Histoire de l’Église de Corée/Partie 1/Livre 4/04

CHAPITRE IV.

Persécution de 1827 : interrogatoires de Pierre Sin et de Paul Ni. — Lettres de Paul.


Cependant de nouvelles dénonciations avaient été faites, vers le milieu de la quatrième lune, par-devant le juge de Tsien-tsiou, et plusieurs des personnes dénoncées demeuraient dans d’autres provinces. Or, d’après la loi, les tribunaux criminels ne peuvent arrêter un individu, sans l’autorisation du mandarin civil au district duquel il appartient ; quelquefois même il faut la permission du gouverneur de la province. Néanmoins, ils se dispensent souvent de cette formalité quand il s’agit des gens du peuple, et que l’accusé se trouve pour le moment dans le cercle de leur juridiction directe. Par suite de ces dénonciations, des satellites furent envoyés de Tsien-tsiou, tant à la province de Kieng-siang qu’à la capitale, pour saisir divers chrétiens, entre autres Pierre Sin et Paul Ni, dont nous allons raconter l’histoire.

Pierre Sin T’ai-po, déjà bien connu de nos lecteurs, après avoir pris beaucoup de peine pour les collectes relatives au voyage de Péking, ne se mêlait plus des affaires de la chrétienté, et vivait dans la retraite, uniquement occupé du salut de son âme[1]. Son nom toutefois était très-connu, et le grand nombre de livres qu’il avait transcrits devaient naturellement le compromettre plus que tout autre, en temps de persécution. Après avoir habité successivement en diverses provinces, il s’était enfin établi à Tsat-kol, au district de Siang-tsiou, province de Kieng-siang, où il vivait à l’écart, n’ayant que très-peu de relations avec les chrétiens du dehors. Néanmoins, lorsqu’il connut les progrès de la persécution de 1827, il comprit qu’il ne pouvait manquer d’être dénoncé, et fit ses préparatifs pour mettre en sûreté sa famille et sa personne. Le 22 de la quatrième lune, tout était prêt, et on devait partir avant le jour, lorsque cette nuit-là même, au chant du coq, les satellites de Tsien-tsiou firent irruption dans le village, entourèrent la maison de Pierre Sin, et le déclarèrent prisonnier. Pierre, voyant les lettres de police venues de la préfecture de Tsien-tsiou, province différente de la sienne, refusa d’abord de les suivre, mais il dut aller avec eux chez le mandarin du district qui, après avoir visé les pièces, le remit aux satellites. Ceux-ci eurent à retourner chez Pierre, avec des prétoriens de la ville de Siang-tsiou, pour procéder à l’arrestation selon les formes légales.

Dans la route ils rencontrèrent une bande de leurs compagnons, envoyés pour arrêter les chrétiens d’un autre village. Dès qu’ils se virent de loin, ils se mirent à sauter et à frapper des mains, puis se félicitèrent de l’heureux succès de leur expédition, et manifestèrent leur joie par de copieuses libations. La nuit étant venue, force fut de s’arrêter en route dans un village. Là, ils se firent donner par menaces et de vive force du vin, du riz, des poules, etc., et passèrent la nuit en fête, aux frais des pauvres habitants. Arrivés à la maison de Pierre, les satellites de Tsien-tsiou voulaient la livrer au pillage, mais ceux de l’endroit les en empêchèrent, et prirent note de tous les objets qui s’y trouvaient, pour le cas où l’on réclamerait quelque chose. Après quoi on se mit en route, et, le quatrième jour, on fit halte sur le territoire de Tsien-tsiou, non loin de la ville. Pendant qu’on se préparait à passer la nuit, arriva dans le même lieu une troupe de chrétiens montés sur des bœufs ou des chevaux et escortés par des satellites. C’étaient de pauvres prisonniers qui, mis à la question, avaient reconnu posséder des livres de religion. Comme ils ne pouvaient marcher, par suite des tortures, on les envoyait de la sorte chercher leurs livres, pour les apporter au tribunal. Pierre passa la nuit avec eux, et pendant que tous les gens du prétoire étaient à boire, jouer, crier, chanter et se disputer dans la cour, il s’informa de l’état des choses, et apprit que parmi les livres dénoncés, beaucoup étaient écrits de sa propre main. Il devenait donc inutile pour lui de chercher à dissimuler plus longtemps le fait. Le lendemain on se sépara, et bientôt après, arrivé à la ville, Pierre fut conduit au juge criminel.

C’est lui-même qui nous fait connaître tous ces détails, dans les mémoires qu’il écrivit plus tard dans sa prison, sur la demande d’un missionnaire, M. Chastan. Laissons-le maintenant raconter son procès.

« Le juge me demanda d’abord : « Es-tu noble ? — Je répondis : Une fois ici, la différence entre noble et roturier ne sert plus guère de rien. — On dit que dans trois provinces tu répands une doctrine perverse, et en infatués le peuple : est-ce vrai ? — Je ne suis pas de doctrine perverse, mais seulement la religion du Maître du ciel. — Il ne veut pas dire une doctrine perverse ! Il dit la religion du Maître du ciel ! Eh bien ! en suivant la doctrine perverse du Maître du ciel, savais-tu qu’elle est sévèrement prohibée ? — Comment l’ignorerais-je ? Ce que j’ai fait, je l’ai fait sciemment. — Ayant contrevenu sciemment aux ordres du roi, n’es-tu pas digne de mort ? — Je savais bien que l’on me ferait mourir. — Maintenant que le roi commande de vous mettre tous à mort, ne te raviseras-tu pas ? — Celui qui, après avoir servi son Roi dans la prospérité, lui désobéirait dans l’adversité, serait un lâche ; celui qui professe la vérité seulement quand tout lui sourit, et qui l’abandonne dans les jours difficiles est plus lâche encore. Que le mandarin agisse selon la loi, moi j’agirai selon mes convictions. — Ce coquin-là a la parole mauvaise, reprit le juge. C’est sans doute un des chefs de la secte. Eh bien, puisque tu désires être traité selon la loi, tu seras satisfait. » Puis il ordonna de me mettre à la question la plus sévère. On me lia donc les bras croisés derrière le dos, puis on fit passer entre eux et le dos un bâton qu’un valet devait faire manœuvrer. De plus, avec une corde en crin, on me lia ensemble les deux jambes aux genoux et au-dessus des chevilles, et on inséra entre les jambes deux gros bâtons sur chacun desquels un homme devait peser de chaque côté. Lors donc qu’attirant d’une part le bâton fixé contre le dos, de l’autre on appuya avec effort sur ceux croisés entre les jambes, il me sembla que mon corps était suspendu en l’air, que ma poitrine allait éclater et tous mes os être brisés. Je perdis connaissance, et le mandarin voyant que je ne pouvais répondre aux questions que l’on m’adressait, ordonna de lâcher un peu les courroies. Peu à peu je repris l’usage de mes sens ; les rayons du soleil me paraissaient des torches brûlantes, mes bras et mes jambes me semblaient ne plus exister, mon corps était tout en feu.

« Deux valets me perçaient les côtés avec des bâtons aigus pour me faire parler. À grand’peine je pus répondre que j’avais été instruit par un vieux chrétien martyrisé depuis longtemps, et que je n’avais aucun disciple. « Vilain fourbe, s’écria le juge, attends-tu donc de nouveaux supplices pour déclarer la vérité ? — Si c’est oui, je dis oui ; si c’est non, je dis non. Je suis déjà à moitié mort, et si on continue tant soit peu, je vais mourir tout à fait. Au moment de mourir, comment pourrais-je tromper ? — Non, non, tu n’en mourras pas, mais tu auras beaucoup plus à souffrir ; vois un peu. » On me leva donc les jambes, et on appuya fortement sur les deux bâtons. Mon corps n’avait plus de vie, toute salive était épuisée, la langue s’allongeait hors de la bouche, les yeux sortaient de leurs orbites et la sueur couvrait tout mon corps. « Déclare tout, » hurlaient les satellites. Mais je ne répondis pas ; je priais Dieu de m’accorder promptement la mort. C’était le dernier jour de la quatrième lune. La nuit étant venue, le juge dit : « Il se fait tard. Comme c’est le premier jour, tu n’as eu qu’un échantillon, demain tu auras de vrais supplices à supporter. Tâche donc de réfléchir cette nuit, et d’aviser à conserver ta vie. » On me délia, et deux valets, me passant un bâton entre les jambes, m’emportèrent dans la prison, où bientôt on me servit à souper. Mais je ne pouvais ni m’asseoir, ni faire usage de mes bras : bien plus, l’odeur du riz me donnait des nausées, et comme je ne pouvais rien prendre, on approcha de mes lèvres un bol de vin trouble que je bus par petites gorgées ; alors seulement la raison sembla me revenir.

« La nuit était déjà avancée, quand le chef des satellites qui m’avait amené à Tsien-tsiou, vint me dire ; « Vous êtes digne de pitié. Le mandarin est convaincu que Ni Ie-tsin-i est chez vous, ou bien, s’il n’y est plus, que vous savez où il est. Demain vous aurez pour cette affaire de terribles supplices à endurer. Il vaudrait mieux, ce me semble, l’avouer franchement et vous sauver la vie. » Je répondis : « J’ignore quel est cet homme. En le voyant, je pourrais peut-être dire s’il m’est connu ou non ; il n’est ni mon père ni mon frère, quelle raison aurais-je de le cacher au prix de ma vie ? Mais toi qui as vu ma maison, tu peux savoir ce qu’il en est. Y était-il caché ? Et d’ailleurs, comment pourrais-je savoir où il s’est enfui maintenant ? Il me semble que dans cette affaire, tout dépend de tes paroles. » Il répondit : « À cause de ce Ni, le mandarin et les prétoriens m’accusent d’incapacité, pour ne l’avoir pas encore pris. Je n’ai plus rien à dire : mais à coup sûr, vous en savez quelque chose. Agissez en conséquence. On me reproche aussi de n’avoir saisi chez vous aucun livre. J’ai dit qu’après avoir tout examiné, je n’en avais pas trouvé. On vous interrogera aussi là-dessus : répondez net que vous n’en aviez pas. » Après quoi il suspendit la cangue dont j’étais chargé, afin qu’elle me fît moins souffrir : il appela le gardien pour lui recommander de me rendre les services de propreté que demandait ma position, ajoutant qu’il lui en tiendrait compte, puis enfin me fit prendre du vin. Cette conduite me consola beaucoup, et je fus vivement touché de ces marques de compassion.

