du moins que cette fable est renfermée dans les aventures de Titurel et de Perceval, appartient aux poètes provençaux du xiie siècle.

Je ne me figure pas que les preuves de ce fait puissent être contestées : je ne crois pas que le témoignage d’un minnesinger très-connu et très-distingué, se donnant sérieusement et à plusieurs reprises pour le traducteur (au moins quant au fond des choses) d’un poète provençal qu’il nomme, ait besoin de confirmation. Toutefois, je citerai encore un fait à son appui, et le citerai moins pour le besoin de ce cas particulier, que pour mieux en faire apprécier la valeur dans tous les cas analogues.

Je reviens une fois encore aux allusions des troubadours à des ouvrages épiques. Puisqu’il y a beaucoup de ces allusions qui se rapportent à des romans aujourd’hui perdus du cycle carlovingien ou de la partie profane du cycle breton, ce serait une sorte de fatalité qu’il n’y en eût pas aussi quelques-unes relatives aux romans religieux du Graal. Mais celles-là n’y manquent pas non plus. J’en ai trouvé cinq ou six qui ont rapport au Perceval, et qui, par une singularité peut-être assez frappante, comprennent les cinq ou six situations les plus notables du roman, d’après la rédaction de Wolfram d’Eschenbach. Ainsi donc, le témoignage de Wolfram déclarant qu’il a composé son Perceval d’après un modèle provençal, serait, s’il avait besoin de l’être, confirmé par les allusions citées ; et le roman fournit, de son côté, une nouvelle preuve que ces allusions disent bien, et en toute réalité, ce qu’elles semblent dire.

Je ne pousserai pas plus loin cette discussion ; je crois en avoir dit assez pour décider l’opinion du lecteur et justifier la mienne. Il ne me reste plus qu’à présenter sommairement, et sous forme de résumé historique, les principaux résultats de cette discussion dégagés de l’attirail du raisonnement, des conjectures, des hypothèses, des faits et des preuves de détail.

L’ancienne poésie provençale ne fut point une poésie complète : elle ne connut point les formes dramatiques, ou n’en connut que les traits les plus grossiers, qu’elle n’essaya pas même de perfectionner.

Quant aux formes lyriques, c’est un fait généralement convenu qu’elle les eut très-développées et très-variées.

Je viens de prouver, je crois du moins de bonne foi avoir prouvé, qu’elle ne fut guère moins riche en compositions du genre épique.

De ces compositions épiques, les plus anciennes remontent aux commencemens du ixe siècle, et furent, suivant toute apparence, en latin barbare. Dès le xe siècle, il y en eut en roman méridional ou provençal. Elles roulèrent principalement sur les guerres des Aquitains avec les Sarrasins, et ne furent généralement que des espèces de chants populaires, simples, grossiers et peu développés.

De la fin du xie siècle au milieu du xiie, il se fit, dans la poésie provençale, une révolution de tout point correspondante à celle qui s’opéra, durant le même intervalle, dans les hautes classes de la société, par suite des institutions de la chevalerie. Cette poésie devint l’expression raffinée, délicate, exaltée, mélodieuse de l’amour chevaleresque ; ce fut une poésie toute nouvelle, une poésie de cours et de châteaux, qui n’eut plus rien de commun avec la poésie de l’époque antérieure. Celle-ci resta ce qu’elle avait toujours été, celle des places publiques, celle du peuple, expression franche, libre et grossière des sentimens naturels d’une époque de semi-barbarie, tempérée par des réminiscences de l’antique civilisation gréco-romaine.

Toutefois, la poésie nouvelle réagit sur l’ancienne, et plusieurs des genres de celle-ci participèrent plus ou moins aux raffinemens de la première. Les chants historiques, les fictions héroïques, les histoires romanesques sur les guerres des Sarrasins, qui faisaient un de ces genres, et l’un des principaux, furent un peu plus développés, un peu plus ornés : on y mit un peu plus d’amour et de merveilleux. Mais ces modifications n’allèrent point jusqu’à changer le caractère primitif de ces vieilles compositions. Il y avait, dans la rudesse et la simplicité de leur ton, quelque chose d’éminemment populaire ; il y avait dans leur sujet un intérêt traditionnel, que les romanciers qui voulaient plaire aux masses, étaient obligés de respecter et de ménager. Ces compositions continuèrent donc à faire autant ou plus que jamais les délices des classes inférieures de la société.

Mais elles ne pouvaient plus avoir le même charme pour les classes supérieures, pour celles qui avaient pris au sérieux les idées nouvelles et les réformes de l’époque actuelle. Les Olivier et les Roland étaient des personnages trop rudes et trop simples, pour être désormais l’idéal poétique de la chevalerie, devenue le culte des dames et la passion des aventures. C’étaient des personnages usés pour ceux auxquels il fallait du nouveau, pour les meneurs de la société.

Dans cet état de choses, les plus élégans d’entre les troubadours, ceux qui avaient le plus à cœur le triomphe de la chevalerie, durent chercher et cherchèrent en effet des héros auxquels ils pussent prêter sans scrupule, et sans blesser les vieilles admirations poétiques, le langage et les sentimens, les impulsions et les actions chevaleresques : ces héros, ils les trouvèrent à la cour d’Arthur, le dernier roi des Bretons insulaires.

Cette découverte suppose, dans les romanciers provençaux, une certaine connaissance de l’histoire des Bretons, et une connaissance datant de la première moitié du xiie siècle, ce qui porte à croire qu’ils la puisèrent dans de simples traditions orales, ou dans des monumens aujourd’hui perdus, plutôt que dans la chronique latine de Geoffroy de Montmouth, ou dans les traductions galloises de cette chronique.