« Bientôt la porte de la préfecture s’ouvrit et des valets arrivèrent pour m’y transporter. Le juge dit d’une voix forte : « Pense à ce que je t’ai dit hier et fais franchement les aveux demandés. — Hier, répondis-je, j’avais perdu connaissance, je ne me rappelle pas vos ordres. Pour ce qui est de faire des aveux, si j’en avais à faire, je n’aurais pas attendu jusqu’à présent. — Ni Ie-tsin-i était certainement chez toi, et tu connais ses affaires ; si tu ne l’avoues pas, malheur à toi ! — J’ignore quel est ce Ni, mais supposé même que je l’eusse caché alors, comment pourrais-je savoir où il est allé maintenant ? Je ne puis rien vous en dire. Il n’est ni mon père, ni mon frère ; serait-il juste que je me fasse tuer pour lui ? Si vous voulez me mettre à mort, que ce soit pour mes propres fautes. — Il paraît que tu as trouvé le supplice d’hier léger, et tu veux en goûter de plus violents. Eh bien ! soit ! » En même temps il excita les bourreaux en disant : « Ce coupable, quoique vieux, est le plus obstiné de tous. Ne l’épargnez pas. » Et il me fit infliger de nouveau l’écartement des os des jambes. On serra les courroies et déjà j’étais presque évanoui, quand à force de presser, un bâton se brisa. Au bruit, je crus ma jambe cassée et je regardai tout effrayé. J’entendais des paroles et ne pouvais répondre. On m’apporta du vin et on l’approcha de mes lèvres ; mais je ne pus l’avaler. Après quelques moments de repos, on me le présenta de nouveau et, peu à peu, je pus boire cette potion. Le juge dit à voix modérée : « Tu veux absolument mourir pour l’affaire d’autrui. Je ne comprends pas les principes. » Puis il fit préparer son escorte, monta à cheval et se rendit près du mandarin supérieur.

« Comme il ne m’avait pas fait délier, je restai assis et exposé à l’ardeur du soleil. Toutefois, je ne sentais pas la chaleur, l’air me semblait froid. Après un assez long espace de temps, le juge revint et me dit d’un ton irrité : « Puisque tu ne veux pas faire d’aveux, il faut que tu meures ou que je perde ma place. Il n’y a pas de milieu. Ainsi donc, recommencez les tortures. » On obéit ; les souffrances n’étaient ni plus ni moins fortes ; seulement on variait les tourments, mais pour moi, c’était tout un. Le soir venu, je fus délié et remporté à la prison. Je ne pus manger le riz : on me donna une tasse de vin, et la nuit se passa ainsi. Le matin, j’entendis de nouveau les cris pour l’ouverture des portes de la préfecture. Ces cris me faisaient mal, et je croyais toujours entendre l’appel des accusés. Par le fait, les valets ne tardèrent pas à venir me chercher. Ils poussaient des clameurs injurieuses et, sans aucune précaution ni ménagement, me mirent à cheval sur un bâton, m’enlevèrent et vinrent me déposer vis-à-vis du juge qui me dit : « Tu peux voir qu’il y a ici beaucoup de livres écrits par toi. Tu passes pour être le chef de trois provinces, et avoir fourni nombre de livres aux autres chrétiens. Avoue tout franchement, et ne t’obstine pas à mourir dans les tortures. » Je n’avais pas la force de parler. On me fit prendre un peu de vin, et à grand’peine je pus articuler quelques mots. Dans cet interrogatoire, d’après ce que m’avaient dit les chrétiens que j’avais rencontrés en route, j’avouai avoir copié quelques volumes pour eux, ajoutant que chez moi il n’y en avait pas, comme pouvaient le certifier les satellites qui avaient fouillé ma maison. « Quand je copiai ces livres, ajoutai-je, ce fut chez ces chrétiens et sur de vieux exemplaires qu’ils avaient. — Tu ne dis pas vrai, et tu ne dis pas tout ; nous verrons la fin. » Bientôt après je fus remporté, sans avoir eu à subir d’autre supplice.

« Cette nuit-là on me déposa chez les prétoriens. Ils se réunirent en assez grand nombre autour de moi et me dirent : « Vous prétendez être noble et toutefois vous ne parlez pas franchement devant le mandarin. Ni Ie-tsin-i[2] n’ayant pas été saisi, cette affaire ne peut se terminer. Il est certain qu’il était dans votre village, et s’il en est sorti, c’est vous qui avez dirigé sa fuite. Dire que vous ne le connaissez pas et tromper aussi sur les livres, c’est vous exposer à des tortures plus cruelles encore. Comment y tiendrez-vous ? Demain on doit encore recommencer la question. Avouez-nous tout ici, et nous en avertirons le juge. » Je répondis : « Désirer la vie et craindre la mort est un sentiment commun à tous ; et qui donc voudrait de gaîté de cœur s’attirer des souffrances ? Mais vous, vous ne procédez que par supplices, sans faire attention au fond des choses. Est-ce là de la justice ? — Pourquoi vouloir prendre nos paroles en mauvaise part ? nous n’agissons que pour vous épargner des souffrances. Dénoncez seulement ce Ni, et on ne parlera plus d’autre chose. Nous nous en chargeons. Pourquoi vous entêter ainsi ? — J’ai dit tout ce que j’avais à dire, et n’ai rien de plus à avouer. Si je meurs, tout sera fini par là. Si on me laisse la vie, c’est un ordre de Dieu ; mais je n’ai guère le désir de vivre. Reconduisez-moi vite là où j’étais. » Tout ceci avait été suggéré par le mandarin lui-même.

« On me ramena à la préfecture lorsque déjà les portes s’ouvraient, et je fus bientôt traduit devant le juge qui dit à haute voix et en colère : « Je voudrais en finir avec cette affaire, mais tu fais des déclarations si confuses que je ne puis voir les choses. » Puis, en quelques mots, il conclut que le fait d’avoir écrit tous ces livres était à ma charge. Quel remède pouvais-je apporter à cela ? Ce n’est pas tout. De nombreuses images et objets religieux, dont plusieurs venaient de pays étrangers, avaient aussi été pris chez des chrétiens, qui, pour se tirer d’embarras, avaient jeté la faute sur moi. Le juge dit : « Tu n’as plus aucun moyen de te justifier. Explique donc d’où viennent ces images et autres objets. — J’ai déclaré la vérité pour les livres. Pour le reste, veuillez bien interroger ceux à qui ces objets appartiennent. — Tous n’accusent que toi. » Ne sachant quel parti prendre, je restai muet. Le juge demanda de nouveau aux chrétiens prisonniers, si tous ces objets venaient de moi, et ils répondirent affirmativement. Je dis alors : « On m’a raconté autrefois qu’après l’année sin-iou (1801) quelqu’un ayant acheté la maison d’une personne exécutée à cette époque, trouva, en la démolissant, de ces objets dans les murailles. Ils auront été partagés et répandus de côté et d’autre. C’est sans doute de là qu’ils sont venus. » Le juge courroucé s’écria : « En allant de ce pas, nous n’arriverons à rien. Il faut d’abord torturer ces chrétiens. »

« On se mit à leur scier les membres avec des cordes, et tous alors de rejeter la faute sur moi, avec plus d’insistance que jamais. Comme je me disposais à parler, le juge me soumit à la même torture, en criant : « Serrez, serrez, il faut en finir. » Les bourreaux ainsi excités n’eurent garde de m’épargner, et cependant, par une grâce particulière de Dieu, je souffris moins qu’auparavant. « Ne feras-tu pas enfin des aveux complets ? me cria le juge. — J’ai tout dit. — Qui a d’abord reçu ces différents objets, et par quelles mains ont-ils ensuite passé ? — Les personnes qui vivaient en 1801 sont presque toutes mortes, et s’il en reste quelques-unes, elles ne sont pas chrétiennes. — Qui les a d’abord reçus ? À qui les a-t-il remis ? — Je l’ignore. Ces objets, comme tous les autres, auront changé de maître soit par la mort, soit par dons ou achats. Qui pourrait jamais savoir par quelles mains tout a passé ? — Dis ce que tu sais. » J’indiquai alors quatre ou cinq noms parmi les chrétiens déjà morts, et j’ajoutai : « Quant au reste, il m’est impossible de rien savoir. — Parmi un si grand nombre, tu n’en connais que quatre ou cinq ; c’est une dérision. » On serra de nouveau mes liens, si fort que je crus mourir. Le juge donna une liste de noms à un prétorien, et j’avais ordre, à mesure qu’il les prononçait, de déclarer si je connaissais ou non les individus désignés. Ne pouvant plus parler, je répondais par un signe de tête, et je fis une réponse négative pour tous, connus ou inconnus. Le juge ajouta : « Ne connais-tu pas non plus Ia-So ? » Je fis encore ce même signe négatif. Le soir était venu, on me délia, mais les cordes étant enfoncées dans les chairs, on ne pouvait les ôter, et je perdis connaissance pendant l’opération. On me remporta en prison, et, comme je ne pouvais rien manger, on me coucha, la tête appuyée sur ma cangue.

« Les cris affreux du tribunal me restaient toujours dans l’oreille, la souffrance m’empêchait de dormir, et revenu à moi, je pensai par hasard à ces paroles du juge : « Ne connais-tu pas non plus Ia-So ? » Alors seulement je réfléchis que les caractères chinois du saint nom de Jésus se prononçaient Ia-So en coréen[3]. Je me pris à trembler, à m’affliger, à déplorer ce qui était arrivé. J’en avais le cœur serré et pouvais à peine respirer. On vint encore me presser de prendre quelque nourriture, mais abattu, désespéré par la pensée que mon étourderie rendait désormais pour moi la mort infructueuse, je repoussai violemment ceux qui me présentaient le riz, et me décidai seulement, sur des sollicitations réitérées, à avaler quelques gorgées de vin. Puis j’essayai de me consoler. Je me disais :« Quoique le juge ait voulu désigner Jésus, je n’ai entendu que Ia-So. Dieu mêle pardonnera-t-il ? » Et je résolus de me rétracter clairement le lendemain ; mais ayant été conduit dès lors devant le mandarin civil, je ne pus faire cette rétractation, et le regret m’en reste imprégné jusque dans la moelle des os.

« Le lendemain, 5 de la cinquième lune, je fus traduit devant le mandarin civil. À la séance se trouvaient les mandarins de Mou-tsiou, de Ko-san et d’Ik-san. Ce dernier, accompagné d’un prétorien, vint se placer près de la balustrade et me dit : « Si vous voulez seulement régler votre conduite d’après les principes d’une saine morale, les livres de Confucius, de Meng-tse et des autres saints sont bien suffisants. Maintenant, contre la défense du roi, vous suivez une doctrine étrangère, et vous avez été saisi ; n’est-ce pas un crime digne de mort ? » Je vis de suite que je n’étais plus au tribunal criminel. Le mandarin de mon district paraissait irrité, mais tous les autres avaient un air affable. Ils me regardaient avec compassion, et semblaient regretter les affreux supplices auxquels j’avais été soumis. Leurs valets eux-mêmes ne poussaient pas de vociférations, et parlaient à voix modérée. Ce ne semblait plus un tribunal, mais une maison particulière. Je répondis avec d’autant plus de respect : « On défend notre religion, pour cela seul qu’elle vient d’un autre royaume. Mais partout je vois chez vous des objets venus de contrées étrangères : livres, habillements, meubles, etc… — Ce sont des objets dont on se sert dans tous les pays, il n’y a donc nulle raison pour les prohiber. Mais, en fait de doctrine, Confucius et Meng-tse ne sont-ils pas suffisants ? — Pour les maladies du corps, quand avec les médecines de notre pays on n’obtient pas d’effet, on a recours aux médecines de Chine, qui souvent opèrent la guérison. Chaque homme a les sept vices qui sont autant de maladies de l’âme. Or, sans notre religion, on ne peut les guérir. Ce n’est pas que j’ignore la doctrine de Confucius et de Meng-tse, mais, vous le savez comme moi, dans les temples de ces sages ou d’autres semblables, on se bat pour une écuelle de riz ou un morceau de viande, en proférant même des injures grossières ; non-seulement on s’inquiète fort peu de la doctrine et des actions de ces sages, mais souvent on les insulte, et leurs temples, au lieu d’être des écoles de vertu, deviennent des écoles de désordre. Il n’y a que peu de personnes qui sachent se contenir, au moins à l’extérieur, et garder un peu les convenances, et encore dans le fond du cœur, elles n’en restent pas moins mauvaises. Notre doctrine, au contraire, règle tout d’abord l’intérieur, redresse les sept passions, dirige par le moyen du Décalogue l’extérieur aussi bien que l’intérieur. Elle est, de fait, le perfectionnement des doctrines de Confucius et autres. — Si tu dis vrai, elle ne serait pas perverse, mais puisque le roi la prohibe, diras-tu que le roi a tort[4] ? — De même qu’il n’y a qu’un soleil au ciel, vous voulez qu’il n’y ait qu’une seule doctrine dans le royaume ; c’est bien. Maintenant qu’à côté de la doctrine des lettrés se présente celle du Maître du ciel, le roi n’a peut-être pas tort de la prohiber momentanément jusqu’à ce qu’on ait fait la distinction du vrai et du faux ; mais, d’autre part, celui qui suit notre religion laquelle par le fait est la seule vraie, ne peut pas non plus avoir tort. — Que dis-tu là ? Une chose fausse est fausse, une chose vraie est vraie. Or, d’après tes paroles, le vrai et le faux se rencontreraient en même temps pour le même objet. — En tout la raison est le grand maître. Or, quand par la raison on commence à vouloir faire la distinction du vrai et du faux, il y a un moment où rien n’est encore décidé. Dans les discussions, les uns découvrent la vraie raison avant les autres, et en fait de doctrine, un sujet peut bien apercevoir la vérité avant que le gouvernement n’ait réussi à la connaître. C’est précisément ce qui a lieu aujourd’hui dans ce royaume. — D’après cela, tous ceux qui parmi vous ont été exécutés selon la loi, avaient donc raison ? — La doctrine étant vraie, ils ont eu raison ; si elle était fausse, ils auraient eu tort. »

« Le mandarin du district se leva alors furieux en disant : « De telles paroles sont inutiles ;» et il se fit apporter le livre des actes civils. Après quoi il proféra, au sujet de la sentence, quelques paroles que je n’entendis pas. Le mandarin de Mou-tsiou en prit lecture, et dit tout surpris : « Vous décideriez-vous donc pour l’exécution ? — Oui, répondit-il. — Mais reprit l’autre d’un air affligé, dans cette affaire, il n’y a pas de raison pour en venir toujours à l’exécution capitale. » Après quoi le mandarin d’Ik-san m’adressa la parole : « Répète tout ce que tu as dit devant le juge criminel, et explique aussi en détail ce que tu avais commencé sur les sept passions. » Je répétai donc ce que j’avais dit au tribunal criminel, et je développai comment chacune des sept passions se guérit par une des sept vertus opposées. Un prétorien prenait note de tout. « À voir les supplices que tu as endurés, me dit ensuite le mandarin, à voir l’état où tu es réduit, je crois vraiment qu’on t’a fait trop souffrir. Il te serait difficile maintenant de prendre toi-même lecture du résumé de ta cause, un prétorien va te le faire entendre. » Puis il donna le papier au prétorien qui le lut. C’était à peu près le fond des choses, mais sans détails aucuns. On avait adouci les expressions, et on semblait pencher à me laisser la vie. Je dis : « Il paraît que vous êtes touchés de compassion, votre jugement sera un triomphe sur la loi elle-même. » Le mandarin du district s’écria alors d’un ton de colère : « Nous aurions bien fait de le condamner à mort. Ils sont tous entêtés à ce point. — D’après ses paroles vous n’auriez pas tort, » lui dit le mandarin d’Ik-san ; puis, se tournant vers moi : « Tu as violé les prohibitions du roi, et moi je suis délégué pour te juger. Peut-être serais-tu excusé ailleurs, mais autres pays, autres lois ; ici, en Corée, à ta faute il n’y a pas de remède. » On appela ensuite le gardien pour me remettre entre ses mains, et je fus conduit dans une maison particulière. Après quelques jours, je pus me lever, sans toutefois être capable de marcher. Mon estomac refusait tout aliment, et je ne prenais guère qu’un peu de vin,

« Quelques jours plus tard, on me porta devant le gouverneur. Tous les chrétiens prisonniers étaient réunis. J’attendais devant la porte, assis et appuyé sur ma cangue. Les valets et les prétoriens se moquaient de moi ; les uns frappaient la cangue avec les pieds ; les plus méchants montaient dessus pour la faire peser davantage ; tous n’avaient pour moi que des injures. Je comparus le premier. Le gouverneur me dit : « Es-tu noble ? — Je répondis : Qu’importe ! quelle est ici la différence de noble à roturier ? — Si vous autres chrétiens voulez suivre cette religion, pourquoi ne le faites-vous qu’en cachette ? » Puis il m’ordonna de déclarer nommément le propriétaire de chaque livre, image et autre objet religieux. « Dans l’interrogatoire, repris-je, tous les prisonniers ayant jeté la faute sur moi, on m’a pressé de faire des aveux, et si je disais ne pas savoir, on redoublait les tortures, exigeant absolument que je prisse la responsabilité de tout. N’y pouvant plus tenir, j’ai accepté cette responsabilité. Maintenant, vous voulez que je dise à qui appartient chaque objet. Comment pourrais-je le savoir ? — As-tu des tablettes ? — Je n’en ai pas. — Et pourquoi n’en as-tu pas ? — Resté seul d’une famille ruinée, sans maison et toujours errant de côté et d’autre, n’ayant pas même où les placer, je n’en ai pas. — Ne fais-tu pas les sacrifices aux ancêtres ? — Aux jours anniversaires, je prépare seulement de la nourriture selon mes moyens, et je la partage avec les voisins, — Manges-tu alors sans faire même les génuflexions ? — Je ne fais pas les génuflexions. » Puis, sans autres questions, on me remit au geôlier.

« Le lendemain on me porta devant le mandarin du district ; tous les prisonniers chrétiens y étaient. Nous comparaissions cinq par cinq, et on nous donnait la bastonnade sur les jambes. Mais quoique l’on frappât vigoureusement, ce n’était rien auprès du supplice de la courbure des os. Ensuite, on déliait les accusés, on leur passait la cangue, et on leur mettait les fers aux pieds et aux mains. À moi seulement on ne mit pas les fers aux pieds, parce qu’ils étaient trop enflés. Quand on nous reconduisit à la prison, le mandarin, voyant mon état, dit au prétorien de me faire ôter la grande cangue et de la remplacer par une plus légère, et pour la première fois elle me fut enlevée. Mes jambes étaient tellement déchirées qu’on voyait les os, et je ne pouvais ni m’asseoir ni manger le riz. Chaque jour, je ne prenais que deux ou trois bols de vin. La gangrène s’était mise dans mes plaies, et il s’en exhalait une odeur insupportable. De plus, la chambre était pleine de vers et de vermine, de sorte que personne n’osait m’approcher. Heureusement, quelques chrétiens en bonne santé me soutenaient pour que je pusse un peu remuer, et voulaient bien nettoyer mon cachot de temps en temps. Comment les remercier assez de cet acte de charité ? »

Telle était la situation de Pierre Sin dans la prison où il devait attendre si longtemps la couronne du martyre. Nous avons rapporté tout au long les intéressantes particularités de son procès, car rien ne peut donner une plus juste idée des procédés barbares dont on use envers les chrétiens, et des préjugés nourris contre eux par les idolâtres. Pour la même raison, malgré quelques redites inévitables, nous allons reproduire l’interrogatoire de Paul Ni. Ces détails nous montrent comment Dieu, qui sait tirer le bien du mal, profitait de la persécution elle-même pour faire prêcher l’Évangile devant les tribunaux, pour faire connaître la doctrine chrétienne aux principaux magistrats du royaume, et par eux à une foule d’autres personnes. Cette prédication au milieu des supplices a été la cause première de la conversion d’un grand nombre ; elle justifiera la condamnation sévère de ceux qui, ayant des oreilles, n’ont pas voulu entendre, et, par des motifs humains, ont obstinément fermé les yeux à la lumière.