Mais de quelque manière et dans quelques documens qu’ils l’eussent acquise, cette connaissance des traditions bretonnes se réduisait, pour les romanciers provençaux, à celle de quelques noms propres dépouillés de toute vie, de toute réalité historique. — Les idées, les sentimens, les actes qu’ils ont prêtés aux personnages désignés par ces noms, tout ce qu’il y a de caractéristique dans les compositions romanesques où ils ont mis ces personnages en action, tout cela, dis-je, est méridional et provençal ; tout cela est une peinture de la chevalerie à son plus haut point d’exaltation et de développement.

L’épopée chevaleresque provençale se divisa donc, dès le milieu du xiie siècle, en deux branches parfaitement distinctes l’une de l’autre par la forme, par le caractère poétique, par la destination, aussi bien que par le sujet. L’une fut l’épopée carlovingienne, nationale, populaire, austère et rude, développement spontané d’anciens chants historiques sur les guerres du pays contre les Maures. L’autre fut l’épopée de la Table ronde, toute d’un jet, toute d’invention, sentimentale, raffinée, principalement faite pour les hautes classes de la société. — Ces deux branches d’épopée formaient le complément naturel et nécessaire de la poésie lyrique des troubadours. Elles étaient, conjointement avec celle-ci, l’expression poétique de la civilisation provençale.

Lorsqu’à dater de la seconde moitié du xiie siècle, de 1160 à 1200, la poésie provençale pénétra dans les diverses contrées de l’Europe, pour donner, dans chacune, le ton à la poésie locale, elle y pénétra toute entière, avec ses développemens épiques comme avec ses développemens lyriques : il n’y a pas moyen de concevoir une division, une exclusion à cet égard. Il y a plus : les genres épiques provençaux durent être et furent, à tout prendre, ceux qui eurent le plus d’influence et de popularité à l’étranger. Partout où ils se trouvèrent en contact avec une épopée, ou avec des traditions épiques indigènes, ils les modifièrent. — Partout où ils ne trouvèrent point d’épopée nationale préexistante, ils en tinrent lieu.

Or, de tous les pays où fut accueillie la poésie provençale, la France était indubitablement celui où elle avait le plus de chances d’un succès complet. Le voisinage, les relations politiques, l’affinité des idiomes, les souvenirs et les effets persistans de l’ancienne unité gauloise, tout cela facilitait en France l’adoption, et l’adoption aussi entière que possible, du système poétique du midi. De toutes les raisons qui y firent recevoir dans son intégrité la poésie lyrique des troubadours, il n’y en avait pas une qui ne dût faire adopter aussi leur épopée. Tout ce qui se passa relativement à la première, dut se passer et se passa indubitablement par rapport à la seconde. Par cela même qu’il y eut des trouvères pour imiter les chants amoureux des troubadours, il dut y en avoir aussi pour traduire et modifier leurs fictions romanesques, pour en inventer d’autres sur les mêmes types. — Prétendre que les choses se passèrent autrement, serait vouloir nier la moitié d’un fait de sa nature indivisible.

Telle est, messieurs, l’idée générale que j’ai pu me faire de l’histoire de l’épopée provençale. S’il reste, dans cet aperçu, quelques points obscurs, j’aurai naturellement plus d’une occasion d’y revenir, et j’y reviendrai dans les cas qui me paraîtront dignes de votre curiosité et de votre attention. Pour le moment, il ne me reste plus que peu de mots à ajouter à cette discussion plus longue et plus aride que je n’aurais voulu.

À propos des anciens romans épiques en provençal, aujourd’hui perdus, j’ai avancé qu’il en existe encore quelques-uns. Je crois devoir en donner la liste : ce sera, s’il en est besoin, une nouvelle preuve qu’il en a existé. Si peu nombreux qu’ils soient, ils sont susceptibles d’être divisés en trois classes :

La première, de ceux qui subsistent dans leur texte provençal ;

La deuxième, de ceux qui n’existent plus que dans des traductions ou des imitations en un idiome étranger, et dont l’origine provençale est attestée par des témoignages historiques ;

La troisième, de ceux qui n’existent de même que dans des imitations étrangères, et dont l’origine provençale est attestée, non par des témoignages historiques, mais par des preuves et des raisons intrinsèques.

Cette dernière classe deviendrait aisément la plus nombreuse des trois ; mais, comme elle exigerait des recherches longues, compliquées et subtiles, je n’y comprendrai que deux ou trois des plus anciennes branches de Guillaume-au-court-Nez, le petit roman d’Aucassin et Nicolette, et le Tristan, compositions incontestablement traduites ou imitées d’originaux provençaux.

Quant à la seconde classe, je n’y puis comprendre que trois romans :

Le Titurel et le Perceval de Wolfram d’Eschenbach ;

Un Lancelot du Lac, d’Arnaut Daniel, traduit vers 1184, en allemand, par un poète nommé Ulrich de Zachichoven.

La première classe, la plus importante, comprend les romans de Ferabras, de Gérard de Roussillon, de Philomena, et une vie très-curieuse de saint Honoré de Lérins, que l’auteur a rattachée à diverses fables du cycle carlovingien provençal.

Quant aux romans de la Table ronde, les deux seuls qui existent textuellement en provençal, sont Blandin de Cornouailles, Geoffroy et Brunissende, auxquels on peut joindre une histoire romanesque de la destruction de Jérusalem par Vespasien, histoire qui se rattache à celle du Graal.

Parmi tous ces ouvrages, il y en a quelques-uns qui méritent à peine que j’en parle, ou dont il suffira que je dise quelques mots. Quant aux plus intéressans et aux plus curieux, j’en donnerai des analyses et des extraits détaillés dans les prochaines leçons.


  1. Voyez les livraison du 1er et du 15 septembre.