Paul Ni Tsiong-hoi, appelé légalement Kieng-pien-i, était le dernier des frères de Charles Ni et de Luthgarde Ni, martyrisés en 1801. Comme eux, il reçut dès l’enfance une éducation vraiment chrétienne D’une constitution frêle et délicate, d’un caractère à la fois doux et ferme, il brillait par les plus belles qualités du cœur et de l’esprit. Sa famille, issue du roi fondateur de la dynastie actuelle, avait occupé, jusqu’à la persécution, les plus grandes dignités du royaume. Mais son frère et sa sœur ayant été décapités en 1801, pour cause de religion, tous les siens furent proscrits, et sa maison entièrement ruinée. Paul n’avait alors que neuf ou dix ans. Resté avec sa mère veuve et sa belle-sœur veuve aussi, il vécut à la capitale dans une grande pauvreté. Lorsqu’il fut en âge, on le maria à une personne de la classe moyenne, et par une permission de Dieu, sa femme se trouva être d’un caractère intraitable, en sorte qu’il eut avec elle, pendant tout le cours de sa vie, des peines sans nombre, qu’il supporta avec une patience exemplaire. En 1815, sa mère et sa belle-sœur se retirèrent en province chez son frère aîné, à Ien-p’ong ; et Paul resta seul à la capitale avec sa femme. Bien qu’il souffrît beaucoup d’une maladie intérieure dont les accès étaient fréquents et pénibles, il ne laissait échapper aucune plainte, conservait toujours un visage gai et affable, et s’appliquait continuellement à la lecture des livres de religion. Il aimait à se répandre parmi les chrétiens, dont il pouvait à juste litre être appelé le guide et le père ; il exhortait les tièdes à la ferveur, travaillait par ses discours à instruire et exciter tous les autres, et n’omettait pas non plus de donner ses soins à la conversion des païens. Le jour ne suffisant pas à ses œuvres de zèle, il y consacrait une partie des nuits, et malgré l’état de gêne où il vivait, il s’efforçait encore de soulager ceux qui étaient plus pauvres que lui.

Toujours vigilant sur lui-même, il demandait aux autres s’il n’était pas pour eux une occasion de péché. « S’il en était ainsi, veuillez bien m’avertir, » disait-il souvent, et ces sentiments étaient si sincères chez lui, que nous trouvons dans une de ses lettres à un ami, datée de sa prison, ces paroles bien remarquables : « Notre affection mutuelle était loin d’être une amitié ordinaire ; sans vous, jamais personne ne m’aurait parlé de mes défauts. Maintenant que j’y réfléchis, vraiment je vois quel trésor c’était pour moi. » S’appliquait-il à la prière ou à la méditation, son attention était tellement fixée en Dieu qu’il ignorait s’il y avait ou non quelqu’un près de lui. Plein de défiance de lui-même, en parlant aux personnes du sexe, il ne les fixait jamais, aussi ne connaissait-il point leur visage. De si beaux exemples ne pouvaient manquer de faire impression sur tous ceux qui avaient le bonheur de le connaître, et il avait sur eux un tel ascendant, que bien peu de chrétiens tièdes restaient sourds à ses touchantes sollicitations. Pour soutenir son existence, il s’occupait à copier des livres de religion et des images, qu’il vendait ensuite aux chrétiens, et même, dans ses travaux manuels, il savait trouver un aliment à sa ferveur. Il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à recueillir des ressources pour les messagers que l’on envoya plusieurs fois à Péking ; et l’évêque de cette ville ayant ordonné de choisir quelques catéchistes des deux sexes, il travailla avec beaucoup d’ardeur à les former, les réunissant chez lui le premier dimanche de chaque mois, leur donnant des sujets de méditation, et les excitant à la vraie piété.

Le fait suivant montre combien la vertu de Paul était solide. Dans ce pays où les secondes noces sont en déshonneur, surtout parmi les personnes de haut rang, beaucoup de jeunes veuves ne pouvant supporter leur isolement, cherchent à se faire accepter comme concubines par des nobles. Or un jour, une vieille femme vint à Paul et lui présenta un rouleau qui ressemblait à une composition littéraire. Il l’ouvrit : c’était une lettre d’une jeune veuve riche qui lui découvrait ses désirs et l’engageait à y répondre. La tentation devait être violente pour lui si pauvre, et que sa femme avait rendu si malheureux ; néanmoins, sans hésiter une seule minute, il chassa brusquement l’entremetteuse. Celle-ci, sans se décourager, se présenta une seconde fois, et il la chassa de nouveau, avec une verte réprimande. Elle revint une troisième fois, et Paul dont les sentiments n’avaient pas changé, pensant qu’il pourrait peut-être prêcher et convertir la jeune veuve, fit semblant de donner son consentement, et suivit la vieille servante. Il arriva d’abord chez elle, et apprit bientôt qu’elle était la nourrice de la veuve. La nuit venue, elle le fit entrer dans une belle et grande maison où tout respirait l’aisance et le bien-être, le conduisit tout au fond, dans une des pièces de l’appartement des femmes, l’y fit asseoir, puis se retira. Bientôt une jeune personne vêtue de blanc, couleur de deuil que les veuves doivent toujours porter, se présenta tenant en main une lanterne, ouvrit la porte et s’assit non loin de lui. Le cœur de Paul était calme. Il lui parla uniquement des vérités de notre sainte Religion, de Dieu, des Anges, de l’âme et du péché, des joies du ciel et des peines de l’enfer. Dans une seconde visite, il l’instruisit des mystères de l’Incarnation et de la Rédemption. Dans l’intervalle, la jeune veuve lui envoya plusieurs fois, par sa nourrice, des objets de grand prix ; mais Paul refusa de les recevoir, et commanda à celle-ci de les déposer chez elle. Dieu, qui voyait la pureté de son cœur, le récompensa en lui accordant la conversion qu’il demandait. La jeune veuve s’appliquait à apprendre les principales prières, quand tout à coup elle tomba dangereusement malade. Elle fit aussitôt avertir Paul qui, saisissant un moment favorable, se rendit chez elle, compléta son instruction, et lui conféra le baptême. Trois jours après elle mourut. Paul dit alors à la vieille nourrice de reporter à la maison de la défunte les objets précieux déposés chez elle, mais comme elle le trouvait inconvenant, il les reçut lui-même, les vendit, puis, sous prétexte de restituer une somme empruntée autrefois, en fit remettre intégralement le prix aux héritiers de cette veuve, sauvant ainsi à la fois et sa pureté héroïque et son admirable désintéressement.

Paul entretenait toujours dans son cœur le désir du martyre et aimait à prendre pour sujet de méditation l’agonie de Notre-Seigneur au jardin des Olives. Il engageait les autres à en faire autant, afin d’être toujours prêts à souffrir la mort pour Dieu. « Il faut que notre sang soit versé, disait-il, pour que la religion se répande dans tout notre pays. » Quand la persécution s’éleva dans la province de Tsien-la en 1827, il fut dénoncé, dans un interrogatoire, au tribunal de Tsien-tsiou, pour les livres et images qu’il avait répandus de toutes parts. Les satellites de cette ville furent donc envoyés à la capitale pour se saisir de sa personne. Devant les juges, Paul suivit fidèlement les glorieuses traces de son frère et de sa sœur ; comme eux, il confessa courageusement sa foi, et laissa aux chrétiens de la Corée, et du monde entier, des exemples dignes de toute notre admiration. Voici comment il raconte lui-même les péripéties de son procès, dans une lettre écrite de sa prison, et dont l’exactitude est garantie par tous les témoins oculaires encore vivants.

« Souvent je m’étais dit : « Par le martyre du moins, pourrai-je bien espérer de satisfaire pour tous mes péchés ? » Au moment où je ne m’y attendais pas, le 21 de la quatrième lune, au commencement de la nuit, Kim Seng-tsip-i et une dizaine de satellites, tant de la province que de la capitale, se présentèrent à moi, me saisirent et me déposèrent à une des préfectures de police. Ils me demandèrent s’il était vrai que j’eusse dessiné des tableaux religieux ; à cette question, je compris que tout était découvert. « Cela est vrai, » leur dis-je. Le jour suivant, le grand juge criminel m’appela et me dit : « Est-il vrai que tu suives la religion du Maître du ciel ? — Oui. — Par qui as-tu été instruit ? — Mon frère aîné étant mort pour cette religion, dès l’enfance j’en avais entendu un peu parler ; mais, par la suite, je me suis lié avec Tsio-siouk-i tué, lui aussi, pour la même doctrine ; je m’y suis exercé plusieurs années avec lui et m’en suis rempli le cœur. — Maintenant encore si tu veux te désister, je te ferai conserver la vie. — Je ne le puis. — Ce que tu as déclaré, hier, est-il vrai ? — Oui, cela est vrai. » Et il me fit reconduire à la prison. Trois jours après, le grand juge, après avoir pris avis du premier ministre, me livra aux satellites, et à la chute du jour nous traversions le fleuve. Depuis mon arrestation, tracassé que j’étais par mille soucis, je n’avais pu rien manger et j’étais épuisé. La nuit se passa non loin de là, et le lendemain, de bonne heure, je partais accompagné de Seng-tsip-i et de six satellites.

« La nature n’étant pas entièrement morte en moi, des larmes coulèrent de mes yeux, quand je vis cette route que je commençais. Puis je pensai en moi-même : « Jésus-Christ a bien daigné faire route chargé de sa croix, pourquoi donc refuserais-je de faire ce voyage ? Non, je veux suivre Jésus pas à pas. » Cette pensée me rendit des forces. Nous faisions, chaque jour, un chemin de 100 lys (dix lieues), et, le 28, au soir, j’entrai à la préfecture de police de Tsien-tsiou, où, après quelques instants de repos, je fus introduit devant le juge. Il était entouré d’une vingtaine de serviteurs, dont les torches jetaient une vive lumière. Cette scène me rappelait Notre Seigneur Jésus lorsqu’il fut pris au jardin des Olives. On me demanda seulement mes noms, prénoms, et ceux de quelques-uns de mes aïeux, et je fus reconduit aussitôt. Le riz me fut servi bien convenablement dans un appartement chaud, mais après en avoir pris trois ou quatre cuillerées, je ne pus continuer. Je m’étendis à terre pour dormir, on inséra mes pieds et mes mains entre deux barres de fer, et me passant au cou une grande cangue, on m’enferma. La nuit se passa sans sommeil ; mes idées toutes confuses ne pouvaient s’arrêter à rien.

« Dès le lendemain, quand le jour parut, je fus cité au tribunal et le juge me dit : « Combien as-tu dessiné de tableaux ? Combien as-tu de livres et quels sont tes complices ? » Je répondis sans détour. Je déclarai quelques tableaux livrés autrefois à Tsio-siouk-i, et deux donnés à Seng-tsip-i qui m’avait dénoncé. « En fait de complices, ajoutai-je, je n’en ai point. Resté seul d’une famille ruinée, mes parents et amis m’ont tous délaissé. Il n’y a pas jusqu’aux roturiers qui ne me méprisent et ne me crachent à la figure. Je n’ai donc plus d’amis, comment pourrais-je avoir ce que vous appelez des complices ? Enfin quant aux livres : j’ai été instruit entièrement de vive voix, et mes livres sont seulement gravés dans mon cœur. Je n’en ai pas d’autres. — Tu me trompes. Parmi vous les roturiers ignorants ont eux-mêmes chacun trente ou quarante volumes, et toi, tu n’en aurais pas ? Battez-le fortement. — Dussé-je mourir sous les coups, je n’ai ni complices, ni livres.» Ayant fait apporter ensuite une quantité d’images, de verres, de tableaux, d’Agnus Dei, et de médailles, il me dit : « Ces peintures sont-elles de toi ? » Je répondis affirmativement et on me remit en prison. Le juge se rendit de suite chez le gouverneur, et après quelque temps, on me fit passer dans une salle voisine du tribunal. Pendant que j’attendais, la pensée de ma sœur jugée et martyrisée en 1801 dans cette même ville de Tsien-tsiou, me revint a l’esprit. « Oui, me dis-je, je la suivrai. Et vraiment n’est-ce pas elle qui m’attire à sa suite ? » En même temps une joie mêlée de tristesse s’élevait dans mon cœur.

« Je fus bientôt traduit devant le gouverneur qui, accompagné du juge, me fit quelques questions auxquelles je répondis comme la veille. Mais tout l’appareil était dix fois plus terrible que chez le juge criminel. « Es-tu donc bien décidé à rester chrétien ? demanda le gouverneur. — Je le suis. — Qu’est-ce que Dieu ? — C’est le roi et le père suprême de tout l’univers. Lui seul a créé le ciel, la terre, les esprits, les hommes et tout ce qui existe. — Comment le sais-tu ? — D’une part, examinant notre corps, et de l’autre, considérant toutes les créatures, peut-on dire qu’il n’y a pas un créateur de ces choses ? — L’as-tu vu ? — Ne peut-on donc croire qu’après avoir vu ? Le mandarin a-t-il vu l’ouvrier qui a construit ce tribunal ? Ce que nous appelons les cinq sens ne nous font percevoir que les sons, les couleurs, les odeurs, les saveurs et choses semblables ; mais pour les principes, la raison et toutes les choses immatérielles, c’est l’esprit qui les fait distinguer. » Après quelques instants, il ajouta : a Dis-moi tout ce que tu as appris. — Je sais les dix commandements qu’il faut suivre, les sept péchés qu’il faut éviter, et les prières que nous adressons à Dieu le matin et le soir. — Pour cela, je l’ai déjà entendu, mais à la fin ne te rétracteras-tu pas ? — Je ne le puis. Un enfant qui ne sert pas son père, un sujet qui ne sert pas son roi, sont des impies et des rebelles. Comment étant homme pourrais-je ne pas servir Dieu ? — Ne crains-tu pas la mort ? — Pourquoi ne la craindrais-je pas ? — S’il en est ainsi, comment n’abandonnes-tu pas cette religion ? — La raison pour laquelle je ne puis l’abandonner, je vous l’ai donnée à l’instant : veuillez ne pas m’interroger de nouveau. J’en serai quitte pour mourir. » On me fit reconduire à la prison.

« Le lendemain, le mandarin de Tsien-tsiou ainsi que ceux de Ko-san, de Kok-sieng, de Tong-pak, et de Tieng-euk s’étant assis, et ayant renvoyé tous leurs suivants, me firent approcher tout près de la barre, et le mandarin de Tsien-tsiou me dit d’une voix très-modérée : « Toi, enfant de noble, tu n’es pas comme ce peuple ignorant. Tu es bel homme d’ailleurs, comment donc peux-tu t’obstiner à suivre cette mauvaise religion ? — Quand il s’agit de principes, il n’y a pas de supérieur ni d’inférieur, de noble ni de roturier, de visage plus ou moins avantageux : c’est seulement l’âme qui peut et doit faire la distinction. — Dans cette religion du maître du ciel quel principe peut-il y avoir ? » Après quoi, le mandarin de Tong-pak m’engageant à dire quels étaient les dogmes du christianisme, je rapportai en abrégé ce qui est exposé au long dans les trois parties de l’un de nos livres, savoir : la connaissance du vrai Dieu, la connaissance de la nature humaine, et les récompenses et punitions. Puis, comme je développais le Décalogue, le mandarin de Tsien-tsien dit : « Ce sont toutes niaiseries, il n’y a pas d’âme ; il n’y a ni ciel ni enfer ; il n’y a pas même de Dieu. Et puis vous n’offrez pas de sacrifices aux ancêtres. Parmi vous les biens et les femmes sont en commun. Peut-il exister une doctrine plus dénaturée et plus impie ? — Que nous n’offrions pas de sacrifices, c’est vrai ; mais que parmi nous les biens et les femmes soient en commun, cela n’est pas. Les sacrifices aux ancêtres sont une chose vaine, qu’une doctrine droite prohibe avec raison. Au moment de la mort, l’âme des bons va au ciel et l’âme des méchants va en enfer. Après y être entrées elles ne peuvent jamais en sortir. De plus, l’âme étant immatérielle, comment pourrait-elle manger des choses matérielles ? et les tablettes étant simplement l’ouvrage d’un artisan, n’est-ce pas une injure de les vouloir honorer comme ses parents ? Tout ceci est fondé sur la raison et je le crois fermement. Quant au bien que l’on dit être en commun parmi nous, s’il n’y avait pas dans le monde quelque communication des richesses, comment les pauvres vivraient-ils ? Enfin, pour ce qui est des femmes, ce qu’on nous impute est formellement prohibé dans les commandements, et répugne à tous les sentiments de la nature. Il nous est défendu même de désirer la femme du prochain. Comment pourrions-nous avoir les principes que vous nous prêtez ? Et n’étant pas des animaux, comment pourrions-nous en agir ainsi ? C’est une calomnie atroce et dix mille fois déplorable. » Un des mandarins reprit : « On dit que tu as encore ta mère, et de plus ta femme et des enfants ; maintenant encore prononce seulement une parole, et sortant d’ici tu iras retrouver ta mère, ta femme et tes enfants. Ne sera-ce pas bien agréable ? — Pour aller retrouver ma mère, vous voulez que j’apostasie ? Mais Dieu étant le grand roi et le père de tous les hommes, ma mère elle-même ayant été créée par lui, comment pourrais-je renier le Créateur pour une de ses créatures ? » Après avoir ainsi conversé pendant une demi-journée, je fus reconduit à la prison.

« Trois jours après on me cita devant le juge criminel qui, entouré d’un appareil terrible, me dit : « Dénonce tes complices, donne tes livres et renie le Dieu du Ciel. » Puis il me fit placer sur la planche à tortures, lier et frapper cruellement. Mes forces étaient épuisées, et quoique j’eusse beaucoup de peine à parler, je répétais encore : « Je n’ai ni livres ni complices, et je ne puis renier mon Dieu. » On me reporta à la prison. Le lendemain, même scène et mêmes supplices pendant lesquels je m’évanouis. Plusieurs valets me portèrent dans le liant de la salle et me frictionnèrent doucement tout le corps. Quand je revins à moi, il était nuit. Le surlendemain je fus porté à dos chez le mandarin du district. À voir toutes les dispositions, je crus mon dernier moment arrivé. On me fit lecture du rapport au gouverneur et de l’adresse au roi, et le mandarin ajouta : « Tu le vois, tout le monde s’efforce de te conserver la vie. Les autres chrétiens se sont tous soumis au roi, pourquoi voudrais-tu seul agir avec entêtement ? Dis seulement une parole. — Je ne le puis pas. » Après des tentatives sans nombre, n’ayant plus rien à essayer, il me fit signer ma condamnation. Il y a trois jours que ceci s’est passé, et on prétend que le juge criminel doit m’interroger de nouveau. Qu’en sera-t-il ? Pendant toutes ces épreuves, quoique je ne m’appuyasse que sur Dieu et sa sainte Mère, j’ai eu de violentes tentations, me voyant entre la vie et la mort. Jour et nuit, j’étais singulièrement tourmenté. Depuis hier, mon cœur est plus calme. Combien grande est cette grâce ? Comment faire pour en remercier Dieu ? Comment y répondre ? Je ne le puis que par ma mort.

« Le 6 de la cinquième lune, après avoir été conduit au tribunal criminel, je fus ramené chez le mandarin du district. Lui et plusieurs autres mandarins réunis me firent comparaître par trois fois devant eux, et employèrent pour me sauver la vie mille paroles caressantes et pleines de finesse. À la fin, comme je ne me rendais pas : « Lui parler davantage, est inutile, » dirent-ils, et ils me renvoyèrent à la prison où, d’ailleurs, j’étais assez bien traité. Le 13, après qu’on eut fait subir l’interrogatoire à plus de cinquante chrétiens, je fus, vers quatre heures du soir, cité moi-même et le juge me dit : « À la fin ne viendras-tu pas à résipiscence ? » Je répondis négativement, et, sans plus de questions, on me plaça sur la planche à tortures. Hélas ! je n’ai aucune ferveur et suis d’une faible complexion, mais par une grâce toute spéciale, pendant que je fus sur cette planche, je ne pensais qu’à la flagellation et au crucifiement du Sauveur. À chaque coup, j’invoquais Jésus et Marie. Après une vingtaine de coups, sentant que je perdais connaissance, je dis : « Mon Dieu recevez mon âme entre vos mains. » Quand le nombre voulu fut achevé, on me tira de dessus la planche, ou me mit au cou une cangue d’une vingtaine de livres, et on me traîna jusqu’à la porte. La connaissance me revenant un peu, j’essayai de marcher, soutenu par deux personnes, sans pouvoir y réussir. Un jeune homme, du nombre des spectateurs, d’un air complaisant, me chargea sur son dos, et le chef de la prison soutenant le haut de ma cangue, je fus porté ainsi dans une chambre de la prison.

« Pendant que ce jeune homme me soutenait couché dans ses bras, le chef de la prison, quelques prisonniers chrétiens et d’autres personnes se mirent à me presser doucement tous les membres, et à bander mes blessures. J’ouvris les yeux, et je vis mes jambes en lambeaux et le sang coulant de toutes parts ou caillé sur les plaies. Hélas ! Jésus, dont le corps ne devait pas être plus fort que le mien, répandit une sueur de sang au jardin des Olives. Il subit la flagellation, et chargé de sa croix, il marcha plus de mille pas, jusqu’au sommet d’une haute montagne. Personne ne le regardait en pitié, et il n’y avait pas un chrétien pour lui venir en aide. Et moi, grand pécheur comme je suis, on me porte ainsi compassion et secours, on s’efforce de me faire revenir à la connaissance. Quelles actions de grâces ne serait-il pas juste de rendre ? Et cependant, dans ma faiblesse je ne sais pas même remercier. Anges et saints du paradis, et vous tous mes amis, veuillez bien rendre grâces à Dieu, en ma place, pour ce bienfait ! Plus j’avance, plus les grâces et faveurs divines augmentent. Le temps d’un repas ne s’était pas écoulé, que mes douleurs avaient disparu. Trois jours se sont passés depuis, et mes plaies ne me font pas trop souffrir. Je ne puis, il est vrai, faire usage des jambes, et une lourde cangue m’écrase, mais je prends un peu de nourriture, et mon cœur est très-calme. Si ce n’était le secours de Dieu et de Marie, comment par mes seules forces pourrait-il en être ainsi ? Moi qui ne pouvais pas même supporter la morsure d’un insecte ! Vraiment, je n’y comprends rien. Le 15 on a dépêché vers le roi ; la réponse viendra, dit-on, vers le 20 ; quelle sera-t-elle ? Je l’attends avec anxiété. J’ai mis tout mon espoir en Dieu seul ; mais je suis sans mérites et tout couvert dépêchés, quel sera son ordre sur moi ? Plus la fin est proche, plus je crains la mort et plus je tremble d’être rejeté.

« Le 16, quand je me réveillai, mes jambes se trouvèrent plus légères et les douleurs grandement diminuées. Je reçois bienfait sur bienfait, comment remercier le Seigneur ? Un jeune chrétien se trouve près de moi, fait toutes mes commissions et me sert sans relâche ; n’est-ce pas encore une grâce ? D’autres chrétiens que je n’avais jamais vus, dont je n’avais jamais entendu parler, viennent de temps en temps me trouver. Les uns me donnent quelque argent, les autres me consolent. C’en est trop. Il semble que toutes les faveurs se soient réunies sur moi seul. Tout mon corps se changeât-il en lèvres, comment chanter assez les louanges de Dieu ? Vous tous, chrétiens, veuillez, en ma place, remercier et remercier encore le Seigneur. J’aurais encore mille choses à dire, mais le temps me manque ; nous nous retrouverons dans l’éternité.

« P.-S. — Le 19, je fus reconduit devant le juge criminel, je signai de nouveau ma condamnation, et après m’avoir mis la cangue et les fers aux pieds, on me renvoya à la prison, et on dépêcha de nouveau au roi. J’étais certainement heureux dans le fond de mon âme, mais mes forces physiques et morales étaient épuisées, j’avais peine à calmer mon cœur effrayé. Revenu à la prison, je conversai avec quelques chrétiens, nous nous consolâmes mutuellement, et depuis ce temps, soutenu d’abord par la grâce de Dieu et le secours de Marie, puis aidé par mes compagnons de captivité, je passe les jours sans aucune nouvelle inquiétude. J’ignore encore quel sera le dénouement. Se pourrait-il bien que Dieu me rejetât ? Je le prie instamment, daignera-t-il m’écouter ? Je ne puis qu’espérer, et j’espère, oui j’espère. »

De la prison où il fut déposé en attendant la réponse définitive du roi, Paul écrivit plusieurs autres lettres, que les chrétiens ont pieusement conservées. Elles méritent de figurer dans cette histoire avec celles de sa sœur Luthgarde. On y trouve les mêmes accents de foi vive, de ferme espérance, d’humilité héroïque, d’amoureuse résignation à la volonté de Dieu. La première est adressée à sa mère, et collectivement à tous les membres de sa famille.

« Ma mère, ma sœur, mon frère, ma belle-sœur, ma femme : Depuis treize ans que j’avais quitté la maison paternelle, jusqu’au jour de mon arrestation, je n’ai pu aller vous saluer que deux fois. C’est là, de ma part, un grand manque de piété. Pendant trente-six ans, aucun jour ne s’est passé pour moi sans quelque faute plus ou moins grave, je n’ai fait que manquer aux devoirs de la piété filiale, et aujourd’hui contre toute attente, par une grâce toute spéciale. Dieu appelle aux félicités de la vie éternelle cet être plein de péchés et de méchanceté. J’en suis honteux et je tremble, mais pourrais-je ne pas me soumettre à sa volonté sainte ?

« L’occasion est trop belle pour que je la laisse échapper. Je suis résolu à donner ma vie pour Dieu. Mais ce qui m’effraye, c’est d’avoir perdu inutilement, pour mon salut, plus de trente années. Tout le reste me fait peu d’impression. Même en ce jour, je n’ai ni ferveur, ni contrition, ni charité parfaite ; mais mon seul espoir étant en la miséricorde sans bornes de Dieu et de Marie, pourraient-ils m’abandonner ? Remerciez Dieu pour tous ses bienfaits.

« Ma sœur, comment vous trouvez-vous ? En un frère tel que je suis, vous n’avez pu vraiment rencontrer aucune marque de fraternité ! Voici maintenant que je vous quitte pour toujours. Je ne dois plus vous revoir en ce monde. Faites donc en sorte, par la pratique de la vertu, et l’acquisition de nombreux mérites, que nous puissions nous réjouir ensemble éternellement devant Dieu. Pour moi, je ne pourrai plus remplir mes devoirs de fils envers ma mère, non plus que ceux de frère envers vous ; du moins par l’union de nos cœurs, de nos prières et de nos efforts, faites que nous nous rencontrions dans les joies de l’éternité.

« Cher frère, que vous dirai-je ? Bon et vertueux comme vous êtes, combien vous allez avoir le cœur affligé à l’occasion d’un frère inutile ! Je vous recommande vivement de songer par-dessus tout au salut de votre âme. Ne considérez pas comme long ce temps qui passe aussi vite que l’étincelle jaillie du caillou. Ayez de ma mère, pendant ses dernières années, le plus grand soin possible ; et si toute la famille, mère, frères et sœurs peuvent, réunis dans l’éternité, chanter les bienfaits de notre Père commun, quelle gloire ne sera-ce pas ? Puisque Dieu daigne bien accorder une si grande faveur à un pécheur et à un méchant comme moi, vous, mon frère, naturellement bon et droit, pour peu que vous fassiez d’efforts, vous ne serez pas rejeté. Travaillez donc assidûment, et tâchez de mériter la grâce d’une bonne mort. Vraiment je suis tout honteux, je n’ai jamais été pour vous qu’une cause de soucis. Après ma mort, ma femme et mes deux enfants n’ont plus aucun appui, et à qui puis-je les recommander, si ce n’est à vous ? Ayant déjà tant de charges, comment pourrez-vous y suffire ? Quelle misère ! j’en ai le cœur tout serré.

« Ma belle-sœur aînée, comment allez-vous ? Vous qui m’avez élevé, et si souvent porté dans vos bras, qui jusqu’ici étiez toujours si inquiète à mon égard, et si touchée de ma position, quand vous apprendrez cette nouvelle, combien votre cœur ne sera-t-il pas brisé ? Toutefois remerciez Dieu de ses bienfaits. Dans sa bonté sans mesure, il veut bien accorder à votre misérable frère la grâce de suivre de loin Jésus sur le chemin de la croix. Mon frère et ma sœur martyrs m’ont obtenu le bonheur de marcher sur leurs traces ; je vous le répète, rendez grâces à Dieu. J’ai une faveur à vous demander, veuillez ne pas rejeter mes dernières paroles. Mon fils ne semble pas un enfant dont on ne puisse absolument rien faire. Veuillez l’adopter entièrement, l’établir et le rendre vraiment homme. Toute ma vie est pour moi une source de regrets ; trop souvent j’ai méconnu vos sentiments, peu écouté vos paroles, et tant d’autres choses que je ne puis rapporter ; veuillez bien me tout pardonner. De cinq enfants que nous étions, voilà que trois sont martyrs ; devant Dieu quelle plus grande gloire pouvait-on désirer ? Pour les autres saints, pour mon frère et ma sœur, la chose n’est pas étonnante ; mais pour un être comme moi, quelle grâce extraordinaire !

« Et vous, mon épouse, maintenant pardonnez, pardonnez-moi. Il n’y a pas de mari aussi mauvais que je l’ai été, et tout ce que j’ai à me reprocher à votre égard ne pourrait s’écrire. Pendant les treize années de notre union, je ne suis jamais entré dans vos sentiments et ne vous ai causé que des afflictions ; voici que tout à coup je me trouve en face de la mort. Que vous dirais-je ? Nous ne pourrons plus désormais vivre ensemble en ce monde ; il n’y a donc nul remède au passé, et le regret seul me reste. Quoique j’aie si mal rempli mes devoirs d’époux, si j’obtiens de monter au royaume du Ciel, j’intercéderai pour vous obtenir une bonne vie et une bonne mort, et, moi-même, messager du bonheur qui vous est destiné par notre Père céleste, je viendrai à votre rencontre, et vous conduirai par la main pour vous mettre en possession des joies éternelles.

« Je vous le recommande instamment, soyez soumise en toutes choses à la volonté de Dieu, regrettez toutes les choses du passé, regardez ce monde comme un songe, et considérez l’éternité comme votre véritable patrie. Ah ! comment ai-je pu faire tant de cas d’un monde si futile ? Dans quelques jours, tout paraît devoir finir pour moi. Maintenant seulement je le comprends, tout, même les plus petites choses, dépend de la volonté de Dieu, et les projets des hommes ne sont que vanité ; mais le regret même n’aboutit à rien.

« Ma mère, vous êtes encore de ce monde, mais pour combien de jours ? Soyez heureuse de voir les enfants que vous avez mis au monde suivre, l’un après l’autre, le chemin du martyre, excitez-vous à une véritable contrition, et faites en sorte d’obtenir la grâce d’une bonne mort. Les paroles de mon frère et de ma sœur, à leur dernière heure, ont été pleines de dévouement et de piété filiale ; quelles que soient les miennes, veuillez bien y penser. Je ne vous oublierai pas non plus, ma belle-sœur aînée, non, je ne vous oublierai pas. Quel est celui de mes frères et sœurs pour lequel je puisse être indifférent ? Toutefois les peines et les soins que vous avez pris pour moi ne le cèdent qu’à ceux qu’a pris ma mère elle-même ; et c’est aussi en vous, après ma mère, que je me confiais et m’appuyais davantage. Quand j’allai à Ien-p’ong, il y a quelques années, je revins sans avoir pu vous voir ; je le regrette dix mille fois, mais qu’y faire maintenant ? Que notre rendez-vous soit donc dans l’éternité !

« Mon fils et ma fille, par un bienfait du Seigneur je suis devenu votre père, mais la gravité de mes péchés m’a empêché de remplir convenablement mes devoirs, et avant même que vous ayez l’intelligence ouverte, voici que le fil de mes jours se trouve coupé. N’ayant à vous laisser en héritage ni vertus ni richesses, je vous laisse seulement deux mots en testament. Ayez soin de suivre fidèlement la volonté de Dieu, et d’exercer envers votre mère tous les devoirs de la piété filiale. Vis-à-vis de toutes les autres personnes, soyez affables et pleins de charité, et si, dans ce monde, vous suivez la bonne voie, vous monterez certainement au royaume du Ciel. Je n’ai guère le droit de parler ainsi, moi pauvre pécheur, mais je suis père, et c’est mon devoir d’exciter mes enfants au bien. Je vous recommande encore de graver dans vos cœurs ce sage proverbe des anciens : Ne vous permettez jamais défaire le mal, quoiqu’il semble léger ; efforcez-vous toujours de faire le bien quelque peu considérable qu’il paraisse. J’aurais bien des choses à dire à beaucoup d’autres personnes, mais non-seulement le papier et les pinceaux me manquent, mais je viens encore de subir une violente torture qui m’a ôté l’usage de la partie inférieure du corps, je suis chargé d’une cangue du poids de plus de vingt livres, et ma raison est toute troublée et mon bras tremblant. Je ne puis donc en dire davantage. Surtout, surtout, tâchez de passer une bonne vie, et de faire une sainte mort. Je l’espère mille fois, dix mille fois.

« Année tieng-hai, le 14 de la cinquième lune. »
« Paul Ni, pécheur. »


Le lendemain, Paul écrivit une lettre particulière à sa femme, cette lettre porte pour suscription : À la mère de Tieng-ei, parce que la politesse de ce pays demande que les femmes soient désignées par le titre de mère de tel ou tel de leurs enfants. Tieng-ei était le nom du jeune fils de Paul.


« Depuis notre mariage, pendant treize ans, nous n’avons pu passer l’un et l’autre un seul jour tranquille, et nous avons eu toutes sortes de misères. Séparés tout d’un coup, nous ne devons plus nous revoir en ce monde ; que la volonté de Dieu soit faite ! En considérant les actions de toute ma vie, et mes nombreux péchés, je regrette surtout tout ce que j’ai eu à me reprocher envers vous ; pardonnez-le-moi. Bien que je meure, pourrais-je vous oublier ? Pour soutien ici-bas, il vous reste Tieng-ei et sa sœur ; élevez-les bien, instruisez-les et faites-leur suivre mes traces. Pour vous, si vous êtes soumise en toutes choses à la volonté de Dieu, si vous devenez amie du Seigneur, ne sera-ce pas là le vrai bonheur ? Depuis notre séparation, combien vous avez dû rencontrer de difficultés ! Quand cette pensée me vient, j’en suis accablé ; mais songeant de suite à Dieu et à Marie, je calme mes inquiétudes. Surtout tâchez tous de bien finir la vie. Avez-vous des nouvelles de Ien-p’ong ? Hélas ! hélas ! quand ma mère va apprendre mon état, que va-t-elle devenir ? Si je viens aussi à être martyr, quelle gloire pour elle, il est vrai, mais comment la nature pourra-t-elle se contenir ? Maintenant il faut vous quitter tout à fait, je n’ai plus de papier, et toujours sous les yeux des geôliers, je suis obligé de saisir à la dérobée quelques instants pour vous adresser ces deux mots ; veuillez les faire circuler dans la famille. Et mon frère aîné comment est-il ? Et ma belle-sœur aînée que je ne pourrai plus revoir ? Mon espoir est que nous nous rencontrerons et réjouirons ensemble au royaume du ciel.

« J’ignore si je mourrai ici ou à la capitale ; si je meurs ici, j’obtiendrai la palme sur le même lieu où ma sœur l’a cueillie ; quel bienfait ! Anges et Saints du Paradis, chrétiens de toutes les parties de la terre, daignez rendre grâces à Dieu pour moi. Chaque circonstance me rappelle le souvenir des lettres de cette chère sœur martyre, et la seule chose qui m’afflige, c’est le regret de ne pas avoir autant qu’elle aimé Dieu pendant ma vie. Maintenant, je voudrais commencera l’aimer, mais il est trop tard et qu’y faire ? J’en ai le cœur oppressé, mais si d’une part mes péchés sont sans nombre, la miséricorde de Dieu est aussi sans limites, voilà mon seul espoir. Par mes seules forces, je n’aurais pu tenir ferme même un instant. Non, maintenant plus que jamais, je reconnais qu’en toutes choses nos forces ne sont pour rien, et que la protection de Dieu fait tout.

« Quand la violence de la persécution sera un peu apaisée, venez chercher mes effets et donnez-les à mon fils. N’oubliez pas de faire rebaptiser mes deux enfants ; ils ne l’ont pas été sûrement. J’ai quelques dettes et des commandes auxquelles je n’ai pu satisfaire. Nulle parole ne saurait rendre ce que j’en éprouve ; j’espère seulement que Dieu me le pardonnera ; faites tous vos efforts pour payer le tout.

« Je ne puis écrire séparément à ma mère, copiez cette lettre et envoyez-la-lui. Les années qui vous restent ne seront pas longues et le bonheur éternel approche ; ne vous contristez pas trop et rencontrons-nous pour toujours près du Seigneur. L’ordre de me faire comparaître se fait entendre ; je termine donc ici.

« Le 15 de la cinquième lune.

« Votre mari,
« Paul Ni. »


Enfin, quelques jours avant sa mort, Paul écrivit une dernière lettre aux associés de la confrérie Mieng-to, ou confrérie de l’instruction chrétienne, dont il était un des principaux membres, peut-être même un des directeurs. Cette pieuse association, établie d’abord en Chine, avait été transportée en Corée, comme nous l’avons vu, par le P. Tsiou, dans le but de préparer et d’encourager les confrères à l’instruction des chrétiens et des païens. Voici cette lettre :

« Moi, très-grand pécheur, qui, pendant trente-six ans, ai passé vainement mon temps, et suis sans aucun mérite, je méritais bien d’être délaissé de Dieu et de la vierge Marie. Aujourd’hui, je suis appelé, par une faveur spéciale et tout extraordinaire. C’est, je n’en doute pas, un bienfait de Marie conçue sans péché, notre grande patronne qui, après m’avoir agrégé à la confrérie, fait découler sur moi cette grâce de premier ordre. Combien grandes ne sont pas la ferveur et les œuvres méritoires de tous les confrères ! Pour moi, honteux de moi-même et de mon indignité, en réfléchissant à la grandeur de mes péchés que le ciel et la terre ne peuvent contenir, je ne croyais pas pouvoir y prendre part. « Comment, me disais-je, pourrais-je bien me mêler à cette société ? » Ayant été, contre toute attente, jeté en prison pour la loi, je pense que l’intention de Marie m’est, par cela même, clairement révélée. Pour les autres confrères, qui sont si riches en mérite et en vertus, elle pourra bien, sans les faire passer par la prison, les faire parvenir au terme ; mais pour un pécheur comme moi, la bonne Mère a vu qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Ô vous tous, remerciez-la pour moi.

« Comme j’ai été saisi tout à fait à l’improviste, vous en aurez tous été stupéfaits et dans une grande inquiétude. De mon côté, je ne saurais exprimer tous les sentiments par lesquels je suis constamment avec chacun de vous. Je sais bien que vous agissez avec beaucoup de zèle. Laissez-moi pourtant vous dire un mot. Vous savez l’histoire de la vraie religion de Notre Seigneur Jésus-Christ dans notre pays. Après des efforts continués pendant de longues années, on était parvenu, par une disposition spéciale de la Providence, à bâtir une toute petite maison, et à y réunir quelques habitants. Puis, le temps n’étant pas favorable, voici qu’un vent et une pluie violente l’ont presque renversée ; quand j’y songe, ma respiration se coupe, et toutefois j’espère que, par la protection de la bonne Mère, cette maison pourra se conserver ; oui, je l’espère ; priez, priez instamment.

« Vous trouverez chez moi des détails sur tout ce que j’ai pu faire pendant le mois passé. Mais quand, ce mois-ci, arrive quelqu’un de nos jours de réunion, ma douleur redouble, car maintenant je me trouve séparé de vous pour toujours. Du reste, quand je survivrais, il n’y aurait pas pour la confrérie une grande utilité. Néanmoins, je sais bien que quand vous ferez vos réunions, vous ressentirez quelque tristesse et quelque regret, à cause de mon absence. Unissez plutôt vos cœurs et vos forces pour remercier Dieu d’un si grand bienfait. Je pense à chacun de vous en particulier. Il me semble même vous voir. De grâce, tous, faites vos efforts pour conserver la petite maison dont je viens de vous parler, et pour arriver sans faute à la grande Maison de Dieu, où nous nous réjouirons tous ensemble.

« Les deux supérieurs sont-ils en bonne santé ? Les supérieurs de chaque lieu sont-ils aussi bien portants ? Je ne puis déposer toute inquiétude à cause de l’intérêt que je vous porte. Que de peines vous voulez bien vous donner ! Si tout est tranquille à la capitale, veuillez bien veiller à la conservation de la petite maison et de ses habitants si peu nombreux. Travaillez à ce que la religion devienne florissante. J’ai vu ici plus de deux cents chrétiens ; peu ont tenu ferme, presque tous sont tombés ! Par la grâce de Dieu, quelques-uns pensent à reprendre la vie, et je me dis : ceci encore n’est-il pas l’effet de l’intercession des confrères ?

« Charles, mon ami[5], comment se porte votre mère ? Certes notre affection mutuelle était bien loin d’être une amitié ordinaire. Sans vous, jamais personne ne m’aurait parlé de mes défauts ; maintenant que j’y réfléchis, vraiment vous étiez pour moi un trésor. Cher ami, écoutez favorablement ma prière, veuillez prendre soin de ma femme et de mes enfants. Il y en a bien d’autres à qui je pourrais me fier, et qui ne tromperaient pas ma confiance, mais entre tous, vous mon ami, comprenez toute ma pensée, et vous n’oublierez pas la parole d’un mourant. Le temps passe vite, déjà plus d’un mois s’est écoulé depuis mon arrestation. Quant aux souffrances, je ne suis pas moi-même capable de les supporter, le corps trop faible ne saurait les vaincre, et si ce n’était la grâce de Dieu et le secours de Marie, comment pourrais-je tenir même un instant ? Je suis tourmenté par la pensée de n’avoir pu payer les dettes contractées envers les chrétiens de la capitale et de la province, et de n’avoir pu reconnaître les bienfaits que j’ai reçus. Il ne me reste qu’à invoquer Dieu, espérant qu’il m’en fera remise.

« Je vous le dis de nouveau à tous, et j’ose espérer dix mille fois que vous m’écouterez : ce temps n’est vraiment qu’un instant, faites vos efforts, épuisez tous les moyens pour obtenir une bonne mort. La masse de mes péchés monte jusqu’au ciel, mais puisque Dieu m’a comblé de bienfaits jusqu’ici, certainement il ne veut pas m’abandonner. Si j’obtiens le premier d’arriver au ciel, qui que vous soyez, quand vous viendrez à notre grande demeure, j’irai à votre rencontre avec les instruments de musique, et nous monterons ensemble devant notre Père commun pour le louer et nous féliciter. J’aurais encore mille choses à vous dire, mais je ne le puis sur le papier. Ayez soin de conserver le corps et l’âme en bon état dans ce monde qui passe, et, dans l’éternité, nous nous découvrirons entièrement les sentiments de nos cœurs.

« Année tieng-hai, le 25 de la cinquième lune.

« Paul Ni. »


Il ne paraît pas que Paul ait eu d’autres interrogatoires à subir après ceux qu’il nous a lui-même racontés. Dans la prison, il continua de faire l’édification de tous par sa patience, par sa ferveur et sa soumission à la volonté de Dieu. Mais son corps, naturellement faible, avait été tellement brisé qu’il ne put prendre le dessus. Épuisé par ses blessures, notre courageux martyr languit encore quelques jours, et le 4 de la cinquième lune intercalaire, sa belle âme s’envola vers le ciel pour y recevoir le prix de son invincible constance. Il avait alors trente-six ans.

Ainsi mourut cet insigne confesseur de la foi, l’un des plus grands héros de l’Église coréenne. Depuis son arrivée à la prison, sans cesse il avait relevé le courage de ceux qui étaient tombés, raffermi les faibles, consolé et soutenu ses compagnons de captivité, édifié et instruit les païens, forcé l’admiration de ses juges eux-mêmes. Parmi les autres prisonniers, un petit nombre, il est vrai, eurent le courage d’imiter ses exemples, mais tous l’admiraient et l’aimaient, tous pleurèrent sa mort, et encore aujourd’hui, tous les fidèles ont sa mémoire en vénération.

Il était temps cependant de décider enfin du sort de tous ces chrétiens que, durant plus de deux mois, on avait réuni comme par troupeaux de toutes les parties de la province, et entassés dans les cachots de Tsien-tsiou. La plupart, nous l’avons déjà dit, avaient cru, par une lâche apostasie, éviter les tortures, et racheter de suite leur vie et leur liberté. En cela, ils s’étaient trompés, et quoique dans la prison on les traitât avec un peu plus d’indulgence, ils virent bientôt que les juges n’étaient pas d’humeur à leur pardonner si vite le crime d’avoir adoré Jésus-Christ. Vers le milieu de la cinquième lune, on prépara le dénouement de leur procès. Vingt-quatre mandarins furent appelés pour coopérer à leur jugement, et siégèrent en un même jour dans les diverses parties du tribunal. Chacun d’eux avait à questionner un certain nombre d’accusés, cinq par cinq.

On commença par administrer à chacun de ces malheureux apostats, trente coups de bâton, de sorte que, sans aucun mérite pour eux, leur sang coula, leurs corps furent meurtris et couverts de blessures. Puis, après quelques questions, on leur passa la cangue au cou, et on les renvoya à la prison. Dix jours après, chacun d’eux fut encore appelé, reçut deux ou trois volées de coups de bâton, et entendit sa sentence définitive. Les moins compromis, ainsi que ceux qui avaient non-seulement renié Dieu, mais trahi et dénoncé leurs frères, furent relâchés immédiatement. Les autres furent condamnés à l’exil dans diverses parties éloignées du royaume. Alors, ces infortunés qui n’avaient pas perdu la foi, et à qui la conscience reprochait cruellement leur faute, se dirigèrent chacun vers le lieu qui lui était assigné, trop heureux si, comme nous avons lieu de l’espérer pour le plus grand nombre, ils surent recevoir ce châtiment de la justice humaine en satisfaction de ce qu’ils devaient à la justice de Dieu.

Le sort des apostats étant ainsi réglé, il fallait en finir avec les huit ou dix chrétiens fidèles, qui persistaient dans leur généreuse profession de foi. En voyant les prisons se vider autour d’eux, ils s’interrogeaient mutuellement du regard et se disaient : « Nous, au moins, par un bienfait tout spécial de Dieu, porterons-nous des fruits de salut ? » Peu de temps après, ils furent cités devant le mandarin du district. On leur fit signer leur sentence de mort, puis, les appelant un à un, on leur demanda par trois fois s’ils n’avaient pas de regret de mourir. Chacun répondit n’avoir aucun regret. On leur passa la cangue, on leur remit les fers aux pieds et on les reconduisit à la prison. Le lendemain ils comparurent devant un autre mandarin, et la même scène que le jour précédent fut répétée trois fois encore. Deux jours après, par-devant le gouverneur, la même triple interrogation fut faite et la même réponse donnée. Enfin toutes les formalités étant remplies, ils quittèrent le tribunal définitivement condamnés à mort. Sur leur passage, les valets criaient mille injures grossières ; les uns les frappaient avec le pied, d’autres faisaient pirouetter leurs cangues, tous leur prodiguaient des marques de mépris et de dérision.

De retour à la prison, ils s’attendaient à être presque immédiatement livrés au bourreau. La réponse du roi devait arriver en quelques jours, et ils ne cessaient de se consoler et de se fortifier mutuellement. Une joie toute divine inondait leurs âmes, une sainte gaîté animait leurs actions et leurs paroles. « C’est pour aujourd’hui, c’est pour demain, » disait-on ; et chacun, confiant dans le secours de Dieu, était bien résolu. Quelques jours se passèrent ainsi, puis quelques mois, puis des années entières, et l’on comprit enfin que l’exécution était indéfiniment ajournée. L’unique cause de ce retard était la volonté personnelle du roi. Ce prince que nous avons vu, vingt-cinq ans plus tôt, intervenir encore enfant pour faire cesser la grande persécution de 1801, était d’un naturel doux et tranquille. Il répugnait par instinct à verser le sang de ses sujets, et dans le cas présent, on ne put lui arracher la ratification de la sentence portée par le tribunal de Tsien-tsiou.

Laissons donc pour un temps, dans la prison de cette ville, nos généreux confesseurs porter les chaînes pour le nom du Sauveur Jésus, et suivons l’histoire de la persécution dans les autres provinces.

  1. Les chrétiens de l’époque ont souvent raconté que Pierre Sin étant encore catéchumène, fut tourmenté par plusieurs démons qui lui auraient apparu, et même l’auraient enlevé de l’appartement où il étudiait la religion. Ils cherchaient à le dissuader de recevoir le baptême. Pierre leur résista, et leur déclara que rien au monde ne pourrait l’empêcher de suivre la religion ; les démons furieux le rejetèrent à sa place avec une telle violence, qu’il en conserva toute sa vie une douleur dans les membres.
  2. Il paraît que Ni Ie-tsin-i avait non-seulement été dénoncé comme chrétien, mais que ses voyages à Péking avaient aussi été révélés. Autrement, l’acharnement avec lequel on le poursuivait serait tout à fait inexplicable.
  3. Les caractères chinois se prononcent Ie-sou en Chine, et les chrétiens de Corée ont, par tradition, conservé cette prononciation ; mais les païens, ne voyant que les caractères, lisent Ia-so, selon les règles de la prononciation coréenne. On conçoit qu’un pauvre patient n’ait pas fait cette réflexion, dans de telles circonstances.
  4. Nous avons déjà fait remarquer que, dans ce pays, par respect pour le roi, on ne peut jamais dire qu’il a tort. C’est pour cela que les chrétiens, devant les tribunaux, éludent toujours cette question ou d’autres analogues.
  5. Charles Hien, qui fut martyrisé on 1846.